Chapitre 2. Approche compréhensive des temporalités des mobilités
p. 41-98
Texte intégral
Introduction
1L’approche qualitative se base sur la réalisation d’interviews semi-directives qui permettent d’aborder l’information au plus près des structures de sens des personnes interviewées. Cet élément est d’autant plus important qu’il s’agit d’une approche prospective visant à éviter toute forme de structuration a priori par le chercheur. Cette méthode correspond donc bien à notre projet qui vise à identifier des attitudes temporelles et des types d’usages différents des modes de transport.
2Le nombre d’interviews à réaliser se détermine par la règle de saturation. Celle-ci suppose que le chercheur interviewe des personnes les plus différentes possibles suivant les caractéristiques observables qui lui semblent pertinentes pour étudier son objet. Ces caractéristiques, identifiées au début de la recherche, sont susceptibles d’être enrichies par d’autres, en fonction des informations recueillies et des pistes qu’elles ouvrent. Le nombre d’interviews requis est atteint lorsque le chercheur atteint la saturation de l’information, c’est-à-dire lorsque de nouvelles interviews ne lui apportent plus de nouvelles informations permettant d’éclairer différemment son objet (Bertaux, 1981). Dans le cas de la présente recherche, nous nous sommes arrêtés à 44 entretiens. La représentativité de « l’échantillon » n’est donc pas l’objectif poursuivi par ce type de méthode ; l’objectif est ici le relevé de structures de sens fréquentes (sans que cette fréquence soit quantifiable1 à ce stade, ni que l’on puisse prétendre à l’exhaustivité de ce relevé) et surtout différentes les unes des autres.
3Au départ de la recherche, cinq critères de sélection nous ont semblé pertinents pour sélectionner nos interlocuteurs :
le sexe,
la différenciation socio-économique,
la différenciation spatiale,
la différenciation familiale,
la différenciation des contraintes temporelles.
4Si le sexe et la différenciation socio-économique font partie des variables traditionnelles dont doit tenir compte le sociologue, les autres critères demandent un mot d’explication.
La différenciation spatiale – identifiable par la commune de résidence – trouve son sens par le fait que les conditions d’accès aux modes de transport sont différentes en fonction du lieu d’habitat. De plus, la proximité comme l’éloignement du centre-ville laissent supposer la possibilité d’émergence de sens différents du « rapport à la ville » et aux déplacements. Nous avons rencontré des personnes habitant Berchem-Sainte-Agathe, Brussegem, Coxyde, Etterbeek, Forest, Hennuyère, Ixelles, Jette, Laeken, Schaerbeek, Sint-Pieters-Leeuw, Uccle, Watermael-Boitsfort, Wezembeek-Oppem, Woluwe-Saint-Lambert et Woluwe-Saint-Pierre. Cette diversité fut dictée par le fait que nous nous intéressions aux déplacements à Bruxelles et pas seulement aux déplacements des Bruxellois.
La différenciation de la situation familiale est indispensable dès que l’on s’intéresse à la question des enfants. L’organisation temporelle n’est pas identique que l’on soit en couple, parent célibataire, famille recomposée ou personne isolée.
La différenciation des contraintes temporelles pourrait paraître plus aléatoire, car ces contraintes peuvent être de formes multiples, ressenties ou non comme telles par l’acteur. Pourtant une caractérisation temporelle de l’échantillon est essentielle par rapport à l’objet de notre étude. Nous nous sommes dès lors concentrés sur les formes de contraintes temporelles professionnelles liées à différentes situations d’emploi (temps-plein, mi-temps, sans travail, travail à domicile, travail indépendant...). Ceci pourrait paraître paradoxal par rapport à notre volonté de ne pas mettre le travail au centre de notre analyse. Le paradoxe n’est cependant qu’apparent, car ce n’est pas parce que, pour les actifs, le travail reste une activité structurante de leur organisation du temps, qu’il est nécessairement générateur de la majorité de leurs déplacements.
5La prise en compte des contraintes temporelles a été conjuguée avec les situations familiales car nous nous sommes centrés plus précisément sur la question des enfants. La « gestion » des activités des enfants est en effet différente, par exemple, si les deux parents travailleurs à temps plein ou si l’un des deux est sans travail ou à mi-temps.
6Concrètement, l’approche qualitative nécessite la réalisation d’un guide d’interview centré sur les problématiques qui nous intéressent. Les interviews, dont la durée varie entre une heure et une heure quarante-cinq, ont toutes été retranscrites intégralement. L’analyse s’opère par induction. La réalisation d’une « fiche individuelle » structurant les informations pertinentes à identifier dans chaque interview est effectuée après une première analyse « large » d’une dizaine d’interviews. Cette « fiche individuelle » renvoie à un ensemble d’éléments conceptuels identifiés dans une « fiche théorique » reprenant la même structuration. Cette structuration du travail est importante car elle assure les fondements scientifiques de la démarche2.
7Le travail analytique proprement dit, ainsi que l’ensemble du processus de recherche ont été régulièrement soumis à la discussion d’un groupe de recherche composé de Bertrand Montulet, Michel Hubert, Philippe Huynen, Luc Van Campenhoudt, Christine Schaut, Xavier Mattelé, Jean Remy, Gaëlle Hubert, Alice Lejeune et Alexis Van Espen.
2.1. Le cadre d’analyse
8Les analystes de la mobilité insistent tous sur l’importance de la dimension temporelle dans la compréhension des logiques de déplacement suivies par les acteurs. Si la présence de la dimension temporelle est évidente lors de la consultation d’un horaire ou dans la prise en compte de la durée d’un déplacement lors d’un choix modal, son importance pour les questions de mobilité est cependant moins souvent analysée dans le cadre des chaînes d’activités de la vie quotidienne et de la capacité à programmer les activités de transport au sein de ces chaînes d’activités.
9Pour notre part, nous nous sommes intéressés à cinq dimensions pour comprendre la manière dont les acteurs organisent leurs déplacements.
La première dimension reprend « les temporalités génériques de l’acteur ». Nous nous intéressons ici aux « rapports au temps » mis en œuvre par les acteurs sociaux. Dit autrement : comment l’individu vit-il son temps, comment l’évalue-t-il, comment l’appréhende-t-il ? Nous verrons ainsi que certains individus ont tendance à planifier l’ensemble de leurs activités, alors que d’autres individus semblent « prendre le temps comme il vient », par exemple.
La seconde dimension est indissociable de la question du temps. Il s’agit de la dimension relative aux « perceptions de l’espace » par les acteurs. Dit autrement : comment l’individu vit-il et perçoit-il l’espace dans lequel il évolue ? Quel est son rapport à l’espace ?
La troisième dimension concerne les « activités ». Celles-ci peuvent s’organiser sur base d’un horaire, telle une séance de cinéma par exemple. D’autres s’inscrivent sous des formes de régularités qui ne supposent pas une programmation horaire stricte. « Les courses alimentaires » peuvent ainsi être quotidiennes, hebdomadaires ou mensuelles, sans pour autant devoir être réalisées toujours à la même heure, ni nécessairement au même endroit. Le choix d’effectuer telle ou telle activité à un moment particulier, ou de refuser la réalisation de celle-ci, tout comme son appréciation, vont dépendre, entre autres, des temporalités de l’acteur.
La quatrième dimension concerne les « relations sociales ». L’exigence de ponctualité peut ainsi varier d’un groupe social à l’autre, par exemple en fonction de la situation et de l’appréhension du temps et de l’espace. La rencontre amicale s’opère parfois sur base de « rendez-vous » programmés ou, au contraire, en valorisant les visites à l’improviste.
Enfin, la cinquième dimension, qui concerne au plus près notre propos, reprend les « attentes par rapport aux déplacements ». Tout en présentant une série de caractéristiques propres liées à l’offre structurelle des modes de transport (horaire, durée du trajet, fréquence...), nous posons l’hypothèse que les attentes par rapport aux déplacements résultent de la combinaison des quatre premières dimensions.
10L’objectif de l’analyse vise à aboutir à deux typologies, à partir des deux premières dimensions. Ces deux typologies seront ensuite mises en perspective afin d’éclairer, au départ des situations concrètes décrites dans les interviews, les attentes des acteurs par rapport aux déplacements et aux modes de transport dans le contexte d’activités et de relations sociales présentant des registres temporels différents.
2.2. Les temporalités génériques de l’acteur
11L’analyse du matériau qualitatif nous a permis d’identifier des types de « rapports au temps » génériques parmi les acteurs sociaux. Par « temporalités génériques », nous entendons l’attitude globale de l’acteur face au temps telle qu’il l’a exprimée lors de l’interview. L’acteur peut ainsi adopter une attitude passive ou active face à l’organisation temporelle de sa vie. Autrement dit, la dimension temporelle peut ne pas être problématique pour lui au point qu’il ne s’en soucie guère ou, au contraire, développer des formes de gestion du temps qui lui permettent tant bien que mal de maîtriser les contraintes temporelles auxquelles il fait face.
12Mais qu’entendons-nous par « type » ? Notre démarche adopte la méthode d’analyse propre aux « idéaux-types » de Max Weber (Freund, 1965). Autrement dit, chaque type présenté est le résultat d’une construction analytique cherchant à extraire une cohérence d’attitude temporelle. De ce fait, il est peu probable qu’un de ces idéaux-types soit, tel quel, observable concrètement mais nous pouvons nous attendre à ce que chaque individu présente des traits qui le rapprochent davantage d’un type plutôt que d'un autre.
13L’intérêt de telles constructions idéal-typiques est de permettre l’élaboration de scénarios de comportements cohérents qui invitent à interroger des situations concrètes. Des idéaux-types construits sur base d’attitudes temporelles peuvent ainsi nous permettre par exemple d’anticiper les réactions différentes des utilisateurs face au non-respect des horaires par les transports en commun ou de mieux comprendre ce qui se cache derrière les demandes d’augmentation de « fréquences » des lignes de métro ou de tram. En résumé, l’idéal-type permet de synthétiser la réalité pour mieux maîtriser et prévoir les comportements des individus.
Typologie des attitudes temporelles
14Ainsi, cinq types d’attitudes temporelles ont pu être extraits directement des analyses du matériau empirique récolté :
15« le routinier » (t 1),
16« le planificateur rigide » (t 3),
17« le planificateur souple » (t 4),
18« l’improvisateur impulsif » (t 5) et
19« l’improvisateur réactif » (t 6).
20Afin de rendre le propos le plus concret possible, nous présenterons chaque type en insérant des extraits des interviews affichant le plus de proximité avec l’idéal-type que nous cherchons à illustrer3. Si cette proximité est affirmée, elle ne permet cependant pas de réduire les attitudes temporelles des personnes concrètes que nous prenons en exemple à la cohérence logique de l’idéal-type.
21Chaque paragraphe décrivant un idéal-type est introduit par un cadre reprenant le résumé théorique de ce type.
22Un sixième type est apparu de manière déductive lors des séminaires de recherche :
23« le stochastique » (t 2).
24L’observation de ce type n’a pu être faite que de manière indirecte. La difficulté d’observation de ce type d’individus est sans doute liée précisément à son fonctionnement temporel.
Le routinier. L’exemple de Marta et Djamel
Pour le routinier, le temps ne pose pas problème, car les activités se font de manière régulière sans que leur agencement ne soulève de question. Les activités ne prennent sens que dans des temporalités très régulières et ne débordant jamais des plages horaires qui leur sont allouées.
25Marta et Djamel ne travaillent pas. Djamel est malade depuis un an et Marta est au chômage suite à la fermeture du salon de coiffure où elle travaillait depuis 13 ans. Leur vie est marquée du sceau de la régularité, celle-ci étant juste dépendante de l’état de forme variable de Djamel.
26La régularité n’est pas modulée par un horaire strict mais bien par la routine. De ce fait, le temps pose peu question pour eux. Comme le dit Djamel :
« On s’est habitué en fait, on s’est habitué aux horaires des magasins, aux enfants et tout. Donc c’est une habitude qu’on a prise et alors on trouve que tout est normal. Puisqu’on s’est habitué. »
Il déclare également : « Je n’ai jamais essayé l’organisation parce que je n’ai jamais eu beaucoup de choses à faire en même temps. »
Djamel explique cela par le fait que ses activités ont toujours été répétitives.
27Cette absence de maîtrise du temps et du temps « à venir » s’expose dans la forme d’usage de l’agenda. Celui-ci ne sert qu’à indiquer des activités passées telles « payer un virement ou acheter un appareil » et non les activités futures comme on aurait pu s’y attendre. Marta y note la date, le prix, le numéro de référence et le magasin.
« Et si jamais un jour, cela m’est arrivé... il y a eu des rappels. Là je regarde plus facilement que de chipoter à tous mes papiers de la banque. Je prends un petit carnet : “Tiens janvier voilà”. Oui, pour cela mais sans plus. »
28Les dates à retenir impérativement tel le jour du pointage, sont entourées en rouge sur un calendrier commun, sans qu’il ne soit nécessaire d’en décrire la raison.
29Ce qui contraint Marta et Djamel au niveau temporel, ce sont d’abord les rythmes des enfants qui leur imposent d’avoir constamment un œil sur leur horaire.
« Pour eux, le moindre changement, ça les dérègle. S’ils vont dormir trop tard aujourd'hui, le matin c’est... pour qu’ils rattrapent leur horaire naturel, c’est très difficile, ce n’est pas évident. »
30Djamel explique ainsi la régularité des enfants :
« Ils vont dormir tous les jours à la même heure et le matin, quoi qu’il arrive, que ce soit dimanche ou les jours de semaine, ils sont toujours levés aux mêmes heures. Ah oui... ils ont un réveil au fond d’eux ». « Ils sont habitués. »
31Marta estime que les horaires d’école structurent finalement peu sa journée car au cas où elle ne peut aller chercher les enfants, sa mère est de toute façon là pour aller les reprendre à l’école. La contrainte scolaire n’existe en fait que dans les changements de rythmes provoqués par les vacances. Il arrive à Marta et Djamel de placer les enfants à la garderie pendant les périodes de vacances car « ils sont plus difficiles, ils s’énervent, ils se disputent plus facilement entre eux ». Marta a pourtant déjà ressenti une forme de contrainte temporelle lorsqu’elle travaillait. Les horaires de travail à respecter entraînaient le fait que les enfants étaient repris en fin de journée sur le chemin du retour à la maison. Ils rentraient donc plus tard qu’actuellement, et Marta trouvait cela difficile, car il lui restait encore d’autres tâches à accomplir, telles que préparer le repas. Elle n’avait donc pas le temps de s’attarder sur ces différentes tâches à accomplir. « Mais, maintenant, j’ai le temps » nous dira-t-elle soulagée.
Le stochastique
Le stochastique adopterait une attitude passive face au temps sans logique routinière.
32Le stochastique est issu d’une réflexion théorique qui suppose le cas d’individus adoptant une attitude passive face au temps sans logique routinière. La rencontre et l’interview de tels individus est cependant problématique. La « prise de rendez-vous » préalable aux interviews traditionnelles n’est dans ce cas pas possible car elle est peu compatible avec une attitude stochastique. Néanmoins, les contacts avec des associations s’occupant de personnes sans-abri à Bruxelles nous ont permis de conclure que ce type d’attitude temporelle s’apparente à ce que les associations dénomment les SDF « chroniques4 », c’est-à-dire les individus qui, parmi les SDF, ont perdu la volonté de se sortir de leur situation et qui ne structurent même plus leur temps sur base des temporalités propres aux institutions leur offrant des services (asiles de nuit, rendez-vous concernant les aides sociales...).
33D’autres cas de stochastiques devraient pouvoir être observés parmi des populations marginalisées telles que des jeunes en errance ou des voyageurs5, « routards », en rupture sociale.
Le planificateur rigide. Le cas de Lucie, et de Thierry et Françoise
Le planificateur rigide veut maîtriser son temps et, pour cela, organise strictement l’ensemble des activités à venir. Il se montre très peu adaptable aux modifications et événements imprévus. L’improvisation peut cependant exister dans certains cas, mais dans des plages de temps définies au préalable.
34Lucie, au contraire de Marta et Djamel qui se laissent « porter par la routine », veut maîtriser son temps par sa programmation. La gestion de son emploi d’infirmière aux horaires changeants et les multiples activités de ses enfants la conduisent à tout programmer strictement. Tout doit être prévu et organisé à l’avance. Elle peut ainsi facilement définir le planning de ses semaines en sachant qui doit être où à tel moment. Dans cette optique, le moindre contretemps ou imprévu est vécu négativement par Lucie.
« Le mois de septembre-octobre est difficile, parce qu’il faut tout mettre en place mais... une fois que ça roule, ça va tout seul. C’est vraiment une habitude. Je jongle comme ça depuis tout le temps. Donc ça, ça ne m’a jamais posé de problèmes. Il y a juste la journée où les activités changent, où les heures changent, donc il faut tout replanifier mais c’est tout. »
35Lucie valorise l’habitude temporelle – pour autant que les activités soient variées – car celle-ci lui permet de ne pas devoir courir. Ceci est assez surprenant lorsque l’on constate le nombre d’activités et de déplacements qu’elle parvient à enchaîner en une journée, et leur réorganisation trimestrielle (lorsque ses nouveaux horaires professionnels sont affichés).
36Cette programmation stricte se retrouve également chez Thierry et Françoise. Ceux-ci présentent cependant la particularité de prévoir des plages de temps dont le contenu n’est pas défini à l’avance, afin, soit de terminer des activités pour lesquelles les temporalités avaient été mal estimées – et ainsi de respecter la programmation générale –, soit de permettre des « improvisations » bien contrôlées temporellement.
« On suit tous les deux un cours d’espagnol le jeudi soir. Et comme je le suis avec mon cousin, très souvent mon cousin vient manger avec nous après le cours d’espagnol... quand même relativement systématiquement. Mais à part ça, nos soirées se construisent... enfin, nos fins d’après-midi et nos soirées se construisent sur le thème de l’improvisation. Comme on habite aussi tout près d’un cinéma, ça nous arrive à neuf heures de nous dire : ‘Tiens, on irait bien au cinéma ce soir’, et de foncer au cinéma. »
Le planificateur souple. Le cas d’Albert
Le planificateur souple se veut maître de son temps. Il apprécie la régularité tout en se défiant de la routine. Si sa planification d’activités demeure structurante pour lui, il reste ouvert aux nouveautés et changements qui pourraient se présenter à lui.
37Tout en décrivant des cadres de vie relativement réguliers sur la semaine, Albert exprime sa volonté d’éviter la routine. Albert veut maîtriser la qualité de son temps.
38Ainsi, d’une part, Albert présente son organisation du temps sur une base régulière ; outre ses trois jours de travail, un jour est consacré à la famille et l’autre « est consacré aux courses, ménage et aux autres joyeusetés de l’existence ». Il dévalorise de même les horaires professionnels « hétéroclites » de son épouse, qui sont pour l’instant « moins réguliers que d'habitude (...), ce qui n’est pas agréable ». La variété alimentaire elle-même est perçue sous forme de cycle susceptible de revenir « On a eu une période ‘viet.’, une période pâtes, c’est cyclique ».
39D’autre part, Albert n’apprécie pas du tout la routine. Celle-ci s’apparente à un temps institutionnel qui lui est imposé ou à une suite d’activités qui ne le laissent pas maître de son temps. Elle s’apparente volontiers, dans son discours, aux contraintes temporelles qui ne lui laisseraient que peu de marge de manœuvre pour organiser son temps. « La routine depuis 6 heures jusqu’à 8 heures 30 » en tête-à-tête avec sa fille, est ainsi qualifiée de « stressante ».
40De ce fait, la routine se différencie, dans son discours, de la régularité que par contre, il apprécie. Albert peut ainsi facilement décrire son programme hebdomadaire, tout en sachant que celui-ci peut subir de légers aménagements en fonction des possibilités qui s’offriront à lui.
41Dans cette optique, Albert a choisi de travailler à mi-temps. Ce choix lui permet de disposer de la flexibilité personnelle suffisante pour s’adapter aux modifications de sa programmation. « Le travail est la variable d’ajustement » dira-t-il. Il valorise ainsi la flexibilité personnelle, qui lui permet de dire « j’aménage mon temps », mais dévalorise par contre la flexibilité professionnelle qui s’impose à sa femme et qui l’« empêche d’organiser les choses ».
42Par cette recherche de régularité et de flexibilité, Albert a la volonté de « faire les choses sans presse excessive », afin d’assurer son autonomie par rapport aux contraintes temporelles et ainsi de maîtriser au mieux la qualité de son temps.
L’improvisateur réactif. Les cas d'Anne et Felice, et de John
Les réactifs doivent sans cesse répondre à un environnement changeant présentant de nouvelles opportunités d’activités. La maîtrise du temps consiste dans ce cas en la capacité d’improviser pour répondre à toutes les demandes. Ils ne valorisent pas la régularité comme le fait le planificateur souple. La planification ne présente pas, dans ce cas, de caractère structurant contraignant mais présente plutôt le panel des activités à assumer et les dates d’échéances qui les concernent. Elle s’apparente à un scénario possible agençant les contraintes dans le temps.
43Anne et Felice présentent une volonté de maîtrise du temps. Cependant, il ne s’agit pas pour eux d’avoir une planification stricte, ni même une planification souple, car celles-ci ne résisteraient pas aux multiples impondérables et sollicitations auxquels ils doivent faire face ou qu’ils génèrent. Anne et Felice adoptent une attitude réactive face à un environnement en perpétuel changement et donc difficilement prévisible. De ce fait, ils improvisent sans cesse.
44Anne et Felice rêvent fondamentalement de changement perpétuel.
« On ne supporte pas les carcans », « C’est vrai que la routine n’est pas du tout un choix. Il y a toujours un nouveau truc à faire, un nouveau projet... »
45Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas quelques routines, mais celles-ci sont vécues comme des choix « parce qu’on aime bien ».
46Pris par leurs activités professionnelles et leur vie familiale, Anne et Felice sont sans cesse en quête d’efficacité afin de ne pas perdre de « temps ». Continuellement « compressés », ils ne sont dès lors pas très sûrs de leur timing de fin de journée, ce que le retard de Felice à l’interview viendra confirmer. Anne dira qu’ils ne sont pas stressés mais « speedés », c’est-à-dire un stress sans angoisse dans lesquelles les multiples activités s’enchaînent.
47Anne et Felice utilisent des agendas afin de marquer leurs nombreux rendez-vous et activités. Cette pratique pourrait laisser penser qu’ils planifient leur temps. Cependant, cette planification n’est pas identique à celle des « planificateurs rigides » ou « souples ». Elle n’a pas pour objectif d’organiser les activités dans des séquences contraignantes, mais bien de maîtriser d’un seul regard, ici et maintenant, les multiples tâches que le déroulement de la journée pourra de toute manière venir bouleverser. La planification s’apparente ici à un scénario possible agençant les contraintes dans le temps. John, directeur marketing, présente la même attitude temporelle et affirme :
« J’utilise le ‘outlook’ de Microsoft, qui est le seul calendrier qui est à 100 % correct. Il y a aussi des textes ‘to do’ dedans. Tout est dedans. Tout ce qu’il faut avoir. Et bon toutes les semaines, je me l’imprime. Dans ce cas-ci, j’ai jusqu’au mois de mars. C’est-à-dire que si je suis en déplacement, j’ai mon ordinateur avec moi, j’ai au moins déjà un aperçu de ce qui se passe. (...). Et dire : “Voilà, bon bien il y a déjà des changements”. Je sais que je l’ai imprimé hier et il y a déjà des changements aujourd’hui. Mais bon ça me donne déjà au moins une idée. »
48L’attitude réactive n’implique pas non plus une absence d’horaire. Au contraire, les personnes rencontrées insistent sur la course au temps dans laquelle ils sont sans cesse entraînés. Anne avoue ainsi sur un ton mi-gêné, mi-amusé, qu’ils ont mis une horloge dans la salle de bains ; « c’est horrible » dira-t-elle, et lorsqu’on lui demande de décrire une journée quotidienne sa première réaction est de dire « c’est l’enfer ».
49Tout se passe, en fait, comme si le temps était insaisissable. Cependant la volonté de maîtrise du temps par les réactifs les conduit à adopter des attitudes proactives en établissant des scénarios possibles qui leur permettent d’anticiper les changements, de parvenir à respecter les dates d’échéances (deadlines) des activités dans lesquelles ils se sont engagés. Anne développe ainsi un réseau de relations de proximité afin d’anticiper les jours où elle ne pourra être à l’heure pour reprendre ses enfants à l’école. John, pour sa part, élabore des scénarios, des plans B, afin de ne pas être pris au dépourvu par l’imprévisible !
« Si par exemple tout le monde est malade, ma femme est malade et à ce moment-là, il faut voir comment on peut un peu jongler avec ce qu’on a dans l’agenda quoi. Parfois ça réussit, parfois ça ne réussit pas. À ce moment-là il y a les plans B, les plans C et les plans D quoi. Qui ne sont pas toujours évidents. On essaye toujours de trouver une solution. »
Comme le dira Ben, un autre interviewé, « L’imprévu ce n’est pas un problème ».
50La réactivité d’Anne et Felice s’explique également par la confrontation aux flux tendus dans leurs activités professionnelles. Celui-ci s’apparente au temps mythique des post-modernistes de la ville ouverte 24 heures sur 24, sept jours sur sept. Dans ce cadre, le changement est incessant car l’ensemble du système est en mouvement continuel.
Anne : « Quand on a commencé à travailler on ne pouvait plus dire si on était l’hiver, l’été, le matin, le soir… c’est assez troublant (...) On ne savait plus dire si on était lundi, mercredi, vendredi ».
Interviewer : « C’était le flux tendu quoi ».
Anne ; « Oui c’est ça, c’était non stop, on bossait l’été, l’hiver ».
Felice : « Oui mais (...) ce n’était pas spécialement lié à l’activité intense ou non. C’était dû au fait qu’il n’y avait plus de repères. Sauf la Noël pratiquement, il n’y avait pratiquement plus que la Noël, je dirais, comme vrai repère dans l'année ».
51Anne et Felice constatent que l’arrivée de leur premier fils à l’école leur a fait redécouvrir des rythmes annuels.
« On a de nouveau une notion des saisons, des périodes de vacances, des périodes de fêtes qu’on n’avait plus du tout. »
L’improvisateur impulsif. Le cas de Nicole
L’impulsif rejette toute contrainte temporelle qui pourrait l’empêcher de faire ce qu’il veut quand il le veut. Dans cette optique, toute programmation apparaît en elle-même contraignante. La maîtrise du temps se confond avec l’improvisation comprise comme la capacité de choisir l’action au moment où elle se présente.
52La maîtrise du temps que Nicole revendique s’exprime de manière tout à fait différente de celle d’Albert. Nicole veut affirmer son autonomie face aux contraintes temporelles, elle ne veut pas les subir. Pour ce faire, il s’agit d’introduire de l’extra-quotidien, de « l’actif » à tout moment. Ainsi, Nicole ne veut ni planifier son temps, ni le vivre sur un mode régulier, elle veut improviser. Pour elle, l’organisation anticipative de ses actions ou la récurrence de ses activités rendent le quotidien « mortel » (« Bon, voilà. Le quotidien, ça tue, quoi ») car elles ne lui permettent pas de vivre librement son temps, c’est-à-dire de suivre ses impulsions.
53Ainsi, Nicole valorise le fait d’accomplir ses activités au moment où elle y pense, sans structuration temporelle préalable. Cette attitude ne signifie pas que Nicole n’est pas confrontée à des activités régulières ou qui doivent s’inscrire dans des horaires précis. Celles-ci ne sont cependant pas valorisées par Nicole. Elles constituent un mal nécessaire, stressant, qu’il faut tenter de contourner si cela est possible.
Interviewer : « Evidemment, comme tu es étudiante, tu es obligée d’être au cours à des heures précises... »
Nicole : « Les cours, ça dépend. Ca se négocie encore. Mais les labos, ça c’est inratable ».
54Les régularités s’imposent donc à Nicole mais, dès qu’elle peut leur échapper, Nicole retrouve son attitude temporelle impulsive en s’appropriant le temps qui reste : courses à l’arrêt du bus, visites impromptues aux amis, sorties le week-end, car il s’agit de « faire des choses ». L’impulsivité va de pair avec la valorisation d’une mobilité physique qui est la preuve in actu, pour Nicole, de son autonomie face aux contraintes temporelles.
55Cette attitude impulsive a été observée chez de jeunes personnes sans enfant, sans trop de contraintes temporelles de type professionnel, ou chez des personnes présentant une bi-temporalité (cf. infra) dans les périodes de temps où ils n’ont pas la responsabilité de leur progéniture. L’impulsivité semble donc peu compatible avec une logique de vie présentant des contraintes temporelles intenses.
Questions complémentaires
56Afin de mieux comprendre le statut des types d’attitudes temporelles, trois remarques liées à la dimension temporelle doivent être prises en compte.
Mono ou multi-temporalité ?
57Une réaction fréquente à la lecture d’une typologie est de se demander si les individus ne se retrouvent que dans un des types ou, au contraire, peuvent à différents moments ou dans différentes sphères adopter l’une ou l’autre attitude identifiée dans la typologie. Théoriquement, et quoique chaque type soit illustré par un cas concret, il est bon de rappeler qu’il s’agit ici d’idéaux-types et non de catégories de classement. Nous pouvons nous attendre à ce que chaque individu présente des traits liés à l’un ou l’autre type.
58Cependant, il faut constater que la présentation de soi dans le cadre d’interviews favorise sans aucun doute l’affirmation d’attitudes temporelles très cohérentes et souvent uniques. La personne interviewée se met ainsi « en jeu » lors de l’interview et tâche de s’affirmer en validant son identité par la cohérence de son propos. Néanmoins, deux entretiens ont présenté deux attitudes temporelles différentes au sein d’un même récit concernant le déroulement des activités. Cette multi-temporalité est en elle-même l’indice d’une attitude témoignant d’un rapport flexible au temps.
59Ainsi, Nathalie présente une double attitude temporelle dépendant des périodes où elle assure ou non la garde de ses enfants. Elle adopte une attitude de programmation rigide les semaines où elle garde ses enfants. Cette planification est quasi ritualisée entre elle et son mari. « le dimanche soir, c’est invariable, c’est planifié pour la semaine ». La planification permet de faire en sorte que les enfants ne soient pas perçus comme une contrainte. La contrainte se transforme alors en un effort de mémorisation de la planification « on doit avoir en tête la semaine qu’on va avoir ». Mais, comme le dit Nathalie, « Ca s’arrange très bien si on planifie les choses à l’avance ».
60Nathalie affiche par contre une attitude d’improvisation réactive les semaines où elle se retrouve seule avec son compagnon actuel.
« Il y a une semaine très gérée, très pensée pour avoir, je vais dire, tout ce qu’il faut à la maison au moment voulu. Et puis une semaine un peu plus libre comme ça, où on se laisse aller. On travaille parfois jusqu’à des heures pas possibles, on est tellement fatigués, on a envie de se détendre et on ne passera pas faire les courses, c’est trop tard. »
61Jean-Paul, d’origine congolaise, depuis vingt ans en Belgique, segmente pour sa part sa semaine en deux périodes, la semaine de travail et le samedi soir. En semaine, Jean-Paul présente une attitude de programmation souple.
« Moi, j’ai déjà programmé la veille tout ce que je dois faire le lendemain quand j’arrive. Mais il y a d’autres choses qui s’ajoutent après. Mais sinon, c’est déjà programmé la veille. »
Jean-Paul aime la régularité mais n’apprécie pas la routine. Il aime changer d’activités au sein d’une organisation bien huilée.
62En semaine, son organisation peut être perturbée, à son grand désappointement, par le passage impromptu de l’une ou l’autre connaissance africaine.
« Je suis belge d’origine africaine. Et nous avons travaillé notre façon de recevoir. Enfin ce n’est pas comme ici. Ici, lorsqu’il faut voir quelqu’un, il faut téléphoner pour voir s’il peut recevoir. Mais, en Afrique, ce n’est pas le cas. Je peux aller à tout moment chez un ami ou un frère... Sans problème, sans qu’il s’énerve ou que ça soit gênant quoi. Oui, mais ici aussi c’est pareil, mais moi je le fais rarement comme ça. Mais les gens peuvent venir me voir. Hier, les gens sont venus à l’improviste, ils sont restés chez moi jusqu’aux petites heures. Sans penser que le matin j’allais au travail. Mais j’ai supporté. »
63Le samedi soir, Jean-Paul retrouve ses amis africains et adopte clairement une attitude impulsive.
« Alors là, ça va... Ca peut aller jusqu’au petit matin, oui, ça peut aller jusqu’au petit matin. Simplement parce que là, on se parle de tout et de rien, on peut rester là. Je leur dis : “Tiens, si on sortait’’ ? “Allez, bon, c’est une bonne idée”. On prend une voiture, soit c’est ma voiture, soit une voiture de… Et on est partis. Et là, on rentre au petit matin. Et Madame le sait, c’est bon, c’est le moment... »
64Dans ce cas, l’attitude impulsive qu’adopte Jean-Paul est programmée à un moment de la semaine.
65Ces deux exemples montrent des changements d’attitudes temporelles en fonction de contraintes ou activités particulières (la garde des enfants, la « sortie » entre copains...). Ils témoignent d’organisations multi-temporelles rendues cohérentes par les segmentations temporelles strictes auxquelles chaque attitude est associée (une semaine sur deux pour la garde des enfants, le samedi soir pour la sortie).
Le genre du temps
66La temporalité générique de Facteur est fréquemment influencée par les activités auxquelles participe cet acteur, tout comme les attitudes temporelles peuvent lui faire préférer ou éviter telle ou telle activité.
67Cependant, en observant le matériau empirique, nous constatons, au-delà des attitudes temporelles individuelles, l’attribution de charges différentes en fonction des rôles masculin et féminin dans la gestion des temporalités de la famille et des relations sociales. L’exemple le plus affirmé nous est donné par Anne et Felice.
68Ils viennent de décider, depuis trois semaines, de se doter d’un agenda familial car Felice n’est jamais au courant de ce qui se passe dans la sphère familiale. Il justifie cela par le fait que, dans son travail, il est sans cesse plongé dans des plannings et donc s’en désintéresse quand il se détend. Anne affirme même : « En dehors (du travail), il n’a aucun planning ». Felice explique cette situation : « Si je suis au bureau, je sais vraiment tout gérer en fonction de dates, de plannings, etc. Mais quand je suis à la maison... D’abord parce que ce ne sont pas des deadlines quand on est à la maison ».
69L’agenda lui sert à ne pas avoir à penser à l’organisation du temps. C’est noté, il doit juste y jeter un œil régulièrement et peut se concentrer sur d’autres choses. Pour lui, en ce qui concerne les activités familiales, il fonctionne de la même manière, sauf que c’est Anne qui tient lieu d’agenda. « Elle est beaucoup plus proactive par rapport à ça ».
70Cette attitude où la femme est « maître du temps domestique » se retrouve dans la quasi totalité des interviews de parents avec enfants de moins de douze ans. Anne affirme également que cette logique est présente chez plusieurs de leurs amis où la femme est chargée de gérer le temps familial et donc de le planifier également.
Felice : « Par exemple, je vais avoir un ami au téléphone et je vais dire oui, il faut absolument que l’on se voie et puis après... »
Anne : « Et puis après ce sont les femmes qui se téléphonent pour prendre les dates ! »
71On retrouve ici une répartition des rôles qui conduit à la gestion temporelle de la double journée par les femmes.
« J’ai l’impression de tout donner. Tout le temps, et que même quandje sors du boulot, je continue à gérer, à gérer, à gérer à manger, à gérer les courses, à gérer les enfants. J’ai l’impression d’être le fil conducteur de la famille qui avance. Et puis chacun se greffe là-dessus. Et il y a des jours où je me dis : “Stop quoi”. » (Anne)
72Felice explique qu’il ‘spatialise’ plus ses activités et, donc, la nécessité de gérer le temps est, elle aussi, ‘spatialisée’.
Felice : « Moi quand je suis au boulot, je suis au boulot et quand je suis ici, je suis chez moi, et donc quand je suis ici en un coup... C’est vrai que... » Anne : « Voilà, lui décompresse. Lui, il rentre du boulot, il arrive à la maison et c’est un moment de décompression. Moi pas, en rentrant du boulot, je passe chercher les enfants, je prends les courses, je range, je donne les bains, je prépare le dîner gngngn... et j’ai l’impression que je décompresse quand tout le monde a été assouvi. Et c’est peut-être pas votre cas, et c’est peut-être pas le cas des hommes. »
73Ainsi, Anne qui expose une attitude temporelle généralement réactive, se voit contrainte d’être confrontée bien plus que Felice à la gestion de tâches récurrentes – les repas, les enfants, la gestion domestique...– qui imposent leurs rythmes difficilement compatibles avec des logiques d’improvisation.
La position dans le cycle de vie
74Le troisième élément nécessaire à prendre en compte, pour bien comprendre la typologie relative aux attitudes temporelles, est le positionnement dans le cycle de vie. La majorité des interviews analysées concernent des parents d’enfants en bas âge partageant en somme la même étape du cycle de vie. Les quelques interviews de personnes plus jeunes nous ont permis d’identifier facilement la logique « impulsive » propre aux personnes sans charge de famille et sans activité professionnelle. Cette même logique s’observe également chez Jean-Paul lorsqu’il se retrouve dans un contexte particulier dans lequel il est libéré des tâches professionnelles et prend distance avec les charges domestiques. La logique « impulsive » ne constitue donc pas « sa » temporalité générique, mais une temporalité « mineure » sur fond de programmation souple. Il est ainsi vraisemblable que la logique « impulsive », faite d’improvisation, s’accorde mal avec la régularité des activités et les charges incombant à la responsabilité d’enfants en bas âge. Or, cette responsabilité ne constitue qu’une des étapes d’un cycle de vie.
75Les différentes personnes interviewées insistent d’ailleurs sur ce fait. Qu’il s’agisse de temporalités ou d’usages de modes de transport, bon nombre d’interlocuteurs n’ont de cesse de structurer leurs propos par des étapes du cycle de vie qui transforment leurs comportements et attitudes. Comme le dit Danièle :
« Toutes les activités changent, je veux dire, un petit peu en fonction de l’âge des enfants et donc tu vois, Emilie il y a trois mois, elle prenait son biberon. Trois mois auparavant, moi j’étais enceinte et donc ça devait se passer encore autrement, je ne saurais plus m’en souvenir. Et puis l’année dernière, Marc avait son cours et il partait avant tout le monde, et c’est moi qui organisait tout, donc tu vois, c'est vraiment un… Il y a vraiment un grand changement chaque fois si tu veux. À mon avis, une fois que les enfants auront atteint l’âge de peut-être cinq-six ans, ça va un peu se stabiliser, l’organisation de la vie va être différente. »
76Est-ce à dire que les types présentés ici n’ont qu’une validité conjoncturelle tout comme l’information recueillie lors d’un sondage ? Nous ne le pensons pas. Il s’agit ici de logiques d’attitudes temporelles qui, si elles sont incarnées à un moment donné de leur cycle de vie par des acteurs concrets, n’en restent pas moins présentes chez d’autres personnes, lorsque l’acteur particulier qui les incarnait adopte de nouvelles attitudes ou pratiques temporelles. Autrement dit, si ces attitudes temporelles peuvent être provisoires dans le chef des acteurs individuels, elles constituent néanmoins une réalité structurelle indépendante des acteurs individuels, dont il nous faut tenir compte dans les analyses des déplacements.
2.3. Les rapports à l’espace
77Quatre types de rapport à l’espace ont pu être identifiés lors de nos analyses. Par « rapport à l’espace », nous entendons la manière dont un acteur social va envisager l’espace dans lequel il va déployer ses activités.
78L’acteur peut ainsi se référer à un ou des espaces territoriaux, défini(s) a priori, dans le(s)quel(s) il va réaliser ses différentes activités. Il peut, au contraire, structurer son rapport à l’espace au départ des activités qu’il a à réaliser, sans pour cela se référer à un territoire existant par ailleurs.
Typologie des rapports à l’espace
79Quatre types de perceptions de l’espace ont pu être identifiés lors de l’analyse des interviews :
80la perception « localiste » (e 1),
81la perception en « zones » (e 2),
82la perception « multicentrée » (e 3) et
83la perception en « étendue » (e 4).
84Ces quatre types de perceptions spatiales confirment les analyses effectuées par l’un d’entre nous dans des travaux précédents (Montulet, 1998), au départ d’observations menées dans d’autres lieux.
Le localisme
La perception localiste de l’espace suppose un territoire unique avec lequel l’acteur établit une relation permanente et affective. Ce territoire lui sert de référence pour l’ensemble de ses activités.
Une déclinaison du localisme peut être observée lors de certaines étapes du cycle de vie ou lors de l’application de la volonté de restreindre certains usages modaux. On y retrouvera la valorisation de la proximité dans le cadre d’activités quotidiennes, sans pour autant que l’ancrage spatial soit conçu comme permanent, ni que l’ensemble des activités doivent nécessairement s’y dérouler.
85Les acteurs sociaux adoptant une attitude localiste font référence à un espace de proximité nettement différencié de l’espace qui l’entoure : un territoire dans lequel ils vivent et auxquels ils se sentent profondément attachés. Ainsi, Marta et Djamel identifient leur espace à celui de Boitsfort et signalent qu’ils n’en sortent jamais.
« Moi je ne sors jamais de mon quartier. », « On va juste chez mes parents, la famille ou quoi. Ou alors elle fait les courses, quand il fait beau oui, ils vont dans la forêt ou... Mais toujours à proximité. Mais c’est vrai que le centre-ville, ça fait très longtemps. À l’occasion quand tu fais les magasins ou les soldes, ou des trucs comme ça. Mais il y a longtemps, il y a des années, oui, et c’était Porte de Namur. »
86L’espace extérieur au territoire délimité est peu qualifié et ne prend sens que dans la centralité hiérarchique du territoire local.
87Ce qui est valorisé par les localistes, c’est la proximité. L’ensemble des services (écoles, commerces...) doit être proche.
« Tout est à proximité, quand on a besoin de sortir, c’est soit dans le jardin, faire des petits tours, soit quelques petites promenades au parc ou... On n’a pas besoin. »
88Cette attitude peut être liée à un fonctionnement temporel routinier, comme dans le cas de Marta et Djamel, où les acteurs ont la volonté que les choses – et donc l’ancrage spatial – restent telles qu’elles sont. Dans ce cas, il ne s’agit pas à proprement parler d’un choix d’ancrage spatial, mais plutôt d’une relation prescrite à l’espace du quartier ou du moins de la volonté d’établir une relation durable, permanente, à l’espace.
« On s’est habitué, je vous dis, dans notre vie, on s’est habitué, et on s’est réglé comme ça. Donc, pour nous ça nous convient quelque part. »
89Si le localisme de Marta et Djamel s’inscrit dans une relation permanente à l’espace, le localisme de Maude en est une déclinaison contingente à une étape du cycle de vie et à la volonté de ne pas être dépendante d’une automobile. La relation à l’espace est, dans ce cas, le résultat d’une stratégie spatiale qui lui semble aujourd’hui adéquate.
« Nous, on a choisi aussi l’école et le lieu d’habitation en fonction de la proximité. Tom, il va à l’école à 100 mètres (rires !). Donc ça aide déjà beaucoup, on n’a pas beaucoup de trajets à faire avec lui. Ça, c’est quelque chose de central chez nous. C’est qu’on a décidé de vivre dans un quartier qui nous permettait à la fois de faire nos courses à pied, de faire des activités avec Tom à pied, et de faire beaucoup de choses à pied. »
90L’ancrage n’est pas prescrit dans ce cas et d’autres ancrages auraient pu être envisagés. De plus, l’orientation vers le quartier ne couvre pas tout le champ des activités, comme chez Marta et Djamel. Maude distingue ainsi les activités quotidiennes qui s’inscrivent, volontairement, dans un espace local défini par le quartier et les activités extra-quotidiennes, dont les spatialités peuvent nécessiter le recours à l’automobile.
« Disons que pour les choses quotidiennes, pour l’organisation de la maison, il n’y a pas besoin d’une voiture, on a besoin de la voiture pour des choses plus extra quoi : aller voir des amis qui habitent plus loin, déposer un truc autre part, enfin ce qui sort de l’ordinaire. »
91De ce fait, en certaines circonstances, les stratégies localistes peuvent être ressenties négativement comme étant la source d’un trop grand renfermement qui empêcherait de mener à bien certaines activités.
L’espace en zones
La perception de l’espace sous forme de zones s’apparente à une lecture en termes de territorialisation sans qu’il y ait pour autant d’attachement identitaire au territoire. Les espaces se distinguent et se parcourent en fonction de la relation de familiarité et de fonctionnalité que l’acteur établit avec eux. La composition spatiale ne s’inscrit pas nécessairement dans la petite échelle, ni dans la contiguïté des territoires.
92La perception de l’espace sous forme de zones se réfère également à la notion de territoires et de délimitations. Cependant, il ne s’agit plus ici d'un territoire unique présentant des frontières relativement claires, et dans lequel se déroulent les activités de proximité, mais plutôt de territoires multiples aux frontières moins précises qui permettent d’organiser la perception de l’environnement spatial. Danièle construit ainsi son espace en référence aux découpages administratifs.
« On est sur Schaerbeek. Donc, je voyage entre Schaerbeek et Woluwe-Saint-Lambert où se trouve l’école. Ixelles qui est un peu plus loin, et Etterbeek. Non, il y a d’abord Etterbeek, et puis Ixelles, j’y vais jamais. Je vais vers Saint-Josse, puisque je travaille du côté de Saint-Josse. Alors des villes6 où on ne va jamais ? Etterbeek, Ixelles, Anderlecht, Berchem-Sainte-Agathe, Laeken... Donc tout ce qui est tout à fait de l’autre côté de la Basilique par exemple. Ce sont tous des quartiers où on ne va jamais. Et donc voilà, on a vraiment un espace restreint. On est ici, à l’Est de Bruxelles. Donc Woluwe-Saint-Lambert, Woluwe-Saint-Pierre sont des quartiers qu’on fréquente plus facilement. Je vais dire par une question de vécu aussi. J’ai vécu à Sterrebeek, j’allais à l’école à Woluwe-Saint-Pierre, c’est tout ce côté-ci de Bruxelles, je ne connais pas du tout Anderlecht, je ne m'imagine rais pas aller-faire des courses à Anderlecht, où je crois qu’il y a aussi un shopping center. Je n’irais pas. Je n’imaginerais pas aller là-bas. Parce que je connais le shopping de Woluwe. Ou je n’en aurais pas l’envie si tu veux. Je vais parfois faire des courses dans le haut de la ville, mais là c’est Ixelles et donc la ville fait partie de... Parce qu’il y a des magasins qu’on ne trouve pas ailleurs, où on ne va pas souvent. »
93La perception de l’espace en zones permet ainsi de décrire des espaces familiers et moins familiers, sans pour autant qu’un attachement affectif à l’espace soit exprimé. Il ne s’agit pas non plus d’une relation spatiale marquée par la proximité. Le parcours de vie a fait que certains quartiers semblent mieux maîtrisés que d’autres, et que l’on s’y rendra de ce fait plus volontiers même si aucune activité régulière ou fréquente ne s’y déroule.
La multicentralité
La perception de l’espace sous forme de multicentralité consiste à connecter de manière récurrente un nombre défini de nœuds fonctionnels entre eux. L’espace est réticulaire même si la récurrence des connexions laisse transparaître une forme de circonscription de l’espace qui n’est pas structurante pour l’acteur.
94Lorsque l’acteur développe une perception de l’espace organisée sous forme de multicentralité, il n’est plus question de territoire. Il ne s’agit plus de définir une zone à laquelle un ensemble de caractéristiques peut être attaché, mais plutôt de décrire un déploiement d’activités reliées ensemble par les déplacements de l’acteur. Autrement dit, il ne s’agit plus de développer une vision de l’espace couvrant un territoire, mais bien d’identifier une série de lieux d’activités spécifiques (pour les distinguer d'une logique spatiale territoriale, nous parlerons dorénavant de nœuds) connectés entre eux par des cheminements récurrents traversant des espaces peu identifiés par l’acteur. Ainsi, lorsque Lucie se rend de son domicile de Jette à son travail à Woluwe-Saint-Lambert, Schaerbeek n’existe pas. Lucie connecte des nœuds fonctionnels entre eux. L’espace est réticulaire.
95Cependant, toutes ces connexions s’effectuent dans un périmètre non-dit qui s’esquisse en filigrane des nœuds récurrents que l’acteur connecte. Il ne s’agit donc pas d’une relation à un espace ouvert, à une étendue indéfinie. Il s’agit d'un espace qui demeure circonscrit à un nombre défini de nœuds, la délimitation englobant ces nœuds n’étant pas structurante pour l’acteur.
96Les différents nœuds connectés entre eux n’ont pas tous le même statut. Certains peuvent être investis affectivement, d’autres au contraire n’ont de définitions que fonctionnelles. Le statut de l’habitat est particulier à ce propos, nous en parlerons ci-dessous. Lucie reste, pour sa part, dans une lecture très fonctionnelle. Elle ne caractérisera son quartier de domicile qu’au travers des modes de transport et du qualificatif « calme ».
« Je trouve que c’est une maison qui est idéalement située pour les personnes qui habitent à Bruxelles, parce qu’il y a pas mal de moyens de communication à Bockstael, il y a aussi bien des trams qui mènent à toutes les gares de Bruxelles, il y a des bus et le quartier est assez calme le week-end. » Pour Lucie, l’espace n’est structurant que dans sa fonctionnalité.
L’étendue
La perception de l’espace sous forme d’étendue consiste en un espace ouvert dans lequel l’acteur connecte un nombre indéfini de nœuds entre eux. L’espace est, ici aussi, réticulaire. Les nœuds prennent d’abord sens dans une logique fonctionnelle désincarnée soumise aux opportunités et aux changements. De ce fait, l’étendue spatiale et les connexions qui s’y établissent sont en perpétuelle redéfinition.
97La perception de l’espace sous forme d’étendue spatiale va dans la même logique que sa perception sous forme de multicentralité. L’espace est réticulaire et la connexion entre les nœuds s’opère d’abord dans une logique fonctionnelle. Ce qui différencie ces deux perceptions de l’espace, c’est que, dans l’étendue spatiale, l’espace est ouvert et aucune circonscription n’est possible puisque l’acteur peut à tout moment établir de nouvelles connexions ailleurs. Comme le dit John : « La distance, ce n’est pas une limitation aujourd’hui ». Anne et Felice renforcent le trait : « Nous, on est prêts à aller habiter demain à l’autre bout de la ville, à l’autre bout du monde. »
98Tout comme pour les multicentraux, certains nœuds peuvent être investis affectivement sans pour autant qu’ils constituent un point d’ancrage permanent pour les personnes développant une perception spatiale en forme d’étendue. L’acteur peut aussi justifier son ancrage temporaire en tentant d’exposer les raisons « rationnelles » de son implication dans un nœud donné, tout comme il pourra citer un nœud dans une simple logique fonctionnelle, sans montrer la moindre implication dans cet espace. Quel que soit le lien qui le fait se connecter à un nœud particulier, ce qui caractérise la personne vivant l’espace comme étendue, c’est la remise en question de ses connexions spatiales en fonction des opportunités ou des changements qui se présentent à elle.
« Si par exemple – j’invente – demain, mon fils est asthmatique, on doit aller à la montagne et bien on le fait, on y arrivera quoi. Mais je pense que dans dix ans, on aura une vie très différente. » (Felice)
Questions complémentaires
99Afin de mieux comprendre le statut des types de perceptions de l’espace, deux remarques liées à la dimension spatiale doivent être prises en compte.
Mono ou multi-spatialisation ?
100Tout comme pour les types de temporalités, nous pouvons nous attendre à ce que chaque individu présente des traits liés à plusieurs types, tout en affichant une attitude spatiale très cohérente lors de l’interview. Une telle diversité de traits peut toutefois renvoyer à plusieurs rapports au temps vécus en parallèle ou successivement, cette multispatialisation étant en elle-même une perception spatiale remarquable.
101Ainsi, Valenda, développe une double expression spatiale. Elle exprime l’espace sous forme « d’étendue spatiale » lorsqu’elle parle de ses activités professionnelles, qu’elles se déroulent à Bruxelles ou au niveau international (« Je vais à des endroits différents »). Lorsqu’elle parle de son fils, elle en revient par contre à des attitudes proches du « localisme ».
« Nous avons opté pour cette école parce que j’estime que c’est important pour l’enfant qu’il aille à l’école là où il vit. »
102Ces spatialités semblent ainsi correspondre à des sphères d’activités particulières, sans qu’il y ait pour autant besoin de présenter une cohérence spatiale.
103La muti-spatialisation de Maude est par contre diachronique et correspond à différentes étapes de son cycle de vie. Le localisme qu’elle développe aujourd’hui dans une logique stratégique et modale est nettement renforcée par la contrainte aux déplacements que génère la responsabilité d’enfants en bas âge.
Interviewer : « Avant que vous ayez Tom, est-ce que vous bougiez de la même façon ? »
Maude : « On bougeait beaucoup plus »
Interviewer : « Beaucoup plus ? »
Maude : « Ah oui, on bougeait beaucoup plus, là on ne s’arrêtait pas du tout, on ne s’arrêtait pas du tout. On allait beaucoup plus facilement voir quelqu’un... je veux dire, on ne s’arrêtait pas devant 2 heures de tram où rentrer à 3h du matin à pied, par exemple. Ce n’est pas quelque chose qui nous bloquait. »
104Les interviews réalisées auprès de parents d’enfants de moins de douze ans sont toutes truffées d’exemples de limitations de leur mobilité.
105Nicole, qui n’a pas encore d’enfant, envisage une autre relation à l’espace lorsqu’elle possèdera une voiture, étape qui participera, selon elle, à l’acquisition du statut « adulte ».
« J’ai dû habiter deux semaines dans un appart’ qui se trouvait à Woluwe, et je n’avais vraiment pas l’habitude parce que là, tu descends dans la rue, tu n’as rien à un kilomètre à la ronde. Tu n’as pas d’épicerie, tu n’as pas de magasins de nuit qui peuvent te dépanner ; tu dois rentrer avant une telle heure parce qu’il n’y a plus de transports en commun... non, c’est horrible. Ou alors à la limite, si j’avais une voiture ou quelque chose comme ça, oui ce serait envisageable, mais pas en tant qu’étudiante qui voyage en transports en commun... »
L’espace de l’habitat et les dimensions socio-spatiales
106L’interview de Ben présente une double spatialisation. Il identifie, d’une part, l’espace de son domicile au rayon de cinq kilomètres autour de sa maison. Dans celui-ci, il effectue à la fois l’ensemble de ses activités quotidiennes et les tâches administratives relatives à son travail de courtier en assurances. La distance y est toujours signifiée en kilomètres et la description semble à première vue s’opérer de manière « localiste ». Mais, d’un autre côté, les rendez-vous professionnels sont présentés dans une logique combinant une description en « zones » administratives sur lesquelles se déroulent des activités organisées en nœuds connectables :
« Mon réseau clientèle tourne sur Bruxelles et le Brabant Wallon. Grande périphérie bruxelloise je vais dire et Brabant wallon. J’ai quelques clients qui habitent un peu plus loin. »
107Dans ce cas, les distances sont toujours exprimées en durées de trajets. Comment comprendre cette double complexité spatiale ?
108L’espace local que Ben exprime, s’il fait référence à la proximité (le terme revient sept fois dans ses descriptions de cet espace) ne reprend ni la dimension d’attachement affectif au lieu, ni la volonté d’y assurer un ancrage permanent ou de s’y investir. Ben ne valorise pas particulièrement le lieu où il habite pour sa singularité, mais lui reconnaît des qualités particulières qu’il estime « pratiques ». Ce type d’expression d’un espace « local » se retrouve fréquemment lorsque les personnes parlent de leur habitat. Il ne s’agit cependant pas d’un localisme au sens de Marta et Djamel pour lesquelles Boitsfort constitue le seul espace, ni de celui de Maude qui a la volonté de s’inscrire dans l’espace de son quartier. Ben est lui « désimpliqué spatialement ». Habiter Stockel ou Uccle ne serait pas très différent pour lui. Ben n’est pas localiste, Stockel est seulement le nœud où il habite. La focalisation sur l’espace du domicile dans son récit l’a conduit à décrire ses habitudes dans un espace pratiqué au quotidien.
109Par ailleurs, l’expression de son espace commercial en termes de zones administratives relève de la recherche d’une référence spatiale pour la communication avec l’interviewer. Le terme essentiel de l’extrait cité est bien le « réseau » de clientèle. Celui-ci ne couvre pas le Brabant wallon, mais traverse cet espace. Il ne s’agit pas d’un espace de familiarité, mais d’un espace non limité (« J’ai quelques clients qui habitent un peu plus loin ») sur lequel se déroulent des activités. Ben perçoit d’abord l’espace sous forme d’étendue spatiale. Il connecte des nœuds dispersés dans l’étendue en fonction des opportunités qui se présenteront à lui, ce que viendra confirmer sa conception réactive du temps.
110L’observation de la spatialisation de Ben nous apprend que l’analyse des formes de spatialisation permet de mieux comprendre diverses dimensions sociospatiales comme le « sentiment d’appartenance », « l’investissement relationnel » dans le lieu particulier, ou encore « la localisation ou la dispersion du réseau social ». En retour, l’analyse de ces dimensions participe à la compréhension des formes de spatialisation.
2.4. Mise en perspective des typologies qualitatives, temporelles et spatiales
111Il s’agit maintenant de « croiser » les deux perspectives afin d’envisager, dans un premier temps, dans quelle mesure les perceptions spatiales sont liées aux perceptions temporelles. Ce travail peut être fait, tout d’abord, de manière théorique. Il s’agit d’observer des cohérences ou des incohérences « logiques ». Il doit ensuite être réalisé sur la base des interviews afin de valider ou d’invalider, par l’observation, les réflexions théoriques.
112Rapidement, nous pourrons observer des situations complexes, parfois surprenantes dans une simple cohérence logique. Ces situations pourront être expliquées par des éléments purement sociologiques relatifs tant :
aux types d’activités dans lesquelles les individus sont intégrés,
à leur mode de relations sociales,
à leur situation dans le « cycle de vie »,
ou à leur accès ou leur non-accès à des modes de transport.
113Autrement dit, les typologies d’attitudes temporelles et de perceptions spatiales développées ci-dessus ne doivent pas être comprises comme des postures psychologiques. Si la composante psychologique est vraisemblablement présente, elle peut tout aussi bien être générée par une situation sociale donnée, qu’adaptée différemment par des acteurs faisant face à des réalités diverses.
114Par souci de clarté nous avons numéroté les croisements possibles afin de préciser aisément dans le texte la case visée par l’analyse.
Éléments de cohérences théoriques
115Par choix a priori, nous aborderons, au départ des attitudes temporelles, l’étude des cohérences théoriques entre les deux typologies.
116D’un point de vue théorique, l'attitude temporelle routinière est la plus congruente avec une perception localiste de l’espace (case 1). Dans la perspective routinière, l’imprévu est absent ou doit être rapidement réintégré à la force de l’habitude. De ce fait, les parcours à effectuer dans un espace conçu en tant qu’étendue sont improbables (case 4), car ils supposeraient une maîtrise temporelle parfaite pour que la régularité propre à la routine puisse être maintenue.
117Cette question de la maîtrise spatiale est importante, car elle rend moins probable la conjonction de comportements routiniers et de perceptions spatiales sous formes de zones (2) ou de multicentralités (3), La « petite échelle7 », support fréquent des attitudes localistes, favorise la maîtrise temporelle. Nous pouvons donc nous attendre à ce que plus Facteur exerce l’ensemble de ses activités dans un espace restreint, moins le temps est source de difficultés pour lui... pour autant que le nombre, la durée et la compatibilité de ces activités ne soient, eux, la source de difficultés temporelles.
118Tout comme le routinier, le type du planificateur rigide est, a priori, peu en cohérence avec une perception spatiale marquée par l’étendue (8). Sa volonté de maîtrise du temps montre par ailleurs que le temps, justement, est problématique pour lui. De ce fait, une conception localiste de l’espace, si elle demeure vraisemblable (5), est moins congruente avec la planification rigide du temps que ne pourraient l’être les perceptions de l’espace en zones (6) ou en multicentralité7.
119L’attitude temporelle de la planification souple est, par son goût pour les régularités, également peu cohérente avec une perception de l’espace en terme d’étendue (12). Les perceptions localiste (9), en zones (10) et en multicentralité (11), sont, a priori, compatibles avec ce type d’attitudes temporelles.
120L’attitude réactive, à l’inverse des précédentes, est particulièrement compatible avec une perception de l’espace sous forme d’étendue (16). Comment concevoir un environnement changeant – caractéristique du réactif – si, par principe, la territorialisation est perçue stable comme dans les perceptions localiste (13) et en zones (14), ou si l'on favorise la récurrence des connexions entre les mêmes points nodaux identiques comme dans le cas de la perception en multicentralité (15) ?
121De même, l’attitude impulsive semble mieux adaptée a priori à une perception de l’espace sous forme d’étendue (20) qu’à des formes de perception spatiale contraignant Faction (17, 18, 19).
122Le cas du stochastique est plus difficile à interroger de ce point de vue puisque nous n’avons pu obtenir que des informations indirectes qui ne permettent pas de qualifier ses perceptions spatiales.
123Il nous faut à présent revenir au terrain d’observation afin de valider ces déductions théoriques et affiner l’information que les types peuvent nous apporter.
Confrontation à l’observation
124Comme nous l’avons précisé précédemment, les idéaux-types sont des constructions théoriques qui présentent une cohérence de sens, sans que ces cohérences soient nécessairement incarnées dans le chef d’un acteur concret. Il s’agit donc d'outils intellectuels permettant d’épurer des logiques d’action.
125L’intérêt de la confrontation de ces idéaux-types à des cas concrets ne se situe ni dans l’évaluation de la validité des types (la cohérence de la logique et son intérêt dans l’éclairage des phénomènes étant suffisants), ni dans l’évaluation des individus. L’objectif de la démarche consiste à mettre en lumière, d’une part, les contextes sociaux dans lesquels telle perception de l’espace ou telle attitude temporelle sont mises en œuvre et, d’autre part, leur influence sur l’organisation des déplacements.
126Lorsque l’on tente de rapprocher les comportements concrets des idéaux-types, la première observation notable est la concentration d’acteurs dans les logiques spatiales et temporelles apparues congruentes dans l’analyse théorique.
127Ainsi, plusieurs acteurs présentent des attitudes de planificateurs rigides tout en exprimant l’espace de manière multicentrale (7). Tous les acteurs affichant une attitude de planification souple expriment leurs perceptions de l’espace sous formes de zones (10). Les comportements réactifs observés sont généralement associés à des perceptions de l’espace sous forme d’étendue (16) et nous retrouvons parmi les personnes affichant les caractères les plus routiniers, une expression spatiale sous forme de localisme (1).
128Il est plus surprenant de constater la présence de quelques comportements liant attitudes temporelles et perceptions spatiales qui apparaissaient a priori peu congruentes d’un point de vue théorique. Quatre interviews présentent ainsi des comportements plus inattendus. Maude exprime à la fois une attitude de planification rigide tout en développant une perception spatiale propre à l’étendue dans ses activités professionnelles (8) ; tout comme Valenda et Sophie qui présentent des perceptions spatiales localistes dans certains comportements tout en adoptant une attitude réactive dans d’autres pratiques (13). Nicole l’impulsive est tout aussi étonnante, car elle développe des perceptions spatiales localistes (17).
129Du point de vue sociologique, il ne suffit pas de se limiter à ces constats, il faut à la fois chercher à comprendre les conditions d’existence commune des individus exprimant une même congruence d’attitudes spatiales et temporelles et identifier les dimensions sociales explicatives permettant de comprendre les comportements plus inattendus par rapport au point de vue théorique.
Dimensions sociales communes aux individus incarnant les congruences théoriques
130Cette démarche est essentielle, car elle permet de ne pas réduire les différents types uniquement à des caractéristiques psychologiques propres aux individus. La dimension psychologique intervient sans aucun doute dans les attitudes spatiales et temporelles mais elle est favorisée ou empêchée dans son développement par les conditions sociales dans lesquelles vivent les individus.
131Nous avons déjà beaucoup parlé de Marta et Djamel, qui constituent un archétype de routiniers localistes (1). Tous deux sont actuellement sans emploi et donc sans pression temporelle professionnelle. Ils ont développé l’ensemble de leurs activités au sein de leur quartier.
132Les individus identifiés comme étant proches d’une attitude temporelle réactive et développant par ailleurs une perception de l’espace sous forme d’étendue (John. Anne et Felice, Ben, Valenda, Sophie, Maude, Nathalie, Bernadette) (16) sont tous soumis à une pression professionnelle intense, leur demandant d’organiser un grand nombre d’activités changeantes dans un minimum de temps. L’exemple extrême de cette attitude est celui de Bernadette, pour qui le temps est considéré comme « le facteur de stress le plus important ». Ce n’est pas d’abord contre les multiples activités qu’elle doit se battre, ni même contre son travail, mais contre le temps lui-même, ennemi impalpable et donc non contrôlable qu’elle essaie de « compacter ». Sa tension fondamentale est due à son rapport au temps, à cette course et à son incapacité à structurer son action et ses activités dans un temps non extensible. Dans ce contexte, sa quête existentielle est de l’ordre du souhait et non de l’action concrète et possible à mettre en pratique : « ce à quoi j’aspire, c’est avoir un peu plus de temps que je choisis pour moi ». Anne exprime, pour sa part, avec beaucoup de clarté les rythmes récurrents qu’imposent les enfants. Cependant, au contraire de Danièle, par exemple (dont nous parlerons ci-dessous), elle parvient à « externaliser » cette contrainte en jonglant avec les différents scénarios qu’elle a anticipés afin de s’assurer la flexibilité nécessaire à une attitude réactive.
133Les individus dont l’attitude temporelle s’apparente à de la programmation souple, et qui expriment l’espace sous forme de zones (Albert, Danièle, Mamadou, Jean-Paul) (10) n’expriment pas la même forme de pression temporelle. Leur volonté est de s’assurer une qualité de temps dans leurs activités. C’est pourquoi Albert, par exemple, a choisi de travailler à mi-temps. Un travail à temps plein ne lui laisserait plus la possibilité de maîtriser le rythme de ses activités.
« Je travaille à mi-temps. Oui, c’est une des raisons pour lesquelles je travaille à mi-temps, parce que c’est la seule façon d’avoir la flexibilité suffisante. J’aménage peut-être mon mi-temps sur trois jours de travail ce qui permet de faire les trucs sans presse excessive. » « C’est mon travail qui est la variable d’ajustement. »
134Albert nous permet d’observer clairement que l’attitude temporelle ne relève pas que d’une prédisposition psychologique. Albert a choisi son mi-temps car dans un emploi à temps plein, il est conscient que son attitude temporelle serait nécessairement différente. Il aurait, dans ce cas, à adopter une attitude réactive.
135Danièle est actuellement en congé parental, elle s’occupe de ses trois enfants en bas âge. Si en période de travail, son rythme professionnel demande beaucoup de réactivité, ses activités familiales actuelles lui imposent au contraire le respect d’un certain nombre de rythmes récurrents (horaires de l’école, des biberons, de la crèche...). Face à ces logiques temporelles diverses, Danièle s’adapte et exprime une volonté d’adopter une attitude de planification souple sur ses journées, à la fois pour soutenir la nécessité des rythmes réguliers demandés par les enfants et pour s’assurer un minimum de temps « soupape » pour choisir ses propres rythmes au-delà des activités des enfants. « Je vais le faire plus en fonction du temps des autres si tu veux. »
136D’un point de vue spatial, Albert, Mamadou, Jean-Paul et Danièle (lorsqu’elle travaillait), ont un emploi ne nécessitant pas de déplacements en dehors de Bruxelles.
137Enfin, nous pouvons également constater que Lucie, Sandro, et, dans une logique non dominante, Thierry et Françoise, ainsi que Nathalie, développent une attitude temporelle rigide et une perception de l’espace multicentrale. Leurs conditions de vie semblent pourtant fort différentes. D’une part, Lucie et Nathalie (une semaine sur deux), présentent un programme surchargé d’activités lorsqu’elles ont la charge de leurs enfants.
« Alors mon fils le lundi, de 5 heures et demi à 6 heures et demi, il a danse jazz. Le mardi de 6 à 7, il a Djembé, le mercredi, de 1 heure et demi à 2 heures et demi, il a gymnastique sportive ; de 3 heures à 3 heures et demi, il a piano et, de 6 à 8, il a athlétisme. Le jeudi, de 3 heures 15 à 5 heures et demi, il a judo, et le vendredi de 6 à 8 il a athlétisme. Le samedi matin de 11 heures et demi à midi et demi il a danse classique, et le dimanche, trois dimanches sur quatre, il a louveteaux de 9 heures 30 à 17 heures 30. Alors la deuxième, elle a, le lundi et le vendredi de 5 heures 20 à 6 heures et demi, solfège, le mardi elle n’a rien, le mercredi elle a piano, c’est… Entre 1 et 3, il y a cinq enfants qui passent. Donc, elle a piano. Ensuite de 4 heures à 4 heures et demi elle a natation et, de 6 heures et demi à 7 heures et demi, elle a danse classique. Et le vendredi, elle a badminton de 3 heures quart à 4 heures quart. Et donc solfège. Le samedi, elle a ‘danse classique’ aussi, de 11 heures et demi à midi et demi. Trois dimanches louveteaux. Et la plus jeune, elle a danse classique le lundi à 4 heures et demi jusqu’à 5 heures et demi, le jeudi elle a néerlandais une heure à l’école. Et le samedi matin, de 10 heures et demi à 11 heures et demi, danse classique et, le dimanche, elle a baladin. Trois fois par mois. » (Lucie)
138Au sein de cette organisation viennent se glisser les activités professionnelles et de ravitaillement qui se déroulent dans des lieux toujours identiques. Pas de temps pour explorer de nouveaux trajets ou de nouveaux espaces. L’espace est multicentral car il se fond dans la récurrence d’activités à distance.
139Les semaines où Nathalie n’a pas la charge de ses enfants, elle se glisse dans une attitude réactive dans l’étendue spatiale.
« On a des semaines très inégales, bon, mais quand j’ai les enfants, je m’arrange pour faire les courses avec eux, au retour de l’école des choses comme ça pour que tout puisse être prêt. Et quand on est à deux, on termine souvent tellement tard qu’on craque, on va au reste, on fait un petit truc, on cherche dans lefrigo ce qui reste. Ou bien on voit des amis. Donc, il y a une semaine très gérée, très pensée pour avoir tout ce qu’il faut à la maison au moment voulu. Et puis une semaine un peu plus libre comme ça, où on se laisse aller. On travaille parfois jusqu’à des heures pas possibles, on est tellement fatigués, on a envie de se détendre et on ne passera pas faire les courses, c’est trop tard (...) C’est-à-dire que mes grands déplacements, ou des déplacements relativement contraignants, je les fais au moment où je n’ai pas les enfants, la semaine où je n’ai pas les enfants, dans la mesure du possible. » (Nathalie)
140Thierry et Françoise présentent une attitude de planification rigide liée, sans doute, aux horaires d’enseignante de Françoise et à leur mode de vie dans lequel ils cherchent à être souvent ensemble, même pendant certaines activités professionnelles. Ce qui est cependant remarquable chez Thierry et Françoise, c’est qu’ils présentent des perceptions spatiales mélangeant perceptions « multicentrales » et perceptions « zonales ». Ainsi, lorsque l’on aborde le domaine des relations sociales, Thierry et Françoise expriment l’espace sous forme multicentrale. Le lieu de rencontre n’est mentionné que comme une coordonnée de la fonction sociale sans que le lieu ne soit décrit en lui-même, et ce, même si la rencontre se produit à chaque fois dans le même lieu. L’espace n’a dans ce cas aucune importance pour eux. Par contre, la fréquentation régulière d’un espace proche du domicile, crée une perception en zones pour Thierry et Françoise. « J’ai habité » crée de la territorialité.
« On connaît un tas de villes de par le monde, Françoise connaît particulièrement bien Liège où ses grands-parents habitent ; on a par ailleurs vécu à l’étranger puisqu’on a passé chacun un an en Angleterre (...) et je dois dire que nous sommes en général d’accord sur le fait que Bruxelles est une ville très sympathique à vivre parce qu’elle est suffisamment grande pour qu’on n’ait pas le temps de s’y ennuyer et suffisamment petite pour ne pas tomber dans les délires de la mégalopole parisienne ou londonienne. »
Tentative d’explication des comportements non congruents avec l’approche théorique
141Le cas de Nicole est particulièrement intéressant, car il combine une attitude impulsive à une déclinaison du localisme. L’analyse théorique laissait pourtant supposer que cette combinaison était peu vraisemblable puisque l’impulsivité ne devait pas, a priori, être limitée par des frontières spatiales. Cependant, Nicole présente une contrainte majeure pour se mouvoir ; elle ne dispose ni d’un permis de conduire, ni d’une voiture. De ce fait, l’espace qui lui est effectivement disponible est limité par l’étendue des réseaux de transports en commun et par les contraintes temporelles propres à ces modes de transport qui peuvent empêcher la réalisation d’activités particulières. De ce fait Nicole, va parler de Bruxelles comme étant son espace local, mais également comme étant, paradoxalement, l’« étendue » dans laquelle elle peut exercer son impulsivité. Cette analyse est confirmée par son analyse de l’étape du cycle de vie dans laquelle elle se situe – elle est étudiante – et des attributs qu’elle lui adjoint.
« Tant que tu es étudiant et qu’il n’y a pas une nécessité... Tu vois, tant que ce n’est pas quelque chose d’insurmontable... les transports en commun, ça reste quelque chose de très... Je ne sais pas, pour moi ce n’est pas une contrainte... enfin non, je ne dirais pas une contrainte ; ce n’est pas invivable. C’est-à-dire que je pourrais continuer à prendre les transports en commun jusqu’à ce que... je ne sais pas, jusqu’à ce qu’on décide de déménager à Ottignies, par exemple, et que je devrais travailler à Bruxelles ou une chose pareille. Mais euh... je dirais que la voiture, elle devient nécessaire à partir du moment où c’est vraiment quelque chose de pratique, nécessaire et dont tu ne peux pas te passer. (silence) Ou c’est aussi en réponse à un besoin d’autonomie et de liberté. Disons, pour ma part, la voiture ça représente un peu : aller où je veux, quand je veux. Voilà, quoi. A quelle heure je veux, où je veux, avec qui je veux. C’est génial, non ? »
142Son statut d’étudiante lui permet de percevoir positivement l’usage des transports en commun, comme un mode qui l’autorise à disposer d’un début d’autonomie. L’entrée dans le monde du travail entraînera à ses yeux à la fois un déménagement de chez ses parents, la disponibilité d’une automobile et... l’accès à l’étendue spatiale non confinée aux limites du réseau de transports en commun. Autrement dit, l’apparente incohérence des logiques spatiales et temporelles de Nicole s’explique à la fois par un contexte statutaire et économique, et les possibilités d’usages de modes de transport qui y sont liées.
143La situation de Maude, très différente de celle de Nicole est cependant éclairée par celle-ci. La détermination de l’organisation temporelle et spatiale est fortement déterminée par le choix modal. Ce « choix modal », le refus de succomber aux « charmes » de l’automobile, relève à la fois de contraintes économiques – qui sont en voie d’être dépassées pour Maude –, de potentialités Maude n’a pas son permis et, surtout, d’un choix idéologique.
« C’est plus une éducation que j’ai envie de lui donner aussi (à son enfant), c’est qu’il sache que la voiture n’est pas le truc indispensable et absolu, quoi, qu’il n’y a pas que ça. »
144Le choix modal – il serait préférable de dire le « refus » modal – de Maude l’a conduit à développer une attitude localiste et de planification rigide, alors que l’usage familial de l’automobile lui permet d’adopter une attitude plus réactive ou impulsive dans l’étendue spatiale, qui semble mieux adaptée, dans son discours, à sa manière de vivre ses relations sociales et professionnelles. En effet, Maude se retrouve contrainte par son « refus modal ». Ainsi, son travail d’indépendante suppose la prise de rendez-vous non-récurrents dans Bruxelles, qui lui imposent de programmer de manière rigide ses horaires afin de prévoir à la fois des temps interstitiels permettant d’amortir d’éventuels retards des transports en commun, tout en assurant le respect des horaires relatifs aux rythmes de son enfant.
« Le fait de ne pas avoir de voiture t’oblige à t’organiser de manière beaucoup plus rigoureuse. Si j’avais une voiture, on pourrait dire cinq minutes avant la fin de mon travail, Marc pourrait m’appeler pour me dire ‘tu dois aller chercher Tom’ tu vois ? Il ne peut pas le faire parce que je suis en tram et parce qu’il y a un délai quand même plus grand. »
145Ce constat est si prégnant que Maude envisage de « passer le pas » du permis de conduire.
« ... Au début en tout cas, moi, je vivais dans l’idée qu’on pouvait vivre sans voiture, que c’était possible, qu’il suffisait de s’organiser. Puis moi, je n’ai pas mon permis... donc euh (rires !). C’était une question de priorités : on préfère avoir un chouette apport dans un chouette quartier que d’avoir une voiture par exemple. C’était aussi quelque chose d’économique. »
146Depuis lors, la situation économique de la famille a évolué et son mari a acheté une voiture pour la famille. La question qui se pose dès lors est l'achat d’une seconde voiture.
« Je n’ai pas envie d’investir autant dans une deuxième voiture, parce que ça coûte très cher d’avoir une deuxième voiture ! Si ce n’est que pour aller au bureau, ce n’est pas intéressant, et, en fait, de plus en plus, moi je me dis que je vais passer mon permis et que comme pour mon boulot je bouge pas mal, je vais déposer Marc au bureau et garder la voiture, pendant la journée, tu vois. Donc, on a vraiment envie d’optimiser ça... et le fait d’avoir une voiture, on fait beaucoup de choses qu’on ne faisait pas avant. Et ça, on ne s’en rendait pas compte. Quand on n’avait pas de voiture, on n’allait jamais à la campagne, tu vois. C’était des choses qu’on n'imaginait même pas. Le fait d’avoir une voiture ça a changé beaucoup dans nos loisirs, beaucoup, et beaucoup plus qu’on ne l’imaginait. Ça te permet de faire des choses beaucoup plus spontanées. »
« Et puis c’est aussi de plus en plus en dehors de Bruxelles, enfin hors Bruxelles, on n'hésite pas à organiser des choses hors Bruxelles. Avant ce n’était pas aussi facile, on devait toujours compter sur quelqu’un pour nous ramener, c’était lourd. Un temps, ok, tu as 18 ans, 20 ans, ok, tu as 25 ans, ce n’est pas drôle de dire ‘tu peux me ramener ?’ tu vois (rires !), c’est gonflant quoi, tu as envie de rendre la pareille aux autres quoi ! Mais je remarque aussi, que si tout un groupe d’amis doit aller quelque part, dans la mesure du possible, on essayera d’optimiser... qu’on soit plus dans la voiture quoi. »
147L’espace n’est plus limité avec la voiture. Pourtant, à côté de cette conception en « étendue », Maude présente une déclinaison du localisme liée à la fois au cycle de vie et à sa volonté modale. Son localisme valorise le quartier plus pour les facilités qu’il offre dans une logique d’optimisation que pour ses caractéristiques intrinsèques et sensibles. Il n’y a pas d’attachement affectif au quartier.
« On a décidé de vivre dans un quartier qui nous permettait à la fois de faire nos courses à pied,...de faire des activités avec Tom à pied, et de faire beaucoup de choses à pied. (...) Disons que pour les choses quotidiennes, pour l’organisation de la maison, il n’y a pas besoin d’une voiture, on a besoin de la voiture pour des choses plus extra quoi. (...) Ce n’est pas le côté rentabilité qui nous dirige, c’est le coté facilité. Mais l’argent joue. Tu vois, je ne sais pas si c’est la STIB ou la SNCB qui peut améliorer nos déplacements, j’ai l’impression que c’est plus l’organisation des quartiers. De favoriser des petits pôles commerçants, que, dans chaque quartier, tu puisses trouver un certains nombre de choses. Ici, on est dans un quartier riche, où on peut trouver ça, tu trouves presque tout sauf des vêtements d’enfants. C’est notre constat. Tu vois, des vêtements d’enfants on n’en trouve pas. Mais tout le reste, on trouve. Mais il y a des quartiers où ce n’est pas comme ça. Il y a des quartiers où tu dois prendre la voiture pour trouver. Moi j’ai le sentiment que la mobilité, c’est surtout une histoire d’urbanisme. »
148Valenda et Sophie présentent pour leur part, deux profils assez similaires, mais dont l’intensité est différente. Chacune exprime une cohérence théorique entre une attitude temporelle réactive (voire impulsive chez Sophie) et une perception spatiale en étendue, d’une part, et une configuration plus surprenante entre le maintien d’une attitude temporelle réactive dans une configuration s’apparentant à une forme de localisme, d’autre part.
149Ce qui explique la conjugaison d’une attitude temporelle réactive et d’une perception spatiale localiste est la présence d’enfants en bas âge. Valenda insiste sur l’importance, à ses yeux, d’un ancrage local pour l’enfant.
« Le choix de l’école oui, parce que c’est donc une école de village. Et nous avons opté pour cette école parce que j’estime que c’est important pour l'enfant qu’il aille à l’école là où il vit. »
150Sophie cumule pour sa part les conditions propres à une personne à mobilité réduite. D’une part, elle s’occupe de son fils de trois ans, et est enceinte de son second enfant. De plus, elle ne conduit pas et craint la circulation automobile. De ce fait, elle utiliserait volontiers les transports en commun si leurs usages ne s’apparentaient pas au parcours du combattant lorsqu’il s’agit de voyager avec une poussette.
« Mais avec lui, ça c'est très compliqué, surtout maintenant que je suis enceinte ça devient carrément impossible. Et alors le trip poussette dans le tram, dans le métro, tout ça, je l’ai déjà fait, c’est possible hein (rires) ! Mais ce n'est vraiment pas évident du tout. Avec un petit qui ne marche pas, tu es obligé d’y aller (...), ou un tout petit tu peux le prendre en porte-bébé, mais il ne faut pas avoir trop de trajets à faire parce que les porte-bébés c’est vite lourd. A la limite quand tu es dans le tram, ça va. Si ton tram n’est pas loin, tu peux aller en porte-bébé jusqu’au tram et là tu t’assieds dans le tram, dans le métro, et ça va, c’est bien. Mais il ne faut pas avoir trop de paquets. Si tu as une poussette, c’est toute une histoire parce qu’il faut qu’elle rentre dans le tram, il ne faut déjà pas qu’elle soit trop large parce qu’il y en a qui ne rentrent pas dans les trams. Tu as les escalators, c’est toute une histoire de descendre des escalators avec une poussette ! Moi, ça me fout les jetons, j’ai toujours peur de dévaler tout avec la poussette ! Quand il n’y a pas d’escalators c’est pire, parce que descendre un escalier en tenant la poussette, c’est dur ! Il y a des superwomen qui replient leur poussette d’un bras, j’ai essayé ça aussi, mais ça reste très lourd ! Alors pour peu que ce soit l’heure de pointe, c’est horrible. C’est atroce. »
151De plus, Sophie ne travaille plus au moment de l’interview. De ce fait, l’incitant professionnel à développer des mobilités spécifiques n’est plus présent, ce qui l’a conduite à investir fonctionnellement le quartier.
152Ces investissements locaux sur le quartier ne transforment pas pour autant l’attitude temporelle en une logique valorisant la récurrence ou la programmation. Valenda réinvestit l'espace local pour son fils, tout en restant connectée aux logiques professionnelles. Le travail à domicile du mercredi après-midi en est la concrétisation la plus évidente, tout comme le maintien constant du contact professionnel via le GSM. Sophie, pour sa part, ne connaît pas de pression professionnelle intense. Son attitude temporelle est plus réactive qu’impulsive, ce qui peut s’expliquer par l’émergence depuis trois ans des contraintes liées à la responsabilité d'un enfant.
« On a d’autres amis qui ne vivent pas très loin, qui ont un enfant qui est plus jeune que Simon. La maman est une des rares personnes avec qui je fais encore des trucs à l’improviste. Parce qu’elle est près d’ici et qu’elle est aussi beaucoup à la maison... »
2.5. Typologies et usages des modes de transport
153La question qui se pose à ce stade est de savoir en quoi les typologies des attitudes temporelles et des perceptions spatiales peuvent informer les usages des modes de transport. D’une part, y a-t-il des modes de transport qui sont plus volontiers valorisés par certains types ? D’autre part, y a-t-il des formes d’usage des modes de transport qui sont différents en fonction des attitudes temporelles et des perceptions spatiales ? Notre démarche pour éclairer ces questions sera inductive. Elle se structurera autour des quatre situations les plus congruentes du point de vue des perceptions spatiales et des attitudes temporelles.
154Un premier constat doit être pointé. Toutes les personnes interviewées utilisent divers modes de transport en fonction des circonstances, même s’il arrive fréquemment qu’elles privilégient un mode de transport par rapport aux autres. Il faut donc se départir d’une approche encore trop souvent présente dans les études de mobilité qui consiste à considérer que tous les individus sont des utilisateurs « monomodaux ».
Attitude temporelle routinière, perception spatiale localiste et usages des modes de transport
155La routine de Marta et Djamel se déploie dans l’espace du quartier. L’usage fonctionnel de modes de transport se limite essentiellement à la voiture car les transports en commun leur semblent inappropriés avec des enfants.
156Pourtant, Marta et Djamel vantent le fait d’avoir des lignes de transport en commun à proximité de leur domicile, même s’ils sont incapables de les identifier clairement et qu’ils ne les utilisent quasiment pas (une fois par an ou moins). Il faut dire que ces lignes de transport ont pour vocation de « sortir » du quartier et que Marta et Djamel valorisent leur vie extrêmement locale. De ce fait, l’usage hebdomadaire du transport en commun se limiterait au parcours d’un ou deux arrêts sur une même ligne. Il est arrivé que Djamel utilise les transports en commun du temps où il travaillait et que sa voiture était en panne, « mais c’était compliqué ».
157Djamel estime également que l’usage des transports en commun est inadapté aux enfants. D'une part, il faut sans cesse les surveiller et, d’autre part, l’environnement est inapproprié pour eux car, outre le fait que « monter les marches du tram est déjà difficile pour eux », ils ne cessent de se faire bousculer par des adultes stressés qui ne facilitent pas le passage pour sortir avant que le tram ne reparte.
158Ce qui transparaît n’est pas seulement l’expression d’une revendication de confort, c’est l’expression d’une insécurité directement liée aux attitudes temporelles et perceptions spatiales. Le mode de transport en commun suppose que les utilisateurs disposent d’une maîtrise de l’espace qui dépasse le parcours récurrent. « Rater son arrêt » signifie la perte de contrôle tant sur la maîtrise de l’espace que sur la routine des activités. « L’aventure » qui en résulte est redoutée, car elle perturbe la sécurité de l’habitude.
159De la même manière, les transports en commun et leurs stations vont paraître insécurisants à Marta et Djamel, s’il y a trop peu de monde qui les utilise. La disparition de la promiscuité suscite rapidement le sentiment d’insécurité, là où la foule crée l’insécurité dans la maîtrise de l’espace et du temps.
160Il peut arriver que Marta aille rechercher les enfants à l’école en vélo ou à pied. D’une part, si le vélo est agréable, Marta n’envisage pas de pouvoir raccompagner ses trois enfants en même temps pour des raisons de sécurité. « Avec un enfant, cela est possible mais avec les trois qui suivent, ça devient plus difficile » ; d’autre part, la marche est envisageable pour aller rechercher l’aîné, même si cela prend plus de temps, « mais les petits sont souvent déjà fort fatigués et le trajet serait de ce fait trop long pour eux ».
161Lorsqu’il s’agit de faire des trajets exceptionnels, comme les vacances annuelles à la mer, Marta et Djamel combinent voiture et train.
« La voiture n’est pas très très grande. Nous partons... les petits et maman partent avec un des enfants en train. Donc, elle prend la valise, chacun sa valise, et alors elle prend le train et on se donne rendez-vous. »
162Il arrive également que le frère de Djamel charge sa voiture et les conduise à destination. « Il respecte les heures et puis il revient. »
163Marta et Djamel conçoivent qu’emmener trois enfants en vacances suppose de devoir transporter beaucoup de matériel, qu’il s’agisse des draps ou des jouets pour chacun d’eux. « Ca n’a l’air de rien, mais chacun veut son petit truc. » Le cas présenté par Marta et Djamel est extrêmement localiste. D’autres études nous ont permis de croiser des individus présentant les mêmes attitudes temporelles et perceptions spatiales, tout en étant des utilisateurs férus des transports en commun. Ceux-ci connaissant les horaires des lignes récurrentes par cœur, tout comme leurs possibilités d’interconnexions dans l’espace local.
Ce qui caractérise les routiniers localistes, c’est bien la récurrence de leurs trajets. Il s’agit d’une clientèle aisément captive par les transports en commun, pour autant que l’espace dans lequel se déploient leurs routines ne soit pas trop exigu, et que l’échelle des réseaux de transport présente des lignes adéquates à l'espace maîtrisé par ces individus.
Attitude temporelle réactive ou impulsive, perception spatiale en étendue et usages des modes de transport
164Mises à part Sophie et Maude, les personnes développant une attitude temporelle réactive et une perception de l’espace sous forme d’étendue sont toutes des utilisateurs acharnés de l’automobile. Celle-ci leur permet d’assurer la réactivité « spatiale » nécessaire à leurs contraintes d’activités. Cependant, ces automobilistes peuvent recourir à d’autres modes de transport.
165John, le cas le plus emblématique, n’envisage que l’usage de la voiture sur Bruxelles. Pour lui, les transports en commun bruxellois sont inadaptés à ses pratiques et la durée du trajet en train depuis Coxyde pour venir au travail serait au moins aussi longue que celle nécessaire pour parcourir le trajet en voiture. Ce qui est surprenant chez John, c’est qu’il explique qu’il utilise le TGV pour se rendre à Paris et que, dans cette ville, il recourt constamment aux transports en commun pour se déplacer professionnellement.
À Bruxelles, « je ne retrouve pas la facilité que je retrouve probablement Paris (...) Ce n’est peut-être pas la région même, l’approche de Paris est un peu différente. Beaucoup de gens prennent le train, le RER, le métro et tout le bazar. Et ici à Bruxelles, c’est un peu moins ».
166On voit bien ici un usage « social » des transports en commun. Celui-ci est renforcé par les phrases suivantes : « C’est peut-être que c’est la Belgique et on habite ici. Et Paris, les Parisiens, tout le monde sait qu’ils ne savent pas rouler. C’est dangereux et on ne connaît pas son chemin en voiture ». Pourtant, John affirme maintenant connaître Paris, mais ne pas encore « avoir vu l’avantage de prendre la voiture » dans cette ville, si ce n’est peut-être lorsqu’il a beaucoup de choses à emmener.
167Au cours de l’interview, John soulignera également le peu de lisibilité, selon lui, des différents réseaux de transports en commun bruxellois. Cela ne lui permet pas d’anticiper ses trajets, ni d’assurer la flexibilité spatiale indispensable à son attitude réactive. De plus, la « rupture de charge » intermodale qu’il aurait à pratiquer ne se limiterait pas à un transfert physique mais demande également le développement d’aptitudes et d’usages propres à chaque mode de transport. Enfin, le bureau de John est situé dans le quartier de l’OTAN et n’est pas particulièrement bien desservi par les diverses lignes de transport en commun.
168Ben utilise « très rarement le transport en commun (...) ; avec une carte de dix trajets, je vais un an ». Pourtant il habite à moins de trois minutes à pied d’une station de métro. Il estime que le transport en commun « n’est pas encore adapté » à la vie professionnelle. Il a le sentiment de perdre un « temps fou » dès qu’il y a des correspondances. « Il me faudra une journée pour faire trois clients, alors qu’en voiture ça va beaucoup plus vite. »
169Ben a pourtant une grande expérience des transports en commun qu’il a utilisés jusqu’au jour où il a eu son permis de conduire. « Je ne vais pas dire, ‘ça m’emmerdait’, non, mais je sais que le jour où tu as goûté à la souplesse d’utilisation d’une voiture, surtout quand tu sors le soir, les transports en commun, tu les oublies vite. » Pour les activités de loisirs, il peut arriver que Ben prenne le transport en commun, car cela amuse sa fille aînée, et cela, pour autant que cette activité ne nécessite pas de correspondance et se situe à proximité de la ligne. Ben insiste également sur la difficulté d’accès au métro avec une poussette.
170Ce qui est significatif du discours de Ben sur les transports en commun, c’est bien le caractère « inadapté ». Ben ne dévalorise pas ce mode de transport, même s’il redoute l’interaction avec les autres usagers (« rien qu'à voir la tête des gens, ça me déprime »), mais il ne correspond pas, dans son fonctionnement actuel, à son attitude réactive.
171Outre la voiture qu’il utilise de préférence en conduite non-urbaine, Ben utilise essentiellement son vélo ou la marche dans les activités de proximité de son domicile, en ce compris les activités relatives à sa profession (rencontres de clients proches, envois postaux...).
172Anne et Felice ont une attitude assez similaire à celle de Ben. Leur discours, soutenu par un souci écologique, valorise cependant beaucoup plus ouvertement le transport en commun... qu’ils n’utilisent pourtant qu’exceptionnellement, car il n’offre pas la flexibilité désirée pour mener leurs activités.
173Leur choix d’habiter en ville est d’ailleurs lié à la disponibilité de transports en commun qui seront « géniaux » lorsque les enfants auront grandi ou quand ils entreront dans l’enseignement secondaire. Anne identifie sans difficulté les numéros de lignes et les durées du trajet en tram nécessaires pour rejoindre le domicile de son associé, même si elle n'a jamais utilisé ce mode de transport pour aller travailler. Elle regrette cependant l’absence de métro à proximité de son domicile, car elle aimerait utiliser plus ce moyen de locomotion.
174Anne et Felice comparent les transports en commun bruxellois et leur expérience à Chicago. Pour eux, si le métro et le prémétro à Saint-Gilles sont pratiques et permettent d’aller partout, « enfin presque partout, ça reste quand même très modeste », le métro aérien de Chicago présentait le double avantage de conduire partout avec une fréquence de qualité : « Il y a un métro toutes les minutes ».
175Anne et Felice expriment le souhait de n’avoir qu’une voiture, tout en constatant qu’avec les enfants, tenir ce choix est quasiment impossible, car aucune ligne de tram, ni de bus, ni de métro ne dessert la crèche ou l’école dans des durées de trajets acceptables.
176Nathalie présente une conception plus étonnante. Grande utilisatrice de l’automobile pour assurer la gestion de ses multiples activités, valorisant les transports en commun sous le même mode qu’Anne et Felice, Nathalie va développer l’usage de ceux-ci à raison de « vingt pour cent » de ses trajets, estime-t-elle. Plutôt que de ressentir les inerties temporelles liées à ces modes comme une contrainte à son action, Nathalie, comme d’autres interlocuteurs, tend à valoriser celle-ci, car pour une fois ce n’est pas à elle de maîtriser « le rythme ». Les temps d’attente sont ce qu’elle appelle des moments « pour elle » et le temps de transport en commun peut changer la perception qu’elle a d’une même activité menée au bureau.
Nathalie : « J’apprécie 10 minutes d'attente souvent à ne rien faire. Enfin avec un petit bouquin ou un truc comme ça, mais ce sont des moments où on peut se dire : ‘Oui, je n’ai rien à faire pendant 10 minutes’ (...) Je le prends un peu comme une aventure et un moment où je peux souffler. Quand je suis en voiture, je ne peux pas souffler. Je dois être maître de moi-même tout le temps. »
Interviewer : « Et souffler par rapport au rythme, par rapport au travail ? » Nathalie : « Par rapport au rythme, par rapport au rythme, simplement. Parce que parfois je prends un article (professionnel) que je vais lire dans le tram, mais ça sera un plaisir, parce que je l'aurai fait dans un tout autre état d’esprit, ce n’est-pas moi qui conduis le tram, je n’ai rien à regarder. »
Ce qui caractérise les personnes ayant une attitude réactive et une perception de l’espace en étendue, c’est le rythme de leurs activités. Face à ce rythme, les transports en commun et les inerties temporelles liées aux correspondances et aux arrêts sont peu supportables. Ceux-ci s’adaptent mal à une logique individuelle nécessitant à la fois de la productivité et du just in time’.
L’attractivité des modes de transport collectif augmente cependant dès que, d'une part, l’on améliore la lisibilité du réseau et que l’on facilite l’intermodalité (et sa lisibilité propre) afin d’assurer une grande couverture spatiale et que, d’autre part, l’on organise des fréquences soutenues afin d'offrir un service disponible dès que le client en a besoin de manière à assurer la flexibilité temporelle demandée.
Pour certains, néanmoins, l’inertie temporelle du transport en commun peut être ressentie comme un atout, car le transport collectif est vécu alors comme un moyen de « relâcher la pression ».
Attitude temporelle de programmation rigide, perception spatiale multicentrale et usages des modes de transport
177Depuis un an, Sandro a fait le choix du tram pour aller travailler. Il a laissé sa voiture au garage pour ce type de trajet, car il estimait ne plus pouvoir maîtriser le temps de trajet automobile. De plus, ce trajet l’énervait alors que l’usage du tram lui permet d’être relativement assuré de l’heure d’arrivée au bureau et de commencer sa journée de travail en étant calme. Pourtant, l’usage des transports en commun pour se rendre au bureau nécessite pour lui plusieurs ruptures de charge (tram - métro - tram).
178Sa programmation rigide des activités favorise ainsi un mode de transport assurant le respect d’horaires définis à l’avance (caractéristique à laquelle la voiture ne peut jamais prétendre, puisqu’elle ne « fonctionne » pas sur base d’horaires et que l’estimation de la durée d’un trajet est délicate en espace urbain dense). Il ne s’agit pas d’aller plus vite, car la voiture n’est ni plus lente, ni plus rapide que les transports en commun, mais d’être assuré d’être là à l’heure. C’est donc bien la ponctualité relative qui guide Sandro.
« Avant, si je devais être à telle heure à la maison, j'avais le réflexe de dire alors : ‘c'est bien que j'aie la voiture’. Parce que je n’avais jamais essayé le tram avant ou très peu. Et maintenant, je me rends compte qu’en fait, j'arrive plus à l’heure que si j’avais pris la voiture. »
179Cet usage affirmé du tram est limité aux trajets récurrents car Sandro précise que lorsqu’il a une réunion « à l’extérieur » (c’est-à-dire en dehors de ses trajets récurrents) ou qu’il doit « se déplacer », c’est la voiture qui sera utilisée. Sandro avoue regretter la voiture lorsqu'il sort du bureau la nuit, car, hors des heures de pointe, elle reste plus rapide et plus sécurisante que le tram.
180« Quand ce n’est pas les heures de pointe, la voiture c'est bien. »
181Lucie effectue pour sa part des trajets toujours récurrents entre ses activités d’infirmière à l’hôpital, son rôle de « parent-taxi » pour les activités des enfants et les activités de gestion domestique. La récurrence du trajet professionnel ne s’effectue pas nécessairement aux mêmes heures. Cependant, le choix modal pour un trajet effectué à une même heure est toujours identique. Le scooter lui permet d’aller au travail rapidement en journée, mais Lucie prend la voiture pour les horaires nocturnes. Celle-ci est à la fois plus confortable et aussi rapide en dehors des heures de pointe. Elle lui permet également de « ne pas trop » se réveiller lorsqu’elle rentre au petit matin... ce qui lui assurera de facilement s’endormir une fois les enfants partis à l’école, et ainsi de disposer d’un temps de sommeil suffisant. Lucie n’utilise pas les transports en commun pour se rendre à son travail, car elle estime perdre beaucoup de temps en attente en station ou en temps de trajets lorsque ses horaires se déploient en dehors des heures de pointe.
182De manière générale, Lucie associe la voiture et le scooter aux modes ‘dynamiques’, à la ‘liberté’, à la ‘rapidité’, par opposition aux transports en commun où on est ‘passif’. Il s’agit là, pour elle, d’une contrainte de temps (« on traîne un peu son impatience »).
183Lucie utilise la voiture pour conduire les enfants à leurs activités para-scolaires. Elle n’utilise les transports en commun que lorsqu’elle veut se rendre au centre-ville dans ses moments de détente.
184Par ailleurs, Lucie valorise fortement l’usage des transports en commun par ses enfants. Même la plus jeune de ses filles, sept ans, revient de l’école en transports en commun. Lucie veut autonomiser au plus tôt ses enfants, afin de réduire sa charge de « parent-taxi ». L’objectif avoué est que ses enfants soient autonomes spatialement dès qu’ils entreront à l’école secondaire.
« On essaye vraiment de les rendre les plus indépendants possibles, mais petit à petit (...) Moi mon objectif, c’est choisir des activités qui ne sont pas très loin de la maison avec comme but que, s’ils continuent et quand ils seront plus grands, ils pourront se débrouiller seuls. Que moi, je ne doive pas courir quand je rentre de l’hôpital. »
185Ce qui freine cette autonomisation, c’est d’une part les capacités d’adaptation des enfants qui ne sont pas encore suffisantes lorsqu’un imprévu surgit (panne du tram, arrêt ‘oublié’ par l’enfant...), l’insécurité et les « agressions » possibles qui font régresser les enfants.
186Lucie continue cependant à conduire ses enfants en voiture pour leurs activités car l’automobile, par sa flexibilité, lui permet de gagner du temps.
« Ce qu’il y a, c'est que ça va plus vite en voiture. S’il y a beaucoup de devoirs et tout ça, c’est plus facile qu’ils travaillent et puis hop que moi je les dépose en dernière minute, parce que le métro, il faut toujours prévoir. Le temps d’aller jusque là, le temps que le métro arrive, on vient de le rater, donc... »
187Ce qui structure sa perception des modes de transport est essentiellement fonction de la ‘condensation’ du temps. Quand il y a beaucoup à faire en peu de temps, la voiture se prête mieux, car le transport en commun est plus contraignant pour les horaires. Cette contrainte explique également pourquoi Lucie préfère se rendre chez des amis en voiture (pour un souper le week-end par exemple).
« On ne va pas s’embêter à prendre le métro. À la limite, même je pense que, s’il était gratuit pour tout le monde, on ne le prendrait pas pour se rendre chez des amis, pour rentrer des fois à minuit, une heure... »
Les individus présentant une attitude de programmation rigide et une perception de l’espace en multicentralité développent des déplacements récurrents quel que soit le mode de transport utilisé. Il s’agit typiquement de personnes pouvant être intéressées par les logiques développées par les transports en commun pour autant que leur volume d’activités ne soit pas trop dense.
Les horaires structurels de ces modes de transport peuvent leur assurer la maîtrise d’un temps programmé, ce qui correspond à leurs souhaits, à condition que la durée des trajets soit concurrentielle par rapport à celle des autres modes. De plus, la récurrence des trajets favorise l’apprentissage des lignes pouvant être adéquates. Il ne s’agit pas ici de connaître l’entièreté du réseau de transport, mais les lignes reliant les centres où l’individu déploie ses activités.
Attitude temporelle de programmation souple, perception spatiale zonale et usages des modes de transport
188Jean-Paul, Albert et Mamadou sont tous trois partisans du transport en commun, sans pour autant négliger l’usage ponctuel de la voiture. Il s’agit de maîtriser les différents modes de transport adéquats pour parcourir les « zones » dans lesquelles se déroulent les activités. Il ne s’agit pas ici d’une maîtrise « abstraite », applicable quels que soient les lieux, telle que la valorisent les réactifs fonctionnant dans l’étendue, mais d’une maîtrise adéquate aux espaces de vie. Ainsi, par exemple, la maîtrise ne se limite pas à connaître les principes d’orientation dans le métro mais de connaître toutes les potentialités du métro dans les zones où se déroulent les activités.
189Mamadou et Albert particulièrement sont des experts en termes de lignes et de connexions de la STIB, mais également en termes de connaissance et d’estimation des temps de parcours pédestres potentiels. L’exercice consistant à présenter diverses possibilités de se rendre en un lieu précis de la capitale s’apparente pour eux à une énumération très précise comparant les modes respectifs et la durée des trajets.
« Pour aller au parvis Saint-Gilles, il y a plusieurs moyens. (...) Je dirais que le plus rapide serait de prendre le métro jusqu’à Arts-Loi et de prendre ensuite... le métro de la petite ceinture jusqu’à la porte de Hal, et de ne même pas changer. Parce qu’on peut encore changer et prendre un tram là jusqu’au parvis Saint-Gilles. Il y a un autre moyen, c’est de prendre le métro jusqu’à Montgomery, puis le 81 jusqu'au parvis Saint-Gilles, et un autre moyen, c’est de prendre le 27 ici jusqu’au bout de la rue Blaes, de la fin des Marolles. Et de faire le reste en tram ou à pied. Donc c’est trois moyens que je vois peut-être. Il y a même moyen d’y aller à pied en faisant... C’est une histoire de 40 minutes à pied, voilà. »
190De plus, outre leur aspect écologique, Mamadou est favorable aux transports en commun car ils offrent une meilleure connaissance de la ville. Leur défaut reste la « perte de temps » lorsque les connexions sont trop nombreuses, lorsqu’il se voit pris dans les embouteillages ou lorsque l’accumulation des activités nécessite une grande flexibilité dans les déplacements.
191Tous trois disposent d’un permis de conduire mais seul Jean-Paul possède une voiture. Si Mamadou rêve d'en posséder une afin de ne plus perdre trop de temps en transports en commun (il habite à proximité d’une ligne de tram excentrée et faiblement desservie), Albert (qui se situe pour sa part près de la station Tomberg et travaille au centre-ville) ne juge pas l’achat d’une automobile indispensable.
« C’est un choix... Parce qu’on en a peu besoin dans les faits. Ca permet de dégager pas mal de fric pour faire autre chose, c’est malheureusement un budget assez cher. Je ne suis pas un fada de la bagnole. »
192Cependant, tant pour Mamadou que pour Albert, les connaissances disposant d’une automobile sont toujours sollicitables au cas exceptionnel où la voiture s’avère indispensable. Le taxi peut être appelé lors de situations plus quotidiennes, telles que le transport de courses pondéreuses.
193Ainsi, l’usage de différents modes – transports en commun, taxi, voiture d’amis en prêt, marche – ne s’apparente pas à un problème pour eux. Comme le dit Albert : « Il y a toujours moyen de s’arranger ». Tous trois présentent une conception fonctionnelle et peu affective des modes de transport.
194Le temps de déplacement est pour eux un critère fonctionnel important du déplacement. Jean-Paul signale ainsi que la voiture reste plus rapide pour se rendre au travail, car le trajet en transports en commun nécessite plusieurs ruptures de charge. Cependant, Jean-Paul signale qu’il lui arrive de prendre les transports en commun pour aller au travail car « la voiture me fatigue quelque-fois ». « Je ne prends ma voilure que quand c’est vraiment utile ». Outre la rapidité qu’elle permet pour se rendre au travail, Futilité de la voiture est identifiable pour faire les courses ou conduire les enfants « pour un loisir quelque part un peu plus loin ».
195Un déplacement ne sera cependant envisageable que pour autant que la durée du trajet présente une « proportion raisonnable » avec la durée de l’activité.
« Ça devient un peu le cas limite effectivement : pour acheter 10 minutes des chaussures, on a passé deux heures dans les transports en commun. Donc c’est un peu ridicule. »
196Le choix du mode de transport utilisé va ainsi dépendre, entre autres, des temporalités collectives. Ils évitent, par exemple, de prendre les transports de surface aux heures de pointe, la distinction ‘transport de surface’/‘transport en sous-sol’ n’ayant, à leurs yeux, plus beaucoup d’importance le week-end.
197Danièle n’a pas le même regard sur les usages modaux que les trois personnes précédentes, mais Danièle a la charge à plein temps de ses trois enfants. Ainsi, si Danièle valorisait un usage multi-modal avant de se marier et appréciait l’usage du transport en commun, les aspects plaisants de ce mode disparaissent rapidement suite aux difficultés liées à la surveillance des enfants lors des attentes et des trajets. « On était (le jour de la journée sans voiture) deux adultes, trois enfants, c’est faisable. Un seul adulte avec trois enfants en bas âge, ce n’est pas évident ». Dans ce cas, la fréquence de passage faible est critiquée, car elle allonge les temps d’attente où la surveillance des enfants est délicate et où, vu le climat, les risques de refroidissement ou de « coup de chaud » sont présents. Outre le moment d’attente, la durée du trajet et la densité des voyageurs à certaines heures impliquent, de plus, une attention soutenue et un stress importants afin d’éviter que les enfants ne soient « écrasés ».
198Danièle évoque également d’expérience l’usage du bus : « enceinte c'est pas terrible » ; son confort dépend de la qualité de l’infrastructure routière (« des rues pas fameuses ») qui n’est pas toujours prévisible par l’usager. Le transport en commun apparaît, dès lors, être une « roue de secours » lorsque la voiture est en panne. L’usage du taxi ne lui vient pas à l’idée.
199Pourtant, dans son discours, Danièle demeure ambivalente et valorise les transports en commun et critique « moralement » le réflexe du « porte-à-porte » que lui a fait acquérir l’usage automobile. De même, la présence de lignes de transports en commun pour le choix du domicile est un critère qu’elle met en avant. Cette attention ne porte pas sur son usage personnel, mais sur l’anticipation de l’époque où ses enfants seront adolescents et pourront reproduire le modèle d’autonomisation spatiale qu’elle avait elle-même expérimenté à cette étape du cycle de vie. En retour, cette pratique lui permettra d’éviter de devoir jouer les « parents-taxi ».
200Danièle utilise donc essentiellement l’automobile, d’autant plus qu’elle dispose d’une voiture personnelle et que celle-ci lui donne une impression de maîtrise sur son organisation quotidienne.
« ... j'ai dû attendre un quart d’heure le tram. Bon, en voiture, je pourrais aussi être bloquée par un embouteillage, c’est pas ça. Mais alors, j'aurais l’impression de pouvoir moi-même décider de mon sort et de quelque part tourner à droite ou à gauche pour essayer d’arriver. Tu subis un petit peu, c’est un peu ma crainte quand je prends le tram. »
Les individus présentant une attitude temporelle de programmation souple et une perception spatiale zonale développent aisément une connaissance multimodale des possibilités de déplacements dans les zones où se déroulent leurs activités. Si les espaces ne sont pas monofonctionnels comme pour les personnes ayant une perception de multicentralité, les modes de déplacement sont, eux, perçus dans une logique essentiellement fonctionnelle. La durée du trajet est un facteur important de leur choix modal.
2.6. Évaluation comparative des caractéristiques temporelles et spatiales de chaque mode de transport
201La section précédente nous a permis d’observer qu’il n’est pas possible d’identifier un mode de transport unique associé à chaque attitude spatiale et/ou temporelle. Toutes les personnes interviewées ont des usages modaux variés. Cependant, les usages d’un même mode de transport sont différents en fonction de l’attitude spatio-temporelle de celui qui se déplace. Ainsi, l’usage d’une automobile par une personne développant une attitude routinière ne pourra être confondu avec un usage réactif. La dénomination « conducteur du dimanche » ne résulte-t-elle pas de la stigmatisation d’un usager vivant des temporalités lentes, par un usager réactif ?
202Le constat de l’absence de lien strict entre attitudes spatio-temporelles et usages des modes de transport ne présage cependant pas de l'absence de relation inverse. Autrement dit, il est probable que chaque mode de transport présente des affinités avec des attitudes spatiales et temporelles. Plus précisément, l’organisation des modes de transport favorise certains usages temporels et spatiaux... C’est ce que nous allons analyser dans cette section.
203L’automobile est sans doute le mode de transport le plus simple à analyser sous cet aspect. Mode de transport individuel, il fut organisé (infrastructure routière, pompes à essence, garages...) en vue de développer les atouts de sa flexibilité : aller où l’on veut, quand on le veut. L’accès massif à l’automobile a d’ailleurs participé à la transformation des repères spatiaux et temporels collectifs (Dupuy, 1995 ; Lannoy, 2003 ; Halleux, 2004). En ce sens, le mode automobile est sans doute le mode, a priori, le plus proche d’une conception du temps réactive ou impulsive et d’une perception de l’espace en étendue même si l’espace effectivement parcouru dépend de la résistance physique du conducteur.
204L’automobile présente également l’avantage de laisser une ouverture aux opportunités. Par ses possibilités de rangement, d'une part, elle permet soit d’anticiper l’imprévu, soit de construire des chaînes de déplacements improbables en transports publics. Difficile en effet d’imaginer aller passer une interview pour un emploi en transportant les victuailles que l’on a achetées en chemin. Le coffre de l’automobile laisse pourtant cette possibilité ouverte.
205D’autre part, par sa disponibilité, la voiture laisse également la journée se construire en fonction des opportunités ou des imprévus. Aller rechercher les enfants à l’école en dernière minute ne dépend pas de la possibilité de « trouver » un train à la bonne heure.
206Cependant, le succès automobile et le développement de l’attention écologique limitent de plus en plus ces caractéristiques. D’une part, les congestions et, d’autre part, les nouvelles formes de valorisation de la qualité de vie urbaine rendent l’affirmation « où je veux, quand je veux » de plus en plus caduque dans les espaces denses. La flexibilité automobile n’en demeure pas moins un atout important dans la concurrence intermodale. Comme nous l’avons vu, si la voiture est adaptée à l’étendue et au temps non programmé, elle peut tout aussi bien être utilisée dans des usages locaux et routiniers. Le confort temporel de ce mode est a priori idéal... pour autant que les phénomènes de congestion, la mauvaise évaluation de la durée d’un trajet ou sa trop grande durée face à la résistance physique de l’utilisateur, ne viennent pas démentir ces avantages.
207Mises à part les utilités liées à la fonction de « stockage », le vélo rencontre les mêmes avantages en termes d’individuation. Son usage est cependant plus restreint puisque ses limitations reposent sur les capacités physiques et la sécurité – ressentie ou objective – de son usage dans la circulation. Si l’espace couvert demeure le plus souvent un espace de faible amplitude, il faut cependant noter que les usagers quotidiens du vélo estiment8 – à l’inverse des non-usagers –, qu’il s’agit là d’un mode de transport urbain rapide, comme le confirme l’usage local qu’en fait par exemple Ben. Rapidité et souplesse correspondent bien aux demandes d’une attitude réactive ou impulsive, sans pour autant empêcher l’usage routinier ou de programmation. Encore faut-il que la valorisation sociale du mode de transport et les implications de son usage en termes d’équipement – particulièrement par temps de pluie – permettent à l’usager de réaliser les activités dans les registres de présentation de soi qu’ils souhaitent arborer.
208Les modes de transport collectif sont, à l’inverse des modes de transport individuels, moins souples en termes spatiaux et temporels. Pour assurer leur rentabilité, ils nécessitent une demande d’usage dense à la fois en terme spatial – transporter suffisamment de « clients » sur un même trajet – et temporel – transporter ces mêmes passagers au même moment. De ce fait, l’exigence économique de rentabilité rencontre difficilement la logique d’individuation du temps propre aux attitudes temporelles visant la maîtrise du temps, et à la perception spatiale en « étendue » qui suppose une indétermination collective des espaces à atteindre.
209Les modes de transport collectif ont longtemps utilisé l’horaire comme procédé de densification de la demande. En imposant une heure de départ pour un trajet, ils provoquaient ainsi un rassemblement suffisant à leur rentabilité. Ce faisant, face à la souplesse automobile, les transports publics fonctionnant toujours sur mode horaire présentent un double désavantage. D’une part, ils contraignent les temporalités de départ. Ne pas être là à l’heure signifie risquer de ne pas pouvoir réaliser son déplacement dans les temps. De ce fait, ils entraînent une forme d’« inertie antérieure » qui contraint l’utilisateur à anticiper son arrivée à la gare ou à l’arrêt, ce qui allonge le trajet tout en favorisant l’existence d’interstices de temps inutilisables (temps d’attente court). D’autre part, à l’arrivée, les horaires organisant ces transports promettent une heure d’arrivée formelle qui, si elle n’est pas observée, est vécue directement comme un retard imputable à une mauvaise organisation. Le minimum de cinq minutes que se donne par exemple la SNCB pour comptabiliser un retard n’est pas vécu comme tel par le voyageur. Inversement, un trajet en voiture allongé de cinq minutes est rarement perçu comme un retard, car les aléas de la circulation sont eux-mêmes anticipés par la définition d’une heure d’arrivée estimée elle-même dans une « fourchette » de temps. Le conducteur automobile s’apparente à la SNCB en ce qu’il s’octroie un laps de retard acceptable, qu’il n’accepterait pas s’il dépendait d’un opérateur autre que lui.
210En termes spatiaux, on distingue généralement le transport collectif « urbain » et celui développant un réseau plus étendu. Comme nous allons le voir, la structure étendue d’un mode ne suppose pas, par essence, d’affinité particulière avec l’une ou l’autre attitude temporelle. Cependant, chaque mode de transport collectif a développé des réponses particulières face aux demandes – en augmentation – de maîtrise du temps.
211Les chemins de fer furent les pionniers de la conquête de l’étendue et de la vitesse dans l’ère industrielle, parcourant d’abord les espaces nationaux puis s’internationalisant du point de vue spatial, tout en unifiant les temps nationaux du point de vue temporel. Ce mode de transport présente cependant peu d’affinités, dans son organisation traditionnelle, avec les attitudes réactives et impulsives. Organisé sur base horaire, le chemin de fer traditionnel nécessite une maîtrise des lignes et des horaires de la part de l’usager et permet peu de flexibilité lors du parcours. De ce fait, le transport en train nécessite une programmation préalable du voyage. La vitesse du déplacement n’est pas non plus assurée et l’interconnection entre lignes ne favorise pas nécessairement l’économie de temps.
212Cette image désuète du train a cependant évolué. Le développement du TGV, la volonté d’assurer la cadence des trains (RER, Rail 2000 en Suisse...), etc. visent à adapter le chemin de fer aux attitudes temporelles nécessitant de la flexibilité.
213Ces adaptations s’inspirent souvent du métro lequel, tout en maintenant une organisation horaire du point de vue logistique, a augmenté ses fréquences au point que l’usager n’y voit souvent plus qu’un dispositif de déplacement disponible à l’instant où il en a besoin. Le métro a pu réaliser cette gageure grâce à la densité des déplacements urbains. Cependant, produire une fréquence suffisante pour offrir un « dispositif » temporel n’est pas aisé pour les transports publics évoluant dans des espaces aux populations et aux déplacements moins denses. Dans ces cas, la densité d’offre de déplacement ne correspond pas nécessairement à la densité d’usagers indispensable à sa rentabilité.
214Le même type d’adaptation est perceptible en ce qui concerne le bus et le tram, dont la rentabilité permet la couverture de trajets aux déplacements moins denses que ceux du métro. Les nouvelles signalétiques, tout comme l’information en « temps réel » transmise aux voyageurs concernant les temps d’attentes sont des signes de cette adaptation, encore peu présente toutefois à Bruxelles.
215On retrouve pour ces modes de transport les mêmes contraintes temporelles implicites que celles liées à l’usage du vélo. Modes de transport supposant des trajets à pied et des moments d’attente à l’extérieur, ils nécessitent des équipements qui ne correspondent pas nécessairement aux registres de présentation de soi que les usagers souhaitent arborer. De plus, la moindre valorisation sociale de ces modes (du moins à Bruxelles en ce qui concerne le tram et le bus) implique que les contraintes d’usages temporels sont également moins assimilées par l’ensemble des acteurs. De ce fait, si un retard en automobile peut être aisément « accepté » par l’interlocuteur potentiel, le retard dû à une mauvaise évaluation du trajet en transports publics peut être moins bien reçu.
« Les lignes de tram (rires) ! Oui, les lignes de tram, ça c’est sûr. Et aussi le temps, quand tu es en tram tu peux avoir de la chance ou pas. Si tu as de la chance et que tu dois prendre trois transports en commun, s’ils arrivent tous à la suite, ça va te prendre 35 min. ; si tu n’as pas de chance, une heure et demie. Donc, ça c’est assez difficile à gérer. Et ça me coûte cher en café, parce que j’arrive une demi-heure à l’avance. Je ne peux pas risquer d’être en retard. Je suis obligée de prendre d’office une demi-heure de battement. En voiture, la marge n’est pas aussi grande pour prévoir de pouvoir se parquer... Et puis tu ne vas pas arriver en disant, j’ai loupé mon tram (rires), tu comprends ? Ça ne se fait pas. Tu es en voiture et tu passes ton temps à tourner pour trouver une place, la personne elle le sait, elle le vit tous les jours.’ J’ai eu du mal à me parquer’, tu es tout de suite pardonné. Tu viens en tram, au niveau professionnel, je ne parle pas au niveau privé, au niveau professionnel, il ne faut pas le dire. Et c’est complètement idiot, mais ça décrédibilise quelque chose. Ca dépend de ce que tu fais, je ne sais pas. Tu dois avoir une certaine tenue, tu vois, quand je vais travailler, tu as le tailleur machin, si tu te tapes une douche, tu es complètement trempée, t’arrives à un rendez-vous, ce n’est pas génial. Si c’est quelqu’un que tu n’as jamais vu, c’est un problème. Donc, le tram t’oblige aussi à avoir des accessoires particuliers : un capuchon, une veste solide, des chaussures qui ne sont pas les mêmes que si tu es en voiture. Ca, j’y crois très fort. À cause du froid, de la pluie... tu ne t’habilles pas de la même manière. Tout est différent au niveau des accessoires en transport en commun. » (Maude)
216Ce descriptif laisserait croire que l’automobile est le mode idéal d’un point de vue spatio-temporel. Cependant, l’usage collectif et dense de ce mode de transport en annihile souvent les bénéfices. Il est clair que l’usage de la voiture a dépassé ses limites dans l’espace urbain dense, et que les avantages comparatifs qu’elle présente en usage urbain sont de moins en moins évidents.
217Ce que cette réflexion nous apprend, c’est qu’un mode de transport ne correspond pas a priori par sa technologie à une attitude temporelle ou à un type de perception spatiale, mais bien par le dispositif qui le permet. Si la voiture permet d’aller partout, c’est bien parce qu’il y a eu la volonté de rendre l’ensemble des chemins carrossables. Assurer l’adaptation des transports collectifs urbains aux nouvelles exigences temporelles et spatiales relève donc de la mise en œuvre de dispositifs permettant la plus grande fluidité modale et intermodale possible. Il s’agit, d’une part, de donner aux transports publics une « vitesse commerciale » et une fréquence capables de les rendre plus disponibles et rapides et, d’autre part, d’améliorer l’aménagement et le confort des lieux d’échanges (information sur les temps d’attente, ambiance agréable, signalétique adaptée, consignes à bagages servant d’« interfaces temporelles »...) (Masboungi, Bourdin, 2004).
Conclusion
218Les temporalités mises en œuvre dans les déplacements ne concernent pas uniquement leur durée ou l’offre horaire des modes de transport. L’appréciation de l’offre de transport, d’un point de vue temporel, se construit dans un système complexe au sein duquel interviennent aussi bien les temporalités génériques de l’acteur (ou attitudes temporelles), ses rapports à (aux) espace(s), les contraintes liées au déroulement ou à l’organisation des activités ou encore aux temporalités valorisées dans les diverses relations sociales.
219L’analyse du matériau qualitatif nous a permis d’identifier six types d'attitudes temporelles : le routinier, le stochastique, le planificateur rigide, le planificateur souple, l’improvisateur réactif et l’improvisateur impulsif.
220Pour les deux premiers types temporels, le temps ne pose pas problème. Le routinier s’abandonne au rythme régulier de ses activités sans que leur agencement ne pose question. Le stochastique adopterait une attitude passive face au temps sans pour autant développer de logique routinière.
221Les autres types temporels veulent tous être maîtres de leur temps. Le planificateur rigide organise strictement l’ensemble des activités à venir. Le planificateur souple apprécie la régularité tout en se défiant de la routine. Si sa planification d’activités demeure structurante pour lui, il reste ouvert aux nouveautés et changements qui pourraient se présenter à lui. Les réactifs doivent sans cesse répondre à un environnement changeant présentant de nouvelles opportunités d’activités. La maîtrise du temps consiste, dans ce cas, en la capacité d’improviser pour répondre à toutes les demandes. La planification s’apparente alors à un scénario possible agençant les contraintes dans le temps. Enfin, l’impulsif rejette toute contrainte temporelle qui pourrait l’empêcher de faire ce qu’il veut, quand il le veut.
222Plusieurs interviews nous ont permis d’observer des individus développant diverses attitudes temporelles en fonction des interactions ou activités auxquelles ils participaient. Le poids des rôles masculin et féminin et l’influence du cycle de vie dans l’organisation temporelle ont également été soulignés.
223Nous avons identifié ensuite quatre types de rapport à l’espace : le localisme, l’espace en zone, la multicentralité et l’étendue spatiale.
224La perception localiste de l’espace suppose un territoire unique avec lequel l’acteur établit une relation permanente et affective. Ce territoire lui sert de référence pour l’ensemble de ses activités.
225La perception de l’espace sous forme de zones s'apparente à une lecture en terme de territorialisation sans qu’il y ait pour autant d’attachement identitaire au territoire. Les espaces se distinguent et se parcourent en fonction de la relation de familiarité et de fonctionnalité que l’acteur établit avec eux.
226La perception de l’espace en multicentralité consiste à connecter de manière récurrente un nombre défini de nœuds fonctionnels entre eux. L’espace est réticulaire même si la récurrence des connexions laisse transparaître une forme de circonscription de l’espace qui n’est pas structurante pour l’acteur.
227Enfin, la perception de l’espace sous forme d’étendue consiste en un espace ouvert dans lequel l’acteur connecte un nombre indéfini de nœuds entre eux. L’espace est, ici aussi, réticulaire. Les nœuds prennent d’abord sens dans une logique fonctionnelle désincarnée soumise aux opportunités et aux changements. De ce fait, l’étendue spatiale et les connexions qui s’y établissent sont en perpétuelle redéfinition.
228Tout comme pour les types d’attitudes temporelles, certains acteurs ont exprimé diverses formes de perception de l’espace en fonction des interactions ou activités auxquelles ils participaient. Nous avons également porté une attention particulière à l’espace de l’habitat qui présente des caractéristiques propres qui peuvent brouiller l’analyse.
229L’analyse des cohérences entre les attitudes temporelles et les perceptions spatiales nous a permis d’observer de très nettes convergences entre certaines attitudes et perceptions. Le localisme se marie aisément à la routine, les programmateurs souples perçoivent volontiers l’espace sous formes de zones, les programmateurs rigides sont souvent, spatialement, multicentraux. Enfin, les réactifs et les impulsifs conçoivent généralement l’espace en tant qu’étendue. Ces proximités spatio-temporelles nous ont permis également d’interroger les formes d’usages des modes de transport. Dans cette partie, nous avons été particulièrement attentifs aux caractéristiques susceptibles d’intéresser les gestionnaires de transports publics.
230Nous avons ainsi pu constater que ce qui caractérise les routiniers localistes, c’est bien la récurrence de leurs trajets. Il s’agit de clientèles aisément captives des transports en commun, pour autant que l’espace dans lequel se déploient leurs routines ne soit pas trop exigu et que l’échelle des réseaux de transport présente des lignes adéquates à l’espace maîtrisé par ces individus.
231Les personnes ayant une attitude réactive et une perception de l’espace en étendue sont caractérisées par le rythme de leurs activités. Les transports en commun et les inerties temporelles liées aux correspondances et aux arrêts sont peu adéquats pour une logique nécessitant à la fois de la productivité et du ‘just in time’. Cependant, l’attractivité des modes de transports collectifs augmente, pour cette population, dès que l’on améliore la lisibilité du réseau, que l’on facilite l’intermodalité (et sa lisibilité propre) afin d’assurer une grande couverture spatiale, et que l’on organise des fréquences soutenues pour offrir un service disponible au moment où le client en a besoin.
232Nous avons toutefois observé que certaines personnes proches de ces attitudes et perceptions valorisaient l’inertie temporelle du transport en commun, car celle-ci leur permettait de se déresponsabiliser face aux rythmes serrés qu’elles devaient sans cesse soutenir.
233Les individus présentant une attitude de programmation rigide et une perception de l’espace sous forme de multicentralité développent des déplacements récurrents, quel que soit le mode de transport utilisé. Ils sont typiquement des personnes pouvant être intéressées par les logiques développées par les transports en commun à condition que leur volume d’activités ne soit pas trop dense.
234Enfin, les individus présentant une attitude temporelle de programmation souple et une perception spatiale zonale développent aisément une connaissance multimodale des possibilités de déplacement dans les zones où se déroulent leurs activités. Si l’espace ne se limite pas à une fonction comme chez les personnes ayant une perception spatiale multicentrée, les modes de déplacement sont, eux, perçus dans une logique essentiellement instrumentale. La durée du trajet est un facteur important de leur choix modal.
235Outre l’analyse de l’usage modal élaborée au départ du point de vue des acteurs, les attitudes temporelles et les perceptions spatiales mises au jour nous permettent d’éclairer les spécificités des divers modes de transport. Ainsi, même si comme nous l’avons vu, chaque mode peut être utilisé par des personnes présentant des attitudes temporelles et des perceptions spatiales très différentes, il est probable qu’il présente des affinités avec des attitudes et des perceptions qui favorisent certaines formes de déplacement. Autrement dit, il n’y a pas d’exclusivité à l’usage modal, même si le dispositif propre à chaque mode de transport est plus adapté à l’une ou l’autre attitude ou perception.
236L’organisation de l’automobile semble toujours actuellement la plus flexible et donc la plus adaptable à toutes attitudes temporelles et spatiales. Cette adaptabilité n’est cependant pas uniquement due à la logique individuelle du mode qui répondrait au souhait d’aller où l’on veut quand on le veut, mais également à ses capacités de stockage et de confort face aux intempéries, qui permettent à l’utilisateur de composer des chaînes d’activités complexes tout en utilisant un seul mode de transport. Il est cependant clair que l’usage de la voiture a, aujourd’hui, dépassé ses limites dans l’espace urbain dense et que les avantages temporels comparatifs qu’elle présente sont de moins en moins évidents.
237La logistique des modes de transport collectif a été pour sa part conçue sur base horaire afin d’assurer, d’une part, la densité d’usagers nécessaire à leur rentabilité et, d’autre part, la coordination de plusieurs lignes de transport. En retour, cette conception suppose une programmation a priori des déplacements de la part de l’usager. Ce type de programmation est moins compatible avec des attitudes d’improvisation (réactive et impulsive) que, bien entendu, avec des attitudes de programmation (rigide et souple), ou routinière. L’organisation des modes de transport collectif se voit donc contrainte de concilier une logistique basée sur la programmation d’horaires à un usage basé sur le « dispositif » de flux, si elle veut pouvoir adapter ces transports aux attitudes temporelles d’improvisation.
238Assurer l’adaptation des transports collectifs urbains aux nouvelles exigences temporelles et spatiales relève donc de la mise en œuvre de dispositifs permettant la plus grande fluidité modale et intermodale possible. Il s’agit, d’une part, de donner aux transports publics une « vitesse commerciale » et une fréquence capables de les rendre plus disponibles et rapides et, d’autre part, d’améliorer l’aménagement et le confort des lieux d’échanges (information sur les temps d’attente, ambiance agréable, signalétique adaptée, consignes à bagages servant d’« interfaces temporelles »...).
239Le travail qualitatif d’observation d’attitudes temporelles, présenté dans ce chapitre, a été interrogé par un travail quantitatif similaire. Le troisième chapitre présente les résultats de cette démarche quantitative qui permet, dans sa conclusion, de comparer les deux typologies obtenues.
Notes de bas de page
1 Dans une perspective heuristique, nous pouvons cependant utiliser des expressions telles que : « toutes les personnes interviewées déclarent que... » ou « plusieurs acteurs présentent l’attitude... ». Ces expressions ne relèvent pas d’une analyse quantitative. Elles témoignent cependant d’observations de relations effectuées sur un échantillon non-représentatif. De ce fait, elles constituent des « indices de relations hypothétiques » méritant d’être testés dans des analyses quantitatives ultérieures.
2 Le lecteur intéressé par la méthode peut avoir accès au guide d’interview et aux différentes fiches en contactant les auteurs (ces@fusl.ac.be).
3 Les prénoms utilisés pour désigner les personnes interviewées sont des prénoms d’emprunt.
4 Remarquons le vocabulaire qui fait appel à une régulation temporelle pour désigner une population qui vit sans cette régulation.
5 Voir à ce sujet le mémoire de Catherine Larielle, « Le voyage comme expérience exotique de l’espace et du temps : sur les traces d’un nouveau rite de passage ». UCL/ESPO, 2003-2004.
6 Remarquons que tout en utilisant le terme « ville », elle ne cite que des communes de l’entité urbaine bruxelloise.
7 Précisons que l’expression « petite échelle » dans son usage de sens commun – que nous utilisons ici – repose sur une inversion mathématique. L’échelle cartographique du vingt-cinq millième, souvent utilisée pour représenter l’espace local, étant mathématiquement bien plus grande que l’échelle du deux cents millième souvent utilisée pour représenter l’espace national.
8 Cf. par exemple, l’analyse quantitative du chapitre 3 concernant l’« Appréciation des divers modes de transport ».
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