Déplacements et effets de la distance ou du temps : pour une prise en compte des surdéterminants sociaux
p. 67-88
Texte intégral
Introduction
1Dans l’introduction des actes d’un précédent colloque du groupe de travail « Mobilités spatiales et fluidités sociales », Kaufmann et Montulet (2004a) se penchent sur la fluidité sociale pour en distinguer cinq interprétations. Ils notent qu’à la vision libérale de l’époque industrielle selon laquelle les hiérarchies sociales sont le résultat de mérites individuels, la sociologie critique (et en particulier Bourdieu et consorts) a opposé le fait que les hiérarchies sociales sont stables car il y a inégalité face à l’acquisition du statut social, ce qui conduit à la reproduction sociale.
2À partir des années 1980, comme une sorte de retour de balancier, la vision libérale reprend le dessus en tant qu’idéologie dominante tant en politique que parmi les chercheurs ou penseurs influents : on passe alors d’un consensus keynésien à un consensus libéral (Dixon, 1998). Selon l’interprétation de « la fluidité comme exigence socio-économique », Kaufmann et Montulet (2004a) expliquent que, dans un nouveau contexte plus mouvant, l’enjeu serait devenu non plus l’acquisition de la position sociale mais la capacité de rebondir pour passer d’un projet à l’autre afin de passer d’une position enviable à une autre. Pour les chercheurs, dans ce cadre idéologique, l’objet d’étude serait alors « les inégalités d’accès à la potentialité d’être mobile » dans une société où la mobilit – géographique et autre – serait moteur de fluidité sociale.
3Le texte de Kaufmann et Montulet précité pose selon nous trois problèmes :
- Tout d’abord, il nous semble qu’il demeure une ambiguïté forte quant à la notion même de « fluidité sociale » et sur son existence éventuelle. S’agit-il, comme on la comprend généralement, de la supposée mobilité sociale verticale nette (donc non-imposée par les changements de structure sociale) (Bonnewitz, 20041), ou du taux relatif de mobilité (mesuré par les rapports des chances relatives) (Vallet, 19992), soit dans les deux cas de la diminution du cloisonnement entre classes sociales, se traduisant par une mobilité sociale verticale des individus voire la disparition ou du moins l’affaiblissement des classes sociales3 ? Ou faut-il la comprendre, selon une des visions données par Kaufmann et Montulet, comme la « capacité à rebondir », qualifiée « d’exigence de fluidité sociale », à notre avis à tort sémantiquement parlant (il faudrait plutôt parler de « fluidité professionnelle » ou mieux de « flexibilité professionnelle » ou de « mobilité sociale horizontale », qui a en fait lieu essentiellement à l’intérieur de certains groupes socioprofessionnels compte tenu des inégalités dans la capacité de « rebondissement ») ?
- En second lieu, le texte n’explicite pas clairement les liens supposés ou potentiels entre mobilité spatiale et fluidité sociale, ni dans un sens ni dans l’autre. Comment le lien s’opère(rait)-t-il ? À quelle échelle géographique ? Pour quels types de mobilité spatiale ? Avec une fluidité sociale ascendante ou descendante ?
- Enfin, ses auteurs ne s’appuient sur aucun matériel empirique visant à tester leurs propos.
4Kaufmann et Montulet (2004b) répondent eux-mêmes à ces deux derniers points, mettant en avant « la force des structures spatiales » en tant que déterminant important de la mobilité spatiale et dénonçant l’amalgame qui est fait, par l’idéologie contemporaine, entre la mobilité spatiale et la fluidité sociale : favoriser la mobilité spatiale conduirait à l’équité sociale.
5Par rapport à ces questions, notre positionnement rejoint en partie Kaufmann et Montulet (2004b). Nous concevons en effet que :
61. La mobilité spatiale découle des structures sociales et spatiales, ces dernières étant elles-mêmes largement le reflet des rapports sociaux (Vandermotten et Marissal, 2004) (figure no 1).
7Chombart de Lauwe (1952), dans un incontournable ouvrage sur l’agglomération parisienne, ne disait pas autre chose en montrant comment les clivages sociaux y sont très marqués dans l’espace et à quel point ils conditionnent par exemple les lieux fréquentés par une jeune fille du xvie arrondissement durant 1 an ou les rues arpentées par les habitants de la riche avenue Victor Hugo (cartes à l’appui).
82. À la lueur de l’œuvre de Bourdieu et des travaux de, par exemple, Chauvel (2001) ou Vandermotten et Marissal (2004), nous estimons les structures sociales comme bien plus rigides que fluides, au-delà de tous les discours à la mode sur les mutations (sociales, spatiales...).
93. Rapports sociaux et structures spatiales actuelles étant des produits de l’histoire, la mobilité spatiale contemporaine se comprend assez bien selon une lecture historique.
10Cette modeste communication s’attache à illustrer cet ordre des choses en s’appuyant sur le cas des aires de recrutement de différents lieux d’enseignement à Bruxelles, donc sur une forme de mobilité spatiale quotidienne. Elle pose ensuite le problème des modélisations mathématiques réductrices de la réalité sociale dans les études de transports.
1. En Belgique, trois clivages dominants
11Les sociétés occidentales contemporaines demeurent traversées par un certain nombre de clivages. En Belgique, trois clivages sont dominants (voir par exemple Delwit et al., 1999) :
- À contrario d’un discours devenu dominant dans les sciences sociales, le clivage social, résultant de la persistance ou d’un retour des classes sociales (Chauvel, 2001), demeure le plus classique d’entre eux (Vandermotten et Marissal, 2004).
- Le clivage linguistique est la conséquence de l’association arbitraire, en 1830, pour des raisons conjoncturelles alors entérinées par les grandes puissances, des Flamands du nord et des francophones du sud en un État « tampon » dont les élites ont failli à transformer les citoyens en Nation, c’est-à-dire en « communauté émotionnelle » légitimant le cadre étatique. Historiquement, ce clivage est largement superposé à un clivage de classes4 (Vandermotten et al., 1990).
- Le clivage dit philosophique ou confessionnel oppose catholiques et laïques depuis le xixe siècle où il s’est exprimé au travers des positions politiques de la bourgeoisie libérale, ensuite rejointe en cela par le monde socialiste5. Bien qu’atténué et dépassionné, ce clivage persiste sous certaines formes jusqu’à aujourd’hui, en particulier dans l’enseignement qui contribue à en attiser la reproduction (Vandermotten et Ots-Albitar, 1976 ; Unger et al., 2004 ; Dobruszkes et Vandermotten, à paraître).
12Ces clivages se croisent et alimentent la segmentation du pays en « piliers » relativement imperméables qui ont chacun leurs écoles, hôpitaux, mutuelles, syndicats, coopératives... (Delwit et al., 1999). Ils conditionnent aussi le fonctionnement de la société de manière double : par surdétermination de certains comportements individuels et du fait de leur spatialisation hétérogène, rendant ainsi le territoire anisotrope.
2. L’inscription géographique de ces clivages à Bruxelles
13Précisons d’abord la spatialisation des clivages susmentionnés à Bruxelles (figures 2 à 7). Ceux-ci s’inscrivent largement dans un cadre historique et témoignent des inerties et reproductions sociales dans le cadre territorial.
14La spatialisation du clivage social était déjà en place à la fin du Moyen Âge : aristocratie et pouvoir religieux ont investi les hauteurs salubres à l’est de la Senne, laissant les zones marécageuses au peuple. Cette différence socio-spatiale sera ensuite entretenue par le différentiel des niveaux fonciers6. Avec la croissance de la population et de la ville, ce clivage spatial se maintint : la bourgeoisie et l’aristocratie quittèrent précocement le centre-ville et s’installèrent plus vers l’est et le sud, migrant ensuite progressivement jusqu’aux actuelles banlieues vertes, tandis que les classes populaires s’étendirent essentiellement à l’ouest de la Senne ou du Canal de Charleroi. Les classes moyennes se retrouvent quant à elles plus à l’ouest, au-delà des quartiers populaires, et dans divers quartiers « repris » soit à la bourgeoisie largement partie résider toujours plus loin dans les faubourgs et banlieues soit aux couches populaires par gentrification.
15En l’absence de recensement linguistique7, on ne peut approcher géographiquement le clivage linguistique qu’au travers des résultats électoraux, avec certaines restrictions8. Sur cette base, l’ouest et dans une certaine mesure le centre et le nord de Bruxelles apparaissent plus flamands, même si la population francophone et étrangère est dans toutes les communes très majoritaires. Il faut y voir un héritage de l’époque où Bruxelles était une ville flamande à l’exception de ses classes supérieures francophones. On retrouve donc ici partiellement le clivage précédent.
16Enfin, le clivage philosophique se marque spatialement par la localisation différenciée des classes aisées depuis la seconde moitié du xixe siècle, lorsqu’elles commencèrent à sortir de la ville intra-muros. La bourgeoisie laïque s’implanta plutôt vers le sud (urbanisation axée sur l’avenue Louise, en direction du Bois de la Cambre) tandis que l’aristocratie et la bourgeoisie catholique optèrent plus souvent pour l’est (urbanisation du Quartier Léopold et, au-delà, de l’axe de l’avenue de Tervueren)9.
3. L’aire de recrutement d’écoles comme révélateur des clivages traversant une société
A. Intérêt de l’analyse
17Les clivages étant géographiquement posés, venons-en au cœur de l’analyse : les aires de recrutement de lieux d’enseignement. En Belgique, celles-ci nous semblent être un cadre tout à fait indicateur des clivages traversant une société dans la mesure où :
181. L’enseignement est divisé en réseaux : réseau flamand vs francophone d’une part, réseau officiel vs catholique d’autre part.
192. L’école est un lieu privilégié de reproduction sociale. En suivant Bourdieu (1994, p. 40), « le système scolaire [...] maintient l’ordre préexistant, c’est-à-dire l’écart entre les élèves dotés de quantités inégales de capital culturel. Plus précisément, par toute une série d’opérations de sélection, il sépare les détenteurs de capital culturel hérité de ceux qui en sont dépourvus. Les différences d’aptitudes étant inséparables de différences sociales selon le capital hérité, il tend à maintenir les différences sociales préexistantes ».
20Au fait que la culture scolaire et ses modes de jugement sont le reflet de la culture des classes dominantes (Bourdieu et Passeron, 1970), s’ajoute le classement qualitatif et social des écoles et des filières, qui est loin d’être neutre socialement parlant (Convert, 2003).
213. Dans ce contexte, le choix ou non-choix d’une école par les parents est (Bourdieu, 1994) :
- pour les classes supérieures, le témoin de stratégies visant à assurer leur reproduction ; ce qui se traduit notamment par un choix actif en faveur des « bonnes écoles » ;
- pour les classes populaires, le résultat des contraintes et violences symboliques inhérentes au fonctionnement inégalitaire de la société et de l’enseignement ; conçu par et pour les classes dominantes, l’enseignement diffuse un ensemble de valeurs et de mode de pensée, et sanctionne la réussite selon une logique qui diffère d’autant plus de l’habitus des classes populaires que les écoles sont de type élitiste ; mais le filtre social peut aller plus loin, en étant activement pratiqué par la direction d’une école (lors de la prise de renseignements par les parents, au moment de l’inscription, ou plus insidieusement par regroupement des « cas sociaux » et/ou « cas ethniques » dans une même classe) ou inconsciemment distillé (arrogance sans doute inconsciente dont les jeunes gens aisés sont l’auteur telle que la façon de s’habiller ou le récit des vacances familiales « de luxe ») ou encore s’imposant tout simplement de fait (e.g. coût des voyages scolaires vers des destinations coûteuses) ; pour toutes ces raisons, le choix scolaire est, pour beaucoup, un choix contraint ou un non-choix.
22De plus, le choix d’une école est aussi l’occasion d’une affirmation de valeurs projetées sur l’enfant (religion, pédagogie alternative...) ; toutefois, les classes populaires sont ici défavorisées car, en Belgique, l’enseignement catholique est réputé plus exigeant tandis que la pédagogie alternative correspond largement aux codes sociaux de la bourgeoisie non-conversatrice.
23Il résulte de ceci que les ghettos socio-spatiaux urbains (de pauvres ou de riches) se répercutent jusque dans les écoles. En témoigne la mise en œuvre de discriminations positives dans les écoles belges francophones en fonction, notamment, des caractéristiques socio-économiques des quartiers de résidence de leurs étudiants10.
24Illustrons ceci par les aires de recrutement de cinq écoles secondaires francophones bruxelloises (figure no 8) puis de deux pôles d’enseignement supérieur (figure no 9).
B. Cinq écoles secondaires
École no 1 : bourgeoise/laïque
25La carte du recrutement de cette école indique tout d’abord une aire de recrutement étendue, traduisant la haute réputation de l’école. Une majorité des étudiants vient des quartiers aisés et plus laïques du sud de Bruxelles et de sa périphérie. Elle recrute peu vers l’est de Bruxelles, aisé également mais plus catholique.
26L’école recrute très peu parmi les quartiers populaires, malgré leur immédiate proximité. On peut également observer que l’ouest de la Région bruxelloise y envoie plus d’étudiants que les quartiers sis près du Canal, plus proches mais populaires. La rupture que l’on observe sur la carte se fait précisément en parallèle avec une limite de niveaux de standing de la population (Grimmeau et al., 1994).
École no 2 : populaire/non-confessionnelle
27Cette école, située à proximité de l’école no 1, présente une logique de recrutement socialement et donc géographique tout à fait opposée à celle-ci. L’école est en discrimination positive et sa mauvaise réputation explique une aire de recrutement restreinte.
École no 3 : bourgeoise/catholique
28Cette école, pendant confessionnel de l’école no 1, recrute presque exclusivement vers les quartiers aisés et plus catholiques de l’est de Bruxelles. Sa très bonne réputation contribue à expliquer une vaste aire de recrutement, s’étendant également en périphérie.
École no 4 : intermédiaire catholique
29De réputation intermédiaire, cette école est située entre les quartiers laïques et catholiques, et dans un environnement de relative mixité sociale. Il s’ensuit une aire de recrutement elle aussi intermédiaire, orientée vers le quartier proche et vers les quartiers aisés, tant laïques que catholiques. Il n’y a cependant pas de recrutement dans les quartiers populaires éloignés.
École no 5 : populaire héritée
30Cette école, bien que mal cotée et en discrimination positive, recrute loin mais exclusivement dans des quartiers populaires. L’école a une mauvaise réputation héritée de l’époque où elle recrutait dans le quartier populaire proche. Celui-ci s’est embourgeoisé, mais la réputation de l’école n’a pas changé, ce qui explique, avec la politique d’inscription tolérante de son directeur11, la distribution spatiale actuelle de ses inscrits, que l’on n’accepte souvent plus dans d’autres écoles.
C. Une haute école et une université
31Les hautes écoles jouissent en Belgique de moins de prestige que les universités, qui sont situées au sommet de la hiérarchie scolaire. Les hautes écoles organisent principalement des formations professionnalisantes en trois ans (BAC+3) alors que les universités organisent des programmes en quatre ans (BAC+3+1) et le plus souvent en cinq ans (BAC+3+2), voire plus (médecine...), ainsi que des formations complémentaires et de troisième cycle.
32Nous avons comparé le recrutement bruxellois de la Haute École Francisco Ferrer et de l’Université Libre de Bruxelles. Les cartes montrent des recrutements socio-spatialement très différenciés. La haute école trouve son public principalement dans les quartiers populaires, alors que l’université recrute plus largement, avec cependant une prédominance des quartiers bourgeois en particulier du sud supposé plus laïque. Mais s’agissant de l’université, encore faut-il tenir compte du taux d’échec et du taux d’abandon, bien plus faible dans les quartiers bourgeois comme le montre la carte : à partir de la deuxième année, le recrutement se fait bien plus nettement dans les quartiers bourgeois.
4. Des résultats qui vont à l’encontre des pensées et pratiques dominantes dans le domaine des transports
33Les cartes présentées ci-dessus ont pour principal intérêt de montrer que les distances ou les temps de parcours pratiqués diffèrent selon les catégories de population à l’origine des déplacements et les lieux de destination. Cela va clairement à l’encontre d’une quelconque rationalité qui viserait en premier lieu à minimiser le temps de transport.
34Cette « irrationalité » ou « distorsion » se comprend bien si l’on accepte que les individus sont socialement surdéterminés. Dans l’exemple des écoles, il y a des choix s’écartant de la minimisation de la distance ou du temps dès lors que tous les individus ne sont pas identiques, que leur lieu de résidence dépend pour partie de leurs caractéristiques sociales et que les écoles sont socialement hiérarchisées.
35Le même exercice peut tout aussi bien être fait avec les déplacements des travailleurs selon le type d’emploi, les zones d’attraction des commerces selon leur type, les zones touristiques... (Dobmszkes et Marissal, 2002). Chaque fois, selon les caractéristiques de « l’émetteur » (populations/lieux d’origine) et de « l’attracteur » (type d’école, d’emploi, de commerce... et donc public visé ou intéressé), on observe des matrices origines – destinations qui reflètent au moins pour partie les clivages ou segmentations de la société.
36Tout cela ne devrait guère étonner les géographes ou les sociologues. Pourtant, de tels faits sont loin d’être systématiquement pris en compte par les chercheurs ou les praticiens en mobilité géographique. La simple analyse d’une part des études commandées par les pouvoirs publics à l’occasion de projets précis (par exemple une nouvelle ligne de tramway) ou plus globaux (par exemple un plan de mobilité), et d’autre part de la littérature scientifique tant francophone qu’anglo-saxonne, montre en effet que la pratique et la recherche sont souvent dominées par le modèle néoclassique de l’homo oeconomicus, cet individu isolé de tout contexte social. Choix rationnel dans un contexte d’information parfaite, utilité et maximisation fondent alors une abstraction certes pratique mais planant loin des réalités sociales (Demeulenaere, 1996) et géographiques pourtant facilement observables.
37Cette façon de penser conduit à affirmer et, le plus souvent, à simuler mathématiquement que les individus cherchent à minimiser les distances ou temps de parcours. Le seul enjeu est alors de trouver la fonction mathématique qui décrit convenablement la sensibilité au temps. Nos exemples montrent pourtant que la réalité est plus subtile que cela, tout en en illustrant les raisons sociales.
38En transports, les modèles mathématiques sont utilisés à trois fins principales : prédire la demande de transport (matrices origines – destinations), prédire le mode de transport et prédire l’itinéraire emprunté. Concernant les cinq écoles présentées mais aussi des lieux d’emplois, nous avons montré (Dobruszkes et Marissal, 2002) combien un modèle mathématique qui prendrait comme seul critère la minimisation de la distance et du temps était bien en peine de rendre compte de manière satisfaisante de la réalité, même si celui-ci était démultiplié pour disposer d’un modèle par école et s’il était chaque fois calibré grâce à une connaissance a priori de la réalité.
39On peut dès lors se demander pourquoi l’utilisation de tels modèles mathématiques, par essence réducteurs, domine tant le champ des transports. Nous avons identifié quatre principaux éléments (Dobruszkes et Marissal, 2002) que nous résumons ici :
- Les modèles présentent une simplicité apparente et une pseudo-neutralité qui permettent de compenser l’absence de données empiriques ou leurs insuffisances, tout en évitant de devoir se poser des questionnements épistémologiques.
- Les modèles forment un paravent scientifique qui peut aider les élus et administrations à justifier leurs décisions selon un angle technique et non politique. Le modèle est incompréhensible pour la majorité des citoyens et fait alors office d’argument d’autorité. Ceci est d’autant plus regrettable que la politique n’est pas l’expression de contraintes prétendument rationnelles, mais l’expression des rapports sociaux.
- Le domaine des transports est largement dominé par les ingénieurs et les économistes.
40Malgré leurs indéniables qualités, les ingénieurs ne sont pas formés aux sciences sociales et l’on ne voit donc pas ce qui les prédisposerait à étudier des comportements humains – ici les déplacements – dans toute leur complexité ; habitués à manipuler des chiffres et des équations, les ingénieurs adhèrent prioritairement aux méthodes de l’économie néoclassique.
41Le courant et les méthodes néoclassiques sont aujourd’hui omniprésents parmi les économistes, en particulier les micro-économistes, et ce d’autant plus que les macro-économistes sont moins portés sur les transports, qu’ils considèrent souvent comme un facteur parmi d’autres plutôt que comme un sujet en soi. Qui plus est, l’utilitarisme a progressivement déteint sur l’ensemble des disciplines, au point, selon Caillé (1989), que la sociologie ne contrebalance plus l’économie.
424. Certains diplômés en sciences humaines souffrent d’une sorte de complexe d’infériorité face aux sciences « dures » qui, parce que plus mathématiques et mieux formalisées, seraient plus « sérieuses ». Cela a par exemple conduit de nombreux géographes, surtout durant les années 1970, à des formalisations mathématiques dont l’éloignement par rapport au réel était pour le moins caricatural et aurait pu prêter à sourire s’il n’avait eu pour ambition de guider des politiques publiques en matière d’aménagement du territoire.
43Il ressort de cela que l’utilisation excessive de modèles mathématiques centrés exclusivement sur l’homo oeconomicus pose trois problèmes :
- Elle conduit vraisemblablement à des résultats dont il faudra bien un jour analyser en détail la solidité par des vérifications a posteriori.
- Elle conduit à déresponsabiliser le monde politique en lui permettant de se justifier à l’aune de modèles incompréhensibles et/ou de laisser les experts faire la politique.
- Si l’on accepte que les faits sociaux ne découlent pas des seuls comportements individuels, alors on conclut que l’utilisation de modèles mathématiques pour expliquer des comportements humains a pour conséquence – consciente ou non, volontaire ou non – de masquer le fonctionnement réel de la société. Postulant la rationalité individuelle comme base des comportements humains, de tels modèles évitent de poser les vrais enjeux sociétaux et spatiaux, dont la domination ou l’aliénation de certains groupes sociaux par d’autres.
44Nous confessons que dénoncer ces manquements n’est pas neutre politiquement et idéologiquement. Mais pourquoi s’en cacher, alors qu’à l’inverse, masquer les modalités de fonctionnement de la société n’est évidemment pas moins neutre et que l’homo oeconomicus, élément central de l’économie néoclassique et des méthodes qu’elle engendre, est ni plus ni moins la caution anthropologique du libéralisme, le fondement d’une politique et le modèle normatif de notre société contemporaine (Andréani, 2000).
45Se pose alors la question de l’amélioration potentielle des modèles mathématiques. Deux optiques doivent à notre avis être considérées : le modèle descriptif et le modèle prédictif. Reprenons le cas de la confection d’une matrice origines – destinations.
46Si le but est de réaliser un modèle décrivant la mobilité d’une population donnée dans un espace donné, produire un modèle mathématique descriptif satisfaisant produit a fortiori de la connaissance de la situation réelle est éventuellement faisable ; on peut toutefois se demander à quoi il servira dès lors qu’il ne sera pas reproductible dans le temps ou dans l’espace puisque construit spécifiquement pour un espace donné à un moment donné.
47Si par contre le but est de constituer un modèle prédictif, utilisé a priori de la connaissance de la demande (en général faute de pouvoir disposer de données empiriques adéquates), nous ne voyons pas comment intégrer la multitude des facteurs sociaux mis en lumière au travers des exemples présentés ici, d’autant que ces facteurs jouent différemment selon les lieux, les époques et les sociétés correspondantes.
Conclusion : pour un changement des rapports de force au sein du domaine des transports
48Analyser et comprendre un fait humain est par nature complexe. De ce fait, on ne peut imaginer qu’une discipline ou un courant de pensée en ait l’exclusivité. Les ingénieurs et les économistes ont longtemps dominé le champ des transports et continuent à y exercer une influence prépondérante. Les géographes s’y sont intéressés avec des succès variables, selon les angles d’attaque (correspondant aux courants traversant la géographie) et la volonté ou non de dépasser la description pour viser l’explication. Les sociologues sont arrivés plus tard et leurs apports sont potentiellement très utiles pour contrecarrer les visions simplistes basées sur l’homo œconomicus.
49Plus que jamais, la pluridisciplinarité s’impose. Il n’y a pas lieu de rejeter telle ou telle discipline, mais de mettre en commun leurs méthodes et leurs acquis pour en faire ressortir le meilleur. Toutefois, on ne peut faire l’économie d’une réflexion épistémologique préalable car toute recherche en sciences humaines se voulant explicative se doit de contenir une théorie sociale (Kesteloot, 1985).
50La critique de l’homo œconomicus et de son environnement a-social peut passer par différentes visions de la société, dont l’analyse de la reproduction sociale dont la présente communication se réclame.
51Dans le sens de notre propre positionnement épistémologique, il nous semble que l’analyse des aires de recrutement des écoles, outre le fait qu’elle permet une critique presque facile de l’homo œconomicus et des modèles mathématiques y liés, va aussi dans le sens d’un maintien du facteur des classes sociales dans l’explication du fonctionnement de nos sociétés contemporaines. Ces résultats alimentent la thèse de Chauvel (2001) qui illustre la persistance des classes sociales, au travers de nombreuses observations empiriques alimentées par des données quantitatives tout à fait transparentes, traitées de manière dynamique dans le temps (avec analyse des cohortes), sur une longue période et selon les catégories socioprofessionnelles. Revenus, patrimoine, mariages, études, mobilité sociale intergénérationnelle,... montrent que la tendance qui était vraie durant les Trente Glorieuses – une relative réduction des écarts sociaux – n’est plus vraie aujourd’hui. Simplement faut-il accepter de dissocier classes sociales (facette objective) et consciences de classes (facette subjective).
52En conclusion, on aura compris que nous ne pouvons adhérer à l’idée d’une fluidité sociale – comprise au sens commun de la diminution du cloisonnement entre classes sociales et de la disparition ou du moins l’affaiblissement des classes sociales – qui serait la conséquence de la mobilité spatiale.
Bibliographie
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Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Selon la logique distinguant mobilité brute et mobilité nette qui s’additionnent pour donner la mobilité totale.
2 Selon la logique des sociologues de la stratification, distinguant les taux absolus de mobilité (dits aussi mobilité observée) et les taux relatifs de mobilité (dits aussi fluidité sociale), qui forment deux approches qui ne s’additionnent pas mais se complètent.
3 Nous écrivons « voire » car on peut imaginer une fluidité sociale qui soit à la fois ascendante et descendante, auquel cas les clivages sociaux demeurent (la barrière se franchit mais la barrière demeure).
4 Citons en vrac : élites du pays longtemps constituées de la bourgeoisie francophone et se voulant francisantes au point que la langue néerlandaise ne fut reconnue égale à la langue française qu’en 1898 s’agissant de la valeur légale des lois et arrêtés royaux ; au 2e cycle économique de Kondratieff, dynamisme de l’économie wallonne tranchant avec la pauvreté flamande ; au 3e cycle économique de Kondratieff, abandon de la Wallonie par le grand capital national, souvent assimilé par les Wallons « aux Bruxellois ».
5 La franc-maçonnerie a joué un rôle important dans l’encadrement de ce milieu, ayant entre autres suscité en 1834 la création de l’Université libre [-exaministe] de Bruxelles, en contrepoids de l’Université catholique de Louvain.
6 Les pauvres ne peuvent financièrement pas accéder aux quartiers riches, tandis que les riches ne veulent pas s’installer dans les quartiers pauvres.
7 Celui-ci est légalement interdit en Belgique.
8 Le découpage territorial en cantons électoraux n’est ni fin, ni « géo-sociologiquement » optimal, et une partie de l’électorat francophone vote probablement pour l’extrême-droite flamande.
9 Ce clivage se marque jusque dans le paysage architectural, la bourgeoisie laïque ayant plus recours aux maîtres de l’Art nouveau, symbole de modernité et d’audace esthétique, alors que les milieux conservateurs étaient plus attachés à l’architecture historiciste (styles « néo »). Cette différenciation n’est évidemment que tendancielle ; on peut aussi observer des foyers de bourgeoisie libérale (et des concentrations de bâtiments Art nouveau) dans certains quartiers du faubourg de Schaerbeek, au nord-est.
10 Décret de la Communauté Wallonie-Bruxelles du 30 juin 1998 (Moniteur belge du 22/8/1998) et de très nombreux arrêtés d’application ultérieurs.
11 Pour ne pas tomber sous le seuil d’inscrits qui imposerait la fermeture de l’école.
Auteur
Doctorant en sciences géographiques à l’Université libre de Bruxelles et rattaché à la Haute École Francisco Ferrer
(Institut Cooremans) <fdobrusz@ulb.ac.be>
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