La psychanalyse au risque de la Star Academy
p. 181-186
Texte intégral
1Associé à un groupe de réflexion interdisciplinaire sur le phénomène télévisuel de la Star Academy dans le cadre des Facultés universitaires Saint Louis, je me suis d’abord demandé si j’avais quelque chose de spécifique à en dire en tant que psychanalyste. Est-il pertinent d’extraire une conceptualité issue d’un champ bien particulier, le champ clinique, pour l’appliquer à un domaine qui lui est extrinsèque ? (I) Autrement dit, la psychanalyse a-t-elle quelque chose à dire du social ? Nous verrons que Freud, sans récuser absolument une telle démarche, appelle à la prudence et émet diverses réserves. Je ne pourrai pas, évidemment, faire le tour d’une telle question dans le cadre de la présente intervention, mais je souhaite tout au moins attirer l’attention sur une dérive actuelle qui consiste à condamner l’époque au nom de la psychanalyse (II).
1. La psychanalyse a-t-elle quelque chose à dire du social ?
2La psychanalyse a-t-elle quelque chose à dire du social ? Je propose ici de partir à la recherche des positions de Freud, fondateur de la psychanalyse, sur ces questions. On sait que Freud a fourni une théorie majeure du lien social (Psychologie des masses256), j’y reviendrai succinctement. Il a également écrit une série d’ouvrages qui déborde le champ de la psychanalyse, tels Totem et tabou, L’avenir d’une illusion, Malaise dans la civilisation, Moïse et le monothéisme... Forts de ces illustres précédents, de nombreux analystes, aujourd’hui, se prononcent d’une façon péremptoire, en tant qu’analystes, sur tous les sujets possibles. Certes, Freud soutient le caractère fécondant de la découverte de l’inconscient pour les sciences non psychologiques, tout comme il estime que la psychanalyse se nourrit des diverses productions spirituelles de l’humanité.
3En 1913, paraît L’intérêt de la psychanalyse257 dont la deuxième partie s’intitule « L’intérêt de la psychanalyse pour les sciences non psychologiques ». Freud y examine séparément et minutieusement l’intérêt de la psychanalyse pour la science du langage, la philosophie, la biologie, l’histoire du développement, l’histoire de la civilisation, l’esthétique, la sociologie et la pédagogie. Pourtant, revenant aux sources de sa démarche, nous constatons que Freud émet des réserves et restreint la portée de ce genre d’application.
4Arrêtons-nous un instant sur Malaise dans la civilisation258 où Freud aborde le sujet. Soulignons d’abord que son propos y est très circonscrit. Il s’agit d’une réflexion sur les conséquences des restrictions que la civilisation impose à la vie pulsionnelle. Il s’appuie sur la clinique des névrosés pour analyser les effets de ces restrictions sur la vie psychique. Il étudie le sentiment de culpabilité, il différencie pulsions sexuelles et pulsions agressives (pulsions de vie et pulsion de mort), il enrichit sa théorie du Surmoi. Son ouvrage pose deux questions toujours actuelles auxquelles Freud se garde bien de répondre. Premièrement, les restrictions pulsionnelles que nous imposent la civilisation au nom de la pulsion de vie sont-elles névrotisantes ? Deuxièmement, l’évolution de la civilisation sera-t-elle en mesure de contenir les pulsions d’agression et d’autodestruction ? Il en va du sort de l’espèce humaine. Freud pressent explicitement les dangers qui menacent l’humanité. Nous sommes en 1929 ! Il conclut son livre en constatant que l’humanité risque de s’autodétruire par extermination mutuelle tandis qu’une autre force lutte au profit de la perpétuation de l’espèce. C’est l’éternel combat entre Éros et Thanatos.
5J’ai évoqué le développement d’une idéologie au sein de la communauté analytique. Elle se manifeste aussi bien chez les freudiens orthodoxes que chez les non moins orthodoxes lacaniens. Elle dénonce l’avènement d’un « monde sans limites », monde du « tout, tout de suite » qui a sa cause dans le déclin de la fonction paternelle. Il n’y a plus assez de père et de repères. Dont acte. Il faut, le psychanalyste doit, réinjecter de la fonction paternelle. Il en vient rapidement à s’identifier au père idéalisé dispensant ses directives comme autant de repères. Nous sommes plus proches de la recherche infantile du père idéalisé telle que Freud la décrit dans L’avenir d’une illusion, plus proches de la suggestion massive dont l’abandon par Freud fût l’une des étapes majeures qui lui permit d’inventer la psychanalyse. Cette idéologie sans nom précis est constituée d’une nostalgie, d’un fantasme de réinstaurer le patriarcat, d’un phallocentrisme, d’un conservatisme à toute épreuve. Freud, dans Malaise dans la civilisation, se pose explicitement la question de la pertinence d’un jugement de valeur sur la civilisation fondée sur une catégorie nosologique qu’il a lui-même fondée : « Je me hâte de conclure. Pourtant, il m’est difficile d’éviter une question. Si l’évolution de la civilisation présente de telles ressemblances avec celle de l’individu, et que toutes deux usent des mêmes moyens d’action, ne serait-on pas autorisé à porter le diagnostic suivant : la plupart des civilisations ou des époques culturelles – même l’humanité entière peut-être – ne sont-elles pas devenues « névrosées » sous l’influence de la civilisation même259 ? »
6Cette question que Freud se contente de poser, ce qui ne l’empêche pas, au contraire, nous allons le voir, de se positionner par rapport à elle, est reposée légèrement différemment par les tenants de l’idéologie susmentionnée. Elle pourrait se formuler de cette façon : notre civilisation, notre époque culturelle – même l’humanité entière peut-être – ne sont-elles pas devenues « psychopathiques » sous l’influence de la civilisation même ?
7Ici, contrairement à la prudence et même à l’abstinence freudienne, la réponse affirmative fuse au nom même de l’analyse. Dès lors, une mission en découle. L’intervention du « psychanalyste » dans le champ social n’a pas ici son origine dans un questionnement clinique, mais le paravent clinique est utilisé pour conforter une vision du monde. Ce type d’intervention devient totalement prévisible. En l’occurrence, dans cette perspective, une émission comme Star Academy est un nouvel indice du malaise psychopathique de notre civilisation. Le spectacle véhicule les valeurs de celle-ci, soit la consommation, la réussite, la compétition, la célébrité, une certaine abolition de la temporalité nécessaire aux processus psychiques, celle qui relève notamment de la créativité et de l’apprentissage artisanal.
8Revenons à Freud. Pour lui, le diagnostic des névroses collectives semble difficile, voire impossible à poser. Nous manquons, en effet, du premier point de repère qui est le contraste, dans la névrose individuelle, entre pathologie et « normalité ». Il ne voit de plus aucune utilité à ce diagnostic : « Quant à l’application thérapeutique de nos connaissances... à quoi servirait donc l’analyse la plus pénétrante de la névrose sociale, puisque personne n’aurait l’autorité nécessaire pour imposer à la collectivité la thérapeutique voulue260 ».
9Il ne doute pas que quelqu'un s’enhardisse dans cette voie délaissée par lui. Voici sa mise en garde : « Je ne saurais dire qu’une pareille tentative d’application de la psychanalyse à la communauté civilisée serait absurde ou condamnée à la stérilité. Mais il faudrait procéder avec beaucoup de prudence, ne pas oublier qu’il s’agit uniquement d’analogies et qu’enfin non seulement les êtres humains, mais aussi les concepts, ne sauraient être arrachés sans danger de la sphère dans laquelle ils sont nés et se sont développés261 ».
10Freud poursuit : « Pour différentes raisons, tout jugement de valeur sur la civilisation humaine est bien loin de ma pensée [...] mais il m’est facile d’être impartial, pour la raison que dans ce domaine je sais bien peu de choses. Je n’en sais qu’une seule, en toute certitude, c’est que les jugements de valeur portés par les hommes leur sont indiscutablement inspirés par leurs désirs de bonheur, et qu’ils constituent ainsi une tentative d’étayer d’arguments leurs illusions [...] Aussi, n’ai-je pas le courage de m’ériger en prophète devant mes frères ; et je m’incline devant le reproche de n’être à même de leur apporter aucune consolation. Car c’est bien cela qu’ils désirent tous, les révolutionnaires les plus sauvages, non moins passionnément que les plus braves piétistes262 ».
11De quoi avons-nous à être consolés ? De la dureté du monde, de la violence qui l’habite, de la pulsion de mort. Dans la mutation sociohistorique que nous traversons, certains sont tentés de nous consoler de la mort du Père, de celle de la Femme et de l’Homme... Cependant, la tâche de l’analyste n’est pas de consoler mais d’entendre, favorisant ainsi un processus d’élaboration psychique.
12Freud revient d’une manière différente sur le même problème quelques années plus tard. Nous sommes en 1933 quand paraissent les Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse263 dont l’une d’entre elles s’intitule : Sur une Weltanschauung. Freud se demande si la psychanalyse est une vision du monde, une « weltanschauung ». Sa réponse est sans appel : la psychanalyse n’est pas une vision du monde. Voici comment il définit cette dernière : « Une weltanschauung est une construction intellectuelle qui résout, de façon homogène, tous les problèmes de notre existence à partir d’une hypothèse qui commande le tout, où, par conséquent, aucun problème ne reste ouvert, et où tout ce à quoi nous nous intéressons trouve sa place déterminée. Il est aisé de comprendre que la possession d’une telle weltanschauung fait partie des désirs idéaux des hommes264. »
2. Star Academy, symptôme social d’un « déclin de civilisation » ?
13Dans l’idéologie que je dénonce, nous avons bien affaire à une hypothèse directrice, le déclin de la civilisation comme effet du déclin de la figure paternelle à l’aune duquel s’articulent tous les phénomènes, les « symptômes » sociaux. Le phénomène Star Academy, comme tous les phénomènes, vient de façon absolument prévisible illustrer l’hypothèse directrice. Cette idéologie « analytique » dénature la pratique clinique. Car la conception que se donne un analyste des concepts fondamentaux de la psychanalyse et de sa position va engager profondément sa pratique. Or Freud, en 1933, nous le rappelle encore inlassablement : il s’agit pour un analyste de laisser ouverte les questions afin qu’elles puissent se déployer dans toute leur singularité. Si la conception que se donne un analyste à propos de la question du père, de la femme, de l’homme, est figée, l’analyse sera également figée et figeante. L’acte analytique n’est-il pas d’accueillir la parole de l’autre dans sa singularité absolue ? Comment entendre une parole singulière si l’on se met en position de déjà saisir ce qu’il en est du père en général, de la femme, de la civilisation..., bref de toutes ces énigmes que chaque patient vient élaborer de façon unique. Autre question : le choix de notre sujet n’aurait-il pas mérité qu’on s’arrête sur ce qui a fait choix afin de soumettre nos préjugés à la raison et non l’inverse ?
14J’ai entendu comparer Star Academy et nazisme ! Freud conçoit le processus nazi comme un processus où pulsions de vie et pulsion de mort sont totalement désintriquées. La pulsion de mort fonctionne pour son propre compte jusqu’à l’issue logique de l’autodestruction. Sommes-nous dans ce registre avec notre émission ? Ici, c’est plutôt Éros qui est mis en valeur, Éros unit et ravit, Éros (comme Thanatos) fait vendre, met en scène la jeunesse, les jolies filles, les beaux garçons, les amourettes, les grands amours, la séduction, l’union de tous, condisciples, professeurs, public. Les conflits, les jalousies, les trahisons, les rejets viennent épicer le récit mais le metteur en scène veille à ce qu’ils ne transforment jamais le rêve rose en cauchemar, afin de ne pas réveiller le rêveur, afin que le plaisir puisse l’emporter. Ici, pas de culture de la mort. Ce serait anti-commercial.
15Freud, dans sa théorie du lien social, a montré que ce qui fait le lien social est la libido qui circule horizontalement au sein de la foule et verticalement de la foule au meneur mis par elle en position d’idéal du moi dont se dessaisit l’individu pour le lui déléguer. Star Academy joue sur cette double circulation de libido. Il suffit d’être suffisamment habile que pour mobiliser celle-ci. Là, réside un danger mis en lumière par la psychanalyse à partir de sa découverte de l’importance du facteur infantile dans la destinée humaine.
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Bibliographie
Freud S., Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984.
Freud S., Résultats, idées, problèmes, tome I, Paris, PUF, 1984.
10.1522/cla.frs.mal :Freud S., Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971.
Freud S., Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1981.
Notes de bas de page
256 S. Freud, Psychologie des foules et analyse du Moi, in Essais de psychanalyse, PBP, Paris, 1981.
257 S. Freud, L’intérêt de la psychanalyse, dans S. Freud, Résultats, idées, problèmes, tome I, PUF, Paris, 1984.
258 S. Freud, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971.
259 Idem, p. 105.
260 Idem, p. 106.
261 Id., p. 105-106.
262 Id., p. 106-107.
263 S. Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984.
264 Idem, p. 210.
Auteur
Psychanalyste Assistant de recherche aux Facultés universitaires Saint-Louis
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