Des transports à la demande pour répondre aux nouvelles formes de mobilité. Le concept de Modulobus
p. 151-164
Texte intégral
Introduction
1A la lumière de l’évolution des pratiques de mobilité et des territoires à desservir en France d’une part (§ 1), en nous basant sur une typologie fonctionnelle des transports à la demande (TAD) et sur un cas concret dont nous dégageons les apports et les limites d’autre part (§ 2), par l’analyse d’une enquête quantitative portant sur la recevabilité d’innovations liées à l’introduction de TICs dans les transports enfin (§ 3), nous dessinons les contours d’un nouveau service de transport modulaire et réactif à inventer : le Modulobus.
1. Contexte
A. Nouvelles pratiques de mobilité, nouveaux territoires à desservir
2Depuis une trentaine d’années, le développement et l’amélioration continue des moyens de transport, qu’ils soient matériels ou non, ont été à la fois le signe et l’agent d’une évolution tant quantitative que qualitative des pratiques de mobilité. Quantitativement, les distances parcourues et les biens échangés augmentent en raison notamment de la distanciation croissante des lieux de vie, en particulier du domicile et du lieu travail au sein des zones périurbaines, et de la multi-polarisation des villes qui retentit lourdement sur la structure et la dynamique des flux (Dubois-Taine & Chalas, 1997). Qualitativement, l’évolution des modalités de la mobilité des personnes n’est pas moins lourde (Bailly & Heurgon, 2001, Boilin et al. 2002). L’amplitude horaire du transport s’élargit, y compris pour les navettes domicile-travail. Les pics de trafic s’étalent, en lien notamment avec la réorganisation du travail et l’accroissement de la mobilité liée aux loisirs (Sesame, 1999). Jusqu’il a peu la vitesse des déplacements automobiles n’a cessé de croître en dessinant un gradient croissant des centres villes jusqu’aux périphéries plus rurales en raison de l’efficacité des réseaux périphériques (Genre-Granpierre, 2000). Dans ce contexte, les individus ont développé des séquences spatio-temporelles complexes, souvent basées sur la vitesse de déplacement caractérisant la voiture, combinant allègrement les motifs (Wiel & Rollier, 1993) pour utiliser au mieux les ressources des lieux en co-présence (Wiel, 2002).
3Ces nouvelles pratiques de mobilité, le plus souvent inféodées à l’automobile et permettant le fonctionnement de « la ville du choix » (Dubois-Taine & Chalas, 1997) et de nouveaux rythmes de vie, notamment l’opposition moins marquée entre le jour et la nuit (Boilin et al. 2003), posent de redoutables problèmes aux gestionnaires des territoires. Encombrements, pollution atmosphérique, nuisances sonores, insécurité sont omniprésents et incitent les autorités organisatrices des transports (AOT) et les sociétés déléguées, notamment dans le cadre des plans de déplacement urbains (PDU), à promouvoir l’offre et l’usage des transports publics, tout en veillant à rester dans des conditions financières acceptables par les contribuables.
4Au niveau des structures intercommunales, s’affirmant comme une des échelles pertinentes de la planification de l’offre de transport, ce double défi apparaît particulièrement difficile à relever dans les zones les moins denses (Beaufils & Landrieu, 1999). Aussi voit-on se développer de nombreuses initiatives pour promouvoir les transports alternatifs souples en lieu et place de services classiques lourds et réguliers inaptes à répondre aux impératifs de mobilité de la population, sauf à proposer des dessertes spatiales et des fréquences élevées mais économiquement intenables à terme.
B. Vers des transports souples répondant à l’ubiquité et l’immédiateté de la demande
5Les TICs connaissent un développement significatif dans les transports (Musso et al. 2002) et modifient substantiellement le rapport du consommateur au bien, réduisant notamment les délais d’achat et augmentant, au moins en apparence, le choix offert. C’est vrai dans l’informationnel comme dans le relationnel : si la toile accroît le nombre de points d’accès à l’information, le téléphone mobile, quant à lui, facilite théoriquement le contact, raccourcissant le temps pour joindre les proches ou les amis.
6Technologies de géolocalisation (e.g. GPS), d’échange d’informations numériques distantes (e.g. WiFi), systèmes d’information géographique dédiés au transport (systèmes d’aide à l’exploitation, centrales de mobilité, outils d’optimisation spatio-temporelle de tournées, etc.) sont autant d’innovations qui permettent d’imaginer théoriquement des systèmes de transport aptes à mieux circonscrire la demande de transport, tant spatialement que qualitativement, et donc aptes à mieux y répondre (Thévenin, 2002). En effet, connaissance et localisation immédiates de la demande de mobilité, suivi permanent d’une flotte de véhicules assurant un service transport, réactivité et adaptabilité de cette flotte sont autant d’éléments propices pour assurer l’accès au service et son adéquation avec la demande de mobilité.
7Ces projections sur de nouveaux systèmes de transport plus efficaces étant pour l’heure essentiellement théoriques, l’automobile reste dominante en particulier grâce à sa capacité à répondre aux besoins d’ubiquité et d’immédiateté de mobilité (Dupuy, 1991) qu’elle a en partie engendrés ou permis, (Dupuy, 1999, Wiel, 2002). En intégrant des systèmes de géolocalisation et d’aide à la conduite sophistiqués souvent précurseurs, elle tend même à renforcer sa position en facilitant le mouvement, la vitesse et le confort du déplacement automobile individuel. Enfin, outre ses nuisances bien connues en milieu urbain, l’automobile influence directement les pratiques de mobilité, les stratégies des ménages et, par conséquent, l’organisation des territoires.
8Face à cette mainmise de l’automobile sur le devenir des structures et du fonctionnement des villes, quelles alternatives sont possibles ? La disponibilité des services de transport permettant de répondre à une demande spontanée de mobilité, la fréquence de l’offre et/ou le maillage spatial serré et multi-directionnel des lignes de transport public constituent une alternative éprouvée à l’automobile (cf. métro parisien). Ainsi, les stratégies des transporteurs visent surtout à mailler le territoire, à augmenter les fréquences en particulier pour les flux les plus importants qui restent leur cœur de cible. Toutefois, devant le coût prohibitif d’une offre de transport public de très haute qualité et la relative désaffection des transports en commun actuels ne faut-il pas s’orienter vers de nouveaux systèmes qui, tout en regroupant les passagers, leur offrirait un service proche de l’automobile personnelle, sans en avoir les inconvénients (difficultés de stationnement, coût d’entretien) ? Ainsi, les transports à la demande, qui peuvent dorénavant s’appuyer sur des TICs fiables, apparaissent-ils comme une alternative crédible.
2. Les transports à la demande (TAD)
A. Types et fonctionnement de TAD
9Les transports à la demande (TAD) sont des transports collectifs terrestres de personnes, activés seulement à la demande. En France, la LOTI les définit juridiquement (décret du 16 août 1985) comme des « services collectifs offerts à la place, déterminés en fonction de la demande des usagers et dont les règles générales de tarification sont établies à l’avance et qui sont exécutés avec des véhicules dont la capacité minimale est fixée par décret » (Banos, Izembard, Josselin, 2001). Les transports à la demande fait partie intégrante des transports publics, et, à ce titre, tombe sous le joug des autorités organisatrices des transports (AOT).
10L’analyse historique des nombreux systèmes de TAD existants ou ayant existés tant en France qu’à l’étranger (Gart-Predit, 1999, Lebreton et al., 2000, Bailly & Heurgon, 2001, Castex et al., 2004) montre que deux phases se sont succédées. Au cours de la première, dans les années quatre-vingt/quatre-vingt-dix, il semble que les technologies émergentes de l’époque n’aient pas répondu aux attentes, tant des utilisateurs que des exploitants, faisant péricliter de nombreux systèmes. La deuxième phase débute avec le nouveau millénaire. Les recherches et expérimentations reprennent et s’amplifient grâce notamment à l’avènement des TICs et débouchent sur la mise en place de systèmes innovants opérationnels (Ambrosino et al., 2004).
11Les formes de TAD varient beaucoup, de systèmes empiriques à large portée (de type « taxi-brousse ») aux « shuttles » présents aux États-Unis autour des grandes villes et d’aéroports, intégrant des technologies de l’information (GPS et/ou logiciel d’optimisation de trajets). A l’heure où l’on parle de façon récurrente d’intermodalité, les TAD apparaissent comme un maillon possible d’une chaîne de déplacements multimodaux. Ils introduisent, d’une certaine façon, le concept de « transport public collectif individualisé ».
12Une analyse de transports à la demande (Banos et Josselin, 1999) réalisée à partir de 153 systèmes et de variables décrivant 1° les contraintes spatiotemporelles (principe de liaison, niveau de souplesse des arrêts et des horaires, type d’espace géographique desservi), 2° le système opérant (population cible, type de transporteur réalisant le service, positionnement par rapport aux autres services, type de véhicule utilisé, mode de tarification) et 3° son efficacité (taux de couverture financière recettes/dépenses ou R/D, déficit recette-dépenses ou R-D, taux de remplissage des véhicules) a permis d’établir deux typologies de TAD, l’une reposant sur leur logique de création, l’autre sur le degré de souplesse de l’offre proposée que l’on a ensuite cherché à relier à la pérennité des systèmes.
13La première logique de création des TAD est politique. Le système privilégie alors avant tout, dans un souci d’égalité, la couverture spatiale plus que l’efficacité commerciale. La seconde est financière. Elle voit dans les TAD un moyen de s’acquitter à moindre coût de l’obligation de mettre en place une offre de transport. La dernière est commerciale. Le TAD est un produit viable, apte à répondre au mieux à des exigences locales particulières, voire même à conquérir des parts de marché, notamment sur des segments de demande bien ciblés.
14La distinction des TAD selon leur degré de souplesse partage quant à elle les systèmes en quatre groupes :
- les systèmes proches des transports collectifs classiques, mais réalisés par des minibus. Le service combine des arrêts fixes, avec des horaires systématiques et des tarifs identiques à ceux du réseau de transport en commun local. Ces services, qui ne sont quasiment jamais réalisés par des taxis, correspondent souvent à des logiques de rabattement de clients sur le réseau de transport public principal (e.g. Buxi à Montbéliard) ;
- les expériences qui relèvent essentiellement de logiques de substitution à des solutions présentes déficientes ou trop coûteuses. Il s’agit, la plupart du temps de remplacer un bus par des taxis ou des véhicules légers en zones peu denses ou en milieu périurbain (e.g. Tadeo à Vienne, France) ;
- les services qui font preuve de flexibilité : les lignes virtuelles sont desservies suite à une réservation préalable, très souvent en convergence vers un (ou plusieurs) générateur(s) de flux (gare, zone industrielle, etc.). Sociétés de transport et compagnie de taxis se partagent la réalisation de ces services, parfois complémentaires aux services publics, suivant des tarifs spécifiques adaptés aux conditions locales (e.g. Evolis-gare à Besançon) ;
- enfin, quelques systèmes développent des stratégies de très grande souplesse d’utilisation tant au niveau de la desserte spatiale, que des conditions de réservation (Banos, 2001). Citons par exemple le système Publicar, en Suisse ou MobiRouter en Finlande.
15En mettant en relation ces deux typologies et la pérennité des systèmes, on remarque que quelle que soit la logique de création, les TAD sont sujets à un cercle vicieux qui les entraîne parfois jusqu’à la suppression pure et simple (Banos et Josselin, 1999, Le Breton, 2001). En effet, à cause d’une demande de mobilité très souvent mal cernée, l’offre proposée est mal calibrée et ne répond pas aux attentes. Le service est alors peu attractif, le regroupement est faible, ce qui compromet son efficacité économique. Les AOT ont alors naturellement une mauvaise image du service, qui ne répond pas plus à des objectifs économiques que politiques, ce qui les conduit à le supprimer. Précisons que ce cercle vicieux n’est pas inéluctable et qu’il touche en priorité les systèmes les moins souples, c’est-à-dire ceux pour lesquels l’offre n’est pas en mesure de s’ajuster de proche en proche à la demande.
16Promouvoir les TAD sur un territoire, c’est tenter d’agir sur tout ou partie des verrous conduisant à ce cercle vicieux. Un premier levier réside dans la connaissance fine de la demande. Ainsi, une enquête de préférences peut permettre de sensibiliser la population et mieux cerner les besoins, autant qu’aider à convaincre les décideurs et les opérationnels de la faisabilité d’un service de TAD. Plus généralement, pour assurer sa survie, le transport à la demande doit trouver, à défaut d’une solution, au moins un équilibre dans une délicate équation à trois variables parfois antagonistes :
- l’efficacité économique, qui conditionne le fonctionnement et le soutien du service par les décideurs,
- l’immédiateté (voire l’instantanéité) du service, pour être compétitif par rapport à l’automobile personnelle,
- l’ubiquité du service, qui, quelles que soient les modalités de tarification, peut être considérée comme un premier niveau d’équité sociale.
17Le TAD Evolis-gare, que nous avons développé à Besançon, a répondu partiellement à ces objectifs.
B. Apports et limites d’une expérience de TAD en convergence-divergence : Evolis-gare à Besançon
18Le TAD Evolis-gare est le fruit d’un partenariat entre des chercheurs en informatique et en géographie de l’université de Franche-Comté, une société de transport privée (la Compagnie des transports de Besançon), et une autorité organisatrice des transports (la communauté d’agglomération du Grand Besançon). Soutenu par le PREDIT, la communauté d’agglomération du Grand Besançon, l’ADEME et la région Franche-Comté, et fonctionnant depuis 2001, ce service constitue une alternative crédible à la voiture personnelle sur un segment de demande particulier. Il permet en effet de desservir, à l’aide de taxis, 7 TGV de la gare de Besançon aux heures de frange. TAD à vocation intermodale, Evolis-gare dessert un semis d’arrêts prédéfinis et disséminés sur le territoire, en convergence-divergence sur un unique générateur de flux (Bolot et al., 2002). Le logiciel qui le gère vise à regrouper le maximum de passagers ayant réservé au téléphone jusqu’à la veille, dans un minimum de véhicules, tout en réalisant les trajets les plus courts possibles. Cette optimisation qui combine toutes les demandes d’un jour pour maximiser le remplissage des véhicules est efficiente mais ne permet en revanche pas un accès immédiat au service.
19Après trois ans de fonctionnement dans la ville de Besançon, Evolis-gare va s’étendre prochainement à l’agglomération du Grand Besançon. Ciblé sur des petits flux, le système se maintient économiquement avec un taux de regroupement par véhicule de 1,7, mais il est plébiscité par les utilisateurs (taux de satisfaction de 95 %), notamment par les femmes cadre, dans la force de l’âge, utilisatrice insatisfaite de l’automobile et du bus, qui en constitue le profil dominant. Une analyse du transfert modal montre qu’environ la moitié des clients prenait leur véhicule personnel ou se faisait accompagner par un proche avant d’utiliser ce TAD. Le reste des voyageurs prenait le bus (12 %) ou le taxi (28 %), ou bien pratiquait la marche à pied (12 %). On voit ainsi qu’il est possible d’induire par une offre renouvelée de service des changements sensibles des pratiques de mobilité.
20Outre cette analyse du fonctionnement stricto sensu, deux faits marquants sont à noter pour illustrer l’appropriation du service par les clients et par les taxis. Tout d’abord, la formation d’un « club » informel des utilisateurs. La convivialité du service et certaines récurrences de lignes amènent les voyageurs ayant des rythmes de vie similaires et réguliers à se rencontrer fréquemment pendant leur voyage. Cela crée des liens et donne une dimension qualitative à ce transport collectif individualisé. Par ailleurs, certains taxis se sont eux aussi appropriés le service, n’hésitant pas à raconter aux personnes qu’ils transportent qu’« un jour, ils se sont réunis autour d’une table dans un café et ont lancé le service ». Bref, la logique de niche prônée par les opérationnels a porté ses fruits bien au-delà du simple fonctionnement commercial du produit. Reste à savoir si de tels effets perdureraient en augmentant les flux, le regroupement (et donc l’anonymat) et avec la diversification des trajets possibles (ouvrant ainsi une concurrence aux taxis).
21Même si le TAD Evolis-gare a permis des avancées scientifiques indéniables (nouveaux algorithmes d’optimisation de tournées notamment), il ne constitue que partiellement, dans son fonctionnement actuel, une réelle innovation en termes d’offre de transport. En effet, si elle participe de son efficacité économique, la définition même du service (logique de niche, desserte d’un générateur unique déterminant en grande partie le profil client, délais de réservation) ne lui permet pas de profiter pleinement des potentialités des technologies émergentes (localisation de la demande en temps réel par exemple). Par ailleurs, les contraintes économiques et financières posées par les autorités organisatrices (alignement du prix sur celui du transport public par exemple), la perception initiale par les taxis d’une concurrence du service à leur activité, ont freiné les innovations au niveau de la tarification comme de l’amplitude horaire du service. Le fait qu’il ait fallu six mois d’âpres discussions afin de faire accepter la simple possibilité de rappeler les clients pour modifier leur horaire de prise en charge et améliorer sensiblement l’efficacité des tournées (meilleur regroupement dans les véhicules), illustre la difficulté de se heurter aux habitudes acquises dans le cadre d’une expérimentation grandeur nature.
22Néanmoins, l’expérience Evolis-gare ayant permis de montrer aux acteurs opérationnels l’intérêt de systèmes alternatifs, nous avons été amenés à réfléchir à un concept plus avancé de TAD qui, en recourant aux TICs, s’approcherait d’un système possédant les qualités d’ubiquité, instantanéité et immédiateté à même de répondre aux besoins contemporains de mobilité.
3. Le concept de « Modulobus »
23Après avoir exposé l’offre innovante de service du Modulobus, nous détaillerons les réponses à une vaste enquête visant à mesurer le degré de recevabilité d’un service innovant auprès des futurs utilisateurs et d’en dégager le profil.
A. Temps et modularité : clés de voûte du Modulobus
24Baptisé le « Modulobus », ce projet de TAD n’a pour l’heure été expérimenté que pour certaines de ses composantes, mais jamais dans sa globalité, sa mise en place constituant un objectif terminal de nos recherches sur les TAD. Le Modulobus repose sur quelques préceptes simples. Le système est modulaire en termes de densité de service, de capacité des véhicules et de gamme de service offert aux clients afin de mieux s’adapter à la demande et le prix est variable en fonction des conditions changeantes du transport, en termes de niveau de regroupement des clients et d’efficacité de la course. Aussi, le service peut-il se décliner successivement en un transport occasionnel de type taxi pendant des horaires de frange ou pour des clients pressés, fréquent lors de montées en charge assurées par des minibus rapides et souples, quasi-réguliers pendant les pics de flux, où le véhicule devient un bus à trajets et horaires relativement stables (mais non fixés a priori). C’est bien l’optimisation spatio-temporelle immédiate du service (création de lignes à la demande) qui règle le fonctionnement et les caractéristiques du service (type de véhicules, capacités, densités sur l’espace, tarifs, etc.). Aucun horaire ni arrêt n’est donc prédéfini, l’importance et la densité de la demande en termes d’origines et de destinations, prévisible ou émergeant en « temps réel », dessinent la « forme » du service minute après minute, jour après jour.
25Ainsi, pratiquement :
- la réservation du service se fait sans délai, la disponibilité doit être totale pour viser l’immédiateté. Seule la disponibilité des véhicules et des places peut contraindre le service ;
- le service est ubiquiste sans horaire ni lieu prédéfinis afin de s’approcher au mieux de la demande individuelle ;
- le TAD vise l’efficacité économique et commerciale en regroupant « à la volée » les voyageurs dans les véhicules, tout en s’assurant du respect du « contrat » de niveau de service passé avec chacun d’entre eux lors de la prise en charge en termes de temps maximal d’attente et de durée de trajet ;
- enfin, le prix est calculé en fonction de la rentabilité économique immédiate de la course en cours de réalisation, c’est-à-dire en fonction du taux de remplissage du véhicule, lui-même fonction du niveau de service exigé par le client (durée du trajet et modalités de prise en charge). Ainsi, pour chaque passager, le prix peut baisser pendant le service si les conditions économiques s’améliorent en cours de trajet grâce au regroupement, autrement dit si le client accepte de perdre du temps à cause de (grâce à) la prise en charge d’un nouveau passager. L’adage « le temps c’est de l’argent » se matérialise donc ici. Précisons que le client peut lui-même accélérer la baisse du prix si le regroupement est effectué dès le moment de la prise en charge. Cette dernière modalité constituant un moyen de donner naissance en amont à un « effet de club » propice à la rentabilité du système.
26Une fois définis les contours fonctionnels du service, il s’agit d’évaluer si les populations sont prêtes à accepter les contraintes, risques et incertitudes liées à la mise en place d’un TAD tel que le Modulobus.
B. Perception et faisabilité du concept Modulobus
27Afin d’évaluer l’acceptabilité du concept de Modulobus, au-delà de sa faisabilité économique, nous avons réalisé une enquête téléphonique portant sur un échantillon de 1052 individus, dont la moitié environ réside dans la ville de Besançon et le reste dans des communes à dominante rurale de la communauté de communes du Jura dolois. I1 s’agissait notamment d’évaluer à quel point la relation au temps rend délicate la mise en place d’un tel service afin de préparer dans de bonnes conditions une éventuelle mise en place du Modulobus. Dans le sous-échantillon relatif à la ville de Besançon, nous avons pu interroger 65 utilisateurs d’Evolis de façon à comparer leur perception au reste de la population « non avertie ».
28Plusieurs volets ont été abordés lors des entretiens. Le premier décrit les caractéristiques sociales et professionnelles des enquêtés, leur niveau d’appropriation des technologies internet et mobiles et leur position dans l’espace géographique (accès aux ressources urbaines et de services, y compris de transport). Le second volet concerne les habitudes de déplacement (modes de transport privilégiés, fréquences et motifs d’utilisation) et une analyse fine d’une pérégrination d’un jour tiré au sort dans la semaine précédant l’enquête. Le troisième volet cherche à connaître les préférences des individus pour telle ou telle modalité de fonctionnement, de réservation et de tarification d’un hypothétique Modulobus.
29Ainsi, concernant les modalités de réservation, on note que 32,8 % des individus interrogés souhaitent réserver quelques heures avant le départ. Ils ne sont pas gênés si le TAD n’accède pas à la demande (68,4 %), preuve qu’ils acceptent les aléas des transports (dans ce cas, ils assimilent le TAD davantage à un taxi). En revanche, dès que le service s’engage à répondre à leur demande, ils désirent une réponse en quelques minutes (pour 47,85 % d’entre eux). La grande majorité préfère par ailleurs réserver par téléphone fixe (87,7 %) auprès d’un téléconseiller (80,6 %). La dématérialisation complète des transactions suscite donc toujours des réticences. Enfin, 85,5 % d’entre eux aimeraient pouvoir choisir parmi une panoplie d’offres (alternatives de prix, d’horaires, de confort, d’attente).
30En ce qui concerne le fonctionnement du système, la plupart des individus interrogés souhaitent pouvoir accéder au service en journée et sont indifférents au véhicule qui les transportera. Ils sont en revanche gênés (en importance décroissante) par la variabilité du prix du ticket (54,3 %), la modification des horaires (51,3 %), le changement des lieux de ramassage (48,6 %). On constate ici l’ancrage d’une conception récurrente des transports collectifs réguliers, auquel le Modulobus n’échappe pas, d’autant plus qu’il est présenté comme un service public.
31Les autres éléments de gêne potentielle sont de moindre importance : la durée du trajet (34 %) ou l’itinéraire (19,4 %) peuvent ainsi varier. Si le « contrat client » doit être respecté à la lettre, il n’en va pas de même pour les conditions de réalisation concrète des courses. Les clients acceptent les détours, le regroupement et les changements d’itinéraires d’un jour à l’autre pour autant que le service respecte les engagements. Un fort paradoxe se fait ainsi jour : comment optimiser les tournées sans disposer de marge de manœuvre sur les horaires et/ou les lieux de prise en charge ? Tout se passe comme si les usagers considèrent que le TAD doit les prendre en charge comme le ferait un transport régulier, mais l’autorise malgré tout à modifier son parcours, et, du même coup, à ne pas honorer les engagements envers d’autres voyageurs...
32L’influence de la tarification sur l’attractivité du transport est primordiale, car elle intègre une logique financière et politique (Vincent, 1999). À propos de celle du Modulobus, elle semble être l’écueil principal de l’acceptation et de l’utilisation conséquente du TAD. Pour 42,7 % des personnes enquêtées, elle peut être variable, c’est à dire que le tarif à payer peut être calculé en fonction de différents critères tels que la distance (pour 86,5 % d’entre eux), du nombre de passagers (43,9 %), du nombre de détours (43,2 %), du temps passé/perdu dans le TAD pendant le trajet (40,6 %), mais également, dans une moindre mesure, de la rapidité de prise en charge (39,1 %) et du confort proposé par le service (34,9 %). Globalement ces chiffres sont le signe d’un bon niveau d’acceptation des modes de tarification mais également d’une incapacité à faire un choix exclusif rationnel, faute probablement de recul et d’expérience. Alors qu’une question précédente leur demandait (volontairement) de préciser s’ils acceptaient un prix du ticket variable (question à laquelle ils avaient répondu en majorité négativement), 73,8 % des enquêtés trouvent ensuite la tarification variable en fonction des détours intéressante (40,8 %) ou acceptable (33 %). Cela constitue un second paradoxe : la perception, et in fine, l’utilisation du service, dépendront de la capacité des usagers à résoudre cette contradiction, et/ou de la manière dont les sociétés exploitantes feront la promotion de cette offre de service de mobilité. De plus, si l’on imagine que le prix peut fluctuer pendant le trajet en fonction des configurations des tournées, on peut ainsi chercher à savoir si les voyageurs accepteraient de payer seulement à la sortie du véhicule. Dans ce cas, 71,6 % d’entre eux n’apprécient pas de ne connaître le prix qu’à la fin du trajet, mais 79,1 % d’entre eux changent d’avis si on leur procure une estimation lors de la réservation. Une fois encore, la clarté du contrat client et le respect des engagements semblent conditionner l’appropriation d’un nouveau service de transport tel que le Modulobus.
33Concernant l’analyse du profil des utilisateurs potentiel du Modulobus, il apparaît tout d’abord, qu’une partie non négligeable des gens contactés (62 %) seraient enclins à utiliser le Modulobus, moyennant quelques craintes sur son fonctionnement. Parmi eux, les utilisateurs d’Evolis-gare seraient encore plus séduits par le service proposé (76,6 %). Les répartitions statistiques par variable descriptive (sous réserve de la véracité des préférences déclarées) ressemblent à celles observées pour Evolis-gare. Toutefois, une analyse multivariée ne permet pas d’identifier des profils nets. Si les personnes ont répondu rationnellement par rapport à leurs futures pratiques et ont compris le système virtuel qui leur était soumis, il ne semble pas exister de type très marqué de populations cibles. Le Modulobus, pour partie de ses composantes, semble potentiellement intéresser tout individu, et ce d’autant plus que celui-ci a déjà expérimenté un transport à la demande. En matière de TAD, l’offre devance et crée la demande.
Conclusion
34Le Modulobus se place dans le contexte d’évolution des pratiques de mobilité et des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Les marges de manœuvre dont nous pouvons disposer pour proposer cette offre individualisée et modulaire de transport collectif à la demande, en prenant en considération les degrés d’acceptabilité de diverses contraintes d’ordre essentiellement temporel, existent réellement et ce peut-être davantage du côté des utilisateurs que du côté des opérationnels. Ainsi, si la population enquêtée éprouve une certaine difficulté à se projeter pour imaginer le service offert par le Modulobus dans son fonctionnement potentiel global, elle apparaît en revanche d’ores et déjà apte à s’approprier plusieurs de ces modalités innovantes prises individuellement. Cela tend donc à montrer que la promotion d’innovations peut et doit être poussée tant par les chercheurs que par les décideurs en particulier dans le contexte actuel de restriction budgétaire et donc de besoin crucial d’efficacité des systèmes. Le Modulobus, ou tout ou une partie de ses composantes, constitue une alternative possible à l’utilisation abusive de l’automobile personnelle et pour la rationalisation de l’offre de transport public. Ce concept pourrait être testé et évalué prochainement sur des sites propices complémentaires, tels que la communauté d’agglomération du Pays de Montbéliard (structure urbaine éclatée de plus de 100 000 habitants), le Pays du Doubs central (zone rurale du Doubs de 99 communes appartenant à quatre communautés de communes et comprenant 25 000 habitants au total) et toute autre autorité organisatrice souhaitant être partenaire de cette recherche-action.
35En poussant la réflexion à l’extrême, on peut même imaginer des territoires (notamment urbains) où le Modulobus, ou tout autre service souple et modulaire, remplirait des fonctions de TAD et de service régulier. Grâce au regroupement des voyageurs qu’il suscite dans sa conception même, son rendement économique pourrait atteindre voire dépasser celui des systèmes classiques. Tout comme pour les bus ou les tramways, son usage permettrait d’économiser des véhicules roulants, des distances parcourues, des tonnes de CO2 émises. Enfin, à un temps de transport individuel, qui est celui de la voiture personnelle, se substituerait un temps de transport collectif, perçu comme individualisé. Grâce à l’effet de club et à l’incitation au regroupement « local » par bouche à oreille, on peut espérer reconstruire une convivialité perdue en acceptant et en favorisant le partage de son temps de mobilité.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Bibliographie
Ambrosino G, Nelson J.D., Romanazzo M., Demand Responsive Transport Services : Towards the Flexible Mobility Agency, 2004, ENEA, Italy.
Bailly JP, Heurgon E., Nouveaux rythmes urbains : quels transports ? 2001, Éditions de l’Aube
Banos A., Josselin D., « Les services de transport à la demande dans leur marché et leur cadre institutionnel – Étude de faisabilité d’un repositionnement socioéconomique de ces marchés », rapport d’étape PREDIT d’octobre 1999, THEMA et VIA-GTI, 1999, p. 58.
Banos A., « Le lieu, le moment, le mouvement, pour une exploration spatiotemporelle désagrégée de la demande de transport en commun en milieu urbain », thèse de doctorat en géographie, université de Franche-Comté, 2001.
Beaufils ML., Janvier Y., Landrieu J., Aménager la ville demain : une action collective, Éditions de l’Aube, 1999.
Bolot J., Josselin D., Thevenin T., « Demand Responsive Transports in the Mobilities and Technologies Evolution. Context, Concrete Experience and Perspectives », proceedings of the 5th AGILE Conference, Palma, 25-27 avril 2002, p. 331-338.
Boilin J.-Y., Dommergues P., Godard F. (éds), La nouvelle aire du temps, Éd. de l’Aube-DATAR, Bibliothèque des territoires, 2002.
Castex E., Houzet S., Josselin D., « Prospective Research in the Technological and Mobile Society : New Demand Responsive Transports for New Territories to Serve », proceedings of the 7th Conference on Geographical Information Science, AGILE 2004, p. 559-568.
Chalas Y., Dubois-Taine G., La ville émergente, Éd. de l’Aube, 1997.
Dupuy G., L’urbanisme des réseaux. Théories et méthodes, Armand Colin, Paris, 1991.
Dupuy G., La dépendance automobile, symptômes, analyses, diagnostic, traitements, Anthropos, collection Villes, Paris, 1999.
Gart-Predit, Le transport à la demande, état de l’art et perspectives, IDF Conseil, 1997, étude, 1997, 97 p.
Genre-Grandpierre C., « Forme et fonctionnement des réseaux de transport : approche fractale et réflexions sur l’aménagement des villes », thèse de géographie, université de Franche-Comté, 2000, 377 p.
10.3917/flux.043.0058 :Le Breton E., 2001, Le transport à la demande comme innovation institutionnelle, Flux, n° 43, p. 58-69.
Le Breton E., Ascher F., Bourdin A., Charrel N., Ducroux L., Prins M., Pycha A., « Le Transport à la demande, un nouveau mode de gestion des mobilités urbaines », ARDU, rapport PREDIT, 2000.
Musso P., Crozet Y., Joigneaux G., Le territoire aménagé par les réseaux, Bibliothèque des territoires, Éd. de l’Aube-DATAR, 2002.
Sesame consortium, Sesame final report, CERTU, 1999, p. 143.
Thevenin T., « Quand l’information géographique se met au service des transports publics urbains, une approche spatio-temporelle appliquée à l’agglomération bisontine » thèse de doctorat, université de Franche-Comté, 2002.
Vincent P., L’utilisation de la tarification des transports collectifs comme un instrument au service d’une politique des déplacements, in Les transports et la ville, les réponses possibles, Presses Ponts et Chaussées, p. 35-45, actes du séminaire des acteurs des transports et de la ville, CERTU, 1999.
Wiel M. et Rollier Y., « La pérégrination au sein de l’agglomération. Constats à propos du site de Brest ». Les Annales de la recherche urbaine, no 59-60, 1993, p. 151-162.
Wiel M., Ville et automobile, Descartes & Cie, Paris, 2002.
Auteurs
Docteur en géographie
Chargé de recherche 1ère classe
CNRS, université d'Avignon et des Pays de Vaucluse,
<didier.josselin@univ-avignon.fr>
Maître de conférence en géographie
Laboratoire U.M.R. ESPACE 6012
Université d'Avignon et des Pays de Vaucluse
<cyrille.genre-grandpierre@univ-avignon.fr>
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Soigner ou punir ?
Un regard empirique sur la défense sociale en Belgique
Yves Cartuyvels, Brice Chametiers et Anne Wyvekens (dir.)
2010
Savoirs experts et profanes dans la construction des problèmes publics
Ludivine Damay, Denis Benjamin et Denis Duez (dir.)
2011
Droit et Justice en Afrique coloniale
Traditions, productions et réformes
Bérangère Piret, Charlotte Braillon, Laurence Montel et al. (dir.)
2014
De la religion que l’on voit à la religion que l’on ne voit pas
Les jeunes, le religieux et le travail social
Maryam Kolly
2018
Le manifeste Conscience africaine (1956)
Élites congolaises et société coloniale. Regards croisés
Nathalie Tousignant (dir.)
2009
Être mobile
Vécus du temps et usages des modes de transport à Bruxelles
Michel Hubert, Philippe Huynen et Bertrand Montulet
2007