Conclusion générale
p. 187-200
Texte intégral
1Un des constats majeurs de la grande enquête sur la mobilité quotidienne des Belges (MOBEL)1 sert de point de départ à la recherche qui est présentée dans cet ouvrage : dans l’ensemble des pratiques de mobilité, les déplacements pour raisons professionnelles ne sont plus dominants aujourd’hui, tant au niveau de leur nombre que des kilomètres parcourus. Les déplacements de loisirs, ceux pour les courses, ou ceux consacrés aux sociabilités familiales et amicales occupent dorénavant une place prépondérante, même si les déplacements professionnels continuent à être structurants pour bon nombre de personnes et qu’ils se manifestent de manière particulièrement visible aux heures de pointe. Ce constat, ajouté à celui relatif à la diversification des formes d'emploi et des temps de travail (travail à temps partiel, horaires flexibles, travail à domicile...), a des conséquences concrètes directement observables, particulièrement à Bruxelles : allongement des heures de pointe, multiplication des déplacements en journée notamment sur le temps de midi, usage intensif des moyens de transport le samedi, augmentation de près de 50 % du nombre de voyageurs transportés par la STIB au cours des cinq dernières années, etc. C’est la raison pour laquelle il nous est apparu urgent d’entreprendre une recherche sur les multiples vécus du temps et les usages des modes de transport avec, en toile de fond, la question de la synchronisation des temporalités urbaines. Cette recherche, financée par la Région de Bruxelles-Capitale dans le cadre du programme Prospective Research for Brussels, se focalise sur la mobilité à Bruxelles, qu’elle soit le fait des Bruxellois (qui prennent à leur charge plus de 70 % des déplacements dans la Région) ou des non Bruxellois, mais ses enseignements peuvent interroger d’autres contextes et ses apports méthodologiques être transposés à d’autres études.
Attitudes spatio-temporelles et usages des modes de transport : une relation privilégiée
2À partir des éléments factuels relatifs aux déplacements à Bruxelles et à leurs motivations, rappelés dans le premier chapitre, nous avons construit notre recherche en mettant en œuvre tout d’abord une démarche qualitative (chapitre 2) destinée à comprendre comment les individus agencent leur temps et leurs activités et comment ces structurations temporelles influencent leurs déplacements et leurs usages des modes de transport. Autrement dit, il s’agit pour nous d’appréhender comment l’offre de transport rencontre ou non une demande, vue comme un système complexe au sein duquel interviennent aussi bien ce que nous avons appelé les attitudes temporelles des individus et leur rapport à l’espace que les contraintes et temporalités liées au déroulement de leurs activités et de leurs relations sociales.
3Les personnes interviewées étaient principalement des adultes avec enfants en bas âge. Cette population constitue en effet une cible particulièrement délicate pour les sociétés de transport à un double titre : la présence d’enfants rend généralement de plus en plus incontournable l’usage d’une (ou plusieurs) automobile(s) ; l’attitude des parents à l’égard de leur progéniture et leurs pratiques de mobilité risquent d’avoir une influence durable sur les habitudes de ces enfants lorsqu’ils seront plus âgés. Assez logiquement, eu égard à la prééminence actuelle des motifs de déplacement autres que professionnels, ces personnes furent d'abord interrogées – ce qui n’est pas courant dans les études de mobilité – à propos de leurs déplacements accompagnés de leurs enfants et/ou en vue de rencontrer des amis ou de faire des courses. De la sorte, l’articulation ou non de ces déplacements avec les déplacements professionnels pouvait être mise en évidence.
4Les analyses issues de ce travail ont principalement permis, d’une part, d’identifier six types d'attitudes temporelles et quatre types de rapport à l’espace2 et, d’autre part, d’examiner les connivences entre ces attitudes spatio-temporelles et les usages des modes de transport.
5Les six types d’attitudes temporelles sont les suivants : le « routinier » (t 1), le « stochastique » (t 2), le « planificateur rigide » (t 3), le « planificateur souple » (t 4), « l’improvisateur réactif » (t 5) et « l’improvisateur impulsif » (t 6). Les deux premiers se caractérisent par une absence de volonté de maîtriser le temps. Le temps ne leur pose pas problème, soit parce que la routine des activités est internalisée (t 1), soit parce que le temps n’est en lui-même que le support d’une déambulation sans structure (t 2). Les planificateurs veulent au contraire maîtriser le temps soit en organisant strictement leurs activités en référence à un horaire (t 3), soit en planifiant des activités tout en laissant la porte ouverte à un changement toujours possible (t 4). Les deux derniers enfin improvisent constamment leurs activités soit pour répondre à des stimuli externes (t 5), soit pour répondre à leurs propres impulsions (t 6). Leurs programmations sont constamment remises en question ; elles n’existent que pour donner une structure temporaire au flot d’activités qui se présente à eux.
6Ces attitudes temporelles ne sont pas sans relation avec le genre de l’individu et sa position dans le cycle de vie. Les rôles masculin et féminin contraignent fréquemment les femmes à assurer la planification des activités familiales et à assumer la récurrence des tâches liées aux enfants et au ménage, qui se confrontent aux attitudes d’improvisation qu’elles peuvent déployer dans la sphère professionnelle ou de loisirs. De même, l’attitude d’improvisation impulsive semble peu compatible avec la présence d’enfants en bas âge. Dans cette optique, bon nombre d’interlocuteurs n’ont de cesse de structurer leurs propos par des étapes du cycle de vie, lesquelles génèrent des changements d’attitudes temporelles.
7Les quatre types de rapports à l’espace sont : le localisme (e 1), l’espace en zone (e 2), la multicentralité (e 3) et l’étendue spatiale (e 4). Si le localisme et la perception de l’espace en zone se construisent sur une base territoriale, la multicentralité et l’étendue spatiale font fi des frontières. Les questions qui se posent dans ces dernières logiques ne relèvent plus de la contiguïté mais de la connectabilité.
8L'analyse des cohérences entre les attitudes temporelles et les perceptions spatiales montre de très nettes convergences entre les deux. Le localisme (e 1) se marie aisément à la routine (t 1), les programmateurs souples (t 4) perçoivent volontiers l’espace sous forme de zones (e 2), les programmateurs rigides (t 3) sont souvent, spatialement, multicentraux (e 3). Enfin, les improvisateurs réactifs (t 5) et impulsifs (t 6) conçoivent généralement l’espace en tant qu’étendue (e 4).
9Ces attitudes temporelles et perceptions spatiales conjuguées, que l’on peut appeler attitudes spatio-temporelles, nous permettent alors d’interroger les usages des modes de transport, particulièrement des transports publics.
10Il n’y a pas de relation univoque entre attitudes spatio-temporelles et usages des modes de transport mais affinités électives entre les deux. Ainsi, par exemple, ce qui caractérise les routiniers localistes (t 1 + e 1), c’est bien la récurrence de leurs trajets. Il s’agit d’une clientèle aisément captive par les transports en commun, pour autant que l’espace dans lequel se déploient leurs routines ne soit pas trop exigu, et que l’échelle des réseaux de transport présente des lignes adéquates à l'espace maîtrisé par ces individus.
11En ce qui concerne les personnes proches d’une attitude d’improvisation réactive et d’une perception de l’espace en étendue (t 5 + e 4), c’est le rythme soutenu de leurs activités qui va marquer leurs déplacements. Face à ce rythme, les transports en commun et les inerties temporelles liées aux correspondances et aux arrêts sont peu supportables et s’adaptent mal à une logique individuelle nécessitant à la fois de la productivité et du ‘just in time’. L’attractivité des modes de transport public augmente cependant dès que, d’une part, l’on améliore la lisibilité du réseau et que l’on facilite l’intermodalité (et sa lisibilité propre) afin d’assurer une grande couverture spatiale et que, d’autre part, l’on organise des fréquences soutenues afin d’offrir un service disponible dès que le client en a besoin de manière à assurer la flexibilité temporelle demandée.
12Les individus présentant une attitude de programmation rigide et une perception de l’espace en multicentralité (t 3 + e 3) développent des déplacements récurrents quel que soit le mode de transport utilisé. Il s’agit typiquement de personnes pouvant être intéressées par les logiques développées par les transports en commun pour autant que leur volume d’activités ne soit pas trop dense. Les horaires structurels de ces modes de transport peuvent leur assurer la maîtrise d’un temps programmé, ce qui correspond à leurs souhaits, à condition que la durée des trajets soit concurrentielle par rapport à celle des autres modes.
13Enfin, attitude temporelle de programmation souple et perception spatiale zonale (t 4 + e 2) sont en connivence avec une connaissance multimodale des possibilités de déplacement dans les différentes zones d’activités. Si les espaces ne sont pas monofonctionnels comme pour les personnes ayant une perception de multicentralité, les modes de déplacement sont, eux, perçus dans une logique essentiellement fonctionnelle. La durée du trajet est un facteur important du choix modal.
14Dans le sens inverse, chaque mode de transport semble convenir plus ou moins bien aux diverses attitudes spatio-temporelles. L’automobile semble ainsi toujours actuellement le mode de transport le plus flexible et donc le plus adaptable à toutes les attitudes spatio-temporelles. Cette adaptabilité n’est cependant pas uniquement due à la logique individuelle du mode qui répondrait au souhait d’aller où l’on veut quand on le veut, mais également à ses capacités de stockage et de confort face aux intempéries, qui permettent à l’utilisateur de composer des chaînes d’activités complexes tout en utilisant un seul mode de transport. Son dispositif, c’est-à-dire l’ensemble des conditions prévues pour son usage (la qualité matérielle des routes, l’apprentissage de la conduite, l’organisation du code...) ne limite pas a priori son usage spatial, ce qui la rend parfaitement adéquate à un usage réactif ou impulsif dans une perception spatiale en étendue. Il est cependant clair que l’usage de la voiture a, aujourd’hui, dépassé ses limites dans l’espace urbain dense et que les avantages temporels comparatifs qu’elle présente sont de moins en moins évidents.
15La logistique des modes de transport public a été pour sa part conçue sur base horaire afin d’assurer d’une part, la densité d’usagers nécessaire à leur rentabilité et la coordination de plusieurs lignes de transports, d’autre part. En retour (si ce n’est pour le métro qui a rapidement été conçu « en fréquence »), cette conception suppose une programmation des déplacements de la part de l’usager. Ce type de programmation est moins compatible avec des attitudes d’improvisation (réactive ou impulsive) que, bien entendu, avec des attitudes routinières ou de programmation (rigide ou souple). L’organisation des transports publics se voit donc contrainte de concilier une logistique basée sur la programmation d’horaires à un usage basé sur le « dispositif de flux », si elle veut pouvoir adapter ces transports aux attitudes temporelles d’improvisation.
16Assurer l’adaptation des transports publics urbains aux nouvelles exigences temporelles et spatiales relève donc de la mise en œuvre de dispositifs permettant la plus grande fluidité intermodale possible aussi bien du point de vue des correspondances (leur nombre, leur praticabilité, les « interfaces temporelles » disponibles...) que de l’information.
La complémentarité des approches quali- et quantitatives
17Profitant d’une enquête « temps et mobilité » menée auprès des étudiants de premier cycle des Facultés universitaires Saint-Louis, nous avons pu élaborer une démarche quantitative exploratoire concernant cette population spécifique. L’enquête a tout d’abord permis d’élaborer une typologie quantitative d’attitudes temporelles qui permet d’interroger les résultats obtenus par la voie qualitative. Sept types d’attitudes temporelles différentes ont ainsi pu être identifiées de manière quantitative : les « planificateurs détendus », les « planificateurs rigides », les « utilisateurs exigeants », les « libres détendus », les « libres égocentriques », les « programmateurs souples » et, enfin, les « libertaires ».
18Cette typologie ne correspond pas, bien entendu, terme à terme à la typologie qualitative puisque les populations interviewées sont très différentes (d’une part des parents d’enfants de moins de douze ans et, pour la plupart, engagés dans la vie professionnelle et, d’autre part, des étudiants) et que les méthodologies utilisées pour les mettre en œuvre sont elles aussi très différentes. Néanmoins, la comparaison permet d’affiner les observations réalisées dans chaque perspective, et conduit ainsi à préciser les dimensions intervenant dans les temporalités des mobilités3.
19La planification – soit l’organisation anticipée des activités – est ainsi une dimension mise en avant dans les deux typologies. Cependant, force est de constater qu’au delà du vocabulaire identique aux deux résultats analytiques, des nuances apparaissent dans les sens attachés au terme « planification ». Dans la typologie quantitative, nous avons insisté sur le rapport à l’horaire présidant à l’organisation anticipée des activités, au temps de la montre, ce qui n’est que partiellement le cas dans la typologie qualitative. Cette différence d’interprétation du terme « planification » se double du fait que l’accent est posé sur des dimensions différentes qualifiant la (les) planification(s) dans les deux approches : dans l’approche qualitative, nous parlions de planificateurs ‘rigides’ et ‘souples’, alors qu’avec la méthode quantitative, nous avons distingué les planificateurs « détendus » et « crispés ». Ces deux dimensions ne peuvent se confondre. L’approche qualitative spécifie la rigidité de la planification opérée par les acteurs. L’approche quantitative, pour sa part, met l’accent sur le vécu du temps. L’acteur a-t-il un rapport « crispé » ou « détendu » à sa propre programmation... qu’elle soit ‘rigide’ ou ‘souple’ ?
20La typologie qualitative opère également une différenciation parmi les acteurs ayant une attitude d’improvisation. La distinction qui s’opère dans ces formes ‘d’improvisation’ repose sur l’extériorité (le type ‘réactif’) ou l’intériorité (le type ‘impulsif’) des contraintes temporelles que l’acteur va ressentir, et sur la volonté ou non d’anticiper les activités futures. Ces dimensions ne se retrouvent pas dans la typologie issue de la démarche quantitative. Le rapport à l’extériorité des contraintes n’y a pas vraiment été interrogé. Les dimensions mises en exergue par la démarche quantitative opposent plutôt la volonté de « s’organiser librement » à la planification organisée sur une base horaire qui s’apparente à une contrainte. Cette dimension n’est pas antinomique avec le fait de subir ‘l’extériorité de contraintes temporelles’ ; rien ne nous dit que le choix des activités – et des temporalités qu’elles supposent – est « libre ». Il ne serait d’ailleurs pas surprenant de constater que les ‘improvisateurs réactifs’, par exemple, présentent la volonté d’organiser librement leurs activités... dont la source est externe.
21La démarche quantitative nous a également permis de tester, pour la première fois en Belgique dans une enquête par questionnaire, les liens pouvant exister entre attitudes temporelles et pratiques de mobilité. Nous avons ainsi pu observer, par exemple, la relation entre attitudes temporelles et critères de qualité attendus des transports publics, puisqu’à l’exception d’un seul critère de qualité proposé (la desserte du quartier), tous les autres (vitesse, prix, structure du réseau, sécurité, confort, propreté...) ont des affinités ou des antipathies avec l’un ou l’autre type d’attitude temporelle.
22De plus, plusieurs types temporels présentent une forte association ou opposition à un mode de transport particulier. Ce constat est d’autant plus étonnant que l’homogénéité de la population ne favorise pas une discrimination forte dans l’usage modal. Ce rapport entre type temporel et mode de transport est également confirmé par l’examen du grand nombre de modalités – plus disparates – propres aux comportements de mobilité ou à l’appréciation des modes de transport. Toutefois, les liens entre ces modalités et les types temporels mériteraient d’être approfondis dans une étude plus générale, afin de parvenir à dépasser le constat d’associations diverses pour dégager les logiques présidant à ces associations.
23D’un point de vue méthodologique, les analyses factorielles et typologiques montrent ici tout leur intérêt puisqu’elles permettent de dépasser les études basées sur des variables apparentes, pour construire des variables plus complexes (les attitudes temporelles) qui ne peuvent être observées directement par une simple question. Toutefois, la démarche prospective, explorée dans le chapitre trois, pourrait être améliorée dans des études ultérieures à la lumière des résultats obtenus dans notre recherche et des commentaires analytiques qui les accompagnent.
24Au-delà de la dimension temporelle, l’enquête menée aux Facultés Saint-Louis et les analyses qui en sont issues, ouvrent également de nombreuses voies pour l’amélioration des enquêtes de mobilité. L’une d’elles concerne la définition des modes de transport eux-mêmes. Nous avons ainsi été confrontés à la double lecture de l’item « train » qui, pour certains, fait appel à un imaginaire de train de banlieue et, pour d’autres, à la symbolique du TGV et du voyage de longue distance. La mesure des attentes et de l’appréciation de ce mode de transport devient dès lors rapidement délicate vu que la différenciation des imaginaires ne peut être opérée a posteriori. Ce constat d’une multiplicité d’imaginaires, évident au niveau du train, semble également présent en ce qui concerne le vélo et l’usage de la marche comme modes de déplacement. Comment ne pas se demander si une telle diversité d’images n’existe pas pour les autres modes de transport ? Parvenir à décomposer les images relatives aux modes de transport devrait permettre d’améliorer les analyses concernant l’usage et le report modal.
Se déplacer avec ses enfants, faire ses courses, voir ses amis : quelle place pour les transports publics ?
25Les interviews réalisées dans le cadre de cette recherche sur les vécus du temps et les usages des modes de transport à Bruxelles visaient à aborder les questions de mobilité au départ principalement des activités et des contraintes non professionnelles. Dans cette optique, nous avions composé notre recueil d’informations au départ de trois situations particulières : les déplacements accompagnés d'enfants de moins de douze ans, les courses et les relations amicales. Le chapitre quatre s’est attaché à présenter les spécificités de ces trois situations.
26En ce qui concerne les déplacements avec les enfants, l’élément le plus remarquable est l’attention portée par les parents à la sécurité des enfants que cela soit dans le cadre de l’autonomisation spatiale que ceux-ci doivent acquérir ou dans le cadre de l’usage accompagné des transports publics. Nous avons ainsi observé la difficulté des parents à concilier leurs rythmes d’adultes aux rythmes plus lents des enfants. Tous les déplacements accompagnés par un/des enfants en bas âge créent des inerties tant en amont (anticipation des besoins des enfants) que durant le déroulement du déplacement et de l’activité qu’il permet. Les parents doivent ainsi à prévoir la durée du déplacement, cibler plus précisément la destination, et réduire les étapes de la chaîne d’activités afin de la faire correspondre à la résistance physique de l’enfant.
27L’infrastructure des transports publics est généralement décrite comme ne favorisant pas les déplacements avec enfants de moins de douze ans. Les difficultés à l’entrée de certains bus et trams ou liées à la présence d’escaliers ou d’escalators ou le manque de places assises assurées, le peu de confort des arrêts de surface lorsque les conditions climatiques sont peu propices à la sortie ou leur manque de sécurité pour assurer une surveillance constante de l’enfant en bas âge, constituent autant d’éléments qui défavorisent l’usage du transport public, même auprès de parents qui en étaient antérieurement des adeptes. Assurer un rythme suffisamment rapide aux déplacements et maintenir des chaînes d’activités relativement complexes, tout en garantissant un confort et une sécurité maximale à l’enfant semblent ne pouvoir être réalisés, à entendre les parents, que grâce à l’automobile.
28Pour ce qui est des activités de consommation – les courses –, on observe que le temps qui leur est consacré prend une valeur différente selon le sens qui leur est attribué. D'aucuns les perçoivent comme étant uniquement fonctionnelles : s'approvisionner. Il s’agit alors de « gagner du temps ». D’autres, au contraire, perçoivent les courses comme un moment agréable, soit en lui-même, soit parce qu’il est associé à une autre activité (promenade, convivialité familiale ou amicale...). Dans ces cas, la dimension temporelle semble s’évanouir ou, à tout le moins, passer au second plan des préoccupations du client : « les heures ne comptent plus ».
29Nous avons également pu observer que l’étendue et la complexité des déplacements sont fortement liées au mode de transport utilisé ou nécessaire pour réaliser les achats. Les courses alimentaires sont ainsi rarement associées au transport public, à la fois pour leur caractère pondéreux et encombrant, mais également pour une question d’hygiène et de présentation de soi. De ce fait, les personnes ne disposant pas d’automobile vont souvent investir les commerces de quartier.
30Les transports en commun ne favorisent pas non plus l’inscription des achats dans des chaînes d’activités complexes associant des activités supposant des formes de présentation de soi incompatibles avec la manifestation de caractéristiques privées que les paquets ou sachets contenant les achats laisseraient transparaître. Ils sont par contre utilisés pour l’achat d’objets spécifiques ou pour des activités de shopping dans le centre-ville. Dans ces cas, ils pallient aux désagréments liés à l’usage de l’automobile en espace dense (bouchons, parkings...) qui pourraient connoter négativement une activité potentiellement perçue comme agréable par celui qui la réalise.
31L’analyse des temporalités des relations amicales et en particulier du « passage à l’improviste », permet de mieux comprendre le vécu des socialités dans les compositions temporelles des acteurs. Chez les « routiniers » ou les « programmateurs » par exemple, les rencontres se font « spontanément » sur la base de temporalités communes, alors que, pour les « improvisateurs », la volonté de maîtrise temporelle conduit à la démultiplication des contraintes horaires. Ce paradoxe apparent est aisément levé lorsque l’on observe que les « routiniers » ou les « programmateurs » évoquent souvent des relations de type plus communautaires, dont les temporalités sont similaires pour les membres du groupe. De ce fait, « passer à l’improviste » ne se fait pas n’importe quand, mais bien dans des périodes de temps qui permettent ce type de rencontres sans pour autant désorganiser la programmation ou la routine de chacun. À l’inverse, les improvisateurs ne conçoivent le passage à l’improviste que sous une forme « anticipée » résultant d’un appel téléphonique ou d’une rencontre fortuite. Ce vécu des socialités offre la possibilités de libérer du temps non contraint pour ces relations amicales, au sein du flot continuel d’activités dans lequel les improvisateurs sont sans cesse immergés.
32Les relations amicales interrogent également l’organisation des déplacements. Si notre corpus d’interviews, constitué essentiellement de parents d’enfants de moins de douze ans, montre peu d’activités amicales réalisées en dehors des domiciles, nous pouvons cependant remarquer que la demande première est de repousser toute contrainte temporelle afin de « profiter du moment » où les personnes sont rassemblées. De ce fait, un mode de transport qui impose une limite horaire est perçu négativement car il contraint le déroulement de la relation. Ainsi, le transport public peut être utilisé pour se rendre à une réception mais n’offre souvent pas de réponse adéquate pour le retour au domicile. L’observation nous a également permis de noter que, même en matière de déplacement pour des relations amicales, des normes liées au cycle de vie semblent fonctionner. Par exemple, d’aucuns prétendent ne plus pouvoir demander à être raccompagnés en voiture parce que ce qui se fait à vingt ans ne se fait plus à trente cinq ou parce que la relation amicale ne peut générer des contraintes trop fortes pour la personne avec qui on est en relation. L’autonomie du déplacement doit donc être assumée. Dans ces cas, l’automobile, par sa souplesse (qui permet de plus l’extension spatiale du réseau amical) ou encore le taxi, lorsque son coût reste abordable ou qu’un excès d’alcool est anticipé, vont souvent être valorisés.
33Pour de multiples raisons, la voiture est décrite comme étant le mode de transport le plus adaptable au confort de l’enfant, à la réalisation des courses ou à la rencontre des amis. On peut le constater et le regretter. On peut aussi s’interroger sur les conditions respectives d’organisation des autres modes de transport qui rendent ce constat si évident pour la plupart des personnes interviewées, et s’interroger en particulier sur les manières de transformer les dispositifs d’usage des transports publics.
34Ce que nous montre le chapitre quatre dans ses différents contenus, c’est la crainte exprimée par beaucoup pour la maîtrise de leur organisation temporelle, s’ils utilisent le transport public. Face à ce stress, bien sûr, la première responsabilité du transporteur reste de respecter ses horaires pour les lignes ne fonctionnant pas en fréquence et de maintenir une information constante sur les délais inopinés pour les lignes denses afin de ne pas accroître la tension temporelle. Mais il faut sans doute aller plus loin et mieux utiliser les nouvelles technologies pour informer les voyageurs en temps réel des durées d’attente et des alternatives à leur disposition.
35Il est nécessaire également de chercher des solutions du côté de l’infrastructure, notamment par l’amélioration de l'aménagement des arrêts, par la prise en compte des poussettes dans les trams, bus et métros, et par le couplage des démarches facilitant les déplacements des personnes à mobilité réduite avec les préoccupations des parents d’enfants en bas âge. Cette réflexion pourrait également s’inspirer de ce que le mode automobile a déjà réalisé (les nurseries et les commerces spécifiques des aires d’autoroutes, par exemple), en implantant des services particuliers dans quelques stations-nœuds du réseau de métro, voire à même les quais des stations de transit les plus importantes (Midi, Nord...), de manière à permettre aux voyageurs d’« habiter » les espaces de flux et de faire du temps de déplacement un temps vécu plutôt qu’un temps perdu. Des efforts ont déjà été entrepris dans ce sens qui méritent d’être amplifiés. Ainsi, ne serait-il pas intéressant de créer, dans les principales stations d’interconnexions du réseau, des consignes (où laisser courses et bagages le temps, par exemple, d’une démarche administrative ou d’une pause) pour faciliter la construction de chaînes de déplacements et « alléger » les voyageurs ?
36Le vécu temporel du client, qui interpelle les sociétés de transport, ne relève pourtant pas seulement, à nos yeux, d’un problème d’infrastructure mais aussi d’une question de service qui met en jeu l’image des transports publics. Face à un public souvent stressé, pressé, inquiet, déjà concentré sur l’activité envisagée, il s’agit sans doute davantage d'humaniser le service de transport afin de faciliter la vie de l’usager que d’attendre de sa part toujours plus de compétences techniques dans l’enchevêtrement des réseaux et dans l’adaptation du service à sa pratique. Sans doute serait-il possible, par exemple, d’améliorer le confort des parents par la sécurisation des enfants lors des temps d’attente, voire d’assurer des formes ciblées d’encadrement adulte aux déplacements récurrents des enfants sur les lignes de transports publics (du type des APS, stewards urbains ou PTP déjà existants dans d’autres politiques urbaines). Sans doute serait-il possible également de valoriser la qualité du contact « parents-enfants » ou le caractère festif pour les enfants des trajets en transports publics.
37La responsabilité du développement de tels services ne devrait pas incomber au seul opérateur de transport public. Écoles et commerces sont ainsi, par exemple, des acteurs qui pourraient être associés car ils constituent des lieux de concentration d’usagers potentiels. Les écoles disposent en outre d’une compétence éducative. Ne pourrait-on ainsi imaginer des collaborations entre sociétés de transport et écoles pour assurer la sécurité des enfants sur les trajets scolaires, ou l’offre de voyages gratuits aux parents utilisant un service de garderie d’enfants organisé par un centre commercial ou une grande surface ?
38Les demandes concernant les services de transport nocturne sont du même ordre. Face à un public qui se plaint souvent d’avoir à « assurer » le rythme, comment offrir un service de transport qui permette que le « temps ne compte pas » ? Le public que nous avons rencontré serait preneur d’un prolongement de l’offre de service (jusqu’à deux heures du matin environ – les rencontres amicales ne semblant pas dépasser ces horaires), couplé au taxi, qui assurerait de pouvoir rentrer à son domicile sans avoir à garder un œil sur sa montre.
Cycle de vie et synchronisation
39Deux constats traversent l’ensemble de cette recherche, qui interrogent tout à la fois les politiques urbaines et l’organisation des transports. Il s’agit de l’importance de la position dans le cycle de vie et de la nécessaire synchronisation des acteurs sociaux.
40Le cycle de vie est, bien entendu, lié à l’âge, mais ne s’y réduit pas exactement. Comme l’expliquent Peto et al. (1992)4, un individu peut, par exemple, parcourir plusieurs fois dans sa vie le chemin qui conduit à une vie en ménage ou présenter une vie professionnelle non linéaire qui lui fait parcourir à plusieurs reprises des étapes similaires. Vivre une même étape du cycle de vie ne peut pas se confondre non plus avec l’appartenance à une même génération qui suppose un vécu collectif commun.
41La position dans le cycle de vie est importante tant pour la transformation des perceptions spatiales que des attitudes temporelles. Plus concrètement, la rupture dans les habitudes de déplacements qu’opère l’arrivée d’un enfant dans un ménage ou la transformation des relations d’amitiés à cette même étape du cycle de vie sont apparues de manière frappante dans les interviews que nous avons réalisées. De même, le passage à l’école secondaire reste une référence temporelle partagée par bon nombre de parents comme marquant l'autonomisation spatiale de l’enfant et donc l’usage autonome des modes de transport public.
42Le report modal vers l’automobile, souvent imposé par l’arrivée de l’enfant et les multiples précautions que les parents prennent pour son confort, est rarement compensé par un retour aux transports publics des parents quand l’enfant commence à affirmer son autonomie spatiale. Comment séduire à nouveau cette population ? Ne doit-on pas supposer, par analogie, l’existence d’un « cycle de l’usager du transport public » qui nécessiterait une phase de réinitiation à l’usage de ces transports ? Des actions ciblées à destination des parents ne devraient-elles pas être entreprises lorsque sont demandés les premiers abonnements scolaires ?
43Le deuxième constat transversal de cette recherche a trait aux constructions collectives du temps qui demeurent structurantes pour les individus (les « temps sociaux »). Malgré l’importance accrue des activités non-professionnelles, on observe le maintien des grands rythmes collectifs liés au travail. Les relations amicales, les courses, les multiples activités avec les enfants... s’organisent ainsi toujours en référence aux rythmes quotidiens (journée/soirée) et hebdomadaires traditionnels (semaine/week-end), liés aux contraintes horaires professionnelles et aux rythmes biologiques (nécessité de sommeil).
44Cependant, au sein de ces cadres collectifs, diverses formes d’individualisation du temps apparaissent. Les attitudes « réactives » et « impulsives » en sont l’expression la plus aboutie : répondre continuellement aux stimuli (externes ou internes) suppose le développement d’organisations temporelles spécifiques et continuellement adaptables aux situations. Le « planificateur souple », quoique valorisant toujours certaines formes de régularité, s’inscrit également dans cette dynamique par son souci de rester ouvert aux nouveautés et changements qui pourraient se présenter à lui.
45L’individualisation des temps rend d’autant plus difficile la coordination de plages horaires devenues propres à chacun, que ce soit au sein de la famille ou dans les relations amicales. Cela conduit à une plus grande porosité des sphères d’activités et à l’apparition de nouvelles manières de coordonner vie professionnelle et vie familiale, relations amicales et temps de travail, etc.
46Face à cette diversité des vécus du temps, l’on ne peut se soustraire à une interrogation plus large concernant les modes de synchronisation des acteurs sociaux. Cette question est d'autant plus importante que se développe une économie flexible valorisant tout à la fois des attitudes temporelles « réactives » et une activité économique vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
47Cette problématique rattrape déjà les politiques urbaines des grandes villes. On voit ainsi se développer des « maisons » et « bureaux » du temps dans diverses agglomérations européennes. À Bruxelles, des tensions temporelles ont pu être identifiées entre les horaires de travail dans certaines entreprises et ceux des transports publics ou des crèches, par exemple.
48De son côté, la nuit est un bon révélateur des interrogations qui interpellent les rythmes diurnes. Traditionnellement, la nuit fonctionnait sur des rythmes plus lents que ceux de la journée, ce que révèle sans doute encore les préférences pour les rencontres amicales en soirée – celles où le temps ne compte pas –. Sa colonisation possible par les rythmes diurnes met en exergue l’affaiblissement des temps et des rythmes lents dans la dynamique sociale. Il n’est dès lors pas étonnant que les déplacements, plus lents, avec enfants, semblent si problématiques pour les personnes que nous avons rencontrées.
49Comment élaborer une politique des temps qui permette d’éviter que des formes de temporalités (nous pensons ici particulièrement à « l’urgence » des réactifs) ne s’imposent à l’ensemble des acteurs sociaux ? Comment développer une politique qui permette d’orchestrer les rythmes différents des membres des ménages, du travail, de la vie économique et de loisirs, tout en préservant les rythmes spécifiques de chacun ? Nul doute que la politique des déplacements, au cœur de la synchronisation effective des activités, soit une ressource fondamentale de cette politique des temps. L’aménagement du territoire, et une certaine mixité fonctionnelle réclamée par beaucoup de nos interlocuteurs pour permettre un meilleur enchaînement des activités, en est certainement une autre.
50Les résultats présentés dans cette recherche permettent déjà de mieux comprendre les manières dont les individus développant des activités à Bruxelles organisent leurs temporalités et leurs déplacements. Ils nous renforcent dans notre conviction de la nécessité d’approfondir la connaissance précise des logiques temporelles pour comprendre le système des temporalités urbaines et, dès lors, en améliorer le fonctionnement.
Notes de bas de page
1 Enquête réalisée en 1999 par le Groupe de Recherche sur les Transports (GRT) des Facultés universitaires de Namur (Hubert et Toint, 2003).
2 Il s’agit d’idéaux-types, d’images guide pour interpréter le réel, étant entendu que les individus particuliers ne correspondent pratiquement jamais, en tous points, aux caractéristiques mises en évidence.
3 Dans cette section, nous utilisons de simples guillemets pour nommer les types issus de la démarche qualitative et des doubles guillements pour les autres.
4 Plus particulièrement, le chapitre sur les « Facteurs d’intelligibilité des comportements » (pp.51-68).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Soigner ou punir ?
Un regard empirique sur la défense sociale en Belgique
Yves Cartuyvels, Brice Chametiers et Anne Wyvekens (dir.)
2010
Savoirs experts et profanes dans la construction des problèmes publics
Ludivine Damay, Denis Benjamin et Denis Duez (dir.)
2011
Droit et Justice en Afrique coloniale
Traditions, productions et réformes
Bérangère Piret, Charlotte Braillon, Laurence Montel et al. (dir.)
2014
De la religion que l’on voit à la religion que l’on ne voit pas
Les jeunes, le religieux et le travail social
Maryam Kolly
2018
Le manifeste Conscience africaine (1956)
Élites congolaises et société coloniale. Regards croisés
Nathalie Tousignant (dir.)
2009
Être mobile
Vécus du temps et usages des modes de transport à Bruxelles
Michel Hubert, Philippe Huynen et Bertrand Montulet
2007