Films de famille et films sur la famille
p. 55-65
Texte intégral
« J’aime garder mon propre souvenir des choses, [qui n’est], pas nécessairement ce qui est arrivé. »
David Lynch, cinéaste, 1997, à propos de son film Lost Highway.
1Présenter une communication sur « le film de famille » devant un groupe d’experts en la matière est un exercice périlleux. Il est probable que les propos que je tiendrai auront déjà fait l’objet de nombreux débats. Je vais cependant essayer de prendre un point de vue un peu différent en abordant le sujet sous l’angle de la réalisation, confrontant les « films de famille » et les films professionnels où le réalisateur, la réalisatrice prend pour sujet sa propre famille.
Le film de famille
2Sous l’intitulé « film de famille » se cachent des films d’une grande diversité, d’autant plus que par extension on qualifie souvent de « films de famille » tous les films d’amateurs, peu élaborés, voire empreints d’une certaine naïveté, exprimant par là qu’il s’agit d’œuvres « intimes », non réalisées pour un large public mais plutôt pour une utilisation interne au sein d’un groupe donné, famille ou autre.
3Même au sein de la famille, stricto sensu, ces films « inédits » peuvent être très divers : de petites fictions mises en scène avec les membres de la famille, avec plus ou moins de compétence et de soin, aussi bien que des films-souvenirs, proches du simple enregistrement, destinés à capter et conserver des instants de la vie familiale en vue d’une restitution dans un avenir plus ou moins proche, mais en tous cas, indéterminé.
4Ces derniers films, à usage privé, visent exclusivement un public bien ciblé, connu (ou imaginé pour les générations à venir) et limité. De ce fait, ils occupent une place à part dans le cinéma. Leur rapport aux règles et au langage cinématographique leur est propre, leur projet est unique, sans nécessairement se révéler original tant la compétence (ou l’incompétence) technique peut être dominante et brouiller les meilleures intentions.
5Il ne me parait pas utile de revenir ici sur la description et l’analyse que présente Roger Odin1 du film de famille, de sa fonction dans le cadre de l’institution familiale et du rôle pervers que peut jouer le montage, détruisant le souvenir de chacun au profit de la vision autoritaire, unilatérale de celui ou celle qui a pris la responsabilité du film. C’est bien cette situation que refuse David Lynch.
6Je souhaiterai surtout aborder ici le problème des frontières entre les films de famille amateurs, tournés par un membre de la famille au sein de sa propre famille sans projet cinématographique autre que le recueil, la conservation et la restitution d’une mémoire familiale aux protagonistes du film et/ou à leurs descendants, et des films documentaires, avec une mise en scène plus ou moins élaborée sur des familles, celles des réalisateurs le plus souvent, mais aussi sur d’autres, choisies en fonction d’un projet spécifique.
7L’évolution des techniques d’enregistrement et de montage cinématographique ont rapproché les films, disons inédits, des films professionnels avec l’émergence de la vidéo, du son synchrone et de la possibilité d’une prise de vues en continu. Ainsi à partir des années quatre-vingt et plus encore quatre-vingt-dix, souvent par manque de moyens financiers, de nombreux cinéastes, venant de la fiction comme du documentaire, ont réalisé dans leur propre famille des films, souvent des portraits, destinés à un public qu’ils souhaitaient aussi large que possible2. C’est l’avènement de la famille comme sujet d’un film qui n’en devient pas pour autant ce que l’on appelle généralement un « film de famille ».
8Je souhaite m’arrêter ici sur les différences, si elles existent, entre la réalisation de ces films « amateurs » destinés à rester « inédits » et celle de films documentaires réalisés par des cinéastes dans leur propre famille mais en vue d’une diffusion publique, voire commerciale.
9Où se situent les frontières ? Sur quoi repose la différence ? A partir de films précis, je souhaite mettre en évidence certains points et attirer l’attention sur la diversité des projets.
La spécificité du film de famille quant à son projet
10Ce qui distingue un « film de famille » à usage privé d’un film sur une (ou sa) famille destiné à un public, c’est d’abord le projet.
11Rappelons deux aspects particuliers (parmi bien d’autres) du projet propre au « film de famille » : le rapport au temps, la relation entre réalisateur-opérateur et membres de la famille (acteurs) et la prise de vue collective.
12Le rapport au temps
13Généralement réalisés uniquement pour ceux qui les font, ceux qui en sont les acteurs et leurs descendants à venir, ces films s’inscrivent dans un travail de mémoire. Ce qui leur donnera tout leur sens, au delà d’un effet de miroir – se voir et se revoir –, sera le temps, le temps qui passe, qui transformera les acteurs au point qu’ils seront à peine reconnus par les autres – et souvent encore moins par eux mêmes – lors d’une projection ultérieure.
14Ce sont bien les effets du passage du temps et un certain combat contre la mort, qui donnent toute leur valeur à ces films et les distinguent de tous les autres. A la limite peu importe ce que l’on filme et comment on le filme : l’important est de fixer des moments de vie, généralement heureux au moment du tournage3, avec la possibilité d’identifier ceux qui les ont vécus. Même les films de famille où l’on ne se contente pas de fixer des instants vécus mais où l’on introduit du jeu, de la mise en scène, de la fiction ont cette même fonction de restitution de moments de vie pour ceux qui les ont vécus et leurs descendants à venir.
15Finalement peu importe les situations : l’important est de retrouver plus tard ces mêmes personnes à un moment donné de leur vie.
16Pourtant le passage du temps transforme les personnalités et brouille les identités. Les spectateurs sont bien les acteurs que l’on voit sur l’écran mais transformés par le temps. Il s’agit alors d’un nouveau public qui ne coïncide pas exactement avec les acteurs présents dans le film4.
17Il y a là tout un champ de recherche sur la perception et la réaction devant une image de soi appartenant à un autre temps, en particulier lorsqu’il s’agit d’enfants devenus adultes où la permanence de l’identité doit être retrouvée malgré un changement quasi radical. Ainsi, le jeune adulte de vingt ans qui se regarde faisant ses premiers pas à l’âge d’un an découvre quelqu’un d’autre. Quels seront ses émotions, ses sentiments ? Pour les adultes également, il y a une interrogation sur ce qu’était ou pensait celui ou celle que nous voyons sur l’écran qui est une image de nous même, à confronter avec notre identité actuelle.
18Comment se fait la recherche d’identité dans ce cas ? Il y a là un vaste champ de recherche. Pour des enfants très jeunes, c’est une expérience particulière. Par exemple, une de mes petites-filles Adèle, cinq ans, qui, se voyant sur l’écran à un ou deux ans, avec sa mère, trébuchant ou balbutiant, manifeste de toute évidence un certain trouble, un rejet des images et réclame sa mère qu’elle voit sur l’écran. Il semble qu’avec cette première prise de conscience du temps, elle fasse l’expérience de la peur de la perte. Qui est cette mère sur l’écran ? Où est sa mère maintenant ? Il m’est apparu qu’il n’était pas souhaitable de montrer ce genre d’images à des enfants trop jeunes.
19Plus généralement, des spectateurs contraints de confronter leur image ancienne à leur présente identité adoptent souvent une attitude embarrassée, qui s’exprime par des rires, une certaine honte, une gêne évidente.
20Le temps est bien le héros central et le ressort essentiel du film de famille, d’où l’importance de l’enfance, si différente des autres âges de la vie et qui disparaît si rapidement. La fuite du temps imprime un caractère d’urgence au film de famille. Ce qu’on aura fixé sur la pellicule permettra de revivre un instant ce qu’on ne pourra jamais reproduire, de montrer à des adultes comment ils se comportaient étant enfants, tels qu’ils ne se sont jamais connus...
21C’est bien le souci de lutter contre l’écoulement du temps jusqu’à tenter de conjurer la mort qui donne sens et urgence aux « films de famille ».
La relation opérateur-acteurs
22Si la justification de la réalisation est seulement le passage du temps, il ne paraît généralement pas nécessaire d’élaborer une quelconque mise en situation pensent certains. Il suffit d’être là et d’enregistrer.
23D’autres au contraire parmi les acteurs, peut-être pour neutraliser la gêne provoquée par la situation inattendue du tournage, peut-être aussi parce qu’ils imaginent ou anticipent le malaise que leur procurera plus tard la restitution de ces images, tentent de « jouer » pour en quelque sorte garder le contrôle de l’enregistrement. Ils décident qu’ils vivent une situation cinématographique, et « jouent » adoptant le plus souvent des comportements vus au cinéma. Il arrive même qu’ils élaborent un scénario ou s’inventent un rôle individuel.
24Ainsi un décalage peut exister entre le but de l’opérateur-réalisateur et celui des personnes filmées qui réagissent chacune à leur manière, selon leur tempérament et leurs aptitudes, sans concertation avec l’opérateur ni avec les autres protagonistes, sans autorité possible de la part de l’initiateur du projet.
25Mais comme nous l’avons remarqué plus haut, à moins qu’il ne développe lui même un projet précis, pour le réalisateur du film l’essentiel est de fixer les membres de sa famille à une époque donnée dans une quelconque activité.
26C’est souvent à ce manque d’homogénéité entre le projet de l’opérateur-réalisateur et le comportement des « acteurs », à ce côté improvisé, voire en apparence désordonné, que l’on peut reconnaître un film de famille. Le premier, l’opérateur, n’a ni les moyens, ni l’autorité lui permettant de filmer la situation comme il le souhaite. Elle lui échappe tandis que les seconds, les « acteurs », sont libres de leurs mouvements et de leurs comportements, individuels et/ou collectifs. C’est un tournage sans règle, sans respect d’un langage cinématographique déterminé, sans cadre imposé, autres que ceux choisis sur le moment par l’opérateur.
27Autre caractéristique importante : l’opérateur est un membre du groupe et il n’est pas supposé se distancier de ceux qu’il filme. D’ailleurs un des comportements les plus stéréotypés des personnes filmées est de lui faire des signes de connivence par le truchement de la caméra, lui confirmant ainsi son appartenance au groupe familial, lui interdisant peut-être aussi de s’en distinguer s’octroyant ainsi un certain pouvoir sur les acteurs.
28Il n’y a pas de respect particulier à l’égard du projet de l’opérateur-réalisateur de la part des personnes filmées, du moins pendant le tournage. Ceux qu’il filme souhaitent l’avoir pour complice, ce qui les rassure sur l’image qu’il prend d’eux. Il est partie prenante de ce qui se passe et sa mise à distance, toute relative, ne lui est que très provisoirement accordée, le temps du tournage.
La prise de vues collective
29La prise de vues collective qui fait partie du dispositif du film de famille est un autre indicateur pertinent de la spécificité du film de famille. Rien ne s’oppose en effet à ce que la caméra passe de mains en mains, chacun pressant le bouton à son tour, comme un jeu, puisqu’il s’agit seulement « d’enregistrer pour se souvenir ». On n’accorde que peu d’intérêt à la personnalité de celui qui filme, pas plus à son regard personnel, encore moins à l’existence d’un projet cinématographique. On peut donc partager l’instrument d’enregistrement qui, en l’absence de son synchrone, (ou maintenant en vidéo) est souvent particulièrement simple à manipuler.
30Le fait que la caméra puisse ainsi passer de mains en mains exprime bien l’essence du film de famille et sa raison d’être. Il se différencie clairement de tout autre projet cinématographique qui s’appuie toujours sur la volonté et le projet d’un auteur sans dilution de son autorité, même s’il décide de faire participer ses acteurs à la conception et la réalisation de son film.
De l’innocence à la prise de conscience : le film sur sa famille
31On assiste depuis plusieurs années à un développement de films sur la famille qui sortent du cadre familial, inédit, pour être présentés au public, sur des écrans de télévision ou même dans des salles de cinéma. Prendre sa famille ou même une autre pour sujet présentait certains avantages. D’abord financiers, mais aussi d’accès, réduisant ainsi les temps de repérage et de prise de contact. Dans une période difficile pour le film documentaire, filmer près de chez soi, au plus près, résolvait bien des problèmes.
32Une certaine récupération de ce champ intime, familial s’est manifestée aux États-Unis dans les années quatre-vingt, influençant le documentaire, donnant naissance à un courant intimiste où le tournage faisait partie du film : il n’était pas rare de voir le preneur de son dans l’image et d’entendre la voix de l’opérateur. Le problème récurrent de « la bonne distance » était remis en question : il s’agissait alors plutôt de s’approcher au plus près des personnes filmées et de leur intimité, de rechercher la proximité, et surtout d’accepter que la présence du réalisateur soit un élément du film.
33C’est un courant qui m’a personnellement intéressée et, dans les années quatre-vingt, j’ai tourné mes films ethnologiques en Grèce dans cet esprit, privilégiant la proximité, la spontanéité, la collaboration, voire la connivence entre réalisatrice et personnes filmées.
34Les deux aspects que nous avons examinés précédemment, les considérant comme constitutifs du film de famille, à savoir le rapport au temps, la relation opérateur-acteurs incluant la possibilité d’une prise de vues collective, se présentent alors différemment.
Le rapport au temps
35Ce type de projet, s’il prend la famille pour sujet ne lui destine pas pour autant et à titre exclusif, le film réalisé.
36Tourné à un ou plusieurs moments5, il se veut cependant achevé à un moment précis. Il peut prendre la forme d’une histoire familiale a posteriori basé sur des témoignages actuels et des documents empruntés au passé. C’est le cas du premier film que nous citons ici, La mort du grand-père. Il peut aussi vouloir nous présenter une famille et ses conflits, telle qu’elle se présente au moment du tournage à travers des conversations (Conversations familiales). Mais en aucun cas, le passage du temps, modifiant continuellement le sens de ce qui a été filmé ne sera le héros, le socle ou le vecteur du film. C’est un film achevé qui sera montré à un moment précis au public, ce qui n’exclut pas que la famille puisse en faire un usage différent.
La relation opérateur-acteurs
37Cet aspect est plus ambigu et tout dépend des explications données par le réalisateur ou la réalisatrice aux membres de sa famille devenus acteurs pour justifier l’intérêt du projet et s’assurer de leur pleine collaboration. Ces films sont très dépendants de la relation affective entre réalisateur et membres de sa famille, et notamment sur la confiance qu’ils lui accordent.
38Une sorte de contrat tacite lie le réalisateur à sa parenté et le respect mutuel des termes de ce contrat est une obligation impérieuse pour que le film puisse se faire.
39Le réalisateur pourra décider de sa stratégie et des mises en situation des acteurs, même s’il lui faudra quelquefois négocier ses choix. Il sera reconnu par les membres de sa famille en tant que cinéaste, ce qui n’est pas le cas des films de famille. Il engage sa famille dans une entreprise professionnelle dont il porte seul la responsabilité. Qu’il assure lui-même le travail de caméra ou qu’il fasse tourner ses images par un opérateur extérieur, il est seul « maître à bord » et bien entendu, dans ce contexte professionnel, il n’est pas question de prise de vues collective pas plus que de comportements incontrôlés de la part des acteurs.
40La nature du projet est tout autre, une autorité s’établit. Acteurs et réalisateur sont solidaires pour réussir leur film commun sur un sujet qui leur est commun et cher : leur famille.
41Nous prendrons deux exemples de films professionnels où les réalisatrices ont pris pour sujet leur propre famille.
La mort du Grand-Père, film suisse de Jacqueline Veuve, 90’, 1975
42Ce film se situe dans le canton de Vaud dont la famille maternelle de Jacqueline Veuve est originaire. Le frère et plusieurs sœurs de sa mère ont travaillé dans l’usine d’horlogerie créée par leur père, son grand-père, dans la Vallée de Joux. C’est à travers les témoignages de ses cinq filles et quelques documents cinématographiques et photographiques du passé, que Jacqueline Veuve a tenté de faire émerger le souvenir du Grand-Père, de mettre en scène sa vie et sa mort, de décrire la vie de ses proches. Mais au delà de cette histoire de vie familiale, elle est parvenue à faire revivre la vie d’une famille protestante étroitement liée à l’industrie horlogère dans la vallée de Joux au xxe siècle.
43Le projet de la réalisatrice est tout à fait différent de celui d’un film de famille. Il s’agit d’utiliser le cas de sa propre famille pour s’exprimer, traiter des sujets qui lui tiennent à cœur. Par exemple dans le cas de Jacqueline Veuve, les témoignages de ses tantes sur leur jeunesse, leur relation avec leur père (le Grand-Père) lui permet de montrer la situation de secondarité des femmes dans sa famille et la toute puissance de l’autorité du Grand-Père. C’est clairement un film pour un public extérieur, ce qui ne l’empêche pas de jouer un rôle de « film de famille » à l’intérieur de la famille puisque comme nous l’avons remarqué, quelle que soit la forme du film impliquant les membres d’une famille (jeu, fiction, mise en scène de la vie familiale, etc.), le passage du temps et surtout la mort qui l’accompagne, donne un prix à toutes les images et voix enregistrées.
44Un tel film dont le caractère professionnel exige obligatoirement des contraintes suppose une forte association, une profonde adhésion des membres de la famille au projet. Il ne leur sera guère possible de s’arrêter en cours de tournage. C’est un véritable engagement.
45(Extrait)
Petite conversation familiale, film belge de Hélène Lapiower, 67’, 1999
46Ce film tourné par la réalisatrice au sein de sa famille juive dispersée entre les États Unis et la Belgique repose entièrement sur les conversations de la réalisatrice avec différents membres de sa famille à propos de la famille elle-même. C’est bien à la sincérité, à l’intelligence et surtout à la générosité des membres de cette famille qui acceptent de livrer le meilleur d’eux-mêmes que le film doit sa réussite. C’est un film attachant bien que le dispositif cinématographique mis en œuvre soit minimal. C’est bien dans le climat de confiance et la sincérité et l’intérêt des conversations que réside la valeur de ce film.
47Projeté en salles à Paris pendant plusieurs mois, ce film a recueilli un certain succès, sa notoriété reposant surtout sur le « bouche à oreille ». Ce film pourra aussi jouer, avec le temps qui passe, le rôle d’un « film de famille » pour ceux qui s’y sont exprimés. Ce sera un moment de leur vie de famille consacré à faire un film.
48(Extrait)
49On peut dire que les films sur la famille n’ont que peu en commun au niveau du projet, de la réalisation avec les « films de famille ». Par contre, les acteurs même s’ils se comportent tout à fait différemment dans les deux cas, appartiennent à ce même univers familial, auquel appartient également la réalisatrice. Dans les deux cas également, le film pourra jouer un rôle de mémoire au sein de la famille même si dans le deuxième cas (film sur sa famille), ce n’était pas son intention première.
50Ainsi se précisent les frontières du « film de famille ».
Évolution du « film de famille »
51Les définitions et analyses du « film de famille » se réfèrent généralement à des documents muets filmés en pellicule (9,5 mm, 8 mm, 16 mm...) au cours de la première moitié du xxe siècle, jusque dans les années soixante-dix environ.
52Les années soixante ont vu l’apparition de caméras silencieuses en 16 mm et la possibilité d’enregistrement du son en synchronisme avec l’image. Cependant, cet équipement était trop onéreux pour se répandre au sein des familles, parmi les cinéastes amateurs.
53C’est avec l’émergence de la vidéo qui permettait l’enregistrement continu et en son synchrone à un coût modéré que tout a changé.
54Désormais, et surtout depuis la fin des années quatre-vingt-dix avec l’apparition des petites caméras numériques, le « film de famille », en tant qu’enregistrement du quotidien, est à la portée de tous.
55Simultanément, la télévision qui s’est emparée de quasiment tous les sujets de notre vie quotidienne jusqu’aux plus intimes, a proposé des modèles et stimulé l’intérêt pour le vécu de tous les jours.
56Il serait intéressant d’analyser ces nouveaux films d’amateurs, de famille que le développement de la vidéo a rendu innombrables et de s’interroger sur le type de liens qu’ils entretiennent avec les modèles télévisuels comme avec les premiers « films de famille ».
57En fait, ne pouvant pas reproduire les modèles télévisuels qui présupposent une compétence, une expérience et des moyens techniques que les opérateurs-amateurs ne possèdent généralement pas, il est possible que leurs modèles soient plutôt empruntés aux premiers « films de famille » tout en utilisant les moyens techniques actuels, en particulier les plans séquences et le son synchrone.
Une expérience personnelle : Au fil du temps..., film de famille
58Pour ma part, également séduite par la facilité technique offerte par les caméras numériques, j’ai initié depuis 1993 un projet diachronique au sein de ma propre famille. Mon projet s’est inspiré du film que le cinéaste russe Mikhalkov réalise avec sa fille qu’il interroge pendant dix ans entre 1989 et 1999 sur les changements en Russie et sa vision du monde. J’ai ainsi commencé par suivre les enfants dans des moments actifs de leur vie, et réalisé des entretiens individuels en posant si possible les mêmes questions chaque année et en insérant des éléments de la vie sociale ou politique de la France dans le montage. Les entretiens me paraissent importants pour structurer les matériaux liés à l’activité et leur donner sens.
59Chaque année, je monte ces éléments. Les choix consistent surtout à alléger certaines scènes tout en respectant rigoureusement l’ordre chronologique.
60Ce montage est montré à la famille une seule fois dès qu’il est achevé, puis rangé. Je ne souhaite pas que ces images soient rabâchées et se substituent aux souvenirs personnels. Mon projet repose plutôt sur l’intérêt de ces images et de ces paroles dans cinq, dix ou vingt ans, surtout pour des enfants qui ne se reconnaîtront plus et ne se souviendront plus avoir vécu ces moments ou pu penser ce qu’ils ont exprimé dans le film.
61En grandissant, les enfants ont souhaité que des discussions collectives se substituent aux interviews, ce que j’ai bien évidemment accepté. Ainsi, par exemple, le film de 2001 comporte une discussion collective sur les évènements du 11 septembre dans laquelle j’ai inséré des documents photographiques empruntés à la presse. L’évolution des techniques de tournage et surtout de montage avec l’apparition du virtuel est bien naturellement perceptible dans ce film de famille.
62Comment traiter ma présence dans ces films de famille6 qui était quelquefois souhaitée ? Outre les plans brefs et pas toujours très réussis où un enfant s’empare de la caméra et me filme, ma voix (et à travers elle, mes idées) est très présente dans les entretiens ou pour animer les discussions collectives. Mais j’ai également ajouté quelques éléments filmés par moi au cours de l’année, des bribes de mon activité en quelque sorte.
63Je crois que mon projet comporte un élément fort lié à l’avenir : je filme pour plus tard, beaucoup plus tard, pour après moi.
64C’est une expérience originale où j’essaie année après année d’introduire de nouveaux éléments et de diversifier ce qui figure dans le film, pour ne pas lasser les « acteurs » comme les spectateurs, et également pour préserver un effet de surprise. Par exemple, après une année filmée plutôt au sein de la famille (anniversaires, fêtes de famille, vacances, etc...), j’essaie l’année suivante de filmer les mêmes enfants au dehors (spectacles de danse ou de musique, visites de musées, dans la ville, etc.).
65(Extrait)
66En guise de conclusion, je voudrais attirer l’attention sur la fluidité du « film de famille » qui, en particulier grâce à de nouveaux moyens techniques, évolue de plus en plus entre film amateur et film professionnel. Il me semble qu’il y a là tout un champ d’étude à la frontière du cinéma et de la société.
Notes de bas de page
1 R. ODIN, Le film de famille dans l’institution familiale, dans R. ODIN (sous la direction de), Le film de famille, usage privé, usage public, Paris, Méridiens Klincksieck, 1995, p. 35-36.
2 On peut citer le film réalisé par le cinéaste Jean Eustache (1938-1981) sur sa grand-mère, Huguette Robert.
3 Les moments heureux seront peut-être ceux qui génèreront le plus de mélancolie quelques années plus tard.
4 Une de mes petites-filles adolescente de douze ans regardant et écoutant un entretien filmé lorsqu’elle avait six ans a ainsi déclaré : « On ne se ressemble pas ».
5 Il n’est pas rare de voir des films sur la famille du réalisateur qui comprennent des séquences tournées à différents moments, voire à plusieurs années d’intervalle. Cependant l’utilisation de la diachronie n’est pas identique à celle des films de famille.
6 Il s’agit donc bien d’une sorte de « chronique » familiale, non structurée comme telle qui s’appelle Au fil du temps... et comporte un « tome » (une VHS) annuel ou bi-annuel d’une à deux heures au plus. Ces films ne font pas partie de ma filmographie et mon « contrat » avec les enfants précise qu’ils ne seront pas montrés publiquement, mais que je peux, dans le cadre d’une communication, en montrer des extraits.
Auteur
Anthropologue (Université de Paris X – Nanterre)
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