Introduction
p. 7-19
Texte intégral
1Star Academy, objet d'études universitaires, est-ce bien sérieux ? Les contributeurs à cet ouvrage en ont fait le pari, confrontant les modes de construction de l'objet que peuvent proposer différentes disciplines des sciences humaines. La démarche ne résulte pas d'un hasard : elle s'inscrit dans le fil d'une tradition d'interdisciplinarité qui fait la marque de fabrique des Facultés universitaires Saint-Louis. L'interdisciplinarité, c'est pour nous la conviction que la démarche scientifique a tout à gagner à sortir du cadre monodisciplinaire traditionnel et qu'elle s'enrichit dans le dialogue, la discussion et la confrontation entre les disciplines. Le choix de Star Academy comme objet, par contre, fut plus aléatoire : il résulte d'une décision unanime, prise en fin de soirée, au terme d'une journée de travail dont la clôture fût assez arrosée...
2Contrairement à ce que pourraient penser certains esprits chagrins, le plaisir n'empêche pas le sérieux : le travail mené ici en fournit une preuve de plus ! Accompli dans la bonne humeur, le premier séminaire interdisciplinaire du RIS (Réseau interdisciplinarité et société) des Facultés universitaires Saint-Louis aboutit nous permet de présenter huit regards disciplinaires croisés portant sur une émission de télé-réalité qui passe régulièrement sous les feux de la rampe, Star Academy. Ni volonté ici de critiquer vertement l'émission, ni souci d'en faire l'apologie béate : l'exercice se voulait moins normatif et plus heuristique, soucieux de prendre un objet ludique comme prétexte au dialogue et à la confrontation entre des disciplines trop souvent enfermées dans leurs cadres monolithiques.
3Pourquoi cette démarche ? Pourquoi le choix de l'interdisciplinarité, plutôt que de la multidisciplinarité ou de la transdisciplinarité ? Quel est le résultat de cette tentative menée par plusieurs chercheur(e)s issus d'horizons différents pendant un an et demi ? C'est ce que l'on propose d'éclairer dans les lignes introductives qui suivent... avant de soumettre les résultats concrets de la démarche au regard affûté du lecteur.
1. Les sources et les raisons d'un choix « interdisciplinaire »
Le Réseau interdisciplinarité et société (RIS) des Facultés universitaires Saint-Louis
4Depuis de nombreuses années, les Facultés universitaires Saint-Louis développent une tradition de recherche interdisciplinaire dans divers domaines des sciences humaines. De nombreuses recherches, constituées au départ d'objets a priori plus sérieux que Star Academy, associent chercheurs et centres de recherche issus d'horizons différents. Le souci majeur de la démarche est ici de décloisonner les savoirs, de croiser les points de vue disciplinaires et de nouer des dialogues féconds entre approches littéraires, droit, économie, histoire, psychologie, philosophie, science politique, sociologie ou statistiques.
5Fort de ce constat, la création d'un Réseau interdisciplinarité et société a été officiellement entérinée en octobre 2000. Destiné à encourager le développement de collaborations entre les disciplines, le RIS rassemble huit centres de recherches des FUSL1 ainsi qu'un certain nombre de chercheur(e)s à titre individuel.
6S'il cherche à institutionnaliser et à renforcer les pratiques de collaboration et de dialogue interdisciplinaires dans la recherche, le RIS vise aussi à renforcer les collaborations interdisciplinaires dans l'enseignement. Dans une perspective universitaire qui associe étroitement recherche et enseignement, il s’agit en effet de faire profiter les étudiants des retombées du processus de collaboration interdisciplinaire et de les ouvrir à une méthodologie du travail universitaire qui décloisonne les savoirs et les disciplines. L'interdisciplinarité est avant tout une méthode de travail et, en tant que telle, elle mérite d'être transmise à ceux qui empruntent les chemins de l'université.
L'interdisciplinarité comme démarche, plutôt que la multidisciplinarité ou la transdisciplinarité
7Pourquoi l'interdisciplinarité ? De manière traditionnelle, la recherche scientifique se construit autour d'une discipline, conçues comme ensemble de savoirs, de théories, de concepts et de méthodes appliqués à un domaine d'études particulier. On parle de la biologie, de la physique, du droit, de l’économie, de la sociologie, de la science politique, de la statistique ou de la psychologie... Ces « disciplines » développent chacune un savoir propre organisé autour de traditions et d'un langage spécifiques partagés par une communauté scientifique et clairement distinct d'autres approches disciplinaires. Elles formalisent par ailleurs leur différence dans un découpage « disciplinaire » institutionnel qui passe par la mise en place de départements et de chaires universitaires spécifiques, la création de centres de recherche et de revues spécialisées, l'organisation de colloques et de conférences, etc. Il n'est pas rare, en outre, que ces disciplines se fragmentent en sous-disciplines qui, tout en gardant un lien de dépendance plus ou moins lâche avec la discipline mère, acquièrent une certaine autonomie : l'économie appliquée, le droit pénal, la sociologie de la déviance, etc.
8Cette organisation monodisciplinaire du savoir nous a été léguée par une longue tradition qui s'est très largement implantée dans le monde scientifique moderne. La connaissance ou l'activité scientifique repose ici sur le principe de frontières clairement définies entre les domaines de connaissance, les objets d'étude et les méthodes de recherche, sur la construction d'identités scientifiques fortes et homogènes. Elle débouche nécessairement sur une certaine fragmentation du savoir, régulièrement sur un certain aveuglement lié à la méconnaissance d'autres points de vue, parfois sur la cécité lorsque le repli disciplinaire sert de prétexte à refuser la remise en question que susciterait un point de vue externe potentiellement déstabilisateur.
9Aujourd'hui, un certain nombre d'arguments plaident en faveur d'une conception plus ouverte de la démarche scientifique, à la recherche de ponts et de passerelles entre points de vue disciplinaires différents. Le caractère complexe de divers problèmes, tout d'abord, souligne plus qu'auparavant le caractère réducteur d'une approche monodisciplinaire. Il est de moins en moins rare aujourd'hui que le sociologue, le juriste, le politologue ou le psychologue soient confrontés à un même terrain, sans parler du recours aux instruments de la statistique ou de l'économie. Cette situation de (saine) concurrence fait ressortir de manière sans doute plus visible qu'auparavant le caractère incomplet, partiel et aussi partial de chaque approche. On peut ensuite faire l'hypothèse que l’écart entre les points de vue ou, au contraire, les connivences scientifiques, passent aujourd'hui moins par les frontières des disciplines que par le partage ou non de certains paradigmes bien souvent trans-disciplinaires : certains politologues dialoguent plus facilement avec certains sociologues avec lesquels ils partagent un ensemble de croyances et de valeurs implicites, de présupposés et de représentations communes, bref une certaine vision du monde, qu'avec d'autres politologues ; entre certains psychologues d'orientation analytique et d’autres d'orientation comportementaliste, le dialogue à l'intérieur de la discipline est impossible parce qu'ils ont manifestement, au départ, une conception radicalement différente de l'être humain. Les premiers peuvent par contre entrer dans un dialogue fécond avec certains juristes, alors que le savoir des seconds sert parfois de fondement aux stratégies de prévention proposées par certains criminologues. Enfin, une démystification générale du savoir et du discours de la science comme porteur de Vérité appelle sans doute à plus de modestie et favorise un certain éclectisme. On sait aujourd'hui que la science n'est pas neutre (ou jamais totalement neutre en tous cas) et qu'elle est un processus de construction sociale. La science se construit dans les laboratoires, elle entretient des relations complexes avec la défense des intérêts et des valeurs qui s'affrontent sur la scène publique. Moins que jamais, elle n'est en mesure de s'abstraire totalement des jeux de pouvoir, notamment quand les modes de financement s'accompagnent d'exigences sur la construction de l'objet ou les méthodes de travail. Progresse alors l'idée que la démarche scientifique s'apparente moins au dévoilement d'une Vérité dernière et unique qu'à la construction, cohérente et rigoureuse, d'un point de vue sur le réel qu'il peut être fécond de confronter à d'autres points de vue. Ce constat ne doit pas nous faire tomber dans un relativisme absolu pour autant : dans toutes les disciplines, la démarche scientifique à son histoire et ses règles, ses critères de validité et ses procédures de vérification. Produits d'une longue histoire, ces cadres constituent autant de garants contre le « n'importe quoi » ou le « de toute, façon, tout se vaut ». L'historicisation des critères de scientificité et de validité jouent un rôle de garde-fou contre ce risque de dérive et permet, comme le soulignait un collègue sociologue, de maintenir le cap d'une « relativité non relativiste2 ».
10Voilà, parmi d'autres, trois arguments qui plaident en faveur d'une conception de la démarche scientifique comme « transgression des frontières préétablies », dans une perspective qui privilégie l'idée que « faire œuvre de science relève en partie de cette capacité à aller contre sa propre formation3 ».
11Mais après la question du « pourquoi », reste évidemment celle du « comment ». Tenter la rencontre ou l'articulation entre divers points de vue disciplinaires n'a rien d'évident et plusieurs démarches sont envisageables. De manière assez classique, on distingue ici trois types d'approche possibles qui se repèrent derrière les termes de pluridisciplinarité (ou multidisciplinarité), de transdisciplinarité et d'interdisciplinarité4.
12La démarche pluri ou multidisciplinaire consiste à juxtaposer divers discours disciplinaires à propos d'un objet d'études a priori commun. Cette approche est aujourd'hui fort répandue et bénéficie régulièrement du soutien des commanditaires publics de la recherche scientifique : elle répond au fantasme d'un regard « global » ou à l'utopie d'une approche « complète » d'un phénomène qui, éclairé sous toutes ses facettes, permettrait de dégager la vérité sur un objet déterminé et de proposer une solution de synthèse consensuelle. Bien souvent cependant, la multidisciplinarité ne débouche que sur la mise en série de discours et de langages parallèles qui construisent autant d'objets qu'il y a de disciplines concernées. Le dialogue entre les disciplines est ici réduit à sa plus simple expression, la tâche étant laissée au lecteur de chercher les ponts entre les divers éclairages disciplinaires proposés.
13La démarche transdisciplinaire poursuit une ambition d'une autre nature : elle peut se limiter à importer dans une discipline déterminée des concepts, des modèles ou des méthodes issus d'une autre discipline, cela aux risques et périls de l'importateur. Mais la démarche peut aussi chercher, en prenant appui sur diverses disciplines de départ, à créer un savoir autonome qui transcende les frontières de chaque discipline mère. Là où la démarche pluridisciplinaire débouche sur un « Babel scientifique », la démarche transdisciplinaire ainsi conçue vise en principe la création d'une « langue nouvelle et commune » et, par voie de conséquence, d'objets et de méthodes nouvelles5. Dans ces deux acceptions, la démarche transdisciplinaire est évidemment périlleuse. Elle suppose de jongler avec plusieurs discours disciplinaires, d'être capable d'importer dans sa discipline ou dans un nouveau champ de savoir en création des concepts et des méthodes appartenant à une autre discipline, de faire coexister des concepts issus de disciplines différentes, sans trahir ou dénaturer ces derniers.
14L'approche interdisciplinaire, enfin, cherche à organiser une confrontation féconde entre divers points de vue disciplinaires clairement affirmés autour d'un objet commun. A mi-chemin entre la multidisciplinarité (qui échoue tant à la rencontre de savoirs disciplinaires différents qu'à la construction d'un objet commun) et la transdisciplinarité (qui, cherchant à déborder sans cesse le cadre de chaque discipline, finit par affaiblir la consistance propre de chaque discours disciplinaire), l'interdisciplinarité fait le pari d'une rencontre fructueuse entre divers corpus disciplinaires dont la consistance, la pertinence et l'importance ne sont pas mises en doute. Mais ici encore, la rencontre entre les disciplines autour d'un objet commun peut être envisagée deux manières différentes : dans une première perspective, une discipline mère en convoque d'autres pour éclairer un objet qui lui est propre. La théorie du droit peut ainsi convoquer la sociologie, la philosophie, la science politique ou l'économie pour enrichir et réorganiser ses cadres d'analyse du droit comme phénomène social. La rencontre se fait en partie à sens unique, une discipline spécifique cherchant à faire évoluer son champ conceptuel propre par le dialogue avec d'autres disciplines. Dans une deuxième perspective, diverses disciplines placées sur pied d'égalité confrontent leurs approches dans un souci d'éclairage réciproque : il s'agit non pas de se mettre au service d'une discipline particulière mise en position de surplomb, mais de favoriser une culture de discussion entre des disciplines diverses, à partir de la conviction que chaque éclairage extérieur est susceptible de faire bouger le « point de vue interne » propre à chaque discipline concernée. Conflits de cultures scientifiques et remise en question réciproque des savoirs constitués sont au fondement d'une démarche qui mise sur la fécondité d'une « coopération conflictuelle » entre disciplines. Pour le dire en termes moins académiques, la démarche interdisciplinaire suppose que l'on accepte une culture du conflit intellectuel comme moteur de la recherche. On comprend mieux, dès lors, qu'elle suppose de prendre appui sur des disciplines bien ancrées et bien maîtrisées que ne rebutent pas le dialogue et la mise en question.
2. Star Academy, un premier objet de recherche « interdisciplinaire »
L'ambition du projet : une introduction croisée à diverses disciplines des sciences humaines à partir de l'objet Star Academy
15Le RIS a fait le choix de l'interdisciplinarité et d'une confrontation entre diverses disciplines des sciences humaines représentées aux FUSL. A bien des égards, la démarche relève d'un pari. D'abord, parce que si le dialogue entre certaines disciplines apparaît relativement aisé, l'ouverture à d'autres est plus difficile : pour un juriste, le « coût d'entrée » n'est pas le même lorsqu'il s'agit d'entrer dans le discours de la science politique ou de s'approprier la démarche du statisticien probabiliste. Ensuite, parce que dépasser le stade de la multidisciplinarité et de la simple juxtaposition des points de vue disciplinaires pour atteindre le stade d’une confrontation interdisciplinaire reste un défi redoutable dont le résultat est largement indéterminé au départ. On y revient plus loin.
16Pour entamer ce pari, nous avons adopté une démarche en trois temps : dans un premier temps, le travail a consisté à présenter chaque discipline participante pour en éclairer les paradigmes fondamentaux. Un certain nombre de séances a été consacré à ces présentations et à leur discussion, chaque représentant d'un discipline déterminée acceptant d'être « mis à la question » par ses collègues venus d'autres disciplines. Dans un deuxième temps, l'objectif a été de confronter les regards disciplinaires respectifs à un objet particulier. L'émission de télé-réalité Star Academy a été choisie, notamment parce qu'elle représentait un objet relativement appropriable par les diverses disciplines concernées. Le visionnement en commun de certains épisodes de l'émission, suivi d’une discussion animée par les divers éclairages disciplinaires, a permis la première confrontation réflexive à l'objet. Enfin, troisième temps, les chercheurs se sont efforcés de passer l'émission de téléréalité à la moulinette de leur discipline. Ce travail a été clôturé par un séminaire conclusif au cours duquel chaque éclairage disciplinaire de l'objet Star Academy a fait l'objet d'une discussion interdisciplinaire animée.
17Le livre donne un aperçu assez fidèle de la démarche suivie. Chaque contribution disciplinaire envisage, selon des modalités propres à chaque auteur(e), un éclairage sur la discipline concernée et une lecture de Star Academy à l'aide des cadres qu'elle peut mobiliser. Prenant appui sur un objet matériel commun, l’ouvrage propose donc aussi une introduction didactique à différentes disciplines des sciences humaines. A ce titre, il peut, nous semble-t-il, constituer un support intéressant et original pour des enseignants de la fin du secondaire, soucieux d’éclairer les élèves des classes terminales sur les questionnements et les démarches de l'anthropologue, du criminologue, de l'économiste, du juriste, du psychologue, du sociologue, du politologue ou du statisticien...
Le contenu du livre : sept regards disciplinaires et demi croisés sur Star Academy
18Les contributions qui suivent proposent une succession d'approches disciplinaires consacrées à la Star Academy. Sept regards et demi, la criminologie se refusant ici à « criminologiser » cet objet, un choix sur lequel son représentant s'explique. Dans l'ordre, la sociologie, l'anthropologie, la science politique, la criminologie, la statistique, l'économie, le droit et la psychanalyse sont donc mobilisées pour faire parler leur discipline à partir de cette émission.
19Sociologues, X. Mattele et L. Van Campenhoudt avaient le choix entre différentes grilles de lecture possibles pour décoder l’objet Star Academy et ses implications sur le plan sociologique. Ils ont privilégié le cadre conceptuel proposé par E. Goffman dans son livre Asiles. Après un éclairage des principaux concepts proposés par Goffman – institution totalitaire, adaptation secondaire, carrière morale –, les auteurs proposent une lecture de l’émission à travers une application de ces concepts. Ils soulignent ainsi un des éléments clés de la démarche sociologique, qui est le va-et-vient incessant entre théorie et empirie, construction d’objet et résistances de la pratique, « la théorisation se prolongeant toujours dans le travail empirique ».
20Enseignant l’anthropologie sociale et culturelle, J. P. Delchambre s’inscrit dans une démarche en partie similaire. Soucieux de présenter une discipline parfois moins connue, l’auteur propose d’abord un retour sur les origines et les axiomes fondamentaux de l’anthropologie sociale. Il propose ensuite lui aussi de soumettre Star Academy à une grille de lecture anthropologique, en sélectionnant certaines entrées. Rejetant les concepts classiques de fait social total, de rites d’initiation ou de sacrifice qu’on serait tenté de privilégier à première vue, l’auteur propose d’en mobiliser d’autres : codification des émotions et statut de l’image, rapport entre célébration et élection ou encore le statut du jeu, lui semblent en effet des catégories plus pertinentes pour comprendre le succès d’une émission comme Star Academy et ce qu’elle peut nous dire sur la société contemporaine.
21Politologues, F. Cantelli et O. Paye partent d’une interrogation fondamentale sur la pertinence d’une émission de télé-réalité comme objet pour la science politique. Peut-on concevoir Star Academy comme objet d’étude pour les politologues ? La réponse passe d’abord par une élucidation d’une discipline au domaine éclaté, qui a longtemps oscillé entre science politique au singulier (tradition anglo-saxonne) et sciences politiques au pluriel (dans une tradition plus latine) pour finalement voir émerger la science politique. Après avoir retracé le trajet de l’institutionnalisation d’une discipline qui reste récente la science politique ne prend son véritable essor institutionnel que dans l’entre-deux-guerres –, les auteurs proposent de montrer comment Star Academy pourrait faire l’objet d’une lecture ou d’une recherche de science politique. Ils proposent d’examiner quatre entrées possibles, pour analyser l’émission du point de vue de la science politique : quels sont les rapports des académiciens au politique ? Comment les politiques voient-ils une telle émission ? Quels sont les modes de régulation publique dont ce phénomène fait l’objet ? En quoi l’émission prend-t-elle une forme politique, reflétant dans son fonctionnement des processus à l’œuvre dans la vie politique ? Bref, pour les auteurs, si le sujet ne fait pas directement sens pour la science politique, celle-ci peut néanmoins se l’approprier en faisant preuve « d’imagination politologique ».
22Partant d’une question semblable, Y. Cartuyvels arrive à une conclusion inverse pour la criminologie. Pour ce dernier, juriste et criminologue, la criminologie n’a pas à s’emparer d’un objet qui s’éloigne de son champ d’études. C’est que, montre l’auteur, cette question de l’objet de la criminologie est loin d’être anecdotique. D’une part, elle a fait (et fait toujours aujourd’hui) l’objet de débats importants au sein même de la discipline, dans le fil d’une tradition qui a vu s’opposer une criminologie « étiologique » centrée sur l’individu criminel et son comportement ou passage à l’acte, et une criminologie « constructiviste » prenant pour objet la « réaction sociale » à la déviance, soit le jeu des institutions sociales qui définissent et réagissent au crime. D’autre part, parce que la criminologie se définit fondamentalement en rapport à un champ d’études associé à la question criminelle : étendre la liste des objets appropriables par la criminologie, c’est contribuer à une extension de la lecture pénale des phénomènes sociaux, encourager une lecture pénale du monde, ce à quoi nombre de criminologues critiques sont plus que réticents.
23Que peut faire la statistique avec un objet tel que Star Academy ? Après une ouverture plus critique sur l’émission et son potentiel de manipulation et d’instrumentalisation, D. Deprins propose de passer l'émission par « le petit bout de la lorgnette du statisticien probabiliste ». Fidèle à la méthode adoptée par plusieurs auteurs de cet ouvrage, l’auteure propose d’abord une introduction claire à ce qu’est l’analyse statistique comme ensemble de méthodes mathématiques, avant de montrer concrètement comment la démarche statistique peut se développer à partir un objet tel que Star Academy. La présentation permet au non-initié de mieux comprendre les fondamentaux d’une discipline qui cherche, par l’articulation des trois démarches complémentaires (statistique descriptive, théorie des probabilités et inférence statistique) à élaborer, à partir du recueil et de l’analyse de données réelles, des modèles probabilistes autorisant des estimations et des prévisions. Elle n’élude pas non plus les difficultés et dérives possibles que rencontre aujourd’hui la statistique, à une époque où le chiffre fait souvent office de vérité ultime mais aussi régulièrement l’objet d’usages intéressés.
24B. Hamaide et X. Wauthy passent quant à eux l’objet Star Academy à la moulinette de la démarche économique. Leur contribution propose dans un premier temps une présentation succincte de ce qu’est la science économique comme « étude du comportement humain dans sa relation entre besoins à satisfaire et moyens rares et à usages multiples », fondée sur deux postulats centraux que sont la rationalité individuelle et le marché comme régulateurs des échanges. Dans un deuxième temps, ils proposent une analyse de la démarche économique applicable à cet « OVNI économique » que peut être Star Academy. Mobilisant ici une typologie qui fait place à la nature économique des biens (bien public versus bien privé), à une analyse en termes de coûts-bénéfices, de coûts d’opportunité et d’interactions stratégiques, ils adoptent une démarche d’« économie positive » qui cherche à expliquer le succès d’une émission comme Star Academy et son intérêt économique pour ses initiateurs.
25Le droit a-t-il quelque chose à dire d’une émission de variétés ? Oui, sans doute, s’il est vrai que, de plus en plus, dans nos sociétés « juridicisées », le droit prétend tout réguler et s'immisce partout... Mais le droit est une discipline générique dont les « branches » diverses se multiplient en suivant la complexité des relations sociales : droit civil, droit pénal, droit administratif, droit du travail, droit de la sécurité sociale, par exemple, sont des catégories classiques. Droit des médias ou droit de la propriété intellectuelle en sont des plus récentes. Autrement dit, ici, comme en sociologie, les portes d’entrée sont nombreuses pour aborder un objet comme Star Academy et les problèmes juridiques potentiels qu’il soulève. A. Strowel, spécialiste du droit de la propriété intellectuelle et du droit des médias, et Chr. Mincke, d’un point de vue de la théorie du droit, ont choisi de montrer comment le droit pouvait, sous ces angles, se saisir d'un objet tel que celui-là. Rappelant le projet du droit dans la société, les rapports qu'entretient le juriste avec son environnement et ses relations au droit, les auteurs mettent en évidence la posture particulière de celui qui voit la réalité sociale au travers du prisme juridique. Se centrant ensuite sur le coeur de l'activité juridique, la qualification, ils montrent que le juriste est d'abord un « traducteur » appelé à transformer des faits en « faits juridiques », avant d'illustrer ce postulat de base par un exercice de « qualification » appliqué à la Star Academy en tant qu'œuvre audiovisuelle et en ce qu'elle est l'occasion de la conclusion de multiples contrats.
26Psychanalystes, Ph. Szafar et J. Florence adoptent enfin un point de vue plus normatif sur l'émission, prenant position dans un débat qui agite aujourd’hui la communauté psychanalytique sur la place du psychanalyste dans la cité. Ph. Szafar axe l’essentiel de sa contribution sur cette question : la psychanalyse, discipline clinique du « cas par cas », a-t-elle quelque chose à dire du social et de ses avatars, qu’illustrerait une émission de télévision ? Mobilisant Freud, l’auteur met en garde contre « une dérive actuelle qui consiste à condamner l’époque au nom de la psychanalyse » et à voir dans divers phénomènes de société contemporains, tels des émissions de téléréalité, le symptôme d’un « déclin de civilisation » associé à une société en perte de père et de repères. Réticent lui aussi à endosser la position d’un analyste du social, J. Florence adopte celle du téléspectateur. Prenant appui sur son expérience au Centre d’études théâtrales de Louvain-la-Neuve, l’auteur souligne dans cette émission regardée avec les yeux d’un grand-père, une possible réactualisation des jeux du cirque antiques, avec sa dimension sacrificielle. Mais il y voit aussi, dans la mutation qu’introduit le langage de la télé-réalité entre réalité et fiction, une possible modification des modes d’identification théâtrale qui, pour n’être pas nécessairement synonyme de dégradation, complexifie néanmoins le jeu des scènes et des représentations.
Un travail interdisciplinaire en creux d'une présentation multidisciplinaire : de quelques difficultés de la démarche interdisciplinaire
27Au terme de cette introduction, on se permettra deux commentaires plus engagés, interdisciplinarité oblige... Deux éléments pourront frapper l’observateur, à la lecture des différentes contributions. Tout d’abord, l’apparente incongruité de l’objet – consacrer du temps universitaire à une émission de télé-réalité, est-ce bien sérieux... ? – n’a pas constitué un handicap au travail. Il n'a pas empêché les représentants de huit disciplines différentes des sciences humaines de construire un savoir propre, explicatif de leur démarche disciplinaire. A partir de l’exemple Star Academy, on peut espérer que le lecteur en apprenne plus sur les démarches menées dans ces diverses disciplines que sont l’économie, la statistique, la science politique, la sociologie, la criminologie, le droit, l’anthropologie et la psychanalyse. Ensuite, la très grande prudence des auteurs sur l'émission en tant que telle : dans la plupart des cas, celle-ci a surtout servi de point d’ancrage pour expliquer les fondements d’une discipline ou illustrer la démarche « scientifique » prônée par la discipline. Par contre, la réserve est très grande pour porter un jugement de valeur sur Star Academy. Si Ton excepte le choix des sociologues dont la grille de lecture empruntée à Asiles de Goffman peut se lire comme une critique indirecte de certains aspects de l’émission et une mise en question pertinente de D. DEPRINS sur le choix de l’objet étudié et les implicites d’une « célébration à la Berlusconi » qu’il promeut, les prises de position sont prudentes. Que l’on estime qu’un jugement normatif sur l’émission et ce qu’elle charrie ne relève pas de la discipline (Hamaide et Wauthy), qu’on laisse « à d’autres le soin de tenir ce discours de déploration, affectionné par certains intellectuels » (Strowel) OU qu’on se refuse à entériner un discours catastrophiste sur les évolutions du social que symboliserait ce type d'émission (Szafar, Florence), la tonalité critique sur une émission de télé-réalité et ses consœurs est largement mise en sourdine. Faut-il y voir ce que J. Delchambre appelle une « disqualification de la pensée critique », sous le double effet d’une crainte de se « ringardiser » en adoptant une position critique et de la prégnance d’une idéologie du consensus qui tend à marginaliser les positions trop conflictuelles ? C’est à mon sens probable. Il ne faudrait pas, en tous cas, y voir la manifestation d’une sorte de « neutralité » qui serait l’apanage d’un « discours scientifique » projetant un regard éthéré sur le réel. Comme le rappellent justement X. Mattele et L. Van Campenhoudt à propos de la sociologie – mais le raisonnement peut être étendu aux autres disciplines – « la neutralité axiologique, comme dissociation radicale du travail scientifique et des jugements de valeurs, est illusoire ». En sciences, le choix d’un objet, la manière de le construire et de le lire n’est jamais complètement neutre.
28Enfin, pour conclure, un mot sur le caractère interdisciplinaire de l’entreprise et ses aléas. La méthode de travail poursuivie a été largement interdisciplinaire : présentation et confrontation des disciplines ont été largement mises à l’honneur au cours du travail mené. De même, l’appropriation de l’objet Star Academy par chaque discipline a fait l’objet de discussions animées et fructueuses lors d’un séminaire de confrontation. Plusieurs postulats implicites de la démarche scientifique ont ainsi été questionnés, qu’il s'agisse de la prétention à une approche neutre et purement « explicative », du rapport entre démarche scientifique et présupposés moraux ou normatifs, des liens entre science et pouvoir... Et plusieurs auteurs ont tiré profit de ces discussions pour en intégrer la substance dans leur contribution. A ce titre, la présentation de l'ouvrage ne devrait pas induire en erreur : la succession de contributions disciplinaires pourrait laisser croire à l'adoption d'une démarche multidisciplinaire. Mais, comme le soulignait un collègue, « on a fait nettement plus que cela... » C'est sans doute aussi que l'interdisciplinarité réside avant tout dans une méthode de travail qui favorise la collaboration et la confrontation entre disciplines. Et que ces résultats apparaissent en creux d'une présentation qui respecte le point de vue disciplinaire de chacun : l’interdisciplinarité, on ne le répétera jamais assez, suppose la confrontation entre les disciplines. Mais elle ne sous-tend en aucun cas la disparition des disciplines qui ont tout intérêt à affirmer clairement leur identité pour pouvoir entrer en dialogue avec d'autres.
Bibliographie
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Bibliographie
10.3917/aco.011.03 :Freymond N, Meier D., Merrone G., « Ce qui donne sens à l'interdisciplinarité », A Contrario, 2003, vol. 1, no 1, p. 3-9.
Maigain A., Dufour B., sous la dir. de Fourez G., Approches didactiques de l'interdisciplinarité, Bruxelles, De Boeck Université, 2002.
Ost F., « Verbo Science du droit », dans Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, LGDJ., 1993, p. 540-544.
Notes de bas de page
1 Le CEDRE (Centre d'étude du droit de l'environnement), le CES (Centre d'études sociologiques), le CEREC (Centre de recherches en économie), le CRESPO (Centre de recherches en science politique), le CRHIDI (Centre de recherches en histoire du droit et des institutions), le SIEJ (Séminaire interdisciplinaire d'études juridiques), le SIRL (Séminaire interdisciplinaire de recherches littéraires) et le CIRCC (Centre interdisciplinaire de recherches en droit constitutionnel et de la culture).
2 Je dois cette jolie formule à L. Van Campenhoudt.
3 N. Freymond, D. Meier, G. Merrone, « Ce qui donne sens à l'interdisciplinarité », éditorial, A Contrario, 2003, vol. 1, no 1, p. 3-4.
4 Voyez par exemple A. Maigain, B. Dufour, sous la dir. de G. Fourez, Approches didactiques de l'interdisciplinarité, Bruxelles, De Boeck Université, 2002.
5 F. Ost, « Verbo Science du droit », dans Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, LGDJ, 1993, p. 543.
Auteur
Juriste et criminologue, professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis
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