Propos d’un passeur d’images
p. 73-177
Texte intégral
A Alain Cops , qui accepta le défi du projet, à Jacques Cogniaux pour la confiance qu’il accorda à ces images, à tous ceux qui contribuèrent à la réussite de cette aventure.
1Il y a vingt-cinq ans, s’intéresser aux films de famille, prétendre qu’ils participaient de la mémoire collective d’une société et représentaient des témoignages à prendre en considération au même titre que des œuvres majeures, tenait de la provocation ou du propos saugrenu. Certains haussaient les épaules, d’autres retournaient à leurs certitudes. N’est-il pas confortable d’ignorer ce qu’on ne connaît pas ? Cependant quelques initiatives réussirent à éveiller la curiosité et l’intérêt des plus dynamiques qui se promirent bien de trouver une réponse aux interrogations et d’éprouver les hypothèses avancées. C’est ainsi qu’en Belgique pour commencer puis un peu partout en Europe avant de faire des émules aux Amériques et en Chine se développèrent différentes pratiques organisées au départ des films amateurs.
2Le présent texte retracera les étapes qui caractérisent, dans le cas du programme télévisé Inédits, la mise en récit d’images non professionnelles, une approche qui devint au fil des ans une de ses principales originalités. C’est aussi l’occasion de s’accorder un moment de réflexion, de prendre une distance par rapport à une activité professionnelle aussi passionnante qu’envahissante. Pour le lecteur, nous espérons qu’il prendra plaisir à dépasser l’attrait touristique que représente un voyage dans les coulisses d’une télévision pour découvrir les enjeux parfois insoupçonnés de quelques modestes spectacles télévisés contemporains.
3Repris en annexe, le texte dactylographié d’une émission organisée autour du thème « Le temps qui passe » ; une tentative d’évocation d’un des films-testament reçus ces dernières années et le modeste catalogue des cinquante et une émissions Inédits rediffusées en 2001 à l’occasion du vingtième anniversaire du programme, indiqueront quelques pistes qui pourraient être étudiées dans le futur pour apprécier toutes les facettes de cet extraordinaire champ d’expressions par l’image qu’animent des cinéastes et des vidéastes étrangers pour la plupart aux métiers de l’image.
4Avant d’aborder notre sujet, quelques commentaires sur les termes couramment utilisés pour désigner l’objet de notre réflexion peuvent être utiles. Si l’incontournable adjectif « amateur » désigne habituellement tout ce qui échappe au domaine « professionnel », les nuances qui l’accompagnent ne contribuent malheureusement pas à valoriser les documents dont il sera question. En français, en effet, l’adjectif « amateur » peut signifier tout autant « réalisé par amour » que « peu fiable », « peu sérieux ». Dès lors désigner un film, même de grande valeur technique et culturelle, par le terme « film amateur » revient, même inconsciemment, à le ranger dans une sous-catégorie qui n’a rien à voir avec ses qualités.
5Cette nuance péjorative a certainement contribué au désintérêt et à l’ignorance dans lesquels on a laissé, des origines du cinéma aux années soixante, des milliers de kilomètres de pellicules impressionnés par des cinéastes amateurs. Si le terme est utilisé plus loin dans le texte, il le sera toujours pour désigner une initiative ou le résultat d’une démarche digne d’intérêt, développée hors des impératifs contraignants de l’industrie du septième art.
6Dans les années quatre-vingt, quelques chercheurs interpellés par cette ambiguïté ont tenté de proposer un vocabulaire mieux adapté. Le terme « film privé » pouvait désigner avec bonheur ces films réalisés en privé, dans le cercle restreint de la famille. Désignation intéressante proche du « private » anglais mais qui semblait ignorer la convivialité à laquelle invite chaque image témoin d’un événement familial. Très souvent le « privé » exclu le public ce qui n’est pas toujours le cas de l’activité qui nous concerne. L’appellation « film de famille », proche de la réalité, paraissait un peu restrictive. En effet de nombreux films non professionnels abordent des thèmes étrangers à la famille, sont réalisés hors d’activités familiales voire par des individus étrangers à la famille même si la famille reste parfois un des premiers publics.
7C’est tout le mérite du colloque de Spa, première réunion internationale et interdisciplinaire à s’être consacrée aux films non professionnels, d’avoir pris l’initiative de définir de manière précise et originale les documents qui justifiaient son existence et d’avoir ainsi évité de longues discussions qui risquaient de perturber les recherches à développer. Les actes du colloque précisaient que dorénavant, « par “inédits” nous entendons les images en mouvement évoquant tout aspect de la vie de nos sociétés, hier et aujourd’hui, réalisées sur tous les formats et supports et qui, à l’origine, n’étaient pas destinées à une diffusion dans les circuits professionnels de l’audiovisuel. »
8Ainsi au cours des années qui suivirent, la rencontre de personnes intéressées par ce type de document s’accompagnait presque obligatoirement d’un exercice qui consistait à définir le terme « inédits ». C’était l’occasion à la fois d’expliquer l’objet de nos recherches et de préciser l’originalité du vaste champ cinématographique qui nous concernait. Dans sa spontanéité, cette démarche participait d’un louable souci de communication.
9Cet adjectif connut du reste, à partir de ce moment, une aventure tout à fait extraordinaire. D’abord emprunté au dictionnaire, le terme
« Inédit : adj. Qui n’a pas été imprimé, publié : poème inédit. Fam. Nouveau, inusité : spectacle inédit. N.m. : de l’inédit. Ant. Publié, connu. » (dictionnaire Larousse),
10servit de titre au programme de la RTBF qui révèle depuis 1981 des images « inédites » de cinéastes amateurs, inconnues jusque-là hors d’un cercle d’amis ou de connaissances, il fut ensuite redéfini et « substantivé », comme on vient de le voir à l’occasion de la rencontre européenne mentionnée plus haut.
11Adopté par des professionnels du cinéma, des chercheurs, des juristes et des responsables d’archives anglais, allemands ou originaires de pays latins, le terme inspirera différents projets qui aboutirent à la création à Paris d’une Association Européenne Inédits (AEI).
12Mais l’épisode le plus étonnant, et sans doute le plus significatif, se déroule aux États-Unis dans le cadre des contacts et échanges développés entre cette association européenne et l’AΜΙΑ (Archivist Moving Image Association). Au sein de cet organisme important, regroupant les plus importantes archives américaines et canadiennes, un groupe de travail, particulièrement intéressé par les archives familiales, adopta, en signe de reconnaissance pour le travail réalisé en Europe dans ce domaine le nom d’« Inédit’s committee ». Ainsi un modeste adjectif français, substantivé, faisait son « entrée » dans l’univers anglophone. Quelle reconnaissance, quelle fierté pour la francité !
13Mais les rêves sont de courte durée. En 2002, j’apprenais que certains nouveaux membres du conseil d’administration de l’Association Européenne Inédits, sans doute peu informés de ces histoires, envisageaient de changer le nom de l’Association et d’abandonner le terme inédits.
14Voilà qui nous rappelle combien la mémoire peut être fragile.
1. Il était une fois un projet d’émission télévisée concours
15En 1978, au plus tard en 1979, Marc Preyat, journaliste, et moi-même, alors assistant au sein du Centre de production régional de Charleroi de la RTBF soumettions au directeur régional André Hagon un projet d’émission télévisée destiné à révéler à l’antenne des documents amateurs. Son titre Inédits. Comme le précisait le projet initial, il s’agissait dans notre esprit bien plus qu’une simple diffusion d’images inconnues réalisées par des amateurs1.
16L’émission devait : « Etablir avec le téléspectateur une forme de collaboration étroite visant à recueillir des documents d’actualités (films, photos, bandes sonores, vidéogrammes...) réalisés par des amateurs, des non-professionnels qui, par le hasard de la vie, ont enregistré un événement, un fait divers qui, a posteriori, s’est révélé être un moment important, privilégié.
17« L’enregistrement devient alors un document significatif de la vie ou de l’histoire du pays ou de la région.
18« Le document “amateur” possède une qualité affective qui échappe au document “professionnel”, « L’amateur, impliqué dans son univers quotidien au sein duquel surgit l’événement qu’il capte par hasard, ne le voit pas avec les mêmes yeux.
19« En situation de témoin privilégié malgré lui, il vit en simultanéité le déroulement de l’événement dans la plus parfaite innocence voire inconscience.
20« On néglige généralement dans les médias ce “regard” qui fait partie de l’information.
21« Il s’agirait de rendre au public l’événement avec toute l’affectivité et la tension du vécu dramatique ou burlesque qui caractérise l’amateur en “situation « Deux éléments traditionnellement oubliés au nom d’une illusoire objectivité et qui sont pourtant des composantes essentielles de “l’accident historique, social ou logique” présenté.
22« Dans cette émission où l’image prime, il convient de la mettre en valeur, par la discrétion des “commentaires” mais aussi en acceptant de remonter ou de re-sonoriser des documents trop longs ou défectueux.
23« Ceci dans le seul souci de les améliorer et d’en accroître l’efficacité.
24« Qu’entend-on par “recréer le climat dramatique, affectif qui caractérise le document amateur” ?
25« La réponse est simple : un document professionnel pourrait être présenté par Luc Beyer2 ; un document amateur réclamerait plutôt un Pierre Bellemare3 des Dossiers extraordinaires.
26« Pour ne pas rester uniquement tourné vers le passé, chaque émission comporterait une rubrique consacrée au document “inédit du mois” précédent.
27« En plus du concours portant sur des thèmes proposés, on inviterait les téléspectateurs à être attentifs aux événements qu’ils vivent et à nous communiquer un témoignage audiovisuel sur la circonstance exceptionnelle dont ils ont été les témoins.
28« Amélioré et étendu à l’audiovisuel, le principe du “téléphone rouge” fonctionnant sur une chaîne périphérique, pourrait peut-être se révéler un élément dynamique de l’information.
29« Une manière d’éveiller et d’encourager un réflexe actif du téléspectateur.
30« Faute d’envoi intéressant, la rubrique et l’attribution du prix seraient reportées au mois suivant.
31« Le choix du document se ferait en collaboration étroite avec des journalistes.
32« A plus ou moins long terme, pourra-t-on imaginer une sensibilisation progressive à la qualité du document audiovisuel, témoin d’une époque de l’histoire, quelle qu’en soit l’apparente modestie ou insignifiance.
33« Un bruit, un mouvement, une carte postale, une photo de communion font aussi partie de l’Histoire d’une communauté.
34« Chacun des documents reçus présentant quelque intérêt, même en dehors du thème proposé, sera copié, archivé et répertorié. Ce travail permettra de constituer progressivement une sorte de photothèque touchant aux thèmes les plus divers de la vie socio-politico-culturelle.
35« Le “fonds” ainsi organisé pourrait être mis à la disposition d’émissions télévisées, de travaux de recherches, d’expositions ou d’éditions. Les droits de reproduction étant versés à l’auteur du document.
« Pourquoi une émission concours ?
36« Pour inciter le public à participer à cet échange de documents et d’informations.
37« Comme le but poursuivi s’adresse à un public très large, et non motivé (au départ), il s’agit de l’“accrocher”, de le stimuler pour l’aider à collaborer à une recherche qui le concerne et l’intéresse directement.
38« Les documents proposés, constitueront l’émission.
39« Ils seront les “lauréats”.
40« Leurs auteurs bénéficieront du « Prix du document du mois » d’un montant à préciser, mais qui pourrait être équivalent au droit de passage sur antenne d’un document professionnel de même nature suivant qu’il s’agit d’un film, d’une photo, d’un document vidéo ou d’une bande sonore.
41« Les responsables de l’émission partageront la responsabilité finale du choix des documents avec le jury au sein duquel on trouvera au moins un historien, un spécialiste du reportage et un journaliste.
42« Les critères de sélection, non limitatifs, seront principalement l’originalité du document, l’importance du moment enregistré, le rapport direct avec le thème proposé, la lisibilité, etc.
« Pratiquement
43« Les trois premières émissions “locomotives” seront organisées autour de thèmes propres à intéresser un très large public. Sans les considérer comme définitifs, il nous paraît que les événements de 1940-1945, les péripéties de la décolonisation, les grèves des années soixante et quelques catastrophes récentes pourraient jouer utilement ce rôle.
44« L’émission, dans son principe, est tributaire des documents récoltés dans le cadre du concours. Comme on ne peut, bien que résolument optimistes, préjuger de l’importance des premiers envois, il importe d’être “couvert” en ce qui concerne la matière des toutes premières émissions.
45« Aussi puisera-t-on pour le démarrage de la série dans des “fonds”, “archives” de particuliers ou d’instituts.
46« Seuls seront retenus les documents inédits, n’ayant pas encore été diffusés au cinéma ou à la télévision, ni publiés dans la presse ou dans un livre. »
47Le projet fut adopté. Aussitôt, des appels furent lancés.
48L’idée de concours fut rapidement abandonnée à la fois à cause de la lourdeur de la procédure à mettre en place, mais aussi parce que l’intérêt de la plupart des images qui nous étaient proposées s’imposait sans nécessiter une procédure élaborée de sélection. Un témoignage en appelant un autre, les contacts se multiplièrent et permirent de constituer rapidement une réserve de documents suffisante pour préparer plusieurs programmes.
49La première émission fut diffusée le 10 janvier 1981 vers 22h 15. Elle était consacrée à une chronique filmée du village de Bure, réalisée de 1940 à 1945, sur un support 9,5 mm, avant, pendant et après l’occupation allemande par un villageois4. L’accueil chaleureux réservé à l’émission par le public et la presse, l’originalité et l’intérêt des sujets abordés encouragèrent la direction de la télévision à reconduire le programme. Et c’est ainsi qu’en janvier 2001 Inédits entamait sa vingtième saison télévisée.
50Au cours de ces vingt années nous n’avons pas cessé de recevoir des films toujours plus inattendus les uns que les autres. On a peine à imaginer la quantité d’images que nous avons visionnées, les problèmes techniques pour lesquels nous avons dû inventer des solutions, les innombrables univers dans lesquels nous avons pénétré.
2. Aujourd’hui : une pratique
2.1. Étendue des champs des inédits
51Des deux documents, respectivement le plus ancien et le plus contemporain qui nous ont été proposés à ce jour, nous n’évoquerons que deux séquences qui donnent, à elles seules, une idée de l’étendue du champs cinématographique dans lequel s’inscrit désormais l’activité de production du programme Inédits.
52Séquence du document no 1 : « Un médecin ausculte un patient – Démonstration du réflexe plantaire des orteils de Bavinsky – Un enfant atteint de myopathie, maladie de Duchesne de Boulogne – Différents cas de pathologie nerveuse et musculaire. »
53Il s’agit d’un des films 35 mm, nitrate, tournés, développés et montés à partir de 1907 par le Docteur Arthur Van Gehuchten, pionnier dans l’utilisation du cinéma dans l’enseignement de la pathologie nerveuse. Les films, restaurés par la Cinémathèque royale de Belgique, nous ont été renseignés par le Docteur Geneviève Aubert du service de neurologie des cliniques universitaires Saint-Luc, qui a découvert et inventorié les images. La pellicule a été révélée pour la première fois dans le cadre d’une importante exposition consacrée à la vie et à l’œuvre de Docteur Van Gehuchten, organisée à l’UCB Center (Union chimique belge). Il s’agit du plus ancien document non professionnel qui nous ait été proposé jusqu’ici. Le sujet attend d’être traité dans une prochaine émission d’Inédits.
54Séquence du document no 2 : « Janvier 2002, dans une voiture des pompiers new-yorkais, nous progressons sur le chantier des Twin Towers à New York5 ».
55Les images vidéo VHS, enregistrées à New York par un pompier de Fleurus (Belgique), nous racontent les retrouvailles avec des parents de sa famille résidant dans la capitale américaine à quelques centaines de mètres des tours jumelles détruites par l’attentat de septembre 2001. Ses collègues américains l’invitent dans une caserne de pompiers particulièrement éprouvée par l’attentat, l’autorisent à assister aux travaux de déblaiement là où aucune personne étrangère au chantier n’est autorisée à circuler.
56Les deux documents confirment que du début du siècle à nos jours, des cinéastes non professionnels n’ont pas cessé d’enregistrer des témoignages de leur vécu individuel, familial, professionnel ou social.
57Retrouver ces films, les mettre en perspective, en faire des récits représentent un travail énorme. Car, à travers Inédits, les films amateurs cessent d’être seulement des images à regarder. Ils se transforment en évocations capables de raconter notre histoire, de nous rappeler ou de nous révéler des anecdotes, des moments historiques, d’interpeller notre mémoire. A la question « à quoi peuvent bien servir les films de famille ? », nous avons répondu par un faisceau de réponses qui n’ont cessé de se diversifier au cours des années.
58Notre travail de professionnel consistait, bien entendu, à faire oublier ces difficultés pour présenter une émission captivante, agréable à regarder. Je crois, qu’à nos dépens, nous avons sans doute très bien réussi sur ce point car malgré l’estime témoignée à l’émission dès le début, le succès remporté et la notoriété acquise à l’étranger, un de directeur de la télévision belge ne disait-il pas : « A l’étranger on connaît la RTBF à travers deux émissions : Strip tease et Inédits », malgré ces succès, le programme a été maintenu jusqu’à nos jours dans une catégorie de production « low budget ».
59Le nombre de personnes affectées au programme a par exemple toujours été en dessous des besoins. L’absence de recherchistes ou de documentaliste qui auraient pu, dès le début, réaliser un dépouillement et une indexation systématique des sujets, a été particulièrement sensible. Nous avons perdu ainsi un temps précieux, accumulé des retards et sans doute laissé échapper quelques trésors, car depuis la première diffusion du programme en 1981, les propositions de documents, les offres de collaborations ou les découvertes n’ont cessé d’étendre, toujours un peu plus, le terrain des activités.
2.2. Une journée d’inédits en 2002
60Contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, l’élargissement des domaines abordés ne s’est pas fait de manière systématique, ni volontaire mais au gré des sollicitations, des propositions du public qui rythment le quotidien de l’équipe du programme.
61Une lettre annule la proposition d’un lot de films familiaux 9,5 mm faite quelques jours auparavant par un particulier. Son épouse a malencontreusement détruit les bobines qui avaient pourtant échappé à un incendie. Un autre particulier nous propose plus de 340 bobines de films 9,5 retraçant la vie de sa famille de 1927 à 1939. Il souhaiterait en obtenir une copie VHS. Un mail de Pékin nous informe que plusieurs séances de « projection-télévision » ont été organisées dans la capitale chinoise par des familles de diplomates belges et occidentaux pour visionner les cassettes de la série Inédits « Mémoires de Chine »6. Vu le succès de la réunion qui a réuni plus de cent vingt personnes, d’autres séances sont prévues avec la collaboration de différentes associations européennes en place. Une communication téléphonique nous apprend que la série « Chroniques congolaises7 » est projetée dans la capitale de la République démocratique du Congo dans le souci de nourrir une réflexion sur les situations contemporaines et différentes facettes de l’époque coloniale belge. Trois heures de films familiaux 16 mm doivent être envoyés au télécinéma pour copie sur cassettes VHS avec time code afin d’être dépouillés. Des films super 8 répartis en cinquante bobines doivent être collés bout à bout pour copie dans un laboratoire extérieur. Nous recevons dix cassettes vidéo de soixante minutes chacune qu’il faudra visionner pour sélectionner des thèmes susceptibles de nous intéresser. Dans un lot de films, nous découvrons une version muette 9,5 du film Le mariage de Mademoiselle Beulemans8, un classique du folklore bruxellois, réalisé par Jean Duvivier en 1927.
62Entre deux discussions, concernant le sauvetage d’un film dont les perforations sont déchirées, une recherchiste, travaillant pour une coproduction internationale souhaiterait savoir si nous disposons d’images de logements sociaux en Belgique dans les années cinquante. Après un dépôt de film de vacances, trois documentaires non professionnels consacrés à différentes entreprises et industries disparues (verreries, aciéries, faïenceries) accompagnent une série de films 8 mm datant du Congo belge des années cinquante. Une dame nous demande si ses films de vacances dont elle veut se débarrasser nous intéressent. Il faudra passer les récupérer avant la fin de la semaine sinon elle les détruira. Il y aurait une cinquantaine de boîtes. Un réalisateur nous interroge sur les conventions passées avec les auteurs d’images de la Chine des années trente révélées dans l’émission Inédits ; il souhaiterait en utiliser quelques séquences dans un documentaire en cours de montage. Un autre recherche des images évoquant la misère au Borinage dans les années trente. Il paraîtrait que nous avons découvert de tels documents !
63Dans le même temps, on nous propose de participer à une exposition consacrée au film de famille, à l’édition d’un livre évoquant un point particulier de l’histoire de Belgique approchée à travers le cinéma, de collaborer à une animation publique ou de faire une communication dans le cadre d’un séminaire universitaire sur la mémoire en images. Une association internationale sollicite notre collaboration en tant qu’expert dans le domaine du film inédit pour un projet d’évocation européenne du cinéma amateur, etc.
64Mais toute cette activité ne doit pas nous faire oublier qu’avant tout notre travail consiste à produire des émissions de télévision. Les dates d’antenne, arrêtées au début de la saison, imposent des échéances en fonction desquelles il faudra gérer, planifier les activités : réservation d’équipe d’opérateurs, image et son, tournage, envoi de films tous formats pour copie, inventaire de nouveaux lots de films, traitement du courrier, préparation du montage, enregistrement des commentaires, visionnement de productions étrangères, planification des rendez-vous, etc.
65Attentifs aux avis recueillis à la suite des diffusions du programme, il nous faut aussi réfléchir à de nouvelles approches des documents, veiller à améliorer l’organisation du travail, gérer les problèmes humains, évaluer les nouveaux besoins et inventer des solutions aux problèmes subsistent.
66A ces préoccupations s’ajoute une difficulté supplémentaire qui tient à la spécificité du programme : à la différence de la plupart des autres productions télévisées, Inédits n’utilise que les images découvertes au cours de ses recherches, sans avoir recours aux documents répertoriés dans des archives C’est avec ce matériel inconnu jusque-là, généralement antérieur à l’apparition de la télévision, que l’émission se construit. Il s’agit donc de ne pas perdre de temps.
3. Du grenier à l’antenne
67« Grâce à ces documents, il est possible d’évoquer à volonté le passé et le présent, de les interroger en toutes circonstances, en tous lieux, à tout moment, afin que témoins restés vivants, quoique disparus, ils puissent continuer à divulguer partout les enseignements que comporte le tableau vivant de l’évolution9. »
68Nous pourrions, sans difficulté, reprendre à notre compte ces propos de l’extraordinaire Albert Khan, promoteur des « archives du futur » qui évoquait, en 1932, ses collections d’images enregistrées au début du siècle.
69Bien sûr la transformation en matière première, utilisable dans un programme télévisé, de rushes, de films de famille, d’images du quotidien enregistrées au gré des fantaisies par un cinéaste amateur, récupérés dans un grenier ou stockés dans un garage, implique de nombreuses interventions souvent complexes. Notre activité consiste à réaliser cet ensemble d’opérations nécessaires à leur présentation dans le cadre du spectacle télévisé.
70Nous ne nous attarderons pas sur les prouesses techniques nécessaires à ces métamorphoses. Elles pourraient faire l’objet d’un autre article. Profitons simplement de l’occasion pour rappeler cette autre particularité du programme Inédits : les images sont à la fois le point de départ et le sujet des commentaires, des réflexions et des émissions. Le document n’est pas utilisé ici comme illustration d’un propos, mais c’est lui qui fera l’objet d’une interrogation, d’une recherche. Il représente l’inconnu à découvrir à travers les yeux de l’auteur ou d’un témoin. Et les propos de ces derniers nous révèlent souvent, au contact des documents, une réalité et des péripéties encore bien plus étonnantes que celles que les images nous laissaient imaginer. Une telle démarche ne peut s’envisager sans une étroite collaboration avec le(s) auteur(s) ou proche(s) témoin(s) et la qualité elle-même des témoignages dépend du climat de confiance qui s’installe entre l’amateur et notre équipe.
71Quand toutes ces conditions seront réalisées, alors, et alors seulement, la découverte des gestes, des comportements, des événements, des paysages très souvent oubliés parviendra à nous faire apprécier la singularité du regard d’un individu témoin, accessoirement cinéaste du dimanche, et nous aidera à mieux comprendre des vécus dont les images ont gardé les traces.
3.1. La collecte
72« Comment faites-vous pour trouver tous ces films ? »
73Disons tout de suite qu’il n’y a aucune formule magique à l’origine de la réussite de notre entreprise. Elle est simplement le résultat d’un long et patient travail.
74Fin des années septante, la mise en chantier du projet d’émission Inédits reposait sur une hypothèse. Comme il existait des albums de photos dans chaque famille, il devait bien y avoir aussi des films conservés par des amateurs qui pouvaient avoir suffisamment d’intérêt pour représenter le sujet d’une émission télévisée. Les professionnels de l’image connaissaient bien sûr l’existence des films amateurs. Mais, préoccupés par leurs propres productions et convaincus que ces images ne pouvaient rien leur apprendre, ils n’avaient jamais entrepris d’inventorier ce domaine de création, laissé en friche et abandonné au hasard des destructions et de l’ignorance. Afin de découvrir ces perles rares, nous avons lancé dans la presse, en radio et en télévision les appels suivants :
75« Inédits est le titre d’une série d’émissions concours télévisées10 Des émissions dans lesquelles vous ne verrez que des films et des photos réalisées par des non-professionnels. Vous y découvrirez des documents consacrés à des événements de la vie de tous les jours, à des faits d’apparence anecdotique comme les fêtes, la vie d’un village, des anniversaires familiaux, mais aussi à des manifestations, des circonstances dramatiques comme les guerres, les cataclysmes ou encore à des voyages à l’étranger, à des métiers... Vous aussi, vous possédez de tels documents. Ils vous paraissent peut-être inintéressants ou sans importance. Détrompez-vous. Très souvent, des films et des photos d’apparence banale peuvent se révéler de précieux documents uniques, inédits. Aussi, nous faisons appel à vous, et nous vous demandons la possibilité de vous rencontrer, afin de découvrir ensemble ce qui peut être vous permettra de participer à l’émission et d’être les heureux bénéficiaires de notre jeu-concours. »
76Pour mettre tous les atouts de notre côté, les premiers appels concernaient des sujets censés représenter des thématiques incontournables de l’activité humaine. Le choix des thèmes répondra à un triple souci. D’abord, faciliter le tri des documents envoyés ; ensuite, constituer un élément mobilisateur du public ; enfin, par une adroite variation des sujets, éviter que l’émission ne devienne le témoin privilégié des catastrophes et malheurs de notre société, mais embrasse également des événements plus « drôles » plus décontractés, d’apparence « plus anecdotiques ». Aussi, à la fin de chaque émission, on proposera non pas un, mais trois thèmes de recherches. Un seul d’entre eux sera développé dans l’émission suivante en fonction de l’importance et de la qualité de la matière recueillie. Les deux thèmes n’ayant pas bénéficié d’un envoi de qualité seront proposés au public avec un nouveau thème supplémentaire par la suite11.
77Inutile d’évoquer l’attente fébrile qui suivit. Puis, une à une, les premières lettres nous parvinrent. Si nos correspondants répondaient bien à notre appel, on se rendit très vite compte que la plupart des documents proposés abordaient des sujets inattendus auxquels nous n’aurions jamais pensé.
78Nous convenions d’un rendez-vous. Certaines personnes tenaient à nous « montrer » leurs images, avant de nous les confier. Nous partagions alors ce qui restait du rite de la projection en famille. Dieu seul sait combien de litres de café, bouilli au coin d’un feu, nous avons ingurgité au cours de ces chaleureux échanges qui se prolongeaient souvent fort tard ! Dans la mesure du possible, nous emportions les films pour prendre le temps de les découvrir à l’aise dans nos locaux.
79S’il nous arrive encore aujourd’hui de lancer quelques appels pour recueillir des images, ceux-ci s’inscrivent généralement dans le cadre de recherches thématiques précises en rapport avec des événements particuliers. Ce fut le cas récemment à l’occasion de l’anniversaire de l’Exposition universelle de Bruxelles de 1958 et des cinquante ans de la télévision. Dans la plupart des cas, il s’agit de compléter un ensemble de documents recueillis précédemment, plus ou moins proches d’un même sujet et conservés dans l’attente d’une opportunité pour évoquer une thématique précise. Souvent, l’évocation d’un sujet ou d’un événement dans le programme est suivie, quelques temps plus tard, d’un envoi de nouveaux documents évoquant le même propos, abordé sous un autre angle. Séduits par les perspectives offertes par l’existence de plusieurs approches d’un même événement, nous avons pris l’habitude de stocker les images dans l’attente d’une évocation future.
80L’absence d’un personnel spécialisé et d’une infrastructure d’archivage adaptées à un tel traitement des sujets ne nous ont malheureusement pas permis de développer cette approche comme elles l’auraient mérité. Très vite, les images se sont accumulées, encombrant des rayonnages quelquefois pendant des années, dans l’attente de l’opportunité propice à leur utilisation. Nous avions, par exemple, imaginé évoquer la journée de l’accession du Congo belge à l’indépendance en 1960, au moyen d’un maximum de films enregistrés au cours de la même journée, parfois à la même heure par des dizaines de caméras amateurs soit dans une même localité soit sur tout le territoire. La priorité de nouvelles productions qui devaient assurer notre présence à l’antenne n’a pas permis de mener à terme ce projet qui a fait long feu.
81Au cours des premières années du programme, nous avons écarté quasi systématiquement de nos recherches les fictions. D’une part, nous étions fascinés et intrigués par le côté « vérité » des rushes, cette matière brute dont nous aurions à découvrir les mystères. D’autre part, la plupart des histoires construites qu’on nous proposait, loin d’évoquer un vécu personnel original, reprenaient très souvent tous les poncifs professionnels aggravés de problèmes d’écriture ou d’interprétation.
82Il faudra attendre 1990 pour qu’on se rende compte, qu’en y regardant bien, ces documents témoignaient, eux aussi à leur manière, des mentalités, des comportements, des décors d’une époque.
83La découverte de fictions réalisées pendant la guerre au sein des familles confirma cette impression. Ces initiatives longtemps ignorées apportaient des informations très instructives sur le vécu de l’occupation. Dès ce moment, nous avons porté une attention particulière aux films montés, complétés par des textes voire sonorisés. Nous n’avons pas regretté cette nouvelle attitude car elle nous a permis de découvrir des documents exceptionnels. Nous comptons aujourd’hui sur la collaboration d’étudiants ou de chercheurs pour les étudier et leur donner la place qu’ils méritent dans l’évocation de différentes époques de notre histoire. N’est-il pas pour le moins étonnant de constater que dans la plupart des expositions ou manifestations consacrées à l’évocation du dernier conflit mondial aucune place n’est accordée ni à l’activité, pourtant si particulière et révélatrice, des cinéastes amateurs pendant la guerre ni aux documents qu’ils ont enregistrés pendant cette période. On ose espérer que des historiens accepteront prochainement de prendre le temps de se pencher sur ce domaine, certes modeste et malaisé mais tellement riche en enseignements, avant que les derniers films, après la disparition de leurs auteurs, ne soient détruits à leur tour.
84Le changement d’attitude par rapport aux films de fiction se répéta bientôt pour les films de vacances quand nous nous sommes rendu compte que certains pays visités par les vacanciers avaient subi de profonds bouleversements. Des images colorées comme celles enregistrées au cours des pérégrinations à travers la Yougoslavie des années soixante ou septante, relevant à priori plus du tourisme que du témoignage, devenaient des traces d’une époque révolue, d’une société disparue. Puis, la découverte de différentes sagas familiales, comportant de dix à quinze heures d’images, réalisées par plusieurs générations, de testaments filmés et de bien d’autres sujets inattendus nous rendirent encore un peu plus modestes, nous encourageant à nuancer notre propos et à faire évoluer notre approche.
85Une fois confirmée l’hypothèse de départ selon laquelle il existait bien, hors des circuits habituels de production, un champ d’images amateurs digne d’intérêt et de considération, il s’agissait de se mettre à l’écoute des témoins et des cinéastes pour tenter de cerner la place occupée par cette activité dans leur vie et celle de la famille. Cette approche trouva son aboutissement dans une série12 de six rencontres évoquant l’originalité, le tempérament et la richesse des créations de plusieurs cinéastes amateurs.
3.2. La convention
86Depuis la mise en chantier du programme en 1980, chaque emprunt de film s’accompagne d’une convention. Il s’agit d’un document écrit d’une page, clair et précis, amendable, qui énonce des exigences et des devoirs acceptés par l’emprunteur et le prêteur.
87Ainsi la RTBF, par l’intermédiaire du responsable du programme, s’engage à restituer les originaux, une fois copiés, au prêteur et à le rétribuer au prorata des minutes de films diffusées dans l’émission. En échange, le particulier autorise l’utilisation de ses images à l’initiative du programme Inédits et reçoit s’il le désire une copie VHS du programme. Il est important de souligner que si le cinéaste ou le détenteur du film autorise l’utilisation de ses images dans le cadre de l’émission et de la RTBF, il reste propriétaire des droits sur ses images. Il est donc libre de les exploiter à sa convenance en les proposant par exemple à d’autres diffuseurs ou producteurs. Situation dont ont profité à plusieurs reprises des producteurs indépendants oubliant systématiquement de mentionner que les films qu’ils proposaient leur avaient été révélés par l’émission Inédits.
88Cette convention et le lien qu’elle établit entre les interlocuteurs a joué un rôle important dans la confiance que n’ont cessé de nous témoigner les téléspectateurs tout au long de ces années.
89Dans l’impossibilité de pouvoir assurer l’archivage de films substandards (adjectif désignant les différents formats de films utilisés par les cinéastes amateurs) originaux au sein ou à l’extérieur de la RTBF, nous avons tout naturellement restitué, après l’émission, les images originales à leur propriétaire. Comme nous le craignions, nous nous sommes souvent rendu compte que beaucoup de documents, une fois restitués, disparaissaient rapidement, détruits ou abandonnés dans des brocantes, au gré des décès ou des déménagements. Une majorité d’interlocuteurs étaient plus heureux de recevoir une copie VHS de leurs images que de retrouver les films originaux qui, manifestement, les encombraient.
90Pour éviter la destruction des pellicules, nous avons tenté et parfois réussi à encourager les familles à confier leurs documents à différentes institutions susceptibles d’être intéressées par ces images et de les archiver. La pratique du dépôt obligatoire n’existant pas en Belgique, nous ne pouvions faire plus pour sauver quelques images.
3.3. La découverte des images
91La première rencontre avec les personnes qui nous ont contactés représente un moment très importante. Elle correspond à la découverte d’une personnalité, d’une famille, d’un univers. La conversation à bâtons rompus permet de découvrir l’histoire dans laquelle s’inscrit le film et l’importance qu’il représente pour notre interlocuteur. Mais nous ignorons toujours ce que racontent les images proposées. Il est urgent de les visionner pour savoir de quoi il s’agit. D’autant plus qu’il existe souvent une très grande différence entre les sujets annoncés par notre interlocuteur ou notés sur les boîtes et le contenu réel des films. La règle n’a pas changé depuis le premier jour. La prise en charge des films s’accompagne d’une série de manipulations qu’ignorent la plupart des programmes télévisés contemporains.
92Il s’agit d’abord d’apprécier l’état physique des films, de s’assurer que les perforations ne sont pas déchirées, que les collures « résistent », que la pellicule n’a pas rétréci, d’envisager le nettoyage du support, etc. Quel que soit le format, 16, super 8, double 8 ou 9,5, les films sont retirés de leur boîtier ou des petites bobines, collés bout à bout et placés sur de plus gros noyau afin de redonner un peu de souplesse au support et de préparer la copie du film.
93Jusqu’en 1997, nous avons consacré beaucoup de temps à découvrir les films sur des visionneuses amateurs correspondant au format de la pellicule. Fragile, le matériel posait des problèmes d’entretien et de maintenance. Des engrenages se grippaient. De nombreuses collures sautaient à cause de la traction. Nous risquions à tout moment de griffer la pellicule. La quantité de plus en plus importante des films recueillis et la disparition de la filière-film au sein de la RTBF, nous obligèrent bientôt à confier les originaux à des laboratoires extérieurs compétents, capables de réaliser, dans les meilleurs délais, une copie sur support Béta numérique et sur VHS time codée. Cette nouvelle filière nous permit de gagner beaucoup de temps et nous offrit un maximum de confort pour examiner les images, les étudier et procéder à leur dépouillement. En moyenne, le dépouillement assez précis d’un document d’une durée d’une heure demande quatre à cinq heures de travail.
94Le fait que l’équipe, formée de jeunes journalistes et réalisateurs curieux et candides qui lancèrent l’émission, fut confrontée dès le premier sujet à une évocation et des témoignages d’une époque qu’elle n’avait pas connue, a sans aucun doute favorisé la place et l’importance qu’allait occuper l’écoute des témoins dans notre démarche. Impossible de comprendre le récit des images sans leur intervention indispensable pour l’utilisation ou la gestion future des images. Nous nous sommes aussi très vite aperçus que si la pellicule avait résisté au temps, il n’en était pas de même des cinéastes et de leur environnement. La disparition progressive des témoins nous a encouragé à traiter en priorité les documents les plus anciens, Sans pour autant négliger les images contemporaines, nous avons traité, pendant plusieurs années, en priorité les films de formats 9,5, 16 et 35 mm datant des années trente pour lesquels il était urgent de recueillir témoignages et anecdotes. Après le 9,5, c’est aujourd’hui le 8 mm et le super 8, supports caractéristiques des années cinquante et soixante, qui nous sont proposés par les nouvelles générations héritant de films dont elles ne savent que faire. Il y a aussi les cinéastes qui, après avoir adopté la pratique de la vidéo, souhaitent liquider leurs anciens films.
95L’augmentation du prix des films, les délais de développement, les manipulations du matériel de montage ou de projection, ont progressivement découragé bien des cinéastes amateurs séduits par la souplesse, les performances de la vidéo, l’enregistrement synchrone du son, sans parler de la facilité d’utilisation. La redoutable possibilité d’effacement des images enregistrées (il était difficile de détruire des archives films) et les enregistrements de séquences interminables (on revoit difficilement deux heures d’images maladroites) doivent sans aucun doute être mis sur le compte des débuts d’une nouvelle technique. Une génération de « vidéastes » prend la relève des cinéastes amateurs d’autrefois. Et le matériel vidéo de plus en plus performant ne cesse d’étendre et de diversifier encore un peu plus le nouveau champ d’activités des amateurs contemporains de l’image. Sans pouvoir évaluer aujourd’hui l’étendue de ce que certains n’hésitent pas à considérer comme une « révolution », les bouleversements qui accompagnent l’apparition des supports électroniques et digitaux touchent tous les domaines concernés par l’image. Les particuliers disposent dorénavant d’un matériel discret, de plus en plus fiable, de norme et de qualité professionnelles. Moyennant un minimum d’investissement, ils peuvent assurer, seuls, tous les métiers et toutes les étapes de la production d’un document, depuis le tournage jusqu’à la postsonorisation des documents. Il appartiendra dans le futur aux professionnels non seulement de s’adapter aux nouvelles pratiques de production audiovisuelles, de changer des habitudes de travail et de se préparer à approcher des situations nouvelles.
3.4. La copie
96Nous avons toujours refusé d’intervenir sur le support original. Deux raisons à cela. La première, c’est qu’il nous était impossible de travailler sur les formats amateurs (9,5, 8 et super 8) des originaux. Une copie sur le support 16 mm utilisé par la majorité des productions télévisées de l’époque s’imposait. La deuxième raison est que nous voulions éviter toute détérioration des documents originaux et que nous nous faisions un point d’honneur de les restituer en parfait état. Cette attitude devait malgré tout accepter d’autres interventions indispensables à la préparation de la production, mais dont nous ne maîtrisions pas tous les paramètres. Ainsi, si la copie de documents 16 mm ou la réduction de format 35 ou 17,5 mm sur une pellicule 16 mm (puisque tous les appareils professionnels utilisaient ce format) ne posait aucun problème, la copie des images 9,5, 8 et super 8, « gonflées en 16 mm », amplifiait de nombreux défauts (flou, cadrage, instabilité, etc.) auxquels s’ajoutaient des altérations de la couleur, particulièrement dans le cas des films 8 mm.
97Et ce n’était pas tout, car les caméras films amateurs permettaient un enregistrement dans une gamme de vitesses variant de 8 (accéléré) à 64 images par seconde (ralenti), les vitesses intermédiaires les plus répandues étant de 10, 12, 14, 16 ou 32 images par seconde. La copie devait tenir compte de cette variété de défilement d’images pour « rendre » les mouvements les plus naturels possible, sans oublier que certains amateurs n’hésitaient pas à ralentir volontairement la cadence de prise de vues afin d’économiser de la pellicule.
98Les problèmes rencontrés à l’enregistrement des images se retrouvaient à la projection de ces dernières. Ainsi, si les projecteurs amateurs travaillaient pour la plupart à une vitesse de 16 images par seconde, tous les appareils professionnels, utilisant le film 16 mm, étaient réglés sur une vitesse de 24 images par seconde. La télévision et l’image électronique introduisirent une vingt-cinquième image requise par le nouveau média. Adapter la cadence d’un film amateur en le copiant sur un support professionnel, afin que le déplacement des personnages se fasse dans des rythmes « normaux », n’était pas toujours un exercice très simple.
99Plusieurs laboratoires privés firent des prodiges pour trouver des solutions aux problèmes que nous leur soumettions. Ainsi, le propriétaire de l’un d’eux, particulièrement motivé par notre démarche, avait inventé, construit et mis au point, dans un garage, un appareil extraordinaire qui permettait non seulement la copie de tous les formats amateurs sur 16 mm, mais également un étalonnage automatique, la copie image par image des documents et le rattrapage de n’importe quelle cadence en doublant ou triplant les images afin d’éviter les accélérations désagréables à la projection. Une fois impressionnés, les films 16 mm « reversai » étaient développés dans les laboratoires de la RTBF. La disparition de ces derniers mit fin à cette coopération exceptionnelle par sa qualité et son enthousiasme.
100Cette nouvelle situation nous obligea à collaborer avec de nouveaux laboratoires, extérieurs à la télévision, équipés de télécinémas permettant de traiter tous les formats de films amateurs. Après avoir connu une période de calme relatif concernant les copies, la situation se complique à nouveau aujourd’hui avec l’usure mécanique des machines traitant le film. Vu la priorité accordée au matériel vidéo, ce matériel n’est plus fabriqué. L’impossibilité de disposer des pièces de rechange indispensables à la réparation des éléments défectueux imposera prochainement de créer des solutions adaptées aux nouveaux problèmes techniques que nous réserve l’avenir. Dans le cas des films de format 35 mm sur support nitrate (instables et inflammables), interdits d’entrée dans les locaux de la RTBF pour des raisons de sécurité, nous avons été amenés à nous adresser à la Cinémathèque royale de Belgique avec laquelle une collaboration tout à fait positive s’est développée. Cette dernière conserve le document original dangereux dans un bunker. Ses laboratoires, après tirage d’un négatif repris au répertoire des documents de la Cinémathèque, réalisent une copie film 16 ou 35 dont peut disposer le propriétaire du document. Les télécinémas de la RTBF quant à eux permettent d’enregistrer le film sur un support électronique. L’émission Inédits peut ainsi conserver une copie numérique pour un usage futur et proposer, le cas échéant, une copie VHS aux personnes qui nous ont révélé les images. Selon l’intérêt du document et les frais à engager, cette collaboration peut aussi s’étendre au traitement de films en mauvais état (perforations déchirées, rétrécissement du support, victimes du syndrome du vinaigre ou dégradations diverses) pour lesquels non seulement les laboratoires, mais aussi le savoir-faire de ses techniciens peuvent faire des merveilles. Il faut se dire que la qualité des documents recueillis, qu’il s’agisse du support ou des images, est tout à fait inégale. Si certaines séquences pourraient faire pâlir plus d’un professionnel par leurs qualités techniques ou esthétiques, d’autres accumulent tous les défauts imaginables. Faut-il pour autant rejeter ces films ?
101Comme tout le monde, nous sommes sensibles à la beauté des images, mais nous avons toujours essayé d’être avant tout attentifs au contenu, au témoignage, à l’information véhiculée par un document fut-il imparfait. Dans notre entreprise, il convient d’être attentif au fait que chaque nouvelle découverte révèle un aspect du vécu quotidien unique, inédit, susceptible d’enrichir une réflexion, d’apporter des informations originales sur les sujets les plus inattendus. Aussi la mauvaise qualité ne nous paraît pas être une raison suffisante pour écarter une image. C’est ainsi que nous avons diffusé un film montrant des prisonniers russes mis au travail dans les mines de Charleroi par l’armée allemande13, pendant la deuxième guerre mondiale. Les images étaient mal cadrées, surexposées, la pellicule griffée, etc. Mais les situations révélées par les images nous semblaient suffisamment importantes pour justifier leur diffusion.
102L’avènement de la vidéo allait selon certains bouleverser tout cela. Effectivement il ne serait plus question ni de pellicule griffée ni d’image sous-exposée. Mais les travers qui avaient accompagné la pratique du cinéma amateur réapparurent. Il fallut plusieurs années aux vidéastes pour maîtriser l’utilisation abusive du zoom, la prise de vues, la longueur excessive des plans séquences, la stabilité de l’image, etc. La relative facilité d’utilisation du matériel vidéo ne pouvait se passer ni remettre en question la grammaire de l’image mise élaborée par le cinématographe. Cependant un autre problème n’allait pas tarder à se présenter à tous ceux qui avaient abandonné la pratique du film. Le nouveau médium ne cessait d’évoluer.
103En quelques années, la concurrence des constructeurs, les exigences du marché, les progrès techniques, aussi réguliers dans le domaine professionnel qu’amateur, engendrèrent une multiplication de standards différents, toujours plus performants les uns que les autres mais généralement incompatibles entre eux. Si on s’était souvent moqué du nombre impressionnant de formats différents de pellicules inventés pour le cinématographe professionnel et amateur, la vidéo reproduisait la même situation. Cette course a été à ce point régulière et rapide qu’aucune des nouveautés n’est parvenue, jusqu’à présent, à s’imposer comme « le » format de référence vidéo, comme ce fut autrefois le cas du 16 mm pour le film.
104Cette situation qui a toute l’apparence d’une aventure dynamique pose de sérieux problèmes de production et d’archivage. Ainsi la lecture d’images, enregistrées sur un support, jugé hier incontournable et devenu aujourd’hui obsolète, implique de disposer de machines aujourd’hui dépassées, déclassées. La disparition progressive de ce matériel hypothèque sérieusement, non seulement l’utilisation mais aussi la conservation de ces documents qui, faute de magnétoscopes correspondant à leur standard, ne pourront plus être copiés sur un des derniers supports contemporains adoptés par les chaînes de production.
105Pour ce qui nous concerne, en vingt-et-un ans d’existence, des films de format 9,5, 8 ou super 8 ont d’abord été gonflés en 16 mm, puisque nous travaillions en film à l’époque. Ensuite, le passage à la production électronique, impliqua leur copie successivement sur des supports deux pouces, un pouce, U-matic, Beta SP et enfin Beta numérique, pour permettre le visionnage, le montage, la diffusion ou la conservation. Des programmes furent recopiés à trois ou quatre reprises sur des supports différents pour pouvoir être diffusés à dix ou quinze années d’intervalle. Même réalisées dans les meilleures conditions, les générations successives s’accompagnent toujours d’une perte de qualité même légère. Aussi quand on réalise toutes les manipulations subies par des images enregistrées en 1927, on ne peut que s’étonner de la qualité qu’elles ont conservée lors du passage à l’antenne et comprendre un peu mieux que d’autres documents aient perdu de leur netteté. Nous n’insisterons pas sur l’énorme volume de travail que représente la copie de milliers d’heures d’images d’un standard sur un l’autre.
106Si on prédit la disparition prochaine du VHS, qui représente pour l’instant un outil de travail extrêmement souple et bon marché, on annonce l’adoption prochaine du DVD comme nouveau format grand public promis à un grand avenir. Est-ce l’apparition du futur standard de référence tant attendu ? L’avenir ne tardera pas à nous l’apprendre.
3.5. Découvertes et commentaires des images
107Après la rencontre des cinéastes ou des dépositaires des films, la découverte des images représente, elle aussi, un autre moment exceptionnel. Il y a l’étonnement du premier regard porté sur l’inconnu, l’apparition de séquences inattendues qui interpellent l’imagination, une sorte d’invitation à élaborer des histoires, mais surtout l’évidence de notre ignorance face à des traces d’un milieu et d’une époque inconnus. Si la première impression est souvent la bonne et laisse entrevoir l’intérêt du document, ce n’est qu’après cinq à six visionnements que l’on commencera vraiment à pouvoir apprécier la qualité du regard, la maîtrise technique du cinéaste, l’originalité du document.
108Après avoir rassemblé quelques informations sur l’époque, le sujet, le milieu évoqué, nous retournons chez le cinéaste pour enregistrer sa lecture du document, ses commentaires. C’est au cours d’un entretien convivial à bâtons rompus, plutôt que d’une interview telle qu’on le pratique habituellement, que nous recueillons souvent quelques clés indispensables qui nous aideront à mettre les images en perspective. Afin d’éviter tout stress inutile, nous tenons à ce que la conversation se déroule si possible au domicile du cinéaste, dans son lieu de vie. Mais nous sommes parfaitement conscients qu’une équipe de tournage, même réduite à trois personnes, provoquera toujours un certain bouleversement.
109Nous procédons généralement en deux étapes. Au cours de la première entrevue, la personne nous « parle » du film, identifie des lieux, des situations, des personnages, rappelle quelques souvenirs que lui évoquent les documents. La seconde étape consiste à enregistrer des informations plus précises sur le vécu de l’auteur, de ses proches et sur ce que représentent les images aujourd’hui. Les digressions, sans être encouragées, sont prises en compte et permettent au témoin privilégié de structurer ses impressions et de trouver les mots qui lui conviennent pour exprimer ses souvenirs. Ces moments de « confidences » enrichissent et nourrissent la collaboration qui se développe entre les interlocuteurs. L’enregistrement prend habituellement de deux à quatre jours de tournage.
110L’entretien participe d’un « travail de mémoire ». Il exige beaucoup de concentration et peut devenir éprouvant pour des personnes âgées. Il faut accepter de l’interrompre dès qu’apparaissent les premiers signes de fatigue. La plupart de nos interlocuteurs n’ont aucune expérience des médias. L’évocation d’épisodes de la vie privée devant un inconnu demande de se sentir en confiance. Si un personnage public, habitué à s’exprimer, peut se « protéger » derrière un statut ou une pratique, le particulier qu’est le cinéaste amateur ne bénéficie d’aucun artifice derrière lequel se réfugier. Quand il parle, c’est lui-même qu’il expose. L’émotion, les problèmes de mémoire, le vocabulaire qu’on cherche, les hésitations, les incertitudes, le souci de ne pas être « ridicule », autant de difficultés que le climat de confiance contribuera à vaincre.
111La durée des enregistrements est souvent bien plus longue que celle du document. D’autant plus qu’il nous arrive de demander au témoin de commenter à plusieurs reprises les mêmes images, abordées suivant des points de vue différents. Cette approche pourrait paraître fantaisiste au premier abord. En fait, elle nous permet de disposer, au moment du montage, d’un volume important d’images et de sons, d’une « matière » extrêmement riche qui nous permettra de sélectionner, de retenir les propos les plus nuancés ou l’expression la plus convaincante susceptible de mettre le mieux en valeur le document.
112Au cours de ce travail qui privilégie l’écoute, il faut savoir accepter les longues conversations au cours desquelles nous « faisons connaissance ». Ce n’est qu’après ces préliminaires que des personnes d’apparence réservées se révèlent être d’extraordinaires conteurs d’un talent et d’une générosité surprenants.
113Prendre le temps d’écouter les gens, de recueillir leurs témoignages, fait partie de la pratique des inédits. Car c’est la voix de ces témoins qui fera exister, qui donnera « chair » aux séquences les plus anecdotiques. C’est pour avoir insuffisamment apprécié l’importance de ces dialogues que plusieurs projets passionnants conduits par des personnes compétentes et motivées n’ont pas abouti.
114La dactylographie des entretiens s’avère indispensable pour organiser, avec un maximum de précision, la mise en histoire des documents. Dans la mesure du possible, les questions ou les interventions du journaliste ou du réalisateur seront supprimées. Cela dans le souci d’offrir un maximum de continuité aux commentaires du témoin et de lui accorder une position du conteur qui conduit le récit. Pour faire aboutir ce travail qui doit respecter à la fois les propos, mais aussi les rythmes de parole de notre interlocuteur nous devons disposer d’un maximum d’éléments et d’outils. C’est pourquoi l’intervention de l’auteur du document placé en première ligne fait l’objet de tous nos soins. Il est celui qui s’adresse au public. C’est lui qu’on écoute. C’est vers lui que convergent les regards. Ses hésitations, ses moments d’émotions nous racontent, souvent mieux qu’un discours, ce que le silence des images ne peut nous rapporter.
3.6. Le montage
115Il faut toujours avoir à l’esprit que toute cette activité se place dans le contexte de la production d’un programme télévisé. Pas question d’interrompre le travail programmé pour apprécier ou étudier en particulier l’un ou l’autre épisode particulièrement intéressant. Il s’agit de mener à terme l’entreprise dans un délai précis en se conformant à un parcours déterminé.
116Après quelques semaines voire quelques mois de travaux préparatoires et en fonction de la date prévue de diffusion, vient le moment de réunir tous les éléments accumulés, images et sons, et de les agencer de manière à leur donner sens, d’écrire un récit cohérent. C’est le montage.
117Cette activité ne consiste pas simplement à ajuster des commentaires sur les images. En ayant en mémoire l’expérience que nous a permis de vivre un document, il s’agit maintenant de raconter une histoire, celle du document, de son auteur, d’un milieu, d’une époque. L’histoire devra être attractive. Elle sera structurée de manière à créer une tension suffisante pour encourager les futurs spectateurs à suivre le récit du début à la fin.
118Dans certains cas afin de valoriser au mieux les films proposés, nous utilisons des images complémentaires, des cartes, voire d’autres archives qui permettent de les contextualiser dans le temps, la géographie et l’histoire.
119Comme on l’imagine, toutes ces opérations ne se font pas dans l’improvisation. Avant d’entreprendre le montage, le réalisateur ou le journaliste, ont écrit, après consultation ou avec l’aide de spécialistes concernés par le sujet évoqué une sorte de scénario de l’émission reprenant les séquences, les propos sélectionnés, l’enchaînement des documents, etc. Dans cette construction, il s’agit de doser les propos, laisser s’exprimer des points de vue, révéler le vécu qui se cache derrière des paroles anodines, etc. Comme le faisait remarquer le professeur Jacques Vanderlinden dans un article intitulé « les documents familiaux : regards d’un historien. » en introduction du colloque Images, mémoire de l’Europe14 : « L’objectif n’est pas en effet de montrer des événements connus ou spectaculaires (dans ce cas, le document s’identifie à celui que le professionnel a pour mission de réunir, entre dans la catégorie des « actualités » et il y aurait beaucoup à dire sur le traitement réservé par les responsables des journaux télévisés à ceux-ci), mais bien au-delà de l’événement, de contribuer à restituer une mémoire « collective », même si elle est nécessairement constituée de la somme de visions du monde particulièrement subjective et liées au média employé. La tâche du réalisateur est d’autant plus difficile que sa connaissance personnelle de ces visions est réduite tandis que par ailleurs, celles-ci n’ont pas toujours retenu l’attention des historiens et sont, par conséquent, mal documentées. La tentation est dès lors grande, pour le réalisateur, soit de ne conserver du document familial que ce qui frappe (alors que précisément c’est le reflet de l’anodin accumulé qui fait sa valeur), soit – et c’est plus souvent la solution à laquelle il se résout – à laisser « courir » le document intégral sans commentaire, ce qui engendre aisément chez le téléspectateur un manque d’intérêt certain. En conclusion, j’ai le sentiment que le document familial constitue le terrain par excellence de la rencontre entre le réalisateur et non seulement l’historien, mais encore l’anthropologue ou le sociologue, sans parler d’autres spécialistes de l’homme vivant dans son milieu. »
120A nouveau, ce travail ne peut aboutir sans une collaboration étroite, une approche partagée de l’équipe qui l’entreprend. Elles seront déterminantes pour la qualité du programme.
121Héritage des pratiques du cinéma, nous avons toujours associé le monteur au dérushage, ce moment qui permet de découvrir les rushes, l’ensemble des images et des sons avant d’entreprendre le montage. Le passage à la vidéo n’a pas changé nos habitudes, même si cette pratique a parfois tendance à être négligée voire abandonnée avec l’apparition des nouveaux modes de montage.
122Ici aussi nous avons dû nous adapter à l’évolution technique et nous conformer à des exigences nouvelles. Dans une première époque, celle de l’image argentique dans la lignée du cinéma, on pouvait découvrir les images en regardant un film par transparence. Le montage correspondait à une filière linéaire, logique et efficace dans laquelle le travail s’effectuait sur le film (images) et la bande lisse (sons). La deuxième période coïncida avec l’apparition de l’enregistrement magnétique de l’image sur bande et le développement des magnétoscopes. Du film nous passions à l’utilisation de supports vidéo analogiques. Dorénavant impossible de visionner une bande vidéo sans disposer de la machine permettant sa lecture. En chargeant sur deux machines différentes les images, préalablement copiées sur bandes 2 pouces puis 1 pouce, le travail du montage consistait à les assembler à l’aide d’une troisième machine. S’il était toujours possible de réaliser différents pré-montages, le programme se montait, de proche en proche, laissant peu de possibilité de modifier ce qui avait été enregistré. La troisième époque débuta avec la mise en service des cellules de montage AVID et les chaînes de production informatisées. L’analogique cédait la place au numérique. Ceux-ci permettaient un montage virtuel des images et des sons, préalablement mis en mémoire dans les machines, conciliant à la fois rapidité de l’électronique et souplesse du film.
123Quelles que soient les facilités et les possibilités nouvelles offertes par les techniques contemporaines l’enjeu du montage reste toujours le même à savoir faire preuve de suffisamment de talent dans l’agencement des images et des sons pour transformer la moindre anecdote en une histoire extraordinaire.
124Et que deviennent pendant ce temps les personnes qui nous ont confié les images ?
125Rares sont celles qui expriment le souhait de participer au montage. Sans vouloir les tenir à l’écart, nous n’avons jamais encouragé ce type de demande. D’abord parce que, pour être effective, la collaboration demanderait, de la part du cinéaste, une disponibilité que rarement l’âge, l’activité ou l’éloignement permettent. Ensuite, parce que le montage professionnel, tributaire de normes et de planifications n’a plus rien à voir avec une activité d’amateur. Nos interlocuteurs risqueraient de ne pas se retrouver dans une suite d’opérations beaucoup plus contraignantes qu’il n’y paraît à première vue. Se déroulant dans une ambiance apparemment décontractée, il s’agit d’un travail précis de création et d’écriture faisant appel à la sensibilité, au savoir-faire, à l’expérience d’un monteur et d’un réalisateur qui se mobilisent pour valoriser des documents auxquels ils croient. L’atmosphère d’une salle de montage n’est pas sans rappeler celle d’une cuisine, d’un laboratoire voire d’une salle d’opération. Ambiance particulière d’un lieu où s’opèrent des transformations au cours desquelles les images commencent à exprimer plus que ce qu’elles ne montrent.
126Selon les normes pratiquées aujourd’hui, le montage d’une émission Inédits de cinquante-deux minutes demande de trois à quatre semaines de montage selon la complexité du sujet. A cela s’ajoutent une à deux semaines de préparation pour l’illustrateur sonore qui, en deux à trois jours, assure la finition de la bande son par le placement des décors sonores, ambiances diverses, enregistrement de commentaires, etc.
3.6. Décor sonore et post-production
127Il y aurait un chapitre particulier à consacrer à l’importance du décor sonore particulièrement dans le cas d’une émission utilisant presque uniquement des images muettes. Les citations musicales, la musique originale, les bruits, les ambiances diverses créent un univers sonore qui, dans le meilleur des cas, met en valeur une évocation, nuance le discours des images, évoque une atmosphère particulière, souligne un témoignage. Marqués par les époques et la personnalité des illustrateurs sonores et des musiciens qui nous ont accompagnés, l’ambiance, le style musical des programmes n’ont cessé d’évoluer depuis la première émission.
128Dans la conception et la réalisation des décors sonores, nous avons aussi connu deux époques. Sans entrer dans trop de détails, la première correspondait à celle des programmes réalisés en film. Après avoir monté l’émission et « placé », avec la collaboration du monteur, différents sons (interview, sons synchrones, quelques bruitages et musiques) à la table de montage, le réalisateur discutait avec l’illustrateur sonore des sons qu’il conviendrait d’ajouter de manière à assurer une cohérence, un style, à l’ensemble. Aux premiers éléments s’ajoutaient parfois des ambiances gravées sur disque ou enregistrées sur bandes par un opérateur son, des enregistrements de bruitages réalisés en studio avec un matériel des plus inattendus ou des musiques originales, souvent improvisées, au cours de la projection du document définitif.
129La sonorisation d’Inédits s’est souvent déroulée en présence et avec la collaboration du monteur film, du technicien de la post-sonorisation, de l’illustrateur sonore et du réalisateur. Les discussions, la recherche d’effets, les intuitions de dernière minute créaient une ambiance joviale, parfois survoltée, tout à fait caractéristique de nos séances d’enregistrement. Une feuille de mixage reprenait l’ensemble des interventions sonores. Elle permettait au mixeur, au cours des séances de post-sonorisation, de composer l’atmosphère du programme en lui donnant une « couleur » sonore particulière.
130La deuxième époque se développa avec l’apparition des supports magnétiques. Celle-ci entraîna le bouleversement complet de nos « habitudes » de travail. Le nouveau matériel, techniquement plus sophistiqué, impliquait une approche méthodique, rationnelle, structurée. Curieusement cette période coïncida, plus ou moins, avec le déplacement ou le départ à la pension de fidèles et talentueux musiciens et techniciens de la première heure.
131Dorénavant, après s’être entendu avec le réalisateur sur les effets et la couleur musicale souhaitée, l’illustrateur sonore conçoit le décor sonore en visionnant une copie du montage image définitif. Disposant d’installations complexes permettant un nombre d’interventions quasi illimitées, ce dernier réalise un travail de création sonore qui exclut toute improvisation de dernière minute. Si quelques légères corrections peuvent être exceptionnellement tolérées, il est exclu d’apporter des modifications importantes aux sons une fois « positionnés ». Au cours de la séance de mixage les différents sons seront assemblés, ajustés tandis qu’on enregistrera les éventuels commentaires accompagnant les sujets.
132On mesure toute l’importance de ce travail dans le cas d’Inédits. Un film muet sera apprécié très différemment suivant qu’il est accompagné par le son d’un projecteur de cinéma, d’un chant lyrique ou d’une musique folklorique. Faut-il pour autant rechercher un accompagnement musical d’époque pour des films datant des années trente, cinquante, etc. ? Est-il souhaitable de se limiter à l’usage d’ambiances ou de bruits reconstitués pour soutenir les actions qui se déroulent à l’écran ? Comment aider les téléspectateurs à apprécier le silence des images ? Aucune règle absolue n’existe en la matière. Tout est question de feeling. Chaque document pose les mêmes questions, mais à chacune d’elles une réponse différente est apportée. Nous sommes dans le domaine de la création et des expérimentations.
133Une fois terminé le travail sur le son, l’enregistrement des sous-titres, la mise en place des génériques ou la réalisation de quelques effets complétant l’habillage représentent les dernières étapes de la finition du programme. C’est la « conformation » avant la diffusion. Comme on peut l’imaginer, ce parcours est semé d’imprévus. A toutes les étapes, il s’agit d’inventer les solutions adéquates aux problèmes qui se présentent de manière à ce que le travail aboutisse à l’antenne à l’heure et à la date prévue.
4. L’antenne dans cinq minutes
134Copiés, commentés, sonorisés, remontés, élagués, mis en perspective, les films de famille sont prêts à être révélés au public dans le cadre d’une émission télévisée. Dès ce moment, l’aventure des images que nous avons accompagnée jusque-là nous échappe peu à peu.
135La « chaîne » qui proposera la diffusion de l’émission, la date, le jour, l’heure, la régularité des rendez-vous dans une grille des programmes vont représenter une première série de paramètres qui influenceront l’avenir public – intérêt ou oubli – du document. A ceux-ci s’ajoutera la promotion des programmes, la bonne diffusion d’informations dans la presse spécialisée, l’existence d’émissions plus séduisantes diffusées aux mêmes heures, les concurrences nationales et internationales entre chaînes privées et publiques, etc. Autant d’éléments qui contribuent à mobiliser ou à détourner les publics potentiels, sollicités par de plus en plus de programmes proposés par le câble ou les satellites. L’importance de l’audience des téléspectateurs, comptabilisée à l’aide de différents outils, traduite en chiffres sous forme de sondages, fera l’objet de diverses lectures qui décideront, dans bien des cas, de l’avenir des émissions. Dans ce contexte, certaines démarches peuvent difficilement rivaliser avec les scores d’audience des Loft ou autres variétés à la mode.
136Pour nous, il s’agit moins de flatter le public en lui proposant une séduisante mise en scène que de l’inviter à partager une découverte, celle d’une aventure humaine, d’un vécu et cela au moyen des traces enregistrées sur différents supports médiatiques. Il ne s’agit pas de révélations, mais de témoignages. L’individu n’est pas livré au public. Il est accompagné dans le récit d’événements qu’il a vécu. Et, chemin faisant, nous essayons, avec sa collaboration, de recueillir quelques éléments qui pourraient enrichir une mémoire collective. Pour cela, en un peu moins d’une heure, nous tentons de concilier des démarches bien différentes. Il y a d’abord celle du cinéaste amateur, pour lequel chaque réalisation, influencée par ses humeurs et ses caprices, correspond à un moment particulier et unique d’un vécu personnel, familial ou social. Son activité est très rarement motivée par un souci de continuité. Elle ne répond pas à une volonté de réaliser une œuvre. Qu’elles témoignent ou non d’un réel talent dans la technique ou l’écriture, ses productions correspondront rarement à des étapes de la construction d’une œuvre.
137Le cinéaste familial n’a d’autre souci que de se faire plaisir et de partager sa joie en révélant ses images à quelques proches. L’évocation sincère et candide des situations filmées se soucie fort peu de perfection technique.
138La production amateur tire une bonne partie de son intérêt et de son charme de ce qu’on pourrait appeler l’« inachevé ». N’écoutant que son intuition et son appétit de découvertes, le cinéaste amateur peut très bien, après avoir investi temps et imagination dans la réalisation de films, abandonner le cinéma pour se consacrer, sans transition, à d’autres aventures dans lesquelles il juge pouvoir, à nouveau et de manière plus évidente, faire preuve de créativité et d’invention. Ainsi, un cinéaste de Bavai, fils de patron d’entreprise, après avoir collectionné, restauré des projecteurs 8, 17,5 et 9,5 mm et réalisé quelques films sur différents supports, s’était consacré à l’horlogerie. Cette nouvelle activité correspondait mieux, disait-il, à son nouveau plaisir de « bricoler ». Il avait trouvé un nouveau défi à relever.
139Notre travail ne se limite pas à proposer des images. Nous essayons de mettre à profit notre expérience dans le domaine pour faire apprécier l’inventivité, la créativité, le talent d’inconnus qui, dans l’anonymat, ont enregistré de précieux témoignages. Si nous avons parfois pris le risque de perturber le public en présentant des documents « bruts », nous avons plus souvent accepté d’élaguer les films en corrigeant ici un raccord de plans, en supprimant une image floue, en raccourcissant une séquence particulièrement longue de manière à ne pas faire fuir notre auditoire, habitué aux images léchées. Ces interventions, qui se faisaient presque à contrecœur quand on apprécie un document brut, ont été nécessaires pour ouvrir l’espace d’expression, d’échange et de découverte qu’est devenu Inédits. Une manière de compléter ou de nuancer les discours et les pratiques parfois univoques des milieux accrédités de l’image. Nous confirmons, à travers les documents révélés, puisqu’ils concernent une actualité quotidienne de nos sociétés, qu’il existe d’autres pratiques de l’image, d’autres talents, d’autres discours, qui méritent eux aussi d’être pris en considération au milieu du flux d’images standardisées auquel nous habituent les médias contemporains. On comprendra pourquoi nous n’avons pas cédé à la vogue des Vidéogag, pourtant porteurs d’audience.
140Cette approche des images, le réalisateur tentera de l’assumer en y attachant sa personnalité, sa sensibilité, son originalité. Son travail est particulièrement délicat puisqu’il s’agit tout à la fois de mettre en valeur le travail d’un autre, en s’effaçant suffisamment pour le laisser s’exprimer, mais en restant présent ce qu’il faut, pour imprimer son style à l’ensemble. C’est lui qui signera le programme dont il a la charge.
141Il est bon de noter à ce sujet que, malgré une audience moyenne mais fidèle qui se manifeste sans doute moins dans les chiffres d’audience que dans la notoriété du programme et par les nombreuses propositions de documents, l’existence d’Inédits n’a jamais été remise en question. Le fait que l’émission s’intègre dans les propos et correspond à la politique des programmes d’une télévision de service public est pour beaucoup dans cette situation. Nous n’avons non plus jamais subi, au sein de la RTBF, de contrainte ni dans le choix éditorial ni dans le traitement des sujets. La seule exigence a toujours été de produire un quota de programmes sur lequel nous avions marqué un accord, dans les limites budgétaires, souvent minimales, qui nous avaient été proposées. De ce point de vue, le programme semble pouvoir se poursuivre tant que l’institution aura la volonté et les moyens de revendiquer ou de défendre ses spécificités.
142Reste à prendre en considération le noyau des personnes, l’équipe qui assure la production de l’émission. Si un style s’est affirmé au fil des ans, si une spécificité dans le traitement des témoignages a été reconnue à l’étranger, nous n’avons pas pour autant créé une « école » des inédits. Nous nous sommes toujours préoccupés avant tout de mettre en valeur les nouveaux documents qui se présentaient à nous, en évitant d’enfermer notre approche dans un ensemble de règles trop contraignantes. Ainsi, chaque nouvelle équipe pouvait, suivant ses talents, imaginer le meilleur moyen de s’intégrer à la démarche du programme et faire siennes les contraintes et les inconforts de la production. Au gré des affectations et des moyens, la rencontre ou le choc de différentes personnalités ont mûri les regards, engendrant dans le meilleur des cas de nouvelles approches. Il a fallu bien des discussions pour maintenir le cap qui faisait l’identité et la spécificité du programme. Cela se comprend facilement. Tout le monde est intéressé par la rencontre de personnages passionnants, la découverte de documents uniques, l’écoute de récits très souvent extraordinaires. Mais, quand il s’agit, par la suite, de participer à la gestion de kilomètres de films, au dépouillement des documents, à l’analyse des témoignages, à la composition des récits sans oublier de faire face à toutes sortes de problèmes qui jalonnent le chemin vers l’antenne, alors les candidats se font rares. Or, il est fort probable que la cohérence de l’émission tient justement au fait que l’ensemble des acteurs du programme se soient impliqués pendant des années quasi de la même manière dans le propos.
143A cela s’ajoute le fait qu’il n’est pas nécessairement flatteur, pour de jeunes réalisateurs qui construisent une carrière, de consacrer un temps précieux à mettre en valeur des images d’amateurs de peu de qualité. Si l’aventure en a tenté quelques-uns, il s’agit de pouvoir se renouveler en passant d’un sujet à l’autre. La première réalisation peut toujours faire effet, être brillante, et tant mieux. Mais s’investir pour transformer huit à dix documents, aussi différents qu’imparfaits, en programmes dignes d’intérêt, demande, en plus d’un savoir-faire, un peu de simplicité et de modestie. Cela est manifestement beaucoup plus difficile à rencontrer.
144Curieusement, mais sans vouloir en faire une règle, la période la plus productive a coïncidé avec le moment où l’équipe se réduisait à deux personnes : un monteur et un réalisateur, acceptant de cumuler successivement les rôles de journaliste, documentaliste, assistant, relation publique ou chercheur. C’est sur l’expérience acquise au cours de ces années difficiles, mais enthousiasmantes, que s’est construit ce qu’on pourrait appeler le style de l’émission.
145Tout en collaborant régulièrement à de nombreux projets internes et externes à la RTBF, toutes les émissions produites par la RTBF ayant au moins une fois sollicité Inédits pour un prêt d’images, une coproduction, des recherches diverses, l’émission Inédits s’est développée un peu à l’écart des grands coups médiatiques. C’est au rythme du travail d’artisan que les projets se sont construit, enchaînant expériences et rencontres les plus inattendues. Nous aurions pu courtiser des personnalités influentes, réclamer plus de moyens, plus de personnel pour amplifier notre action. Nous aurions alors quitté la quiétude de notre atelier au sein duquel se concoctaient les projets plus audacieux les uns que les autres.
146Toutes ces aventures ont enrichi la démarche et lui ont permis d’acquérir ses lettres de noblesse d’abord en Belgique puis en Europe, en Amérique et enfin en Chine. Un regard rétrospectif porté sur plus de cent vingt productions propres, se complétant et élargissant sans cesse les propos laisse apparaître une continuité qui fait penser à la construction d’une œuvre audiovisuelle, un kaléidoscope du quotidien saisi par l’honnête homme du vingtième siècle.
147Dans le contexte des restructurations contemporaines de la télévision, les départs en pré-pension, la recherche improvisée de nouvelles équipes risquent de modifier profondément le travail réalisé jusqu’ici voire de provoquer la disparition du programme. Si c’était le cas, on s’apercevrait une fois de plus combien il est important, pour assurer la poursuite d’un travail de ce type consacré à des sujets d’intérêt public, initiés dans le cadre ou non de la télévision, de développer, dès le départ, un partenariat impliquant non seulement des institutions de recherche, d’archivage, solidaires et capables d’assurer l’avenir du travail accompli, mais aussi des organismes privés acceptant d’engager les fonds nécessaires pour soutenir et développer la démarche à laquelle ils adhèreraient. En l’absence d’une volonté politique se fixant comme objectif la prise en considération et la sauvegarde d’une mémoire collective, cette voie parallèle semble être la seule qui permettrait d’éviter de lier l’avenir d’un projet d’une telle importance aux atermoiements saisonniers des majorités politiques.
148Il n’est pas évident qu’une initiative comme Inédits aurait encore une chance d’être retenue dans les procédures d’appel d’offre à projets tels qu’elles se présentent aujourd’hui. En un peu moins de trente ans, bien des choses ont changé. Au monopole de la télévision de service public a succédé une situation de concurrence amplifiée par les satellites et autres câbles. Des problèmes budgétaires préoccupants, parfois récurrents influencent les discussions concernant les programmes. Les jeux, les variétés, les feuilletons occupent les heures de grande audience. Quel prix acceptera-t-on de payer pour réaliser la formule idéale capable d’attirer le public ? Ce climat plus riche en interrogations qu’en certitudes augure d’une nouvelle époque sans aucun doute prometteuse, mais qui semble ne plus s’inscrire dans un passé dont il nous reste à apprécier encore aujourd’hui quelques réussites et savoir faire.
149Une page est tournée.
4.1. Les inédits après l’antenne
150Que deviennent toutes ces images, tous ces témoignages quand la dernière mention de l’émission disparaît de l’antenne ?
151Après la diffusion d’un programme que nous avons réalisé, nous nous trouvons dans la situation d’une personne qui a envoyé une lettre et qui attend... une réponse. Attente de réaction de la presse souvent mobilisée par d’autres événements, attente de réaction du public, attente de commentaires des collègues croisés dans un couloir. C’est la sonnerie du téléphone, l’arrivée d’un courrier qui rompt le silence.
152Après quelques félicitations et marques d’intérêt, nous sommes toujours heureux de découvrir la satisfaction des personnes qui nous ont prêté les documents. Elles s’étonnent très souvent du parti que nous avons tiré d’images considérées, jusqu’alors, comme inintéressantes et de qualité médiocre. Elles nous font part de l’impatience avec laquelle elles attendaient de découvrir sur quoi allaient déboucher nos rencontres. Les voilà rassurés et satisfaits. D’autres spectateurs évoquent la redécouverte d’un passé, un peu comme si, en revisitant une partie de leur histoire, ils s’étaient révélés à eux-mêmes. Démarche qui parfois semble les avoir soulagés du poids de certains événements.
153De nombreux particuliers s’étonnent de l’intérêt que nous avons accordé à leurs propos. Certains se réjouissent d’être reconnus en rue, d’acquérir pour un temps une relative notoriété. Ils s’émeuvent des nombreux appels provenant d’amis perdus de vue depuis longtemps qui, après la diffusion d’un document, renouent des contacts avec eux. D’autres enfin sont heureux d’avoir pu transmettre quelques témoignages d’une époque, d’un vécu, d’une conviction et d’avoir ainsi, grâce à notre intermédiaire, donné un sens à leur vie. C’est aussi le moment où de nouveaux documents nous sont proposés, où de nouveaux sujets nous sont suggérés.
154Mais avant la mise en chantier de nouvelles thématiques, il faut restituer les documents originaux à leur propriétaire. Tant que les budgets et le temps nous le permettent, nous préférons remettre les documents en main propre plutôt que de les renvoyer par la poste. Rendre visite aux personnes offre une nouvelle occasion de recueillir des confidences, des avis sur le programme diffusé, sur de nouveaux films. Cela prend du temps mais quels prolongements extraordinaires à une aventure commencée quelques mois voire quelques années auparavant !
155Quant aux images retenues dans le programme, le passage à l’antenne les a transformés en archives. Elles rejoignent les autres documents gérés et archivés par le service Imadoc15 de la RTBF. Pour beaucoup de programmes, la vie des images s’arrête là. Ce n’est pas le cas des Inédits qui continuent, encore pendant des années, à faire l’objet d’incessantes et de très diverses sollicitations.
156Cela va des demandes de particuliers, souhaitant recevoir la copie d’une émission qu’ils n’ont pu découvrir sur le petit écran à la recherche de séquences effectuées par des documentalistes dans le cadre de production belge ou étrangère, interne ou externe à la RTBF, en cours ou en préparation, en passant par des contacts avec des producteurs étrangers curieux de découvrir nos réalisations dans le domaine particulier des films amateurs. Il y a aussi les multiples contacts avec des institutions publiques, universitaires ou autres qui, sur les sujets les plus divers (les jardins, l’immigration, la deuxième guerre mondiale, l’éducation, etc.), dans le cadre de manifestations ou de travaux (colloque, études, etc.), nous demandent la possibilité d’utiliser une copie de l’un ou l’autre programme.
157A la recherche de nouveaux films et à la production de programmes, s’ajoute ainsi une véritable gestion des images collectées. Pour répondre aux demandes d’informations concernant les ayants droits, les conventions ou les restrictions souhaitées par certains à l’utilisation de leurs images nous devons disposer en permanence des dossiers de toutes les émissions diffusées depuis 1981. L’étroite collaboration qui s’est développée ces dernières années avec le service Imadoc nous permet d’espérer dans un proche avenir la réalisation d’un vieux projet de banque de données qui s’impose de plus en plus comme une nécessité. Dans cette attente, nous continuons d’assurer tant bien que mal un travail qui correspond plus à celui d’un service d’archive qu’à celui d’une unité de production. Mais ce rôle d’informateur et d’intermédiaire que nous avons pris en charge depuis des années a fini par identifier l’équipe du programme à un des interlocuteurs privilégiés pour tout ce qui concerne le domaine des images privées et de la mémoire en Belgique.
4.2. Le passé comme outil du futur
158Après avoir apprécié les réactions à la diffusion du dernier programme, après avoir consulté les sondages (même discutée, une habitude est vite prise), il faut déjà songer à la prochaine production. De quel document disposons-nous ? Quel thème faudrait-il aborder ? Faut-il travailler sur une des dernières propositions, laisser mûrir un autre sujet en cours de montage ? On semble ne pas pouvoir « sortir » des archives qui ne cessent de s’accumuler.
159Etre plongé d’une manière quasi continue dans les récits du passé ne contribue-t-il pas à la longue à se laisser attendrir par les images d’une réalité disparue au détriment d’un regard critique porté sur une actualité contemporaine plus complexe à aborder ?
160Notre propos n’est pas d’entretenir une nostalgie soporifique. Nous souhaitons inscrire notre contribution dans une réflexion globale sur le passé non pour s’y perdre, mais pour s’en libérer. Dans le meilleur des cas, une fois analysés, discutés, les documents permettront d’intégrer l’expérience dont ils témoignent dans un regard critique porté sur le présent sans négliger la construction du futur. Chaque témoignage, à sa manière, complètera le grand puzzle d’une mémoire où s’enracine l’époque contemporaine. Si une majorité d’images, recueillies jusqu’ici, dataient de plus de cinquante ans, les documents contemporains, de plus en plus nombreux, semblent confirmer que l’enregistrement d’images, pratique du cinéma relayée aujourd’hui par celle de la vidéo amateur, est loin d’avoir disparu. Les habitudes et le matériel ont changé. Mais, comme par le passé, des particuliers continuent d’accumuler, à l’insu de tous, des traces de pratiques mal connues ou d’événements qu’ils vivent ou dont ils sont témoins.
161L’évidence d’une source quasi intarissable d’images, l’accueil chaleureux réservé par le public à la démarche ou la découverte régulière de nouveaux documents auraient pu laisser supposer que la recherche fasse l’objet d’une organisation rigoureuse et systématique. Il n’en est rien. Mis à part quelques rares recherches ciblées sur des sujets précis, nos découvertes sont restées tributaires du hasard, de l’évolution des familles, des déménagements, de la disparition des cinéastes ou de l’abandon d’un matériel défectueux. Cet état de choses tient au fait que le programme Inédits n’a pas vocation, au sein de l’institution qui l’abrite, de mener des recherches pointues et systématiques. Son rôle est de produire des émissions sur des sujets divertissants ou permettant de sereines réflexions. Tout au plus aurait-on pu imaginer une ébauche de recherche plus structurée dans le cadre d’une collaboration avec des institutions scientifiques. Mais celle-ci n’a pas pu être définie au moment opportun. Malgré les nombreux contacts pris dans tous les milieux, l’intérêt suscité par les documents révélés dans le programme n’a pas été exprimé avec suffisamment de clarté et de force pour attirer l’attention des directions et permettre la mise en chantier d’une coopération qui aurait pu déboucher sur une meilleure organisation du travail et l’obtention des moyens nécessaires à la mise en œuvre d’un dépouillement systématique des images, de la gestion voire de la réalisation d’une banque de données rigoureuse accessible autant aux chercheurs qu’aux réalisateurs. Nous avons sans doute aussi été victimes, surtout au début, de la méfiance qu’inspirait le caractère atypique des films amateurs. Cela s’ajoutant à la méfiance réciproque entretenue depuis des années entre gens d’images et de recherche. Une certaine timidité, un manque d’opportunité ou de moyen n’ont pas permis de créer les conditions pour développer des synergies qui apparaissent aujourd’hui, à la plupart des personnes actives dans le domaine de la mémoire et de l’archivage, comme aussi vitales qu’indispensables. Chacun est resté dans son domaine d’activité tout en estimant et en appréciant les activités du voisin.
162Voilà pourquoi, sans doute, notre activité se poursuit de manière quasi empirique. Nous continuons à accueillir dans le plus grand désordre toutes sortes d’images dont nous ignorons tout. Désordre thématique, chronologique, technique, etc. dans lequel une poignée de bonnes volontés (en tout une à deux personnes) tentent, avec des moyens de fortune, de mettre un peu d’ordre. Une situation inconfortable, mais qui a ses côtés enthousiasmants comme cette impression étrange de défricher un territoire encore vierge qu’on découvre avec toutes ses contradictions et ses complexités.
163Au cours des collectes, il nous arrive souvent de trouver des documents évoquant un même sujet ou un même événement enregistré par différentes familles originaires de villes ou de pays différents. Ainsi les plages, les activités du littoral belge ont été filmées régulièrement à différentes époques, suivant des points de vue différents, aussi bien par des Liégeois, des Bruxellois ou des Hennuyers que par des Anglais, des Allemands ou des Français. Nous recevons aussi régulièrement des films témoignant de scènes de la Libération à la fin de la seconde guerre mondiale. Or des séries d’émissions ont déjà, par le passé, à l’occasion de différents anniversaires, évoqué ces événements. Dans ce cas, à moins de justifier une approche radicalement nouvelle ou des informations exceptionnelles, il est difficile de convaincre une direction de l’intérêt de « revenir » sur des événements déjà abondamment couverts.
164Même si son discours ne traduit pas toujours une évolution manifeste, la télévision a horreur de donner l’impression de se redire. Une ou deux rediffusions d’un programme peut-être, une ou deux évocations d’un même thème, pour autant qu’il soit d’actualité, passe encore mais pas plus. Cela risquerait de lasser le téléspectateur. Tout se passe comme si, une fois évoqué à l’antenne, un sujet perdait de son intérêt et cessait d’exister comme objet de réflexion en disparaissant de l’actualité.
165Sans en faire une grande publicité, l’émission Inédits n’a jamais totalement partagé ce point de vue. Profitant d’une relative autonomie d’initiative, nous avons continué à accueillir des images illustrant des sujets parfois déjà abordés par le programme, mais qui nous semblaient apporter de nouvelles informations. Revenons par exemple à ces scènes de libération. Chaque nouvelle évocation, images toujours semblables et toujours différentes, complétait la précédente. Quant aux regards contemporains, attirés par les commentaires sur des comportements, des gestes, des particularités, ils découvraient et composaient une sorte de grand puzzle, unique et inconnu jusque-là, de ces journées d’euphorie et d’espoir. Dans d’autres cas, fallait-il ignorer des films, les laisser disparaître parce qu’il n’y avait pas assez de séquences différentes pour justifier la mise en production d’une nouvelle série consacrée à ces événements ? Dans l’attente de pouvoir fournir les raisons suffisantes pour leur utilisation à l’antenne, la seule manière de ne pas perdre ces évocations originales était de les stocker. Après des années de doutes et après avoir essuyé des critiques régulières, c’est avec un sentiment de grande satisfaction que nous constatons combien ces images, accumulées au fil des ans, font aujourd’hui le bonheur de tous les programmes télévisés qui consultent et prennent le temps de découvrir les archives que nous avons créées contre vents et marées.
166S’il est intéressant de rapprocher des films différents évoquant un même événement, la mise en parallèle de programmes réalisés à des époques différentes sur un même sujet peut aussi se révéler riche d’enseignements. Ainsi, parmi d’autres exemples, nous avons proposé dans deux programmes deux documents d’origine et d’époques différentes évoquant les lieux d’accueil pour personnes âgées. La première émission proposait en 1991 un film réalisé dans les années cinquante par un médecin à Comines, en Belgique16. La deuxième diffusée en 2000 révélait une vidéo réalisée quelques années auparavant par un conducteur des transports en commun de la région de La Louvière.
167Le film nous introduisait dans une maison de retraite où, encadrées par des religieuses, des personnes âgées s’activaient. Elles élevaient un cochon, cultivaient un lopin de terre. Les femmes déjeunaient, dans la cour à l’ombre des arbres, à la même table que les hommes. Ils mangeaient les légumes qu’ils avaient cultivés. Une bière légère accompagnait le repas. Si le sourire affiché face à la caméra n’était pas nécessairement celui de tous les jours, la manière dont ils se tenaient, leurs regards épanouis laissaient deviner un certain bien-être. Le médecin nous informait que, quarante ans plus tard, l’institution avait fait place à un parking. Un nouveau home avait été construit. Chaque pensionnaire y disposait d’une chambre individuelle. Il n’était plus question de cultiver un jardin, d’élever un cochon ou de préparer ensemble la soupe. La journée se passait aujourd’hui devant un poste de télévision ou en errance dans les couloirs du bâtiment. C’est justement cette ambiance qu’illustrait, neuf ans plus tard, la vidéo qui portait le titre Le seuil de l’automne. Le vidéaste nous faisait entrer dans le home qui abritait sa belle-mère. Les images témoignaient de la solitude des personnes âgées, « oubliées, un peu à l’écart du monde, qui sont en attente d’une main, d’une tendresse, qui sont là dans l’appel du respect et de la dignité et dans l’attente de voir arriver leurs enfants17. »
168Mises en rapport, les images des deux époques illustraient de manière évidente l’évolution des homes et des problèmes d’accueil des personnes âgées. Elles offraient un excellent point de départ de discussion ou de réflexion sur un sujet d’actualité d’une société vieillissante.
169Pour que ces échanges puissent s’organiser dans les meilleures conditions, la présentation des documents dans le cadre d’une communication, d’une animation, d’un cours semble tout indiqué. C’est dans ce type de rencontres que nous essayons depuis une dizaine d’années de prolonger la durée de visibilité et d’utilisation d’un document au-delà de son passage à l’antenne. Car la « durée de vie » d’un document télévisé est paradoxalement très courte à une époque où les coûts de production, les investissements financiers et humains nécessaires à la création d’un programme ne cessent d’augmenter. Habituellement, après une ou deux diffusions, une émission peut tout au plus espérer être diffusé un même nombre de fois par quelques acheteurs étrangers. Mais, très vite, elle rejoindra les rayonnages des archives télévisées, oubliée des professionnels et du public. Dans le meilleur des cas, elle réapparaîtra, quelques années plus tard, à l’occasion de rétrospectives d’anciens programmes. Faute de mises en perspectives réfléchies, qui nécessitent souvent d’importants « remontages ». les rediffusions ne font pas courir les foules. Au mieux, on retirera de temps en temps du programme, ici et là, quelques séquences, sorties de leur contexte, qui seront utilisées comme illustrations des propos de nouvelles émissions. C’est aussi pour tenter de sortir de ce cercle, pour éviter que ces témoignages ne se transforment, trop rapidement, en nids à poussière que nous multiplions les contacts, en Belgique et à l’étranger, avec des universités, des entreprises et des institutions diverses afin d’offrir aux images un maximum d’occasions d’être révélées dans les meilleures conditions ou utilisées dans de nouveaux contextes.
170Une convention signée entre la RTBF et la Médiathèque de la Communauté française de Belgique, autorise les membres de cette dernière à emprunter des copies VHS d’un certain nombre d’émissions de la RTBF parmi lesquelles figure le programme Inédits. Un public très diversifié peut ainsi choisir de revoir la plupart des programmes Inédits repris dans un catalogue.
171Mais de nombreux téléspectateurs n’ont pas attendu les accords officiels pour s’approprier et utiliser de manière efficace les programmes qu’ils enregistrent avec leur magnétoscope. Ainsi des enseignants intègrent depuis des années les images d’Inédits dans les cours d’histoire, de morale voire de français. Certaines images du temps de guerre ou des colonies font partie des vidéothèques privées de nombreux chercheurs d’institutions se consacrant à l’étude de l’époque contemporaine. Les films de ressortissants belges en Chine font partie des bagages de certains diplomates ou hommes d’affaires. Des organismes spécialisés dans la gestion de situation de crise ont depuis longtemps intégré des documents inédits témoins de catastrophes dans leurs réflexions. Ainsi va la vie des inédits.
4.3. Vingt ans de mémoire autrement
172« Tous les Européens ont une montre, mais ils n’ont jamais le temps. »
173Ce proverbe, rapporté d’Afrique et noté par un vidéaste entre deux séquences d’un périple au Zaïre18, nous rappelle une des principales contraintes contemporaines du spectacle télévisé. La hantise du temps, le souci omniprésent de « faire court ». Il y a l’horaire des programmes, le minutage des émissions, la longueur des plans et des séquences, le rythme auquel se succèdent les interventions, la durée d’une interview. Une minute pour évoquer n’importe quel sujet afin de ne pas lasser le téléspectateur. Comment faire apprécier un document de cinquante minutes quand on ne dispose que d’un quart d’heure d’antenne ? Tout va vite, très vite au point que les professionnels eux-mêmes ont de moins en moins le temps de réfléchir à leur activité. Finie l’époque où des réalisateurs avaient le temps de composer des documents. Il s’agit aujourd’hui de répondre aux commandes des producteurs. Il faut produire, remplir des cases d’une grille de programmes, satisfaire l’attente supposée d’un public qu’on croit connaître à travers quelques colonnes de chiffres.
174C’est pourtant dans ces moments où tout semble se bousculer qu’il faut pouvoir garder la tête sur les épaules et réfléchir. Alors on se surprend à ressortir quelques séries d’interrogations classiques, élémentaires que nous avions crues, un moment, dépassées.
175Qui ? Dit quoi ? A qui ? Comment ? Quand ? Pourquoi ?
176Sans apporter nécessairement une solution aux problèmes qui se présentent, ces quelques questions ont au moins le mérite de nous aider à mettre un peu d’ordre dans nos esprits. Se défendre contre le temps, se concilier le temps, s’en faire un allié est devenu une nécessité impérative. Confronté à l’accumulation de documents inédits, le chercheur s’exclamera : « Je n’aurai pas le temps, ni le personnel », l’archiviste ajoutera : « Je n’ai pas le temps, ni la place nécessaire », le réalisateur et le producteur confirmeront : « Nous n’avons ni le temps, ni le budget ».
177« Même en courant – Plus vite que le vent – Plus vite que le temps – Même en volant – Je n’aurai pas le temps, pas le temps – De visiter toute l’immensité – D’un si grand univers – Même en cent ans – Je n’aurai pas le temps de tout faire19 », dit la chanson.
178Nous avons déjà accepté qu’il est vain de se lamenter sur la quantité impressionnante de documents importants qui ont été détruits. Nous ne nous inquiétons plus d’ignorer des connaissances qui pourraient nous aider dans notre approche de la vie ou de notre environnement. Nous avons appris que, même en bénéficiant des meilleures conditions d’archivage, nous ne pourrons jamais maîtriser ni gérer la conservation de toutes les traces du passé qui nous sont léguées. Nous savons qu’au rythme de la progression des découvertes, réalisées dans tous les domaines, nous ne pouvons espérer embrasser, au cours d’une vie, toutes les connaissances accumulées. Nous n’en aurons pas le temps.
179Cependant, aucune de ces évidences ne saurait représenter une raison suffisante pour interrompre la production de messages, le sauvetage de documents susceptibles de contribuer à notre connaissance du monde. Nous n’avons aucune prise sur ces paradoxes. Il nous reste à les accepter tout en les abordant avec souplesse et intelligence. Le moment est peut-être venu d’inventer de nouveaux chemins, de rompre les cercles vicieux des pratiques actuelles qui conduisent à la paralysie des initiatives les plus dynamiques. Si on ne peut que louer la patience de ceux qui acceptent de consacrer le plus clair de leur temps et leur énergie à arpenter les antichambres politiques avec l’espoir, bien ancré, de recevoir, un jour, une réponse aux problèmes de la mémoire et des archives dans notre pays, il faut reconnaître que tout ce qui a été sauvé jusqu’ici l’a été grâce à des initiatives individuelles, prenant le risque de ne compter que sur elles-mêmes et de se développer au gré de fortunes diverses. Ces démarches enthousiastes, s’ignorant malheureusement la plupart du temps, ont fini par créer un réseau de conservation d’objets les plus divers, parmi lesquels figurent les images fixes et animées, professionnelles et privées, d’une richesse tout à fait étonnante. En les inventoriant on est rapidement convaincu qu’aucune entreprise publique centralisée n’aurait pu réaliser un tel travail.
180Parfois bien après, longtemps après que le projet ait pris forme ou ait abouti sous forme de collection, d’archive ou de document, le hasard du calendrier qui rythme la vie des hommes de pouvoir, attire le regard d’une personnalité influente sur l’urgence d’un dossier, considéré comme « prioritaire » depuis des années. Alors comme par miracle une aide est envisagée ou discutée. On nous assure que, dans certains cas, les auteurs des projets sont toujours en vie.
181Peut-être à cause de l’absence d’une conscience politique des problèmes mais certainement faute d’une véritable volonté politique d’apporter, autrement que dans des discours, le soutien et l’aide nécessaire aux propositions de sauvetage de la mémoire de notre pays, il faut accepter de reconnaître ces quelques initiatives et de les épauler. Elles sont en effet peut être les seules à être capables, en jetant des passerelles entre des univers, des mondes qu’on a tenus séparés pour le plus grand malheur de tous, de nous aider à inventer de nouvelles pratiques capables d’échapper au conformisme ambiant.
182Considérant qu’il est inacceptable de lier plus longtemps le sauvetage d’un patrimoine aussi unique que fragile à la rencontre aléatoire d’un mécène ou de s’en remettre à un lointain futur pour le gérer, à coups d’imprévus et de catastrophes, nous avons pris l’initiative de proposer à différentes institutions de recherche des dépôts d’images copiées sur des supports de travail. Ces copies sont exclusivement réservées à la consultation de chercheurs dans le cadre de travaux précis, tout autre utilisation impliquant de s’en référer à la RTBF et aux ayant droits. Nous espérons par cette initiative, réalisée sans perte ni investissement supplémentaire, permettre aux chercheurs, libérés des contraintes administratives habituelles et des difficultés d’accès, d’étudier et de valoriser le champ cinématographique des films amateurs. En retour, les utilisateurs futurs des images, RTBF ou autres producteurs, pourront bénéficier de l’expertise et des résultats des recherches appliquées aux documents illustrant presque toutes les activités du vingtième siècle.
183Nous ne sommes qu’au début de l’entreprise. Sera-t-elle encouragée demain ? Bien malin qui pourrait prédire aujourd’hui le futur des archives.
184Tandis que nous organisons ces stratégies, se riant de toutes les agitations humaines et avec une régularité implacable, le temps, lui, continue d’orchestrer l’oubli, la disparition des acteurs et la destruction des traces. Dispersées, détruites, vendues au gré du marché, de nombreuses et irremplaçables collections de documents quittent le pays le privant toujours un peu plus de ses références, de ses racines.
185On nous avait pourtant appris que la culture d’une société et les enjeux qu’elle représente méritaient plus d’attention que quelques chaleureux discours ou promesses sans lendemain.
4.4. L’avertir du passé
186L’avenir, n’en doutons pas, nous réservera, encore bien des surprises. Dans cette attente essayons, sans vouloir être exhaustifs, de dresser un bref bilan des effets qui ont accompagné et suivi l’irruption des inédits dans le paysage audiovisuel public de Belgique et d’ailleurs.
187Que nous a apporté l’ouverture de la boîte de Pandore que représente le cinéma non professionnel ? Que nous ont appris les auteurs de ces images inhabituelles ? Après vingt ans de diffusions publiques, les images privées occupent-elles aujourd’hui une place dans les réflexions sur le passé ou le présent ? Les films de famille ont-ils contribué à inspirer de nouvelles démarches, de nouvelles approches de notre société ?
188Pour commencer ce sont les écrans de télévision qui ont révélé l’existence d’images inconnues enregistrées par des inconnus. Très vite elles s’avérèrent dignes d’intérêt et complémentaires de celles proposées par les médias habituels. En sortant de l’oubli des événements et des gestes du quotidien, elles enrichissaient et nuançaient notre connaissance du monde.
189Les films amateurs nous ont rapidement proposé des épisodes de l’histoire au sujet desquels nous ne disposions d’aucun document. Les scènes enregistrées par des particuliers en temps de guerre, en pays occupés restent typiques à ce sujet. Contrairement aux rumeurs entretenues parfois complaisamment chez les professionnels de l’image, les inédits prouvaient que l’activité des cinéastes amateurs n’avait pas cessé, tout au moins en Belgique, tout au long de la seconde guerre mondiale. Loin des champs de bataille et des documents officiels, le quotidien de l’Occupation avait bien été filmé par les citoyens. Des images modestes et maladroites ouvraient un nouveau chapitre de la vie en temps de guerre que n’avaient pas pu évoquer les reportages de correspondants de guerre, les films de guerres, les actualités ou autres films de propagande considérés jusqu’alors comme les seules sources d’informations sur les conflits.
190La position privilégiée des cinéastes amateurs, l’originalité de leur point de vue, libre des contraintes de la production et de l’information, se vérifia dans la plupart des domaines abordés par les seuls professionnels de l’image.
191Il apparaît désormais qu’au même titre que les journaux intimes, carnets de notes ou histoires de vie, les récits en images d’amateurs méritent d’être pris en considération dans l’étude de l’histoire contemporaine. L’histoire privée fait aussi partie de l’histoire de nos sociétés. Après avoir été longtemps considérés avec une certaine perplexité par les milieux universitaires, ces témoignages retiennent aujourd’hui l’attention des chercheurs de différentes disciplines scientifiques. Ils font l’objet de travaux et de publications à La Sorbonne nouvelle Paris III20, à l’Ithaca College de New York21. Il n’est pas jusqu’à la Fondation Getty de Los Angeles22 qui n’organisa un symposium consacré aux films amateurs. Curieusement, alors que ces images mobilisent des sémiologues et des historiens, elles ne semblent pas avoir éveillé jusqu’à présent la curiosité des sciences humaines, de la sociologie ou de la psychologie alors qu’elles sembleraient devoir concerner ces disciplines en priorité.
192L’apparition dans le spectacle médiatique des archives familiales enregistrées à différentes époques, témoins d’évènements sociaux, familiaux ou politiques belges et internationaux, a révélé la place que pouvaient occuper ces témoignages dans la construction d’une mémoire collective. L’archive n’est plus un domaine limité aux seuls documents professionnels. Les images privées rappellent aussi l’existence d’un imaginaire débordant d’initiatives et de créativité qui ne peut laisser indifférent des intellectuels, des créateurs et d’artistes sensibles aux mémoires.
193Les projets développés au départ des inédits ont favorisé l’apparition de synergies et de collaborations entre des personnalités, institutions d’horizons et de vocations différentes. Ces rencontres ont mis un peu plus en évidence l’absence, dans la plupart des milieux universitaires, de méthodologie et de grille de lecture appropriées à la prise en considération des images en général et des documents privés en particulier.
194Quant à la nécessité du stockage, de l’archivage des documents amateurs témoins d’une époque, elle a confirmé les négligences et l’absence de politique cohérente et à long terme en matière de collecte, d’archivage et d’exploitation des images du vécu de nos sociétés, des traces de leur passé et de leur histoire.
195L’utilisation d’images hors du contexte familial, au sein duquel elles avaient été réalisées, les manipulations dont elles pouvaient faire l’objet et les limites de l’objectivité ont immédiatement placé les inédits au cœur des réflexions contemporaines concernant la fragilité du témoignage photographique sorti de son contexte, la fiction des souvenirs, des événements rapportés et de la mémoire du passé. Sujet d’autant plus d’actualité que la révolution provoquée par l’apparition de l’image numérique permet aujourd’hui à l’amateur de disposer d’un matériel de qualité professionnelle et d’enregistrer des sujets et des situations délicates avec une souplesse et une discrétion que lui envient les professionnels de l’image.
196La télévision, à l’origine d’une certaine vulgarisation des films amateurs, a ouvert dans ses programmes un espace d’expression à des individus sans qualification professionnelle en leur accordant un statut de témoin privilégié. Les particuliers pouvaient jouer d’autres rôles que ceux de candidats à des jeux ou d’acteurs de situations burlesques. Le téléspectateur-cinéaste contribuait, lui aussi, dans ses limites à la narration d’une histoire dont il avait été jusque-là quasiment exclu et dont il avait, à l’insu de tous, conservé des traces uniques et originales. Les spectateurs participaient à l’aventure de la télévision.
197Encourageant la redécouverte et le sauvetage d’images témoins de traditions et de coutumes locales ou régionales, les inédits ont joué un rôle moteur dans la naissance d’archives régionales comme celles de Rouen, Nancy, Spa, en Écosse, au Danemark, etc. Les premiers animateurs de la Cinémathèque de Bretagne et du Pays basque ont créé leurs archives en collectant des films de famille qui leur ont permis d’asseoir la renommée de leur cinémathèque. Les premières archives de la Télévision des Açores furent des films amateurs témoins de la « révolution des œillets ».
198Une nouvelle génération de jeunes cinéastes professionnels canadiens, français, russes s’approprie aujourd’hui de manière originale des inédits pour réaliser, hors du contexte télévisé, des fictions, des longs ou courts-métrages originaux. Ces images représentent pour eux une nouvelle source d’inspiration et leur permettent aussi de porter un regard critique ou attendri sur notre monde.
5. Demain...
199Quand on essaiera un jour de tirer les leçons de la passionnante aventure du programme télévisé Inédits, on ne pourra ignorer l’extraordinaire mouvement européen qui s’est développé à son initiative. Il faudra se souvenir qu’il a vu le jour grâce à la rencontre de responsables de télévisions, d’archives et de réalisateurs, venant d’horizons et de pays différents, tous motivés par l’envie de partager et de communiquer la curiosité et l’enthousiasme que leur inspirait la découverte de films de famille. Leur dynamisme a prévalu aux échanges d’expériences, aux colloques, aux collaborations trans- et interdisciplinaires et a évité de réduire l’utilisation d’un matériel méconnu et fragile à un phénomène de mode
200Après les initiatives des années septante du réalisateur français Jean Baronnet, précurseur de l’utilisation de ces documents sur les antennes de l’ORTF23, et celles du danois Ole Brage24, les séries allemandes25, anglaises26, portugaises, française et belges firent progressivement des films privés un outil de connaissance. La première réunion européenne de Spa27, organisée à l’initiative de l’émission Inédits, réunissait en 1989 autour de responsables et d’acteurs des chaînes télévisées (RTP, Vidéothèque de Paris, RAI, RTBF, etc.) des chercheurs, archivistes et juristes, et enregistrait le souhait et la nécessité de créer un organisme international capable de coordonner les expériences et les découvertes liées à ce nouveau champ d’activités.
201En 1991 était créée à Paris l’Association Européenne Inédits, association internationale à but culturel et scientifique, qui se fixait trois objectifs. Il s’agissait :
202« – de stimuler, promouvoir, coordonner et organiser, au niveau international, toutes activités relatives à la recherche, la restauration, l’archivage, la conservation, la sauvegarde, la mise en valeur et la diffusion des images en mouvement, qualifiées d’« inédits », évoquant tout aspect de la vie de nos sociétés, réalisées sur tous les formats et supports et qui, à l’origine, n’étaient pas destinés à une diffusion dans les circuits professionnels de l’audiovisuel ;
203« – d’encourager la création et le développement de centres et structures responsables de telles activités dans toutes les régions d’Europe ;
204« – de mettre en œuvre et développer une collaboration internationale, notamment dans les domaines de la création d’un registre international, la coopération technique, juridique et méthodologique, l’échange, la coproduction utilisant des inédits ; l’objet de l’association étant défini en application de la Charte européenne des Inédits, adoptée à l’issue du colloque de Spa de mars 1989. »
205Objectifs ambitieux, à la hauteur de l’enthousiasme qui les avait inspirés. Une partie a été réalisée ou abordée à ce jour. Mais il reste encore beaucoup de pain sur la planche pour faire aboutir l’ensemble des objectifs proposés. Si maintenir en éveil et en activité une association nationale n’est déjà pas simple, on peut imaginer les difficultés que représente la gestion d’un organisme à un échelon international.
206Après avoir assumé, successivement de 1991 à 2001, les fonctions de secrétaire général puis de président de l’ΑΕΙ, dont je fus un des membres fondateurs, j’ai décidé, tout en gardant les contacts amicaux avec l’association et en continuant à produire des documents, de consacrer mon énergie au développement de nouvelles initiatives touchant à la mémoire et aux inédits en Belgique.
207Après une multiplication des séries télévisées révélant des inédits un peu partout dans le monde – Ineditos en Uruguay, Dus ist unsere Geschichte en Allemagne, Attic archives en Ecosse, Ineditos aux Açores, Objectif amateur en France, Avis aux amateurs en Suisse, etc. –, les productions se sont faites plus discrètes. Comme si l’utilisation des images s’était banalisée et ne nécessitait plus de programmes spécifiques. La chaîne télévisée Arte continue à proposer quelques réalisations de la Camera Stylo, produite par la NDR ou de jeunes cinéastes français, la RTBF poursuit la production du programme Inédits. Mais l’évolution des télévisions de service public oriente les recherches vers d’autres types de programmes laissant l’utilisation future des inédits à l’antenne dans l’incertitude. C’est aujourd’hui au tour du cinéma de développer des exploitations originales des inédits.
208Quant aux cinémathèques et archives régionales, elles continuent d’accueillir leur lot quotidien d’archives familiales. Pour certaines, la quantité des films proposés a créé de tels problèmes d’archivage que les collectes ont été radicalement remises en question. Les plus clairvoyantes d’entre elles entretiennent ou développent une indispensable synergie avec les chercheurs, les diffuseurs et les créateurs. L’expérience a prouvé que cette option, en dynamisant tous les maillons indispensables d’une chaîne de valorisation d’archives, offre un maximum de garanties dans l’exploitation et la mise en valeur des archives.
209En Belgique, s’est créé un groupe de réflexion consacré aux médias dans lequel les films de famille sont pris en considération. Animée par des chercheurs de différentes universités du pays, l’initiative est soutenue par le Fonds national de la recherche scientifique. De récentes publications, tout en encourageant la sauvegarde des images familiales, posent les problèmes soulevés par l’apparition de la vie privée dans le domaine public. L’Union européenne de radio télévision (UER) crée en son sein un groupe archivage interdisciplinaire et s’intéresse aux inédits. Une nouvelle association belge, « Mémoires du Congo », se fixe comme objectif de recueillir les témoignages des derniers « coloniaux » belges (images, documents et témoignages) afin de revisiter les rumeurs caricaturales qui ont trop longtemps occulté l’histoire du Congo belge. Après six ans de tâtonnements, la désignation des futurs bâtiments censés accueillir l’association Mémoires Audiovisuelles de Wallonie (MAW) pourrait aboutir prochainement... Un peu partout, en France, en Italie, en Espagne et au Luxembourg de nouvelles associations voient le jour et se fixent pour objectif tantôt d’assurer le sauvetage et l’étude des films de famille, tantôt de produire une évocation du patrimoine européen au moyen d’images privées d’hier et d’aujourd’hui.
210Dans ce nouveau contexte, l’AΕΙ aura à prouver qu’elle est capable de tenir, à l’échelon international, son rôle d’interlocuteur privilégié et incontournable dans le domaine des inédits qui avait motivé sa création.
211Dans le même temps, de janvier à mai 2002, l’émission Inédits proposait quatre nouvelles productions belges, films et vidéos, et quatre réalisations étrangères parmi lesquelles deux françaises, une luxembourgeoise et une tunisienne. D’octobre 2002 à juin 2003, le même programme, en collaboration avec le service Documentaires de la RTBF, proposait, sur La Deux, deuxième chaîne repensée de la télévision belge, un nouveau rendez-vous mensuel intitulé Récits d’inédits révélant des fictions, reportages et documentaires, parmi lesquels des longs-métrages russes, finlandais, grecs ou sud-africains réalisés par des cinéastes professionnels au départ de films de famille, de rushes ou de documents inédits. La plupart des réalisations étaient diffusées en première sur les chaînes télévisées francophones. De juin à août 2003, la saison estivale offrait dix à quinze nouveaux rendez-vous de 52 minutes, consacrés à des inédits belges.
212De toute évidence, la télévision reste un des principaux lieux, et peut-être un des plus efficaces, où le film amateur peut être révélé. Mais nous vivons une époque faite de paradoxes. Car si on dénombre de plus en plus d’initiatives touchant à la préservation de la mémoire, nous savons très bien que bien peu sont promises à un grand avenir.
213La dernière année que je passerai au sein de la RTBF me permettra de tirer un bilan plus précis sur l’ensemble des activités développées au départ de l’émission que j’ai créée et animée depuis 1981 et dont j’ai assuré la continuité depuis 1984. Aurai-je la possibilité d’assurer une passation de témoin ? Quel est son avenir ? Disparaîtra-t-elle ? Prendra-t-elle de nouvelles formes ? D’autres options ? D’autres stratégies ? Sans avoir fait jusqu’ici l’objet de remise en question dans le contexte des profondes restructurations que vit la télévision belge francophone le programme est à un tournant. Il est évident qu’une page est déjà tournée. A chaque génération de faire preuve de ses talents. Les inédits ont marqué une époque et continueront encore longtemps d’interpeller les mémoires des gens qui ont participé de près ou de loin à l’aventure.
214Peut-on rêver qu’en Belgique, pays d’origine de la plupart des initiatives, se crée, dans le domaine particulier évoqué ici, un groupe de travail interdisciplinaire avec pour tâche d’évaluer les initiatives passées et d’initier de nouveaux contacts, de préparer de nouveaux chercheurs ou réalisateurs, de nouvelles activités et de nouveaux projets, à la fois au niveau institutionnel et financier, sur le terrain du vaste chantier ouvert en 1979.
215Les traces privées de notre mémoire que nous avons exhumées méritent mieux que l’abandon et l’oubli. La création d’une nouvelle association « Inédits » à but culturel et scientifique axée, en priorité, sur la problématique belge de la conservation et de l’exploitation des films de familles représente-t-elle une alternative réalisable ?
216Ou bien les futurs découvreurs d’inédits en Belgique seront-ils réduits à confier les archives audiovisuelles privées aux institutions compétentes qui existent et fonctionnent de la Communauté flamande de Belgique ou de les placer en dépôt à l’étranger ?
217Si on en vient à rappeler qu’après tout, l’oubli fasse aussi partie de la mémoire pour justifier l’absence de prise en considération de cette dernière, il ne faudra pas s’étonner qu’à force de réaliser les conditions propices à l’amnésie d’une population, elle finisse par perdre ses repères, par se laisser manipuler et par reproduire les erreurs du passé.
Annexe
Annexe 1
Tout en étant conscient de la difficulté, voire de l’impossibilité, de « traduire » en quelques photogrammes un récit caractérisé par le mouvement, il m’a semblé important de tenter cette évocation en assumant toutes les imperfections que cette approche peut comporter. Il s’agit à la fois d’évoquer et de valoriser le travail, trop souvent ignoré, des principaux collaborateurs qui contribuèrent à la notoriété et au succès du programme Inédits.
Le générique d’une émission télévisée, c’est à la fois un titre et une carte d’identité. En quelques secondes, au moyen d’images et de sons, il s’agit à la fois de séduire et d’informer, d’attirer l’attention du téléspectateur et d’identifier un programme qu’on invite à suivre. Dans ce rapide prologue, seront proposées les caractéristiques principales et originales de ce qui va suivre. Dans le meilleur des cas, la présentation marquera la mémoire du téléspectateur au point qu’une image ou un son lui rappellera presque automatiquement le programme
Quatre génériques, réalisés par quatre réalisateurs différents, ont balisé et marqué l’évolution de l’émission Inédits. Chacun, à sa manière, a exprimé, dans un style qui lui était propre, ce que l’émission lui inspirait. Chaque générique raconte une histoire qui illustre une découverte d’images.
La musique du générique, proposée par le musicien décorateur sonore Jean-François Lacroix, est restée la même depuis la première émission. Il s’agit d’un morceau intitulé Marche indienne d’Ad. Sellenick, arrangement de Jo Moutet, repris dans un kaléidoscope consacré à La Belle Époque.
Pour le vingtième anniversaire du programme, le musicien Etienne Gilbert en a réalisé une nouvelle orchestration. A la fois désuette et de bonne tenue, sensible, discrète et légèrement nostalgique, la mélodie a marqué un très large public qu’elle continue de séduire encore aujourd’hui.
1981 : premier générique réalisé par Alain Cops
Générique du début
Intérieur. Accroché à un mur, un cadre contenant la photo d’un petit avion de tourisme entouré de deux pilotes. Les personnages s’animent. Ils mettent en marche le moteur de l’avion. Plusieurs plans du décollage. Après un passage, l’avion accroche à l’aide d’un câble une banderole qui se déploie et sur laquelle on peut lire « Inédits », le titre de l’émission.
Générique de la fin
Après quelques passages nous permettant de lire le texte du panneau, l’avion lâche la banderole qui tombe lentement sur le sol, reprenant sa première position.
Commentaire
Ce premier générique a longtemps été considéré comme le plus original. Chaque action du scénario dont un avion, engin toujours fascinant, était le principal moteur, correspond aux principales étapes qui caractérisaient la démarche de l’émission. Après s’être échappé du cadre statique de la photo, l’avion arrachait au sol un calicot – découverte et sortie d’un document de l’inconnu –, s’élevait dans les airs et révélait – rendre visible, proposer au public les documents. Après plusieurs passages – le temps de vie d’un programme – le calicot était déposé sur le sol – le document était restitué, reprenait sa place initiale.
Ce générique remporta un vif succès et nombreuses sont les personnes qui, encore aujourd’hui, identifient l’émission Inédits à l’envol d’un petit avion. Alain Cops fut le premier réalisateur du programme Inédits. Il y apporta tout son talent et sa créativité, malheureusement pendant une période trop courte. Après Raoul Goulard, qui participa au lancement du programme, Maurice Chaidron fut le premier producteur de l’émission.
1985 : deuxième générique réalisé par Jacques Van Der Heyden
Générique du début
Plan d’un album de famille. Le titre de l’émission s’inscrit sur l’écran puis disparaît. Une main ouvre l’album. Nous découvrons quelques photos. On feuillette quelques pages. Zoom avant sur un document qui s’anime et révèle les premiers plans de l’émission.
Générique de la fin
La dernière séquence du programme est peu à peu enfermée dans un cadre. Zoom arrière, tandis que défilent les noms des différents collaborateurs du programme. Après avoir tourné quelques pages, une main referme l’album de photos.
Commentaire
Une idée simple, efficace, parlante. Comme on prend plaisir à parcourir les photos d’un album de famille, l’émission invitait les téléspectateurs à découvrir et à apprécier des documents inédits. Une fois l’histoire achevée, l’album se refermait. Le regard sur le passé avait été une agréable parenthèse.
La réalisation de ce générique correspond à un tournant dans l’évolution du programme. L’équipe qui avait créé le programme allait être dispersée sur d’autres productions. Plusieurs réalisateurs différents « prendraient la relève » pour apporter leur expérience à l’émission. Je serai bientôt le dernier membre de la première équipe à continuer à m’occuper d’Inédits.
C’est aussi à cette époque que fut réalisée la première série thématique « Les vacances à la mer », utilisant des images amateurs d’origines et d’époques différentes pour évoquer le vécu du littoral belge. Il ne s’agissait plus seulement de présenter un document pour son originalité ou son intérêt mais de faire dialoguer des images de provenance différentes pour construire un récit thématique.
Alors que nous allions continuer, pendant de nombreuses années, à travailler sur un support film, ce programme fut aussi le premier à être réalisé entièrement sur support électronique un pouce.
1990 : troisième générique réalisé par Olivier Appart
Générique du début
Dans un grenier, une quantité de jouets et d’objets hétéroclites semblent oubliés. Au milieu trône un ancien projecteur 35 mm. Une personne le met en marche. Les tremblements de la machine animent l’univers du grenier. Nous accompagnons la pellicule à l’intérieur de l’appareil. Bientôt, la première image apparaît. On reconnaît un des jouets aperçu dans le décor, filmé autrefois. Le titre du programme apparaît. La projection commence...
Générique de la fin
La projection s’achève – visage du projectionniste, attentif au déroulement du film – le projecteur s’arrête – on éteint la lampe – on recouvre le matériel – une légère fumée se dissipe – devant une lucarne qui laisse passer la lumière du jour.
Commentaire
Le personnage qui apparaît dans le générique est Monsieur Deloge. Une personnalité chaleureuse qui accumula, dans les dépendances de sa maison, avec la complicité de son épouse et de son fils, une des plus étonnantes collections de matériel cinématographique professionnel et amateur de Belgique. Dans son musée de Wanfercée-Beaulez se cotôyaient des centaines de projecteurs, caméras, bobines de films (du 16 au super 8 en passant par le 17,5, le 9,5, le 8 et d’autres formats sans lendemain), disques vinyl, tables de montage et objets divers qui avaient appartenu à différentes personnalités du cinéma. Après avoir souri devant la canne et le chapeau de Tati, on pouvait assister entre amis à la projection de quelques films classiques, introduits, comme il se doit, par les actualités de l’époque. Un gramophone agrémentait l’entracte et faisait rêver. De tout cela, il ne reste plus aujourd’hui qu’une habitation vide à l’abandon. A la disparition de Robert Deloge, de son épouse et de son fils, la collection fut dispersée, partagée entre collectionneurs. Elle fait sans doute aujourd’hui partie du décor de quelques musées européens dédiés au cinéma.
2000 : quatrième générique réalisé par Marie Beaunom et André Huet
Générique du début
Le « start » d’une bande opérateur rappelle qu’il sera question de films. Une incrustation de quelques images du premier générique annonce la présence d’autres images. Encadrée de deux dates (1981-2001), le titre du programme apparaît. Images d’enfant tandis que défile en bas de cadre le dernier générique. Se succèdent l’arrivée du train en gare de Poperingue, baignade à la mer, images d’industries, scènes des années vingt, séquences contemporaines de Chine tandis que deux vieilles éclatent de rire, après la lecture d’un journal.
Générique de la fin
Sur fond d’une mémorable bataille familiale dans le foin, un enfant admire une voiture des années trente. Un texte remercie tous ceux qui ont contribué à l’existence du programme. Sur une scène bucolique, s’inscrit l’adresse du site internet de l’émission. Images d’un repas familial, rappel d’image du dernier générique. Deux enfants s’embrassent et revoient au prochain rendez-vous.
Commentaire
Le générique ne raconte plus une histoire, mais évoque une pratique faite d’évocation, de gestion, de rencontres d’images en provenance d’époques et d’horizons les plus divers. Supports film et électroniques se mêlent pour évoquer les sujets et les thèmes les plus inattendus. Cinéma et télévision fusionnent. Traces, signes, mémoires d’une société, les images amateurs, tout en conservant leur fraîcheur, ont quitté le cocon familial et participent aujourd’hui, de manière originale, aux réflexions touchant l’actualité, le patrimoine, la mémoire, l’histoire. Réalisé à l’occasion du vingtième anniversaire de l’émission, ce générique inscrit notre propos et nos projets dans le contexte contemporain.
Annexe 2
Emission Inédits, « Le temps, qu’est-ce que le temps ?28
Introduction
Voix Off : Installez-vous confortablement. Prenez le temps de regarder et d’écouter. Vous allez vivre avec nous cinquante-quatre minutes extraordinaires. Alors que tout s’agite autour de nous, la magie du cinéma va nous faire remonter le temps et nous révéler ce qui a disparu à jamais. Pour un instant, les silhouettes gravées sur la pellicule vont revivre des épisodes dans lesquels nous nous retrouverons tous. Face aux horloges, ajustant les désordres, ponctuant les durées, accordons-nous le temps de lire les images, prenons le temps.
Images du passé, titre du premier document réalisé par le Dr Fumière, commenté par sa veuve
A. FUMIÈRE – C’est Levai ça, c’est le village de mon mari. Je ne sais même pas si la gare existe encore maintenant. C’est sans doute un point d’arrêt ou je ne sais pas.
Ça c’est le charbonnage de Cronfestu, ça c’est 29, c’est sûrement 29, ça.
Ah bien voilà, c’est moi et ma sœur. Ma sœur et moi plutôt. Non, c’est pas 30, c’est 32.
André HUET – Qu’est-ce qui vous permet de déterminer ?
AF – Ce sont des points qui vous restent dans la mémoire de ce que vous avez fait quand vous étiez jeune. Je me souviens vraiment des années comme ça.
AH – C’était le père de votre mari ?
AF – Non, son oncle, parce que son père était mort. Il a perdu son père très tôt.
Ça, c’est sa famille. Sa maman, sa cousine. Il était étudiant, il a fait comme tous les étudiants, il s’est sans doute privé de quelque chose pour pouvoir faire partie d’un cercle, pour acheter ses appareils et puis il a commencé à faire du cinéma.
C’était une distraction. C’était, à côté de ses études c’était une distraction.
AF – C’est le SEMDA.
AH – Ils servaient à quoi ces appareils ?
AF – Mais ça c’est pour enregistrer sur cire, quand la famille venait ou les amis, on leur faisait raconter une histoire.
[Voix d’enfant (enregistrement d’une des filles de Madame Fumière) :
« Et si je le savais. En l’absence de leur maman, petite Rose et petit Jean étaient, la chose détestable, grimpés tous deux sur une table. La mère en rentrant les surprit. Et quoique mécontente dit : « Celui qui descend au plus vite aura des bonbons tout de suite ». Petit Jean ne bougea guère. « Tu m’étonnes, lui dit sa mère, tu bouderais aux bonbons même ? Non, maman toujours je les aime ». Mais ajouta l’air confus : « Je sais bien qu’il n’y en a plus. »]
AF – Quand il avait un nouvel appareil, il aimait bien le montrer et comment ça fonctionnait. Alors, si la famille venait, quelqu’un racontait une blague et tout ça.
Ça, c’est déjà 39, la mobilisation. Ça, c’est un mauvais souvenir.
AH – Pourquoi ?
AF – Parce qu’il s’est fâché, parce que ça ne marchait pas, parce que l’enfant, je ne sais pas, elle obéissait, mais elle était troublée. On installait la petite fille devant le micro. Et puis elle chantait et puis ça marchait ou bien ça ne marchait pas ou il se fâchait, il ne se fâchait pas. Puis c’est l’autre qui pleurait.
[Voix d’enfant : « Je vais bouder, je voudrais bouder, mais je n’ose. Car on m’a souvent répété qu’il faut de la pluie à la rose ainsi qu’au blé mûr de l’été. Pendant qu’aux vitres je m’appuie, dans les plaines et les vallons, le paysan bénit la pluie qui va féconder les sillons ».]
AF – Voilà, l’autre qui pleure. Il faut l’emporter. Il la pousse comme ça parce qu’on voit tout de suite à sa figure que ça ne va plus. Ah non, ça c’est un mauvais souvenir, ça. C’est une de ses attitudes que je n’aime pas.
P. Fumière présente Marotte, titre du film sonore du Dr Fumière
AF – Une marotte c’est un hobby et eux leur hobby c’était le cinéma.
AH – Et vous avez enregistré du son pour ça ?
AF – Ah oui, il y avait encore du son en plus.
[Voix du Dr Fumière accompagnant le film :
« Tourner c’est ton rêve le plus doux, tu en exultes, tu en es fou.
« Caméra vibrante, projections ardentes, tout cela tourne, tourne et te retourne. Que de projets dans ton cerveau ! Très souvent même tu en as trop. Mais quand tu veux réaliser, tu ne sais plus par où tourner. Muse ingrate, inspire-les. Que t’ont-ils donc fait ? N’ont-ils donc pas assez fumé ni calculé, ni dessiné, ni mijoté ni médité. Vois leur crâne dénudé, vois leur faciès délabré. Ceci ami c’est pour ta digne épouse.
« Puissent certaines mises en page susciter dans son esprit le respect et l’amour de ton art incompris.
« Pour réussir tes purs chefs-d’œuvre, ton secret entre nous le voici : tu fais un bon découpage, tu t’assures un solide montage. »]
AF – C’était préparé avec un autre cinéaste. Je ne sais pas s’ils avaient mis ça sur papier mais sans doute qu’ils avaient discuté auparavant. Je ne sais pas si on a fait ça en une soirée. Peut-être bien, parce que ça n’est pas tellement long. Mais c’est du 9,5 ça encore, donc c’était avant la guerre. Et c’est lui qui avait monté cette colleuse. Elle est toujours là d’ailleurs.
[Voix du Dr Fumière accompagnant le film :
« Tu exécutes de savants éclairages. Machines et machinistes, accessoires et accessoiristes, tous ceux-là sont tes sujets. Quand ils le veulent, ils sont parfaits !
« Mais ton domaine serait incomplet sans tes actrices, sans tes acteurs. Les prendriez-vous pour des amateurs ? La patience est vertu cinéaste à moins que tu ne sois caméraclaste.
« Pour récompenser ton dur métier, on vient t’aider quand c’est fini. Dernières collures, supervision, déconfiture, malédiction. Et quand tu projettes les images, tandis que vibre ton cœur, le bruit de ton projecteur couvre le ronflement de tes amis.
Enregistré le 2 juin 1939. »]
AF – A ce moment-là, il filmait assez régulièrement oui. Et puis Michelle est née très tôt après notre mariage, l’année suivante elle était là alors tout de suite, il a pu filmer.
P. Fumière présente un film d’amateur : Une journée de Michelle, titre du film du Dr Fumière
AF – Il voulait faire un film sur Michelle et il a commencé le matin. Je ne sais même pas s’il a préparé son scénario ou bien il a fait au fur et à mesure de la journée. Mais je ne crois pas que ça a été fait en un jour. Oui, puisque quand elle s’éveille, c’est pas le matin. Ça n’a pas été fait à 6h30 du matin. Parce qu’elle dormait l’après-midi donc je suppose que ça a été pris l’après-midi, quand elle s’éveillait. Il n’avait pas un matériel tellement sophistiqué, vous savez, il avait sûrement un spot. Miette qui s’éveille aussi. Miette c’est sa poupée. Alors elle faisait ce qu’on lui disait. Vous savez, c’était pas une star. Elle n’obéissait pas toujours à ce que son papa lui demandait bien sûr. Mais ça n’a pas été trop mal. Mais elle fait ça en rigolant. Ça, c’est à l’étage, oui.
AH – Et c’était la première étape de la journée ?
AF – Oui, oui. Ça a peut-être été pris le soir aussi, je ne sais pas. En tout cas, j’étais là puisque je m’occupais de la gamine. Oui, ça elle le faisait. Monter dans sa chaise.
AH – Elle était dégourdie ?
AF – Oui. Et bonne fourchette.
AH – Est-ce que c’était du chocolat ?
AF- Je n’en sais rien.
AH – Et qu’est-ce qu’elle avait dans sa tasse là ?
AF – Sûrement pas de café, on dirait quelque chose de brun, peut-être du chocolat. On voit qu’elle obéit à tout ce qu’on lui dit de faire. Mais elle aimait de chipoter. Elle chipotait avec ma belle-mère ou avec moi, oui. Elle était seule, elle était enfant unique encore à ce moment-là. S’il avait décidé, s’il avait un moment de libre, si l’enfant était libre, si les circonstances se présentaient, il prenait son appareil. Pour La journée de Michelle, il fallait une continuation, il fallait tout de même que ça suive. Elle allait au marché avec ma belle-mère et...
[Voix enregistrée d’une des filles de Madame Fumière interprétant une chanson enfantine :
« Où vas-tu, belle jardinière ? Où vas-tu de bon matin ? »]
AF – Elle nettoie les épinards, je crois, elle avait sa petite casserole aussi. Elle était douée sans doute parce que ma petite-fille trouvait ça extraordinaire qu’elle mange déjà à la fourchette et elle avait trois ans. Elle était gauchère. Elle a toujours la même robe. On a essayé de faire un enchaînement tout de même. Elle s’y prêtait assez facilement.
AH – Et ça se passait réellement comme ça une journée ?
AF – Mais oui, parce que, que voulez-vous qu’elle fasse d’autre ? Oui. Nicky. On avait une grande cour derrière. C’est mon mari, c’est son papa.
AH – C’est vous qui filmez alors ?
AF – Je suppose. Là, je me souviens. Elle avait des difficultés parce qu’elle avait des dispositions pour être gauchère, elle était mal à l’aise quand on la faisait travailler à droite et puis ça ne lui a pas donné de problèmes mais elle a tout de même des dispositions de gauchère.
AH – Donc là on lui demande...
AF – On lui demande d’écrire à droite. Elle est plus maladroite à droite qu’à gauche. Ça, c’est l’heure d’aller dormir. Quand elle devait coucher sa poupée et qu’elle devait lui raconter une histoire, là, c’était pas toujours la joie. Ah. là, je me souviens. Ça n’a pas été tout seul pour lui faire faire ça.
AH – Et qu’est-ce qu’il y avait eu comme problème ?
AF – Elle ne faisait pas bien et mon mari était assez nerveux alors il fallait que ça marche. Pour La journée de Michelle, je suppose qu’elle a été présentée quand même au club. Et puis son travail, sa clientèle grossissait. Et puis pour Paule, il a simplement, il filmait mois par mois. Il y a mis un titre. Il a tout de même... il a fait... il mettait les dates. Mais là, c’était pour nous. Ça n’a jamais été présenté.
Images de la vie de Paule Fumière titre du film du Dr Fumière
AH – Où sommes-nous, là ?
AF – A la clinique Saint-Joseph à Vilvorde. Il n’y a que Paule qui soit née chez les Flamands. Elle a un jour, elle est née le 19 et il marque le 20. Et puis l’infirmière avait mis un voile à Michèle parce qu’à ce moment-là on mettait encore un voile et elle est allée dans la chambre où on donnait le bain au bébé et il a filmé. Ça, c’est dans la chambre. On habitait Vilvorde et donc il suffisait qu’il prenne la voiture et prendre la camera. 11 disait « Tiens, on va filmer, on va faire ça. ». Et on ne préparait rien, non. A ce moment-là, il avait encore le temps de faire des dates et de monter tout ça, oui. En 36 il était jeune médecin, ça c’est en 39, donc c’était pas encore la guerre. Il a été mobilisé après. On se demande toujours si les petits-enfants ressemblent à celle-ci ? Je ne sais pas, je ne trouve pas de ressemblance. Il filmait tous les mois, il photographiait tous les mois, mais ici il n’y avait pas de préparatifs.
Commentaire
Jour après jour le temps s’écoule, inexorablement. Combien de fois n’a-t-on pas répété, on n’a pas le temps de voir grandir les enfants. Les traits s’affirment, les gestes se font plus assurés. Seuls les photos ou les films garderont pour le futur une trace de ces moments uniques. Pour nous qui ne connaissons pas ces familles, les images nous rappellent la relativité des choses, les scènes anecdotiques nous invitent à une réflexion sur le temps, cette succession de moments fugaces qui font chacune de nos existences. Chaque séquence éveille en nous une émotion, un souvenir personnel qu’on redécouvre avec tendresse. Nous aussi nous avons vécu des choses semblables, un jour il y a déjà longtemps. Les enfants représentent un des sujets de prédilection des films de famille. Mais les cinéastes amateurs n’hésitent pas à aborder d’autres sujets qui, à leur manière, illustrent l’emprise du temps sur nos activités quotidiennes. Soigneusement observée, voici une étonnante journée d’un loueur de voitures auquel manifestement on n’a pas de temps à perdre.
La journée d’un vendeur de voiture film réalisé par Rudolf Crebs et Ghislain Mahy
G. MAHY – On a fait ça ensemble. Mais je pense qu’on a été inspiré par le cinéma, les dessins animés qui existaient déjà. Et probablement qu’on s’est laissé inspirer pour réaliser ça. Beaucoup de patience. Sans savoir comment ils obtenaient cet effet. On avait l’idée de faire un film sur l’activité d’une journée de travail, mais on allait également faire le film du dimanche mais ça n’est jamais arrivé.
AH – C’était généralement comme ça que commençait la journée. C’était le téléphone qui vous réveillait ?
GM – Non, j’avais une heure pour me lever et une heure pour aller au lit. Je ne me levais pas tôt, 7h30-8 heures, le temps de se laver, de se préparer.
AH – Et le petit-déjeuner se composait de quoi, à cette époque-là ?
GM – Le petit-déjeuner. C’était la même chose que maintenant : une tasse de café, avec une ou deux tartines. Là-bas mes affaires, c’était à Gand, il organisait le tout, voir des voitures, éventuellement il les achetait. D’occasion bien sûr. Là, je sors du garage. C’était la même mécanique que la Cadillac. Mais c’était une voiture qu’ils avaient fait... qui coûtait un peu moins cher pour concurrencer les produits.
AH – C’était une voiture courante en 1939 ?
GM – Non. Ça n’a jamais été une voiture courante. C’était une voiture assez chère. Elle coûtait presque le prix d’une Cadillac. Les qualités de la Lasalle, c’était qu’elle est très jolie. Elle était en noir. Il y avait beaucoup de voitures en noir, avec des roues flasques rouge. Si on devait vendre une Lasalle, on était beaucoup mieux placé avec une Lasalle noire qu’avec une beige parce que la Lasalle noire était beaucoup plus courante. C’est ça qu’on achetait plutôt noir et c’est aussi l’époque des flancs blancs.
R. CREPS – J’ai vu à la figure de ta femme qu’elle était de nouveau pas contente parce que tu es revenu de nouveau trop tard pour le lunch.
GM – Oui, mais tout ça tu mets un peu d’imagination également. Ça demandait un peu d’organisation et un peu de temps.
RC – Oui, on n’a pas fait ça en une journée, ni en une semaine, on a travaillé pendant environ un mois pour avoir le résultat qui existe toujours heureusement.
GM – On faisait les choses l’une après l’autre sans discuter. Ça allait tout seul. Pourquoi je prenais la Ford 35 l’après-midi ? Parce que je la laissais devant la gare et je prenais le train. Parce qu’à ce moment-là, on ne pouvait pas aller à Bruxelles en 35 minutes, comme maintenant. On était content de pouvoir se déplacer convenablement et on faisait du 50, du 80 à l’heure pas plus, parce qu’il y avait aussi les pavés. Il y avait un train toutes les heures, à une heure cinq, deux heures cinq, trois heures cinq etc., encore un train à la demie mais un semi-direct qui s’arrêtait à Alost. C’était la grande ligne Ostende-Bruxelles qui était servie par des locomotives plus puissantes. Ces locomotives ont disparu, on ne les a plus jamais revues.
RC – Oui, c’est dommage, c’était des locomotives fantastiques.
GM – Normalement, j’arrivais à la gare du Midi. Je prenais le tram 15 qui s’arrêtait devant la gare. Et le 15 allait jusqu’au boulevard de Waterloo, avenue Louise. Il n’y avait aucun problème. Je montais sur le tram, qui entre parenthèses était la seule ligne à Bruxelles qui avait les grandes voitures. La location sans chauffeur, là, à Bruxelles, normalement, c’était pas des gens qui venaient régulièrement louer une voiture, des Bruxellois de tous genres. C’était pas des gens spéciaux. C’étaient des gens qui avaient besoin de se déplacer en auto, qui n’en avaient pas ou qui étaient en panne. Il y avait toujours une raison évidemment.
AH – Vous aviez combien d’employés à Bruxelles ?
GM – Cinq.
RC – Ils sont occupés à mettre un nouveau moteur dans une voiture.
AH – Mais là pour revenir à Gand, vous avez pris une micheline ?
GM – Oui. Sur la grande ligne, il y avait quelques michelines diesel qui, à mon avis, étaient moins confortables que les grandes voitures.
AH – Vous êtes de retour chez vous ?
GM – Oui, pour le souper. Ils descendent déjà pour aller au cinéma.
AH – Vous alliez souvent au cinéma ?
GM – Oui, pas tous les jours mais une ou deux fois par semaine. C’était normal à l’époque parce qu’il n’y avait pas de télévision. Quand on aimait le cinéma, on y allait, quand on n’aimait pas on restait à la maison.
AH – Et quand vous revoyez ça, pratiquement 60 ans plus tard, quel effet ça vous fait ?
RC – C’est rare qu’on profite encore de ces anciens documents.
GM – On n’a plus le temps.
Commentaire
Avoir le temps, toujours le même problème mais pour ne pas perdre son temps, on peut essayer de prendre le temps alors certains tentent d’emprisonner le temps dans des images. C’est ainsi que René Henrion filmera, l’évolution des travaux entrepris à son domicile, avec il faut le dire, un certain savoir-faire.
R. HENRION – Le 3 janvier 1938, ma femme s’est accouchée d’un beau gros garçon. Et c’est ainsi, qu’ayant un cousin à Bruxelles qui faisait déjà du cinéma... et j’avais trouvé que c’était magnifique d’avoir ce souvenir-là. Je dis et ma femme surtout, nous allons faire la même chose. Moi tout à fait d’accord. J’ai toujours été d’ailleurs avec mon petit projecteur ici de mes débuts. Je louais déjà, ici à Namur, des films de Chariot, Laurel et Hardy et toutes sortes d’histoires que je passais. Mais alors j’ai pu passer les films que je tournais personnellement et qui font partie de ma cinémathèque de 9,5. J’ai tourné pendant dix ans en 9,5, de 1938 à 1948. Et puis j’ai été un peu dégoûté de la mauvaise qualité du matériel français, c’est-à-dire que la griffe qui entraîne le film prenait dans le milieu de l’image. Et si le film était légèrement gondolé, les griffes griffaient le film tout le long du chemin. Comme j’avais vu que le double 8 de Kodak ici ne faisait pas ces défauts-là, je dis à ma femme nous allons acheter le même projecteur que mon cousin Fernand et c’est ainsi que j’ai acheté ce projecteur de mes débuts avec une lampe de 100 W, 200 W pardon, mais c’était tout de même mieux que le petit Pathé Baby avec une lampe de 12 volts 05. Ca veut dire 8 watts vous voyez la différence.
Navilac fait peau neuve titre du film de R. Henrion
R.H. – J’avais enregistré les premiers pas de mon fils alors j’étais lancé et c’était le doigt dans l’engrenage. C’était vraiment un grand amour, le cinéma et moi. Avant, cette maison était une maison particulière. En 46, nous avons décidé de monter un commerce de droguerie. Le début on voit le magasin qui est tel qu’il était avant la transformation. Alors, nous avons fait faire une façade à usage commercial. Un côté avec le rayon photo-cinéma et l’autre côté avec tout ce qui a trait à la droguerie. Et c’est ainsi que ça a été un fameux bazar. Il a fallu dégager tout ce qu’on avait dans la véranda au bout du corridor pour mettre le plus de marchandises là-bas pour continuer à vendre parce que s’il n’y avait plus de magasin, on ne vendait plus.
Bernadette SAINT REMI – Et vous vouliez garder une image de la maison ?
R.H. – Ah bien oui, c’était un souvenir pour montrer la progression de notre entreprise. Je prenais un petit morceau tous les jours. Par exemple, ou bien quand il y avait un événement saillant, ou quand on enlevait les châssis des fenêtres pour les remplacer par des nouveaux, quand on a fait le petit balcon qui n’existait pas. Quand on a mis une grande poutrelle de 7 mètres de long pour soutenir tout l’étage, puisqu’il n’y avait plus de briques en dessous, il a fallu étançonner tout l’étage et mettre une grande poutrelle. Je me disais, comment vont-ils faire avec ça ? Ils l’ont poussé, levé et mise en place donc définitivement et cimenté alors des briques sur les côtés pour raccorder. Partir de zéro après la guerre en 46 alors qu’il n’y avait rien, alors que c’était un peintre à côté de chez moi et mon père qui était un vieil administratif, il disait : « Mais mes enfants, vous allez à la faillite là-bas ! », dit-il, « Faire commerce de droguerie et couleur à côté d’un peintre ! ». Résultat : le peintre a fait faillite et nous, nous sommes restés. Seulement il fallait avoir l’accueil. Cette personne-là avait quatre enfants. Vous alliez au magasin chez elle. Alors les gens qui venaient dans des explications, « oui, oui, oui. ». Elle était déjà prête à partir avant d’avoir achevé sa phrase parce qu’elle se demandait ce qu’ils fabriquent ces gosses là-derrière. Tandis que ma femme, qui parle encore beaucoup mieux que moi, elle parlait avec eux. Même si elle sentait les pommes de terre qui brûlaient.
Commentaire
Le rideau est baissé mais le temps court toujours. Une nouvelle fois, René Henrion part à sa rencontre, en consacrant un film à une activité professionnelle. Son objectif : enregistrer chaque épisode d’une journée de travail, une autre façon de jouer avec le temps et de garder une trace de gestes aujourd’hui disparus en tentant de figer le temps en fuite.
Les téléphonistes titre du film de R. Henrion
R.H. – Le bâtiment de la Régie, la façade avant. Panoramique plongeant sur l’arrivée d’une téléphoniste qui vient prendre son service.
BSR – Vous aviez pris une personne expressément, ou bien...
R.H. – C’était la première qui se présentait, un point c’est tout. C’était l’heure où à 9 heures elles arrivaient toutes en renfort. Voilà une autre, au vestiaire. Elle se déshabille, elle va mettre son cache-poussière. Et voilà les vestiaires de toutes les téléphonistes. Leurs cassettes ici où elles placent leurs vêtements, leur nourriture, leur en-cas, le bâton de chocolat, le caramel. En voilà deux qui montent au bureau, elles vont monter dans la salle de l’inter. Les voilà assises à leur table. Chacune a un certain nombre de directions parce que les tables c’est différentes positions qu’on appelle ça. Il y a la position Anvers, Bruxelles, Arlon, la position des Ardennes et chacune dessert sa direction. L’inter, c’était manuel.
BSR – Vous avez tourné en combien de temps.
R.H. – Ah ! je faisais ça en 8-15 jours puisque j’y allais quand je pouvais. Le plan c’était de tourner une journée de téléphonistes et en même temps un peu documentaire sur la Régie.
BSR – Comment elles ont réagi, les téléphonistes ?
R.H. – Oh, bien. Comme si je n’étais pas là. Elles n’avaient pas le temps. Il fallait suivre les demandes. Et la surveillante se promenait derrière elles pour leur dire : « Eh regardez un peu, il y a un appel en retard-là ».
BSR – Ils travaillaient combien de temps sur une journée ?
R.H. – Ah, eh bien, ils travaillaient 8 heures mais en coupure. C’est-à-dire que toutes les cinquante minutes, ils avaient dix minutes de repos. « Salle de repos » – « Personnel féminin ». Celles-là qui ont été en repos rentrent, elles viennent reprendre leur travail. Voilà la surveillante, Madame Hubaux.
BSR – Il y avait une surveillante ?
R.H. – Oui, qui se promenait de long en large pour voir si le service se passait normalement, s’il n’y en avait pas qui parlotaient comme ça, qui racontaient leurs histoires, qui vient prendre des présences, marque son nom, l’heure d’arrivée.
BSR – Il n’y avait pas encore de pointeuse ?
R.H. – Il n’y a jamais eu ça. Ce sont les machines qui reçoivent les appels des abonnés appelant et qui dirigent l’appel pour arriver au 901 et quand il y a une demande qui insiste depuis un certain temps, la lampe clignote. Pour dire, c’est celui-là qu’il faut répondre en premier lieu. Voilà tous les rouleaux de tickets qui enregistrent les demandes de communication et voilà le tapis roulant qui arrive de la machine ici à la taxation. Tous les tickets sont coupés et classés par numéro. Pour faire le compte de chaque abonné. Ça, c’est moi qui suis chez moi et qui demande une communication. Je forme le numéro. Voilà l’identification qui se fait chez la téléphoniste là-bas donc elle est sûre que l’abonné qui demande la communication c’est bien le 244.55 que je lui avais signalé, inscrit la demande. Il y avait déjà l’automatique. Vous avez vu, elle a tapé sur des boutons. Elle a fait le numéro que je demandais parce que les téléphonistes avaient déjà l’automatique inter, l’inter automatique mais pas les abonnés. Nous voici arrivés à Mesnil Saint-Biaise. La téléphoniste qui est avec sa seule position comme on appelle ça. Ma femme qui décroche. Elle va entrer en conversation avec moi. Il faut tourner à la manivelle, pour signaler à la téléphoniste que la communication est terminée.
Commentaire
Merci d’avoir pris le temps de regarder notre programme. Vous l’avez constaté le temps n’est pas l’ennemi agressif dont on parle souvent. Il suffit de vouloir le maîtriser. Enfermé dans des images, il devient sujet de film élément rythmique, etc. A chacun de trouver le moyen de s’en libérer ou de le dompter. Peut-être aurons-nous la possibilité de réunir vos créations dans une autre émission consacrée au temps qui passe. Mais voilà, pour aujourd’hui, l’heure c’est l’heure. Le temps est passé. Nous devons vous quitter. A très bientôt.
Annexe 3
C’est bien conscient de la difficulté que représente l’évocation d’un film en utilisant l’écrit que nous vous proposons cette « approche » d’un document non professionnel qui nous semble aussi intéressant dans son propos que dans sa démarche.
Le texte dactylographié, écrit et lu par le cinéaste, sert de commentaire aux images. Les photogrammes, extraits du film, d’une durée de plus ou moins dix minutes, ont été placés, autant que possible, en vis-à-vis du texte correspondant.
Le film Journal intime d’un cinéaste amateur de Jean Pirson a été diffusé sur les antennes de la RTBFen mars 2000, dans la série « Un film, un cinéaste » qui se proposait de dresser un portrait de neuf cinéastes amateurs en découvrant différents films ou vidéos qu’ils avaient réalisés.
Journal intime d’un cinéaste amateur.
Un film signé J. Pirson.
Montage et commentaire de l’auteur.
Sur une musique romantique.
1915.
Dans le premier quart de ce siècle.
la photo noir et blanc sur plaque de verre, toutes dimensions pour ces appareils à soufflets,
aidait mon père dans ses travaux de broderie.
Entre temps, quelques photos de famille faisaient surface,
ce qui nous étonnait toujours.
Le dimanche en soirée, c’était les heures Pathé Baby en ciné 9,5 avec éclairage par dynamo incorporée. C’était bien
La preuve, c’est que nous avons vu ces films pendant des années et toujours heureux de les revoir.
Après quatre années de guerre, ce qui a creusé un fossé dans nos années de loisirs, avec les risques du moment,
il a fallu penser à un avenir, un métier, celui d’horloger.
C’est ainsi que plus tard, animé par le sens familial, l’évolution des enfants avec le couple, un tout entrelacé du travail de chacun,
veillant à joindre pécuniairement les deux bouts en se substituant à bien des corps de métier,
cultivant en plus un potager bien fourni et très varié,
ainsi qu’un petit verger très apprécié l’été et en fin de saison.
Les enfants grandissant vite se libèreront lentement,
décomposant le travail des parents.
Et c’est alors que vint la tentation de fixer les étapes de la vie de tous les jours sur la pellicule du souvenir.
Et de ce fait,
les conversations et les rencontres sur ce sujet m’ont amené à faire connaissance avec le président du Caméra Club de Wavre de cette époque.
Qui m’invita à des réunions plus constructives épaulées par le savoir des anciens.
Mon objectif de base par le cinéma, c’est la nature autour de chez soi.
J’aimais tout essayer.
Rapprocher les images les plus lointaines : la lune, les éclipses
ou agrandir les plus petits pour connaître leur comportement.
Et de fil en aiguille, tous ces sujets de films il faudra les analyser, les recomposer ; les commenter, ajouter bruitage et musique d’accompagnement ou de soutien qui englobe le sujet sans le charger.
Ce qui nous amènera à les présenter en compétition, challenge ou concours provinciaux ou nationaux, avec l’appréciation du jury et du public toujours très enthousiaste pour le sujet nature.
Mais petit à petit, en le cachant pour ne pas le faire voir, ni en parler, la santé a fait défaut.
Et progressivement le déplacement ou les travaux en deviennent altérés.
Il faudra prendre des décisions avant que le moral ne s’altère lui aussi.
Et ces grandes décisions vont se succéder avec des risques plus ou moins contrôlés.
Mais le savoir-faire des techniciens de la vie vont nous encourager à passer ces mauvais pas, la famille, les amis aidant également.
Ainsi, avec prudence, il faudra sans cesse se contrôler, refaire les premiers pas,
les plus simples occupations et les premiers efforts, abandonner les entretiens des maisons, même le potager qui naguère était un soutien, une source de santé.
Ce dernier malgré que je l’avais gâté, avait-il compris le complot d’abandon ?
Toujours est-il qu’il n’a rien donné cette année, pas de légumes pour les lâcheurs.
Mais malgré cela, il fallait prévoir un autre logement, plus petit et de plein pied.
Bref, on cherche de ci de là.
Ah ! Ici, on démolit pour reconstruire et on vous propose une habitation pour dans deux ans.
Et voilà qu’avec les annonces dans les journaux, un coup de pot, ce qui n’arrive pas souvent.
Un appartement à louer dans le centre de tous les commerces, dans deux à trois semaines, au premier étage avec ascenseur
et, en plus, un garage pour placer ce qui pourrait aider à passer le cap des mauvais jours.
Mais l’autre problème venait de se soulever : vendre la maison.
Pour nous décourager dans ce dixième déménagement, le temps s’est mis à l’orage, grondant derrière les nuages, flagellant de grêlons tout l’environnement de nuit comme de jour.
Déjà, entre l’intervention cardiaque et la vente de cette maison, six mois se sont passés, sans pouvoir accrocher aucun hobby.
Plus rien ne m’intéressait, peinture, ciné vidéo, ni bricolage, rien. Rien.
Qu’en sera-t-il alors après avoir vidé cette maison des deux tiers de ses souvenirs ? Dieu seul le sait.
Et croyez-moi, replacer le contenu d’un coffre dans une boîte à chaussures, allez le prouver.
Et pourtant cela s’est fait en donnant, vendant, détruisant, brûlant ce qu’on pouvait pour diminuer un peu le volume à emporter.
Mais quelques fois avec beaucoup de tristesse et de travail aussi.
Mais c’était le prix à payer pour un cœur nouvellement réparé, avec succès, il faut le dire.
Ici, nous ferons connaissance avec un autre environnement,
avec les mêmes saisons, mais vues différemment, avec d’autres distractions,
plus de rencontres des habitants de notre âge, compréhensifs sur le sujet.
Par obligation peut-être, mais moins de travaux, c’est important, donc moins de problèmes évidemment.
Et voilà le couple sur le choc et la déchirure, mais sauvé.
C’est encore plus important. On peut reprendre le train de la vie et ne rien regretter.
puisque nous vieillirons ensemble dans cette salle d’attente de la dernière gare.
Notes de bas de page
1 Inédits, Archives, A. HUET et M. PREYAT, feuillet Documents du mois. Émission Concours, RTBF Charleroi, non daté.
2 Journaliste belge de la RTBF, francophone et d’origine gantoise, bien connu du public pour la précision voire la préciosité de ses propos.
3 Journaliste français connu du public de la radio puis de la télévision pour son talent de conteur.
4 Inédits, A. COPS, M. PREYAT, A. HUET, production M. CHAIDRON, RTBF Charleroi, 10.01.1981.
5 Inédits, A. Huet, production RTBF Charleroi, 30 mars 2002.
6 Inédits, « Mémoires de Chine », A. HUET : série de huit programmes de cinquante-deux minutes retraçant à l’aide de documents d’ingénieurs, de pasteurs, de diplomates, de mineurs le vécu de familles belge en Chine depuis le début du siècle à nos jours, production RTBF, 1999.
7 Inédits, « Chroniques congolaises », A. Huet – série de quatre programmes de cinquante-deux minutes évoquant au moyen de films de particuliers la vie au Congo belge de la fin du xixe siècle à 1940, production RTBF, 1988.
8 Copie du film réalisé par le cinéaste français Jean Duvivier en 1927. Format 9,5 mm, noir/blanc, muet, durée de plus ou moins quarante minutes.
9 Espace départemental Albert Khan, Panorama des collections, présentation de M. Charles Pasqua, Paris, Les Presses Artistiques, 1992, p. 1.
10 Inédits, Archives, op.cit. Si la mention « émission-concours » à l’origine ne correspondait pas aux épreuves organisées aujourd’hui en télévision, Le jeu du téléphone portait sur différents sujets abordés par le programme. Question à réponses multiples proposée à l’antenne – réponse par téléphone. Le succès fut complet au point que le standard téléphonique « explosa » à plusieurs reprises au cours des premières semaines du jeu, suite au nombre élevé des appels téléphoniques.
11 Inédits, Archives, op.cit.
12 Inédits, « Un film, un cinéaste », A. HUET, RTBF Charleroi, janvier à juin 2000.
13 Inédits, M. PREYAT, production M. CHAIDRON, RTBF Charleroi, 11 avril 1981.
14 Études de radio-télévision, no 40, « Images, mémoire de l’Europe », RTBF, 1990.
15 IMADOC – Services des archives images et sons de la Radio-Télévision belge de la Communauté française de Belgique, Bruxelles.
16 Inédits, « Le Hainaut des années cinquante », Film du Docteur DELEUX, A. HUET, RTBF Charleroi, 14 mai 1991.
17 Inédits, « Un film, un cinéaste », J.-P. RUBENS, A. HUET, RTBF Charleroi, 20 mai 2000.
18 Inédits, « Un film, un cinéaste », documents R. BOUCHE, A. HUET, RTBF Charleroi, 06 avril.2000.
19 Je n’aurai pas le temps – paroles : Pierre Delanoë, musique : Michel Fugain.
20 R. ODIN, Le film de famille : usage privé, usage public, Paris, Méridien-Klincksieck, 1995.
21 P.R. ZIMMERMANN, Reel Families. A Social History of Amateur Film, Bloomington, Indiana University Press, 1995.
22 The Past as Present : The Home Movie as Cinema of Record, Symposium Getty Center, Los Angeles, décembre 1998.
23 J. BARONNET et J.-P. ALESSANDRINI, La Vie filmée, sept émissions d’une heure sur des images d’amateurs de 1924 à 1953, FR3, 1975.
24 O. BRAGE a réalisé plusieurs séries d’émissions de la télévision danoise produites au départ de films amateurs, DK Radio, 1972.
25 A. BERHENS et M. KUBALL, série Familienkino, NDR/WF, 1979.
26 Moving Images et The Movie Detective, Yorkshire Television.
27 Faisant suite à une première rencontre préparatoire organisée à Bruges en 1988, organisé dans le cadre de l’Année européenne du cinéma et de la télévision, il s’agissait du premier colloque européen à se consacrer aux films amateurs.
28 Programme réalisé par B. SAINT REMI et A. HUET, RTBF Charleroi, 11 février 1992.
Auteur
Réalisateur (RTBF Charleroi)
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