Conclusion générale
p. 207-212
Texte intégral
1Les contributions présentées dans cet ouvrage – articulées autour des axes des temps sociaux, de l’organisation des transports et des attitudes temporelles – font émerger de nouveaux enjeux (quels phénomènes sont structurants, lesquels ne sont que des épiphénomènes ?), posent des défis à la recherche (comment mesurer les formes évolutives de la mobilité, comment évaluer la qualité du temps ?) et enfin laissent ouvertes de nombreuses questions (le rôle des Technologies de l’Information et de la Communication est-il de permettre ou d’obliger l’accélération du temps ? Le culte de l’information en temps réel est-il à même de transformer véritablement les pratiques de mobilité ?).
2Ces problématiques impliquent non seulement les chercheurs, amenés à revoir leurs méthodes ou à complexifier leurs modèles, mais aussi le politique, souvent accroché à d’anciennes représentations du territoire ou au caractère forcément élastique de mesures lourdes en matière de mobilité. Les exploitants de réseaux de transport constatent quant à eux que les heures sont de moins en moins creuses, et que le calibrage de l’offre en seule fonction des déplacements quotidiens domicile-travail laisse de côté le marché croissant des loisirs. Quant au citoyen, il se laisse aller au zapping (jonglage entre les moyens de transports, déplacements de plus en plus brefs, même le cas échéant en avion grâce aux compagnies à bas coût) et à la « mobilité zigzagante » (Bonfiglioli in Les territoires de la mobilité, 2004)...
Zahavi, c’est fini ?
3À la lecture de plusieurs sources relatives à la mobilité (par exemple ARE-OFS, 2000), il apparaît que l’un des enjeux majeurs liés aux temporalités réside dans l’évolution des budgets-temps. Comme rappelé en introduction et discuté dans l’article d’Iragaêl Joly, la conjecture de Zahavi – déjà critiquée en son temps car représentant une moyenne lissant les catégories sociales ou la proportion de personnes ne se déplaçant pas – semble ne pas résister aux années 2000. La constance du temps moyen consacré à se déplacer – tous les gains de vitesse liés aux améliorations des infrastructures étant réinvestis en augmentant les distances parcourues quotidiennement – représentait déjà un défi en termes d’aménagement du territoire : le maillage autoroutier, les rénovations de routes, les contournements de village ont accéléré la périurbanisation ; le TGV, les liaisons rapides intervilles, l’accroissement des fréquences de desserte ont permis de s’établir de plus en plus loin de son lieu de travail. Or si non seulement les gains de vitesse sont réutilisés pour gagner de la distance mais, de plus, le temps quotidien consacré aux déplacements augmente, l’effet est exponentiel. En six ans, dans le canton de Genève, la durée totale moyenne de déplacement par personne et par jour est ainsi passée de 55 à 71 minutes par jour (une augmentation de 29 % entre 1994 et 2000 !). Parallèlement, la plus forte progression démographique a eu lieu dans les communes périurbaines (+ 12 %, au lieu de +4,5 % en moyenne sur le canton de Genève)1.
4L’enjeu est de savoir si cette explosion des temps de déplacement est un phénomène de rupture avec une constante de plusieurs décennies, ou un épiphénomène lié à d’autres éléments : pénurie immobilière, marché du travail, réactivité à de nouvelles opportunités de déplacement sans prise en compte de prime abord des conséquences financières, environnementales ou d’organisation familiale. Quels sont les outils des pouvoirs publics pour répondre à cette problématique ou en atténuer les effets négatifs (augmentation de la pollution, des encombrements, mitage du territoire) ? Certains en viennent à imaginer des réductions volontaires de vitesse sur les autoroutes (délicatement dénommées « autoroutes apaisées »), comme s’il existait un simple effet de réversibilité permettant de re-contraindre un territoire éclaté par l’automobile. Les prochaines enquêtes nationales de transport sont en tout cas attendues avec intérêt, afin de valider ou d’infirmer ce constat de la rupture de la conjecture de Zahavi.
Des effets encore structurants ?
5L’essor du trafic de loisirs (cf en France les effets de la semaine de 35 heures ; en Suisse, l’augmentation de ce motif2 préoccupe l’Office fédéral du développement territorial) a pu conduire au constat selon lequel le motif travail n’était plus structurant dans le cadre de la vie quotidienne. Une première analyse au niveau du total des déplacements effectués durant la journée peut en effet montrer un pourcentage relativement faible de ce motif, mais une analyse plus poussée montre que cette image est faussée : en additionnant tous les déplacements réalisés depuis le départ jusqu’à l’arrivée au domicile (soit une boucle), la part du motif travail augmente singulièrement, car de nombreuses personnes agencent leur programme d’activité en combinant plusieurs motifs3.
6La mobilité liée au travail reste donc encore structurante, d’autant plus dans le cas d’enchaînements d’activités, celles-ci pouvant aboutir au choix de l’automobile pour toute la journée alors que le strict déplacement jusqu’au travail aurait pu s’effectuer en transports publics par exemple. Ce constat pose de façon aiguë la question des temporalités, la dilution des activités, l’étalement des heures de pointe, l’atténuation du concept de « jour ouvrable de base » modifiant radicalement les bases de la planification des transports. I1 permet de penser à deux voies possibles afin de répondre à ces tendances de fond : l’augmentation de l’utilisation de la voiture à même, par sa souplesse, de favoriser la complexité des combinaisons de motifs, ou alors l’augmentation de l’utilisation de plusieurs moyens de transport durant la semaine, en fonction des motifs ou des lieux concernés. D’ailleurs, la complexité n’est pas l’apanage des automobilistes : à Genève les utilisateurs de transports publics ont des programmes d’activité enchaînant davantage de motifs que les conducteurs de véhicule à moteur (cf. note 1). Pour les politiques de mobilité qui visent à diminuer la part de la voiture, il reste encore à faire évoluer un autre phénomène structurant : l’usage par réflexe. Les modèles de prévision de trafic ont en effet encore souvent tendance à sous-estimer la part de personnes n’effectuant aucune analyse des coûts ni de la durée nécessitée par différents moyens de transport au moment de faire leur choix (moment qui n’intervient que quelques fois lors de grandes étapes du cycle de vie – déménagement, mise en ménage, arrivée d’enfants...)· La notion de compétences liées à l’usage des transports publics (voir aussi la contribution de Michael Flamm) est de même un concept encore peu répandu, mais que l’on peut illustrer par les résultats d’une étude menée à l’occasion de la fermeture partielle pendant plusieurs mois d’un tunnel autoroutier sur les bords du Léman : les automobilistes qui, compte tenu des bouchons, ont préféré prendre le train – avec l’intention d’y rester fidèles à la fin des travaux – étaient en majorité des anciens utilisateurs des transports publics (Jemelin et al., 2005). Les autres ont préféré adapter leurs temporalités, quitte à partir de leur domicile avant 6h du matin.
Quelques défis à relever rapidement
7Les éléments mentionnés ci-dessus montrent l’importance des défis qui attendent les planificateurs mais aussi (et surtout ?) les chercheurs. Comment dépasser le constat d’une augmentation de la mobilité, et des durées y consacrées ? Comment évaluer si ces phénomènes sont durables, dans tous les sens du terme ? En bref, comment se contenter de photographies floues de la mobilité prises par un appareil jetable alors qu’une caméra numérique serait nécessaire ? Les enquêtes de mobilité, précisément par ce qu’elles dévoilent, sont en effet en train d’illustrer leurs faiblesses, que ce soient les enquêtes ménages déplacement françaises, le micro-recensement transports suisse ou encore l’enquête MOBEL en Belgique (Hubert et Toint, 2002) : quel crédit accorder au sacro-saint « jour de référence » enquêté – souvent le jour précédant l’interview – lorsque le rythme de la semaine n’est plus celui de la révolution industrielle ? Comment combiner usages spécifiques lors d’un jour donné et réponses sur les habitudes de déplacement ? Un autre élément à prendre en compte est la perception des personnes interrogées : celles-ci peuvent avoir tendance à sous-estimer la complexité de leurs déplacements en première approche (Rossel et Jemelin in Les territoires de la mobilité, 2004), et donc à ne pas forcément décrire avec détails et précision l’entier de leur mobilité.
8Bien entendu, il ne s’agit pas de négliger ce type d’enquêtes, qui sont la seule source disponible, d’autant que les possibilités d’amélioration sont encore loin d’être validées : demander aux interviewés de choisir eux-mêmes un jour qu’ils jugeraient représentatif poserait des problèmes de subjectivité non quantifiables, et renseigner tous les déplacements effectués durant une semaine ou un mois se révélerait plus que contraignant (ou alors sur des échantillons trop limités pour être exploitables à large échelle). Des solutions technologiques de saisie automatique, par le biais du GPS voire du GSM, permettront peut-être à l’avenir d’apporter des compléments nécessaires à une meilleure compréhension des évolutions à l’œuvre.
9Un autre chantier a trait à l’analyse plus fine des caractéristiques des moyens de transport, en vue de mieux comprendre les raisons à l’origine des choix modaux. Plusieurs contributions ont illustré le rôle de la vitesse dans les pratiques de mobilité, il est aussi capital de s’intéresser à la notion de qualité du temps : temps valorisé lorsque l’on peut travailler, se reposer ou se divertir, temps gagné lorsque l’on peut mener des activités sur place (rôle des services et commerces dans les gares), temps déprécié dans les bouchons, à la recherche d’une place de stationnement ou en cas de mauvaise correspondance, temps mort lorsque aucune information sur les retards n’est disponible ou fiable... 30 minutes dans un bus bondé n’ont pas la même valeur que 30 minutes dans une voiture climatisée ou dans un train avec des prises pour travailler sur son ordinateur portable, mais valent toujours 30 minutes dans l’esprit des non-utilisateurs d’un mode de transport. Les indicateurs liés à la qualité de service des transports publics sont déjà complexes à mettre en œuvre et à comprendre pour les non-initiés, mais cet élément lié au temps nous semble intéressant à creuser.
Accélération du temps : entre choix et contrainte
10Au final, les photographies de la mobilité que nous pouvons collecter, même imparfaites, révèlent de nouveaux contours : un étirement (du temps consacré au transport) et une accélération (par les enchaînements d’activités et les re-programmations permises par les technologies de l’information). Ces deux phénomènes laissent encore de nombreuses questions ouvertes. Nous avons déjà parlé de l’étirement ; la constante de Zahavi avait ceci de sécurisant qu’elle postulait une durée de mobilité journalière inchangée, quasiment génétique. Jusqu’où peut se poursuivre l’étirement ? Existe-t-il une limite à partir de laquelle la qualité de vie soi-disant permise par l’éloignement des grands centres est altérée par la non-qualité du transport ? L’explosion (temporaire ?) des coûts de l’énergie fossile aura-t-elle un impact ?
11Quant à l’accélération, elle pose d’autres questionnements. La fragilisation des systèmes logistiques induite par le dogme du flux tendu risque-t-elle de se propager à la société ? La souplesse permise par les technologies de l’information et de la communication (qui ne sont plus nouvelles, depuis le temps) permet à la fois de se libérer d’une programmation rigide des activités et – pour certains – de son lieu travail, mais aussi asservit complètement : être joignable en tout temps, ne plus distinguer entre espace professionnel et espace privé, voir son programme de la journée complètement transformé par l’irruption du mobile dans l’agencement bien ordonné des rendez-vous, jongler entre les horaires de crèche, d’école, de commerces, d’administration, tout en étant bombardé d’informations sur les bouchons en temps réel et le retard des trains... Là aussi, où sont les éventuelles limites au-delà desquelles les individus modifieraient à nouveau leur comportement, ou céderaient aux sirènes de l’éloge de la lenteur ?
12S’immobiliser quelques instants, prendre le temps de la réflexion, « Mobilités et temporalités » n’a de loin pas épuisé le sujet, posant quelques jalons d’une problématique vouée à un bel avenir.
Bibliographie
Références
Are-Ofs, La mobilité en Suisse. Résultats du micro-recensement 2000 sur le comportement de la population en matière de transports, Berne-Neuchâtel, Are-ofs, 2001.
Jemelin C. et al., Étude « Glion-Mobilité », Lausanne, Cahier Camus no 1, École polytechnique fédérale de Lausanne, 2005.
La mobilité urbaine en France : les années 90, Lyon, CERTU, 2002.
Vodoz L., Pfister Giauque B., Jemelin C. (éd.), Les territoires de la mobilité, L’aire du temps, Lausanne, PPUR, 2004.
Hubert J.-P. et Toint Philippe, La mobilité quotidienne des Belges, Namur, Presses Universitaires de Namur, 2002.
Notes de bas de page
1 Source : C. Jemelin et V. Kaufmann, La mobilité des Genevois en 2000, Lausanne, École Polytechnique fédérale de Lausanne, 2003.
2 De 1984 à 2000, passage de 40,5 à 43,4 % du total des motifs (selon la distance parcourue) et passage d’une durée moyenne quotidienne de déplacements de loisirs de 23 à 45 minutes, source ARE-OFS, 2001).
3 Par exemple à Genève (op. cit. en note 1), le travail représente, du lundi au vendredi, 27 % du total des déplacements, mais 41 % des kilomètres parcourus dans le cadre de boucles contenant le motif travail.
Auteur
Docteur en géographie, chargé de recherche
Laboratoire de sociologie urbaine, École Polytechnique fédérale de Lausanne
<Christophe.jemelin@epfl.ch>
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