Comportements temporels et usages des modes de transport à Bruxelles
p. 167-182
Texte intégral
Introduction
1Les politiques d’organisation des transports ont été jusqu’à présent peu sensibles aux questions de temporalités urbaines. Cela s’explique entre autres par le fait que, dans une société où le travail était organisé quotidiennement suivant un rythme commun de huit heures identiques pour tous les travailleurs et dans laquelle les activités se déroulaient de manière relativement localisée, la prise en compte de la logique pendulaire des travailleurs permettait de répondre aux besoins essentiels de mobilité. Dans une société où la flexibilité du travail devient la norme (Boltansky, Chiapello, 1999), où les diverses activités se sont dispersées dans l’espace et où de nombreux secteurs d’activités exigent des déplacements professionnels, l’étude des temporalités des activités devient dès lors essentielle (Ascher, 2000) pour garantir l’adéquation de l’organisation des modes de transport avec la demande de déplacements.
2Dans ce contexte, le projet de recherche que nous relatons ici proposait d’étudier les temporalités urbaines à Bruxelles en se concentrant sur les phénomènes émergents au départ de l’analyse d’activités (économiques, de loisirs, touristiques) ; en parallèle, il s’agissait d’étudier l’organisation des transports dans leurs aspects temporels. Cette approche fut cependant remise en question rapidement par l’analyse secondaire de données quantitatives portant sur les mobilités bruxelloises et des constats similaires faits dans les pays voisins (Bailly et Heurgon, 2001). En Belgique, moins de vingt pour cent des déplacements1 s’effectuent pour des raisons professionnelles ou à destination du travail (19 % en Région de Bruxelles-Capitale2). De plus, à l’instar des grandes métropoles européennes, on constate à Bruxelles une intensification des déplacements en dehors des heures de pointe. Autrement dit, notre approche initiale, si elle avait été suivie, risquait de nous limiter à des informations relatives aux 20 % des déplacements propres à la sphère du travail3 ! Dès lors, afin de comprendre les temporalités émergentes et les nouvelles formes de mobilité, nous avons choisi d’aborder la thématique de la mobilité et des temporalités en nous interrogeant non pas d’abord sur des secteurs d’activités mais sur les acteurs individuels. Nous avons ainsi étudié les modes de structuration temporelle et spatiale des personnes exerçant des activités à Bruxelles, qu’elles soient professionnelles ou non. Cette analyse des structurations des activités par les acteurs permet d’éclairer l’organisation des mobilités individuelles car elle met en lumière les formes de l’anticipation de chaînes d’activités et la capacité à programmer les activités de transport au sein des activités quotidiennes.
3Afin d’éviter la focalisation de notre étude sur l’activité la plus significative socialement, – l’activité professionnelle –, nous avons abordé les questions de mobilité au départ d’activités ou de contraintes non-professionnelles. Dans cette optique, nous avons formulé trois questions génériques afin de guider notre recueil d’informations : « Comment se déplace-t-on avec les enfants de moins de 12 ans ? », « Comment voit-on ses amis ? », « Comment fait-on ses courses ? » Cette orientation ne néglige cependant pas l’activité professionnelle. Celle-ci reste généralement un des éléments moteurs de la structuration du temps des individus (Pronovost, 1996 ; Mercure, 1995). De ce fait, tout en nous donnant un maximum de chances de repérer des fonctionnements temporels « émergents » au-delà des structurations formelles d’un horaire de travail, nous nous offrions la possibilité d’observer l’importance de ces structurations professionnelles dans l’organisation quotidienne des déplacements.
4Au cours du travail, nous avons accordé la priorité à la population de personnes avec enfant(s) de moins de douze ans, car cette population intéressait particulièrement les sociétés de transport public. Peu d’informations existent en effet sur les déplacements des moins de douze ans et sur l’organisation des déplacements des personnes qui en ont la charge.
5Trente interviews ont été réalisées. Leur durée varie entre une heure et une heure quarante-cinq. Au départ de la recherche, cinq critères de sélection nous ont semblé pertinents pour sélectionner nos interlocuteurs : le sexe ; la différenciation socio-économique ; la différenciation spatiale (les conditions objectives d’accès aux transports étant différentes en fonction du lieu d’habitat) ; la différenciation familiale ; la différenciation des contraintes temporelles4.
6L’analyse qualitative nous a permis d’identifier divers types d’attitudes temporelles et de perception de l’espace. Ceux-ci permettent de comprendre comment les individus organisent leur temps, leurs activités et leurs déplacements. Ils permettent également de distinguer diverses formes d’usage des modes de transport et, de ce fait, des attentes propres à chaque forme, auprès des transports publics. C’est cet aspect du travail que nous voulons développer ici.
1. Premiers résultats
7Nous nous sommes intéressés à cinq dimensions relatives aux temporalités mises en œuvre par les acteurs dans leurs déplacements.
8Les deux premières dimensions sont celles à partir desquelles nous allons analyser la construction des déplacements. Elles concernent l’acteur individuel. Il s’agit d’analyser d’une part les manières dont l’individu s’adapte au temps, ou l’organise, et d’autre part les manières dont il perçoit l’espace.
9La première dimension reprend « les temporalités génériques de l’acteur ». Nous nous intéressons ici aux « rapports au temps » mis en œuvre par les acteurs. Dit autrement : comment l’individu vit-il son temps, comment l’évalue-t-il, comment l’appréhende-t-il ?
10La seconde dimension est indissociable de la question du temps (Montulet, 1998). Il s’agit de la dimension relative aux « perceptions de l’espace » par les acteurs, c’est-à-dire à la manière dont l’individu vit et perçoit l’espace dans lequel il évolue.
11La troisième dimension concerne les « activités ». Celles-ci peuvent s’organiser sur base d’un horaire, telle une séance de cinéma par exemple. D’autres s’inscrivent sous des formes de régularités qui ne supposent pas une programmation horaire stricte. « Les courses alimentaires » peuvent ainsi être quotidiennes, hebdomadaires ou mensuelles, sans pour autant devoir être réalisées toujours à la même heure, ni nécessairement au même endroit. Le choix d’effectuer telle ou telle activité à un moment particulier, ou de refuser la réalisation de celle-ci, tout comme son appréciation, vont dépendre, entre autres, des temporalités de l’acteur. Il s’agira d’identifier, au départ de la typologie « espace-temps », différents enchaînements probables d’activités.
12La quatrième dimension concerne les « relations sociales ». L’exigence de ponctualité peut ainsi varier d’un groupe social à l’autre par exemple en fonction de la situation et de l’appréhension du temps et de l’espace. La rencontre amicale, par exemple, s’opère parfois sur base de « rendez-vous » programmés ou, au contraire, en valorisant les visites à l’improviste.
13Enfin, la cinquième dimension, qui concerne au plus près notre propos, reprend les « attentes par rapport aux déplacements ». Tout en présentant une série de caractéristiques propres, liées à l’offre structurelle des modes de transport (horaire, durée du trajet, fréquence...), nous posons l’hypothèse que les temporalités relatives aux déplacements résultent en fait de la combinaison des quatre premières dimensions.
14Concrètement, l’analyse vise à aboutir à deux typologies, l’une spatiale et l’autre temporelle. Ces deux typologies seront ensuite mises en perspective afin d’éclairer, au départ des situations concrètes décrites dans les interviews, les attentes des acteurs par rapport aux déplacements et aux modes de transport dans le contexte d’activités et de relations sociales présentant des registres temporels différents.
A. Les temporalités génériques de l’acteur
15L’analyse du matériau qualitatif nous a permis d’identifier cinq types de « rapports au temps » génériques parmi les acteurs sociaux. Un sixième type à pu en être déduit théoriquement mais n’a pu être observé empiriquement. Par « temporalités génériques », nous entendons l’attitude globale de l’acteur face au temps. L’acteur peut ainsi adopter une attitude passive ou active face à l’organisation temporelle de sa vie. Autrement dit, la dimension temporelle peut ne pas être problématique pour lui au point qu’il ne s’en soucie guère ou, au contraire, développer des formes de gestion du temps qui lui permettent plus ou moins bien de maîtriser les contraintes temporelles auxquelles il fait face. Dans ce cas, la gestion du temps par la planification ou par l’improvisation permet de distinguer deux formes de « maîtrise » de la dimension temporelle.
Type 1 : le routinier
16Pour le routinier, le temps ne pose pas problème, car les activités se font régulièrement sans que leur agencement ne pose question. Tout se passe comme si l’organisation temporelle était extérieure à la volonté des acteurs. Les activités ne prennent sens que dans des temporalités très régulières et ne débordant jamais les plages horaires qui leur sont allouées.
Type 2 : le planificateur rigide
17Le planificateur rigide veut maîtriser son temps et, pour cela, organise strictement l’ensemble des activités à venir. Il se montre très peu prompt à s’adapter aux modifications et événements imprévus. L’improvisation peut cependant exister dans certains cas, mais dans des plages de temps définies à cet effet au préalable.
Type 3 : le planificateur souple
18Le planificateur souple se veut maître de son temps. Il apprécie la régularité tout en se défiant de la routine. Si sa planification d’activités demeure structurante pour lui, il reste ouvert aux nouveautés et changements qui pourraient se présenter à lui.
Type 4 : l’improvisateur réactif
19Les réactifs doivent sans cesse répondre à un environnement changeant présentant de nouvelles opportunités d’activités. La maîtrise du temps consiste dans ce cas en la capacité d’improviser pour répondre à toutes les demandes. La planification s’apparente à un scénario possible agençant les contraintes dans le temps en présentant le panel des activités à assumer et les dates d’échéances qui les concernent.
Type 5 : l’improvisateur impulsif
20L’impulsif rejette toute contrainte temporelle qui pourrait l’empêcher de faire ce qu’il veut quand il le veut. Dans cette optique, toute programmation apparaît en elle-même contraignante. La maîtrise du temps se confond avec l’improvisation comprise comme la capacité de choisir l’action au moment où elle se présente.
Type 6 : le stochastique
21Le stochastique adopterait une attitude passive face au temps sans logique routinière. Ce type est apparu de manière déductive. La difficulté d’observation de ce type d’individus est sans doute liée précisément à son fonctionnement temporel.
B. Les types de rapports à l’espace
22Par « rapport à l’espace », nous entendons la manière dont un acteur va envisager l’espace dans lequel il va pouvoir déployer ses activités. L’acteur peut ainsi se référer à un/des espaces territoriaux, défini(s) a priori, dans le(s)quel(s) il va réaliser ses différentes activités. Il peut, au contraire, structurer son rapport à l’espace au départ des activités qu’il a à réaliser, sans pour cela se référer à un territoire existant par ailleurs.
Type 1 : le localisme
23La perception localiste de l’espace suppose un territoire unique avec lequel l’acteur établit une relation permanente et affective. Ce territoire lui sert de référence pour l’ensemble de ses activités.
24Une déclinaison du localisme peut être observée lors de certaines étapes du cycle de vie, ou lors de l’application de la volonté de restreindre certains usages modaux. On y retrouvera la valorisation de la proximité dans le cadre d’activités quotidiennes, sans pour autant que l’ancrage spatial soit conçu comme permanent, ni que l’ensemble des activités doivent nécessairement s’y dérouler.
Type 2 : l’espace en zones
25La perception de l’espace sous forme de zones s’apparente à une lecture en termes de territorialisation sans qu’il y ait pour autant d’attachement identitaire au territoire. Les espaces se distinguent et se parcourent en fonction de la relation de familiarité et de fonctionnalité que l’acteur établit avec eux.
26La composition spatiale ne s’inscrit pas nécessairement dans la petite échelle, ni dans la contiguïté des territoires.
Type 3 : la multicentralité
27La perception de l’espace sous forme de multicentralité consiste à connecter de manière récurrente un nombre défini de nœuds fonctionnels entre eux. L’espace est réticulaire même si la récurrence des connexions lais se transparaître une forme de circonscription de l’espace qui n’est cependant pas structurante pour l’acteur.
Type 4 : l’étendue spatiale
28La perception de l’espace sous forme d’étendue consiste en un espace ouvert dans lequel l’acteur connecte un nombre indéfini de nœuds entre eux. L’espace est, ici aussi, réticulaire. Les nœuds prennent d’abord sens dans une logique fonctionnelle désincarnée soumise aux opportunités et aux changements. De ce fait l’étendue spatiale et les connexions qui s’y établissent sont en perpétuelle redéfinition.
29Ces quatre types de perceptions spatiales confirment les analyses que nous avions effectuées dans nos travaux précédents (Montulet, 1998), au départ d’observations menées dans d’autres villes.
2. Typologies et usages des modes de transport
30La question qui se pose maintenant est de savoir en quoi les typologies concernant les attitudes temporelles et les perceptions spatiales peuvent informer des usages et des modes de transport. Y a-t-il des formes d’usage des modes de transport qui soient différents en fonction des attitudes temporelles et des perceptions spatiales dégagées dans l’analyse ? Pour éclairer ces questions, l’analyse sera inductive. Elle se structurera autour des quatre situations les plus congruentes du point de vue des perceptions spatiales et des attitudes temporelles.
31Nous pouvons, par ailleurs, observer des situations complexes, parfois surprenantes dans une simple cohérence logique. Ces situations pourront être expliquées par des éléments relatifs tant aux types d’activités dans lesquelles les individus sont intégrés, à leur modes de relations sociales, à leur situation dans le « cycle de vie » ou à leur accès ou leur non-accès à des modes de transport. Un cinquième paragraphe sera consacré à ces cas « hybrides ».
32Un premier constat doit être pointé. Toutes les personnes interviewées utilisent divers modes de transports en fonction des circonstances, même s’il arrive fréquemment qu’elles privilégient un mode par rapport aux autres. Il faut donc se méfier des analyses stigmatisant les usagers sous formes d’utilisateurs « monomodaux ».
A. Attitude temporelle routinière et perception spatiale localiste
33La routine de Marta et Kalifa5 se déploie dans l’espace du quartier. L’usage fonctionnel de modes de transport se limite essentiellement à la voiture. Pourtant, Marta et Kalifa vantent le fait d’avoir des lignes de transport en commun à proximité de leur domicile, même s’ils sont incapables de les identifier clairement et qu’ils ne les utilisent quasiment pas (une fois par an ou moins). Il faut dire que ces lignes de transport ont pour vocation de « sortir » du quartier et que Marta et Kalifa valorisent leur vie extrêmement locale. De ce fait, l’usage hebdomadaire du transport en commun se limiterait au parcours d’une ou deux stations sur une même ligne.
34Kalifa estime également que l’usage des transports en commun est inadapté aux enfants. D’une part, il faut sans cesse les surveiller et, d’autre part, l’environnement est inapproprié pour eux car outre le fait que « monter les marches du tram est déjà difficile pour eux », ils ne cessent de se faire bousculer par des adultes stressés qui ne facilitent pas le passage pour sortir avant que le tram ne reparte. Ce qui transparaît ici n’est pas que l’expression d’une revendication de confort, c’est l’expression d’une insécurité directement liée aux attitudes temporelles et perceptions spatiales. Le mode de transport en commun suppose que les utilisateurs disposent d’une maîtrise de l’espace qui dépasse le parcours récurrent. « Rater son arrêt » signifie la perte de contrôle tant sur la maîtrise de l’espace que sur la routine des activités. « L’aventure » qui en résulte est redoutée, car elle perturbe la sécurité de l’habitude. Inversement, les transports en commun et leurs stations vont paraître insécurisants si trop peu de monde les utilise.
35Lorsqu’il s’agit de faire des trajets exceptionnels, comme les vacances annuelles à la mer, Marta et Kalifa combinent voiture et train. « La voiture n’est pas très, très grande... Nous partons... avec les petits et maman part avec un des enfants en train. Donc, chacun sa valise, elle prend le train et on se donne rendez-vous. » Il arrive également que le frère de Kalifa charge sa voiture et les conduise à destination. « Il respecte les heures et puis il revient. »
36Le cas présenté par Marta et Kalifa est extrêmement localiste. D’autres études nous ont permis de croiser des individus présentant les mêmes attitudes temporelles et perceptions spatiales, tout en étant des utilisateurs férus des transports en commun. Ceux-ci connaissent les horaires des lignes récurrentes par cœur, tout comme leurs possibilités d’interconnexions dans l’espace local.
B. Attitude temporelle réactive ou impulsive et perception spatiale en étendue
37Les personnes développant une attitude temporelle réactive et une perception de l’espace sous forme d’étendue sont généralement des utilisatrices acharnées de l’automobile. Celle-ci leur permet d’assurer la « réactivité spatiale » nécessaire à leurs contraintes d’activités. Cependant ces automobilistes peuvent aussi recourir à d’autres modes de transport.
38Mik, le cas le plus emblématique, n’envisage que l’usage de la voiture sur Bruxelles. Pour lui, les transports en commun bruxellois sont inadaptés à ses pratiques et la durée du trajet en train depuis Coxyde (sur la côte belge) pour venir au travail serait au moins aussi longue que celle nécessaire pour parcourir le trajet en voiture. Ce qui est surprenant chez Mik, c’est qu’il explique qu’il utilise le TGV pour se rendre à Paris où il recourt constamment aux transports en commun pour ses déplacements professionnels. En fait, Mik ne parvient pas à « lire » les différents réseaux de transport en commun bruxellois. Cette absence de lisibilité ne lui permet pas d’anticiper ses trajets, ni de lui assurer la flexibilité spatiale indispensable à son attitude réactive. De plus, la « rupture de charge » intermodale qu’il aurait à pratiquer ne se limiterait pas à un transfert physique, mais demanderait également le développement d’aptitudes et d’usages propres à chaque mode de transport.
39Nathalie présente une conception plus étonnante. Grande utilisatrice de l’automobile pour assurer la gestion de ses multiples activités, valorisant les transports en commun dans son discours, Nathalie va développer l’usage de ces derniers à raison de « vingt pour cent » de ses trajets, estime-t-elle. Plutôt que de ressentir les inerties temporelles liées à ces modes comme une contrainte à son action, Nathalie, comme d’autres interlocuteurs, tend à valoriser celles-ci. Pour elle, ces inerties sont l’occasion de « relâcher la pression » car ce n’est plus à elle de maîtriser « le rythme », alors qu’en conduisant son automobile elle se sentira responsable de sa maîtrise du temps. Les temps d’attente propres aux transports publics, sont ce qu’elle appelle des moments « pour elle ». De plus, le temps de transport en commun peut changer la perception qu’elle a d’une même activité menée au bureau car, dans ses trajets, cette activité ne se voit pas subordonnée à une pression à la productivité et donc à une pression temporelle.
C. Attitude temporelle de programmation rigide et perception spatiale multicentrale
40Depuis un an, Sandro a fait le choix du tram pour aller travailler. 11 a laissé sa voiture au garage pour ce type de trajet, car il estimait ne plus pouvoir maîtriser le temps de trajet automobile. De plus, ce trajet l’énervait alors que l’usage du tram lui permet d’être relativement assuré de l’heure d’arrivée au bureau et ainsi de commencer sa journée de travail en étant calme. Pourtant, l’usage des transports en commun pour se rendre au bureau nécessite plusieurs ruptures de charge pour Sandro. Sa programmation rigide des activités favorise un mode de transport assurant le respect d’horaires définis à l’avance. Il ne s’agit pas d’aller plus vite, car la voiture n’est ni plus lente, ni plus rapide que les transports en commun, mais d’être assuré d’être là à l’heure.
41Cet usage affirmé du tram est limité aux trajets récurrents, car Sandro précise que lorsqu’il a une réunion « à l’extérieur » (c’est-à-dire en dehors de ses trajets récurrents), ou qu’il doit « se déplacer », c’est la voiture qui sera utilisée. Sandro avoue regretter la voiture lorsqu’il sort du bureau la nuit car, hors des heures de pointe, elle reste plus rapide et plus sécurisante que le tram.
42Lucie effectue pour sa part des trajets toujours récurrents entre ses activités d’infirmière à l’hôpital, son rôle de « parent-taxi » pour les (très) nombreuses activités des enfants et les activités de gestion domestique. Ce qui structure sa perception des modes de transport est essentiellement fonction de la « condensation » du temps. Quand il y a beaucoup à faire en peu de temps, la voiture se prête mieux car le transport en commun est plus contraignant pour les horaires.
43Ainsi, Lucie n’utilise pas les transports en commun pour se rendre à son travail, car ils lui font perdre beaucoup de temps en durée de trajets ou en attente en station lorsque ses horaires se déploient en dehors des heures de pointe. Elle recourra, par contre, aux transports en commun lors de ses journées de détente.
D. Attitude temporelle de programmation souple et perception spatiale zonale
44Jean-Paul, Albert et Mamadou sont tous les trois des partisans du transport en commun, sans pour autant négliger l’usage ponctuel de la voiture. Il s’agit de maîtriser les différents modes de transport adéquats pour parcourir les « zones » dans lesquelles se déroulent leurs activités. I1 ne s’agit pas ici d’une maîtrise « abstraite » applicable quels que soient les lieux tels que la valorisent les réactifs fonctionnant dans l’étendue, mais une maîtrise adéquate aux espaces de vie. Ainsi, par exemple, la maîtrise ne se limite pas à connaître les principes d’orientation dans le métro, mais à connaître aussi toutes les potentialités du métro dans les zones où se déroulent les activités.
45Mamadou et Albert particulièrement, sont des experts en termes de lignes et de connexions de la Société des transports intercommunaux bruxellois (STIB), mais également en termes d’estimation des parcours pédestres potentiels et des temps nécessaires à leur réalisation. L’exercice consistant à présenter diverses possibilités de se rendre en un lieu précis de la capitale s’apparente à une énumération comparant les modes respectifs et la durée des trajets.
46Tous trois disposent d’un permis de conduire, mais seul Jean-Paul possède une voiture. Cependant, tant pour Mamadou que pour Albert, les connaissances disposant d’une automobile sont toujours sollicitables au cas exceptionnel où la voiture s’avèrerait indispensable. Le taxi peut être appelé lors de situations plus quotidiennes, telles que le transport de courses pondéreuses. Ainsi, l’usage de différents modes de transport en commun, taxi, voiture d’amis en prêt, marche, ne s’apparente pas à un problème pour eux. Jean-Paul, Albert et Mamadou présentent une conception fonctionnelle et peu affective des modes de transport.
47Un déplacement ne sera cependant envisageable pour eux que pour autant que la durée du trajet présente une « proportion raisonnable » de la durée de l’activité. Le choix du mode de transport utilisé va ainsi dépendre, entre autres, des temporalités collectives. Ils évitent, par exemple, de prendre les transports de surface aux heures de pointe, la distinction « transport de surface » « transport en sous-sol » perdant son importance le week-end.
48Danièle n’a pas le même regard sur les usages modaux que les trois personnes précédentes, mais Danièle a la charge à plein temps de ses trois enfants. Ainsi, si Danièle valorisait un usage multi-modal avant de se marier, et appréciait l’usage du transport en commun, les aspects plaisants de ce mode disparaissent rapidement suite aux difficultés liées à la surveillance des enfants lors des attentes et des trajets. Pourtant, dans son discours, Danièle demeure ambivalente. Elle valorise, d’une part, les transports en commun et critique « moralement » le réflexe du « porte-à-porte » que lui a fait acquérir l’usage automobile. D’autre part, elle utilise essentiellement l’automobile qui lui donne une impression de maîtrise sur son organisation quotidienne.
E. Attitude temporelle et perception spatiale hybrides
49Thierry et Françoise ont une attitude temporelle rigide et perçoivent l’espace en zones ou sous une logique de multicentralité lorsqu’il s’agit de maintenir des relations sociales. Du point de vue des modes de transport, l’usage est identique à celui exprimé par les autres individus percevant l’espace en zones : une valorisation de la multi-modalité, un rapport distant à la voiture sans qu’elle ne soit nécessairement rejetée et une valorisation forte des transports en commun. Pour eux, l’achat de l’automobile (de même que l’achat d’une maison) est clairement associé au projet de fonder une famille. L’achat d’une voiture devient possible et nécessaire par la fondation d’une cellule familiale stable, qu’un tel achat viendra encore renforcer. Cette automobile permettra également d’entretenir plus aisément les relations sociales extérieures aux zones vécues au quotidien.
50Valenda, compressée dans les exigences professionnelles, développe généralement une attitude temporelle réactive dans l’étendue spatiale. De ce fait, la vitesse et l’usage automobile sont fortement valorisés par elle. Les transports en commun sont considérés comme « une perte de temps », car ils nécessitent de développer un apprentissage des lignes et des durées de trajet. Elle ne s’en sert que pour les voyages à l’étranger. La valorisation de l’espace local qu’elle développe pour les activités concernant son enfant est soumise à une conception du temps réactive. De ce fait, le mode automobile est le seul mode auquel elle a recours pour ses activités locales afin d’être rapidement disponible au cas où ses exigences professionnelles resurgiraient.
51Nicole l’impulsive ne développe pas (encore) de relations en étendue, car elle ne dispose pas actuellement du permis de conduire. C’est en raison de cette « non-accessibilité » que Nicole développe une relation localiste à l’espace. L’espace local est dans ce cas assimilé à l’étendue du réseau de transports urbains bruxellois. Elle différencie d’ailleurs les divers espaces locaux en référence aux transports en commun. Pour elle, cet élément est constitutif de l’identité urbaine.
52Nicole valorise les transports en commun qu’elle connaît sur le bout des doigts, tant du point de vue « réseau » que du point de vue « horaires ». Elle y passe au minimum deux heures par jour en semaine sans pour autant développer une impression de « perte de temps » dans leur usage.
53Nicole a cependant le projet de disposer d’une automobile dès qu’elle aura terminé ses études car la voiture est associée à la liberté, à l’indépendance mais aussi à la possibilité de se déplacer « où je veux, quand je veux, avec qui je veux » sur un mode impulsif.
Conclusion
54Les temporalités mises en œuvre dans les déplacements ne concernent pas uniquement leurs durées ou l’offre horaire des modes de transport. L’appréciation de l’offre de transport, d’un point de vue temporel, se construit dans un système complexe au sein duquel interviennent aussi bien les temporalités génériques de l’acteur (ou attitudes temporelles), ses rapports à (aux) espace(s), les contraintes liées au déroulement ou à l’organisation des activités ou encore aux modes de temporalités valorisées dans les diverses relations sociales.
55L’analyse du matériau qualitatif nous a permis d’identifier six types d’attitudes temporelles : le routinier, le stochastique, le planificateur rigide, le planificateur souple, l’improvisateur réactif et l’improvisateur impulsif. Plusieurs interviews nous ont permis d’observer des individus développant diverses attitudes temporelles en fonction des interactions ou activités auxquelles ils participaient.
56Quatre types de rapports à l’espace ont également pu être identifiés : le localisme, l’espace en zone, la multi-centralité et l’étendue spatiale. Tout comme pour les types d’attitudes temporelles, certains acteurs ont exprimé diverses formes de perception de l’espace en fonction des interactions ou activités auxquelles ils participaient.
57Les typologies d’attitudes temporelles et de perceptions spatiales développées ci-dessus ne doivent pas être comprises comme des postures psychologiques. Si la composante psychologique est vraisemblablement présente, elle peut tout aussi bien être générée par une situation sociale donnée, qu’adaptée différemment par des acteurs faisant face à des réalités diverses.
58L’analyse des cohérences entre les attitudes temporelles et les perceptions spatiales nous a permis de mettre en évidence de très nettes convergences entre certaines attitudes et perceptions. Le localisme se marie aisément à la routine, les programmateurs souples perçoivent volontiers l’espace sous forme de zones, les programmateurs rigides sont souvent, spatialement, multi-centraux. Enfin, les réactifs et les impulsifs conçoivent généralement l’espace en tant qu’étendue.
59Ces proximités spatio-temporelles nous ont permis également d’interroger les formes d’usage des modes de transport. Si aucun usager n’est « unimodal », tous marquent une préférence pour certains types d’usages modaux et, au vu des pratiques similaires exprimées par les acteurs, ces formes d’usages ne semblent pas indépendantes des perceptions spatiales et temporelles que développent les individus.
60Une question théorique importante demeure cependant en suspens. Pourquoi l’acteur confronté à une pluralité de modèles d’attitudes temporelles et de perceptions spatiales développe-t-il plutôt tel ou tel type d’attitudes et de perceptions ? S’agit-il là de retombées de nouvelles formes de socialisation, ne fonctionnant plus sur base d’une uniformisation comme dans la société moderne, et dans laquelle l’expérience professionnelle, le rôle sexuel et la place dans le cycle de vie constitueraient des éléments clés ? S’agit-il là des retombées de rapports existentiels à la sécurité et à l’assurance, qui conduiraient l’individu à développer des repères lui permettant de maîtriser son temps et son espace ? Comment pourrait-on dès lors expliquer l’émergence collective de certaines formes de spatialisation et d’attitudes temporelles dans l’époque contemporaine ?
61L’ensemble de ces analyses nous renforce dans notre conviction de la nécessité d’approfondir la connaissance précise des logiques temporelles pour comprendre, et dès lors améliorer, le système des temporalités de la mobilité. Le travail est cependant loin d’être clôturé.
Bibliographie
Bibliographie
Ascher F., « Les mobilités et temporalités, condensateurs des mutations urbaines » in Bonnet M, Desjeux D., Les territoires de la mobilité, Paris, PUF, 2000, p. 201-214.
Bailly J.P., Heurgon E., Nouveaux rythmes urbains : quels transports ?, Paris, Éd. De l’Aube, 2001.
Boltansky L., Chiapello E., Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
Hubert J.P., Toint P., La mobilité quotidienne des Belges, Namur, Presses universitaires de Namur, 2003
Mercure D., Les temporalités sociales, Paris-Montréal, L’Harmattan, 1995.
Montulet B., Les enjeux spatio-temporels du social – Mobilités, Paris-Montréal, l’Harmattan, 1998.
Pronovost G., Sociologie du temps, Bruxelles, De Boeck, 1996.
Notes de bas de page
1 En ce compris les déplacements de loisirs et sociaux, effectués de jour, de nuit, la semaine, le week-end, les jours ouvrables ou fériés...
2 Source J.P. Hubert, P. Toint, La mobilité quotidienne des Belges, Namur, Presses universitaires de Namur, 2003, p. 152-153.
3 Notons que les recherches concernant la mobilité se sont presque exclusivement focalisées en Belgique sur le déplacement domicile / travail, générateur des « heures de pointe » et peu intéressées aux autres types de déplacements qui constituent pourtant la plus grande part des déplacements.
4 La différenciation des contraintes temporelles pourrait paraître plus aléatoire, car ces contraintes peuvent être de formes multiples, ressenties ou non comme telles par l’acteur. Pourtant une caractérisation temporelle de l’échantillon est essentielle par rapport à l’objet de notre étude. Nous nous sommes dès lors concentrés sur les formes de contraintes temporelles professionnelles liées au type de contrat de travail (temps plein, mi-temps, sans travail, travail à domicile, travail indépendant...). Cela pourrait paraître paradoxal par rapport à notre volonté de ne pas mettre le travail au centre de notre analyse. Le paradoxe n’est cependant qu’apparent, car ce n’est pas parce que, pour les actifs, le travail reste une activité structurante de leur organisation du temps, qu’il est générateur de la majorité de leurs déplacements.
5 Noms d’emprunt de deux de nos informateurs.
Auteur
Docteur en sociologie, chercheur qualifié aux Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles
<montulet@fusl.ac.be>
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Soigner ou punir ?
Un regard empirique sur la défense sociale en Belgique
Yves Cartuyvels, Brice Chametiers et Anne Wyvekens (dir.)
2010
Savoirs experts et profanes dans la construction des problèmes publics
Ludivine Damay, Denis Benjamin et Denis Duez (dir.)
2011
Droit et Justice en Afrique coloniale
Traditions, productions et réformes
Bérangère Piret, Charlotte Braillon, Laurence Montel et al. (dir.)
2014
De la religion que l’on voit à la religion que l’on ne voit pas
Les jeunes, le religieux et le travail social
Maryam Kolly
2018
Le manifeste Conscience africaine (1956)
Élites congolaises et société coloniale. Regards croisés
Nathalie Tousignant (dir.)
2009
Être mobile
Vécus du temps et usages des modes de transport à Bruxelles
Michel Hubert, Philippe Huynen et Bertrand Montulet
2007