La formation des élites coloniales. Le cas de la province du Katanga
p. 117-139
Texte intégral
Introduction
1Florentine Soki Fuani Eyenga définit l’élite comme « ce qu’il y a de meilleur, de plus distingué [...] » « Ainsi, note-t-elle, on est élite non pas seulement par ce qu’on est [...] ; ni encore moins, par ce que l’on a [...] ; mais on est élite aussi et surtout par ce que l’on fait, de ce que l’on est et/ou de ce que l’on a1. »
2L’éducation constitue un aspect de la politique sociale de toute société. La formation des élites est dans ces conditions justifiée dans la mesure où elle répond aux besoins de la société en pleine mutation.
3En ce qui concerne la période coloniale, l’éducation, en formant une main-d’œuvre africaine auxiliaire, répondait aux besoins de la trilogie coloniale (l’administration, les entreprises et les missions religieuses coloniales) et non à ceux exprimés par les colonisés, notamment celui de se gouverner plus tard eux-mêmes. La mémoire populaire congolaise retient que l’idée de la formation d’une élite congolaise était fort controversée dans l’opinion coloniale dans la mesure où l’administration coloniale faisait sien le principe : « Sans élite, sans ennui ». Paradoxalement, l’administration coloniale s’est évertuée à la formation d’une élite congolaise. Cette dernière était en fait un mal nécessaire. Un mal dans la mesure où elle allait être, à travers ses revendications, un grain de sable dans l’engrenage de l’appareil administratif colonial. Mais un mal nécessaire car, le colonisateur était contraint de disposer à ses côtés d’un auxiliaire capable de le seconder et, si possible, de le remplacer dans certaines tâches jugées basses. Kita Kyankenge Masandi note que l’organisation de l’enseignement était à la fois une crainte et une nécessité aux yeux des colonisateurs. D’une part, « les aspects dysfonctionnels auxquels il peut aboutir, le niveau de conscience et de combativité politique qu’il peut donner aux colonisés, tout cela fait que politiquement l’existence des colonies exige en théorie l’inexistence de l’enseignement [...] Mais en même temps, sur le plan économique et administratif, sur le plan religieux et dans une certaine mesure, sur le plan politique, ce même enseignement s’impose à la colonisation comme une nécessité inéluctable, un besoin absolu pour la survie de l’entreprise coloniale elle-même2. »
4Eu égard à ce qui précède, nous tentons de répondre aux questions suivantes : quel type d’élite a-t-on formée au Katanga ? Et pourquoi faire ? Quelles furent les stratégies mises sur pied pour son contrôle ?
1. Quelle élite et pourquoi faire ?
A. De 1910 à 1948
5Jusqu’en 1946, année au cours de laquelle furent créées les premières écoles officielles pour enfants blancs, partout au Congo colonial, l’enseignement fut le monopole absolu des missionnaires. Il faudra attendre l’avènement du ministre des Colonies, Auguste Buisseret, un libéral, pour voir les premières écoles officielles pour enfants noirs ouvrir leurs portes. Partout au Congo colonial, le système de l’enseignement était le même. Après l’école primaire, les élèves les plus doués poursuivaient leurs études dans les écoles moyennes, les écoles normales ou les écoles des assistants médicaux. Ces différentes écoles sortaient des clercs, commis, des employés de bureau de l’administration publique, des enseignants et des assistants médicaux. Ces cadres noirs avaient tous reçu leur formation dans des écoles missionnaires.
6L’enseignement qui était dispensé partout au Congo belge visait surtout la formation des ouvriers semi qualifiés auxiliaires, dévoués et dociles à l’ordre colonial, appelés à seconder les ouvriers blancs. C’est dans ce contexte que J.C. Schmitz note : « La nécessité de fournir des auxiliaires à l’européen a fait mettre l’accent sur une information rapide au détriment de la formation de l’homme complet3. »
7Le Katanga, surtout le Katanga méridional, est un monde industriel. La mise en valeur de ce territoire exigeait non seulement l’implantation des entreprises coloniales, mais aussi la formation de la main-d’œuvre africaine appelée à épauler les ouvriers blancs. Il s’agit ici des élites professionnelles. Mais cette formation y était fonction de l’évolution technologique et de la politique sociale conséquente. En effet, de 1910 jusqu’à la fin des années 1920, le Haut-Katanga industriel vit la période de travail migrant. Les ouvriers noirs prestent leurs services pendant un laps de temps variant entre trois et douze mois et sont contraints de regagner leurs milieux ruraux. Il était malaisé de penser à la formation d’une main-d’œuvre semi qualifiée d’autant plus que l’achat des machines semblait onéreux aux yeux des employeurs pendant cette période d’accumulation primitive. Les seules personnes auxiliaires qui secondaient les blancs furent les « capitas » ou premiers chefs d’équipe malawites ou rhodésiens. La formation sur le tas était en vogue. Étant donné la quasi-absence des femmes et des enfants dans les centres industriels du Haut-Katanga à cette période, il était exclu pour les entreprises coloniales de penser à la création des écoles pour enfants noirs.
8Avec l’évolution technologique et, partant la mécanisation, le système du travail migrant était devenu incompatible et antiéconomique. En effet, ce système ne permettait pas à l’ouvrier noir de se familiariser avec l’outil de travail ni à l’ouvrier formé de prester longtemps pour l’entreprise. Les entreprises minières et industrielles étaient contraintes à changer le fusil d’épaule. La stabilisation de la main-d’œuvre africaine dans les centres miniers et industriels, jusque-là bastion de l’Européen, était devenue indispensable. L’accélération de l’industrialisation et, par ricochet, de l’urbanisation va être le point de départ de la création des écoles et donc de la formation des élites professionnelles coloniales.
9Il a existé partout des écoles pour garçons et pour filles. Les grandes entreprises minières, industrielles et commerciales comme l’Union Minière du Haut-Katanga, la Compagnie de Chemin de fer du Bas-Congo au Katanga, etc. ont créé des écoles de formation professionnelle préparant les garçons à devenir de futurs travailleurs, appelés à remplacer leurs parents. Les filles des travailleurs apprenaient à devenir de futures bonnes ménagères dans des écoles de formation familiale et des écoles ménagères. Plus tard, les garçons doués pouvaient poursuivre leurs études dans des écoles post-primaires. Il est important de noter que ces études étaient à charge des entreprises coloniales.
Donner aux fils de nos travailleurs un enseignement qui leur permette de devenir plus tard de bons ouvriers en leur inculquant les notions élémentaires que ne possédaient pas leurs pères et que ces derniers n’ont acquises que d’une façon empirique, à la suite d’un long et laborieux apprentissage. Dès l’âge de 10 ans, les garçons sont versés dans les équipes d’adolescents où leur formation se complète par un entraînement progressif au travail et à la discipline sur chantiers. Ne continuent leurs études que quelques éléments choisis parmi les plus doués, dont le cas est soumis pour décision au département M.O.I. Nous ne voulons ni ne pouvons faire des enfants, des aigris, des mécontents, qui se croiront trop instruits pour exercer un métier manuel.
Des fillettes, nous désirons faire de bonnes mères de famille et non pas les encombrer de connaissances pratiquement inutiles. L’enseignement qu’elles reçoivent à l’école doit être une préparation à la formation qu’elles recevront ultérieurement dans les ouvroirs et les écoles ménagères4.
10Cette division du travail à base sexuelle était voulue par les dirigeants de l’Union Minière du Haut-Katanga. Elle continuait en fait, sous des formes nouvelles, la division du travail telle qu’elle était conçue dans les milieux coutumiers.
11Les parents des enfants ne payaient ni frais scolaires, ni fournitures scolaires. Les garçons étaient les plus privilégiés en ce sens que durant la période coloniale, les filles étaient plus orientées vers la formation familiale, c’est-à-dire les travaux ménagers que les travaux professionnels. Cela explique en partie le retard enregistré par les femmes dans le domaine de l’instruction dans notre pays en général et dans la ville de Lubumbashi en particulier.
B. La réforme de l’enseignement, 1948-1959
1. Les élites professionnelles
12Le Congo belge est sorti épuisé de la guerre, mais il connaîtra une période d’après-guerre de prospérité jusqu’à la récession économique de 1958. La période 1946-1959 est une phase d’épanouissement tant économique que social pour la province du Katanga en général et l’Union Minière du Haut-Katanga en particulier. Elle marque un tournant dans l’histoire de l’exploitation industrielle, minière, agricole et artisanale dans la mesure où l’on assiste non seulement au développement des grosses sociétés, mais aussi et surtout à la naissance de nombreuses petites et moyennes entreprises. En principe, l’intensification de la mécanisation rendue possible par l’intensification de l’électrification a débouché sur la régression de l’exploitation manuelle et semi manuelle. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre, entre autres, la réforme de l’enseignement professionnel. « L’expansion de l’économie nécessite la formation des agents spécialisés et des techniciens. On sait combien leur pénurie risque de compromettre, au cours des années à venir, le développement des entreprises. Le technicien blanc est extrêmement coûteux, il faudra, qu’on le veuille ou non, progressivement le remplacer dans certaines tâches par des auxiliaires noirs5. »
13Cette réforme aida l’Union Minière du Haut-Katanga à intensifier l’application des systèmes de classification des emplois des travailleurs africains jusque-là réservés aux seuls clercs. Désormais, à en croire Ngandu Mutombo, « l’Union Minière accorda plus d’importance aux métiers directement liés à la production qu’aux services généraux. En conséquence, les travailleurs des mines et des usines devinrent plus importants que les commis et les dactylographes6 ». On assista à la naissance et à la diversification de l’élite professionnelle. Capitas, chefs d’équipe, moniteurs, commis, clercs, ajusteurs, tourneurs, soudeurs, électriciens, dessinateurs, etc. se virent déléguer une partie des fonctions de direction jadis l’apanage des cadres européens. Ces classifications qui avaient comme corollaires des cotations et des rémunérations différentes firent naître de nouvelles catégories socioprofessionnelles et donc de nouvelles divisions entre les travailleurs ayant désormais des intérêts différents. Dans ce contexte, l’environnement relationnel changeait aussi et engendrait des identités d’exclusion à l’instar de celle des évolués. Chaque travailleur privilégiait désormais les relations au sein de son groupe d’appartenance professionnelle.
En ma qualité de chef d’atelier, relate Kabey Muchail, j’avais l’obligation de me promener avec des chefs d’atelier et d’équipes. Ensemble, nous formions une classe d’évolués nettement différente de celle des manœuvres ordinaires. En cas de deuil, de fête de fin d’année, ou à l’occasion d’une visite improvisée d’un membre de famille venu du village, moi, par exemple, soit je recevais chez moi un ami de statut professionnel ou alors je répondais à une invitation d’un autre ami de mon rang social7.
2. Les élites administratives et politiques
14La formation des élites congolaises était encore au niveau embryonnaire aussi bien dans l’administration que dans le monde des affaires.
15Jusqu’à la fin des années 1940, l’on continuait à spéculer sur le type d’enseignement à fournir aux Noirs. L’enseignement généralisé jusque-là est l’école moyenne, l’école normale et des assistants médicaux.
16Les écoles de formation médicale préparaient l’assistant médical congolais à jouer le rôle d’intermédiaire entre l’infirmier congolais et le futur médecin noir congolais. Encore une fois, la formation visait les auxiliaires et non les égaux des Blancs. L’enseignement médical comportait quatre années théoriques et deux années de pratique ou de stage d’études8. En fait, comme le soulignaient la plupart des colonisateurs, n’avait-on pas affaire à des êtres humains qui n’avaient ni les possibilités physiques, ni les avantages intellectuels dont seuls les Blancs avaient été privilégiés9 ? Une erreur de jugement sans doute dans la mesure où les colonies voisines anglo-saxonnes ou françaises comptaient, à la même époque, des médecins noirs formés dans la métropole. Le colonisateur voulait adapter l’enseignement secondaire et supérieur à l’évolution du Noir congolais. Il fallait avant tout faire des hommes moraux que des intellectuels tout court. Ainsi, l’indépendance surprit-elle le Congo en général et le Katanga en particulier sans aucun médecin noir formé10.
17Le programme n’était pas celui de la métropole. Il était supposé adapté à l’évolution mentale et intellectuelle des Noirs. Cette opinion d’un représentant de l’Eglise catholique illustre bien le cas.
Le jour où l’enseignement moyen actuellement en vigueur dans la Colonie aura été remplacé par un enseignement plus formatif de l’intelligence – et je fais allusion ici aux humanités latines ou gréco-latines qu’il faudra tôt ou tard introduire – l’enseignement professionnel aura une base suffisamment solide pour supporter les études dites supérieures11.
L’enseignement moyen qu’ils ont parcouru n’a duré tout au plus que trois, quatre ou cinq ans. Pour ces futurs évolués, la connaissance du français était le plus grand atout et souvent le seul critère que vérifiait l’employeur, avec un examen sur les quatre opérations fondamentales de l’arithmétique. Formation morale ? Éducation ? Il n’y en a peu en dehors des règles générales du catéchisme catholique ou de l’enseignement de l’Évangile.
18La participation des Katangais noirs aux grandes décisions sur la gestion de la chose publique était hypothétique, comme nous pouvons le lire dans le bulletin du CEPSI de novembre 1952 :
Il est indispensable que des Noirs prennent progressivement une part plus grande des responsabilités dans l’administration de ce pays. On ne peut les y appeler que s’ils ont été éduqués à exercer ce rôle.
Cette éducation doit commencer à l’échelon communal, ou mieux encore à l’échelon du quartier dans la commune ; c’est d’ailleurs au sein de la commune que les Belges de la Métropole ont fait et font encore leur éducation civique et politique ». [...]
Les Chambres du Commerce et de l’Industrie, les Associations de Colons, devraient admettre des membres congolais : commerçants, entrepreneurs, petits patrons, ceux-ci parfaireraient, dans le sein de ces associations, leur formation professionnelle et y acquérraient le sens de la défense de leurs intérêts corporatifs dans le respect de l’intérêt général.
Parce que leur éducation aux instances inférieures n’a pas été suffisamment poussée, les Noirs abordent avec timidité, réticence et incompétence les problèmes posés aux instances supérieures (conseils de province et de gouvernement).
Leur demander de participer aux débats de telles assemblées sans les y avoir sérieusement préparés, c’est leur faire cruellement sentir leur actuelle et provisoire infériorité, c’est provoquer leur ressentiment, ce n’est en tout cas pas « faire leur éducation civique et politique ». Il faut que, dans de telles assemblées, au point de vue de la compétence, on puisse discuter d’égal à égal12.
3. Les élites féminines
19Il est intéressant de se demander pourquoi l’histoire omet de parler des élites féminines congolaises coloniales. Les femmes ont été considérées comme objets et non comme co-auteurs de l’histoire coloniale, pourtant elles ont contribué, directement ou indirectement, à la construction et au développement de la société coloniale au même titre que les hommes. Cette invisibilité de l’histoire des femmes congolaises constitue une matière à réflexion.
20Somme toute, l’enseignement des filles devait s’adapter au statut des hommes. Les filles restaient les suiveuses des hommes. La formation des filles était d’abord destinée à en faire de bonnes ménagères. Ainsi, après l’école primaire, venait l’école de formation familiale et ménagère. Cette dernière fut progressivement transformée en école des monitrices et normale au cours des années 1950. L’objectif était « de former une élite féminine dotée d’une formation morale et religieuse et donc capable de faire face aux coutumes ancestrales et rites païens encore en vogue dans les centres urbains13 ». En outre, l’émergence, au cours des années 1940, des évolués congolais nécessita une formation poussée des femmes africaines de façon à ce qu’elles soient à la hauteur de leurs maris14, capables de fonder des foyers chrétiens et « civilisés », donc de remplacer intelligemment leurs maris dans l’œuvre de l’éducation des enfants15. Ainsi, on assista à la création, au cours de la seconde moitié des années 1940 (1946, à Mbanza Mboma, dans la province du Bas-Congo) et au cours des années 1950 (dans la province du Katanga, de l’institut Sainte Margueritte, actuel lycée Lubusha de Luishia, en 1950, de l’institut Sainte Agnès de Kolwezi en 1951, etc.), des instituts pour filles africaines, d’où sortiront, plus tard, des ménagères, des monitrices, des infirmières, etc. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre cette citation empruntée à la Mère Van Hove en 195 1 à Élisabethville, actuelle ville de Lubumbashi :
Dès lors n’est-il pas normal que bien des Noirs évolués, souffrent de ne pas trouver dans leur femme une compagne, une épouse à qui se confier, une mère capable d’élever leurs enfants et d’entretenir au foyer la flamme d’un idéal tant soit peu spirituel, veuillent épargner à leurs fils cette expérience néfaste et douloureuse ?16
21L’élite féminine d’avant l’indépendance était donc composée des femmes monitrices, infirmières, assistantes sociales, etc. Ces femmes accéderont, au lendemain de l’indépendance du Congo, aux hauts postes de responsabilité occupés par des femmes blanches : assistantes sociales, directrices de foyers sociaux, des écoles primaires pour filles, directrices des écoles de formation familiale, etc.
2. Le cursus des évolués katangais
22La formation scolaire seule n’a pas suffi à produire des élites. C’est avec raison que Francine Soki Fuani Eyenga déclarait : « Mais on est élite aussi et surtout par ce que l’on fait, de ce que l’on est et/ou de ce que l’on a17.» Autrement dit, comment les Congolais évolués ont-ils utilisé leurs connaissances pour être considérés comme élites dans les rapports qui les régissaient avec aussi bien les colonisateurs que la masse congolaise ?
23Il y a avant tout la prise de conscience de former une association d’élites et la création d’un espace de socialisation qui est le cercle d’évolués. Ensuite, les cours de perfectionnement, les stages et les voyages ont contribué aussi à améliorer les qualifications des évolués et à les éloigner davantage de la masse.
A. La création d’un espace culturel
24Beaucoup de Congolais évolués consacraient leur temps, en dehors des heures de service, aux activités de formation collective et individuelle.
25Au cours de la deuxième moitié des années 1940, les missionnaires catholiques, avec la bénédiction de Mgr de Hemptinne et le soutien de l’administration coloniale, créèrent, au Katanga, les cercles Saint Benoît (pour les clercs) et Saint Luc (pour les infirmiers et les autres agents sanitaires) pourvus de plusieurs sections : musicale, littéraire, sportive et dramatique. Une formation générale y était dispensée et touchait à plusieurs domaines : religion, hygiène, droit, psychologie, etc. Ces espaces apparurent comme un cadre « idéal » où les évolués se rendaient et se mouvaient pour élargir leurs horizons par des lectures, des conférences et des débats. Le week-end, les responsables des entreprises coloniales y tenaient des conférences à l’intention des évolués. Les programmes de ces activités culturelles étaient conçus et financés par des conseillers européens.
26Ainsi, par exemple, en 1949, les clercs noirs, membres du cercle Saint Benoît d’Élisabethville, furent-ils invités à émettre leurs réflexions sur la vie sociale du centre extra-coutumier d’Élisabethville, notamment le mariage18. En 1951, le Bulletin CEPSI (Centre d’études des problèmes sociaux indigènes) publia les articles de douze membres du cercle Saint Benoît. Il s’agit de Ngoi Joël Bulaya, pasteur à la mission méthodiste, Léon Ilunga, commis à la Sogelec, Urbain Ilunga, commis aux télécommunication, Pierre Kabongo, commis aux télécommunications, Mathieu Kalenda, mandataire près les juridictions indigènes, Jean Grégoire Kalonda, commis aux United Agencies, Gabriel Kitenge, géomètre aux Travaux publics, Pascal Lwanghi, commis au secrétariat provincial, Bonaventure Makonga, commis au service de l’information, Remi Mbiyangandu, commis au BCK, Antoine Munongo, commis au parquet de première instance, Boniface Mwepu, commis au district et Amand Tshinkulu, commis aux travaux publics de la Ville.
27Malgré qu’ils furent considérés comme étant une association de traîtres au service de l’autorité coloniale, les cercles d’évolués regroupaient l’intelligentsia noire coloniale locale considérée comme « ferment du progrès » et pouvaient être considérés comme la pépinière de l’élite katangaise. La plupart des opérateurs politiques, économiques, sociaux et culturels noirs sont le fruit de ces espaces culturels.
28C’est parmi l’aréopage d’intellectuels noirs de l’époque (commis, assistants médicaux, instituteurs, etc.) que se recrutaient les animateurs des syndicats, les représentants des associations socioculturelles (d’abord apolitiques et qui devinrent des partis politiques à base tribale à la veille de l’indépendance du Congo) et des Congolais à des réunions mixtes colonisateurs-colonisés. Les premiers bourgmestres congolais issus des premières élections municipales qui eurent lieu en 1957 dans les villes d’Élisabethville (actuelle Lubumbashi) et de Jadotville (actuelle Likasi) étaient, pour la plupart, membres des cercles d’évolués. Nous retiendrons, pour la ville de Lubumbashi, les noms d’Amand Tshinkulu, Pascal Lwanghi, Laurent Musengeshi et Thaddée Mukendi.
B. Les cours de perfectionnement, précurseurs de l’enseignement supérieur ?
29Les grosses entreprises minières et industrielles du Katanga ont organisé des cours de perfectionnement pour leurs travailleurs noirs (chauffeurs des bennes, électriciens, menuisiers, chaudronniers, ajusteurs, etc.)· A la fin de l’année 1958, les dirigeants de l’Union Minière du Haut-Katanga instaurèrent le statut « fonctions spéciales ». Il s’agissait des agents africains « ayant réuni des conditions professionnelles, morales et sociales indispensables » auxquels l’Union Minière du Haut-Katanga avait confié des fonctions importantes. L’Union Minière venait de créer une classe intermédiaire entre le personnel blanc et le personnel noir. Cette promotion semble plus liée à des qualités de socialisation qu’à des qualités professionnelles tant le critère « conditions morales et sociales » s’avère important. Le statut « fonctions spéciales » constituait une étape vers l’africanisation des cadres africains appelés à occuper des postes de commandement et de responsabilité à l’accession du pays à l’indépendance. L’africanisation des postes de responsabilité a été graduelle. Il ne fallait pas que les Blancs et les Noirs exerçassent les mêmes fonctions. C’est pourquoi il s’agit en fait des tâches abandonnées par des Blancs qui furent confiées aux Noirs. Somme toute, ces agents furent les premiers Noirs à accéder, au lendemain de l’indépendance du Congo, au statut d’agents de maîtrise, statut réservé aux Blancs pendant toute la période coloniale19. Après l’accession du pays à l’indépendance, la fonction spéciale était considérée comme une étape de transition vers la classe 3 car l’ouvrier appartenant à la classe « fonctions spéciales » était après six mois promu agent de maîtrise. Dans les camps de travailleurs, des maisons spéciales leur furent construites qui comprenaient un salon, une salle à manger, une cuisine, plusieurs chambres à coucher, une douche et des WC intérieurs et un robinet externe dans la parcelle.
30Ces « fonctionnaires » eurent le privilège d’effectuer des stages de professionnalisation en Europe.
31En ce qui concerne les élites administratives et politiques, l’administration coloniale a institué des cours du soir pour dispenser quelques notions supplémentaires aux commis et clercs dans le domaine juridique, économique et social. Ainsi, beaucoup d’évolués ont pu compléter leur bagage intellectuel et élargir davantage leurs horizons. Ce qui a eu un impact positif sur leurs prestations professionnelles. Les exemples sont légion.
32Dans le domaine de l’administration coloniale, par exemple, Boniface Mwepu (1917-1998), après ses études au petit séminaire des moines Bénédictins de Lukafu et à l’école Saint Boniface de Lubumbashi, suit des cours du soir supérieurs (1946-1949) à la section juridique, puis à la section économie sociale. Engagé depuis 1933 au service de la Colonie, Mwepu obtint en 1950 le grade le plus élevé auquel pouvait aspirer un Congolais. Après avoir réussi au concours organisé par l’administration coloniale, il fut nommé agent territorial et agent territorial principal respectivement en 1954 et 1959. Il fut parmi les Congolais choisis pour visiter l’Exposition universelle de Bruxelles en 1958. Le 30 septembre 1960, il fut le premier maire noir de la ville de Lubumbashi. Boniface Mwepu est devenu, dans la mémoire populaire lushoise, le synonyme d’une gestion saine, rigoureuse, transparente de la chose publique. Aujourd’hui, une avenue de Lubumbashi porte son nom20.
33Dans le domaine culturel, nous noterons le nom de Joseph Kiwele (1912-1961). A Élisabethville où il arrive en 1942, Joseph Kiwele découvre un milieu favorable à son épanouissement. De 1942 à 1959, il est professeur de musique et de Swahili à l’institut Saint Boniface à Lubumbashi en même temps qu’il tient le pupitre d’orgue à la cathédrale Saints Pierre et Paul et assume la direction de la chorale « Petits Chanteurs à la croix du cuivre », fondée par le Père Anschaire Lamoral en 1937.
34En 1953, il fait partie d’un groupe d’évolués admis à visiter la Belgique et au cours de l’année académique 1956-1957, il fut boursier du conservatoire royal de musique de Liège, où il suivit des cours d’harmonie, de contrepoint et d’orgue.
35Joseph Kiwele a été le seul Africain retenu, au cours des années 1950, pour dispenser les cours de solfège et de théorie musicale du degré préparatoire à la section des indigènes de l’école de musique d’Élisabethville.
36Membre du cercle des évolués Saint Benoît, il fut également membre du conseil du centre extra-coutumier de Lubumbashi et de la commission du Centre d’Etudes des problèmes sociaux indigènes (CEPSI).
37A la veille de l’accession du Congo à l’indépendance, il devint membre de l’Union Congolaise puis milita au sein de l’Union Katangaise qui donna naissance à la Conakat.
38Lors des premières élections législatives du pays, organisées en 1959, il fut élu membre de l’Assemblée provinciale du Katanga. Joseph Kiwele est l’auteur de l’hymne national « La Katangaise » de l’État indépendant du Katanga. Il exerça les fonctions de ministre de l’Éducation nationale et des Affaires culturelles dans le premier gouvernement du Katanga sécessionniste et de président du Conseil supérieur de l’université de l’État à Élisabethville. Il mourut en 1961. Pour perpétuer sa mémoire, l’ancien Athénée royal d’Élisabethville fut débaptisé et appelé institut Kiwele21.
39Un autre exemple est celui d’Évariste Kimba, un des martyrs de la Pentecôte sous le régime du président Mobutu. Après ses études moyennes à Saint Boniface en 1947, il a suivi cinq ans de cours du soir de sociologie, droit et économie politique au sein de la même école. Cette formation est, entre autres, un des facteurs qui lui ont permis d’occuper certaines fonctions à l’époque coloniale : clerc à la firme Trabeka (Travaux en béton du Katanga), membre du conseil de gestion de l’Union des économes d’Élisabethville, membre du conseil du Centre extra-coutumier d’Élisabethville (1952-1957), etc. Membre de la Conakat, il fut désigné par cette association comme candidat au conseil communal de la Katuba en 1959. Il fut tour à tour ministre provincial du Commerce et des Travaux publics du Katanga en 196022.
40Terminons ces exemples par le cas de Charles Mutaka wa Dilomba. Après ses études au petit séminaire de Kapiri, puis à la Mwera et ses trois années de philosophies au grand séminaire de Baudouin ville, il a suivi les cours du soir en droit à Saint Boniface à Lubumbashi en 1959. Il fut président du cercle d’évolués de Kamina (1956), secrétaire du conseil communal de Kikula à Jadotville en 1958 et président de l’assemblée provinciale du Katanga en juin I96023.
41La réforme de l’enseignement secondaire et l’organisation d’un enseignement post secondaire au collège Saint Boniface de Lubumbashi, à l’intention des évolués, commis et clercs, ont eu un impact positif sur la promotion de la formation qui devait plus tard déboucher sur la création de l’enseignement supérieur et universitaire.
42Cet enseignement devait être adapté à l’évolution des mentalités des Congolais.
On évitera les théories spéculatives, les exposés trop détaillés, pour s’en tenir à l’explication de l’indispensable et de l’utile. La déontologie appliquée fera partie intégrante de l’enseignement supérieur [...]. Le Noir, bien éduqué, bien instruit, exercera l’art et (...J laissera la science à son professeur. Ainsi, il rendra et deviendra un instrument de civilisation pour ses propres frères. [...] Je reconnais qu’une évolution aussi rapide peut paraître à première vue néfaste à ceux qui en sont l’objet. [...] Le temps est venu de songer à la formation d’une élite indigène chrétienne composée de laïcs intellectuels qui prendront place à côté des prêtres indigènes24.
3. Quid de l’enseignement supérieur ?
A. La création de l’université officielle du Congo belge et du Rwanda-Urundi, octobre 1955
43Le décret royal du 26 octobre 1955 créa l’université officielle du Congo belge et du Rwanda-Urundi. Cette institution ouvrit ses portes le 1 1 novembre 1956. Les objectifs assignés à cette institution furent les suivants :
Dispenser un haut enseignement qui prépare la jeunesse à certaines professions pratiques et développer la recherche scientifique, faire progresser et diffuser la culture. Elle devra former et orienter en même temps que les Européens, l’élite des populations autochtones leur permettant de créer les conditions d’existence d’une société fraternelle25.
44L’université coloniale de Lubumbashi avait la mission d’assurer la reproduction de la société des colons d’abord et, ensuite, à compte-gouttes, celle d’une infime fraction d’Africains rompus, ayant franchis de multiples examens sélectifs. Son vrai rôle, conforme à la vision du monde du colonisateur, était de former des cadres blancs pouvant travailler dans cette partie de la colonie qu’ils comptaient transformer en colonie de peuplement à l’instar de ce que les Anglo-Saxons avaient fait de l’Afrique du Sud et de la Rhodésie du Sud. Il faut aussi reconnaître que le désir des entreprises coloniales était de remplacer, dans certains services, les cadres blancs qui coûtaient très cher par des auxiliaires noirs. Depuis sa création, l’université officielle du Congo belge et du Rwanda-Urundi avait une double mission locale à remplir, celle, d’abord, de satisfaire les besoins (en agents spécialisés et techniciens) des entreprises naissantes et en pleine expansion et, ensuite, celle de servir les intérêts des colons qui prônaient un développement séparé du Katanga du reste de la colonie.
45Dans leurs discours, les colons du Katanga se sont toujours considérés comme des Katangais blancs. Jusqu’en 1960, l’université officielle du Congo belge et du Rwanda-Urundi comptait en son sein un total cumulé de 739 étudiants dont 588 étudiants non autochtones (79,57 %) et 151 étudiants congolais (20,43 %). Des 20 finalistes, on dénombrait 18 européens (90 %) et seulement 2 Congolais (10 %). Avec ce score, la première impression qui vient à l’esprit est que l’université coloniale de Lubumbashi ne travaillait pas pour le Congo. Il faut aussi noter que les candidats à l’enseignement supérieur venaient pour la plupart des écoles secondaires catholiques. Les animateurs de ces dernières institutions trouvaient à l’époque irrationnelle la création de l’université officielle et orientaient leurs produits culturels vers l’université Lovanium. Cette situation contraignit l’université officielle à recruter ses étudiants plus parmi les étrangers que parmi les Congolais.
B. L’École normale moyenne (septembre 1959)
46L’année 1959 vit l’ouverture du premier institut d’enseignement supérieur appelé à former des enseignants des écoles secondaires. Ses activités furent embryonnaires. En effet, l’institut Saint Jérôme ouvrit ses portes en septembre 1959 avec une première promotion en mathématiques-physique composée de dix étudiants dont huit garçons et deux filles26
4. Stratégies de contrôle et instrumentalisation des élites katangaises
47La formation des Congolais était, avons-nous souligné, un couteau à double tranchant pour l’administration coloniale. Elle a permis aux ouvriers congolais de prendre conscience de l’importance de leur rôle dans l’évolution de la société coloniale et de réclamer leurs droits. C’est dans ce contexte que l’apparition de cette nouvelle génération de travailleurs a éveillé un certain mécontentement dans le chef de certains colonisateurs.
Nombreux sont les Européens qui préfèrent l’ancienne génération de travailleurs à la nouvelle. Celle-ci a fréquenté l’école, mais, à part un bagage branlant de savoir, elle n’en rapporte qu’un orgueil démesuré, un mépris non dissimulé pour le travail manuel et un égoïsme brutal27.
48Il fallait donc, pour encadrer cette nouvelle génération de travailleurs et éviter « toute forme d’anarchie » et tout dérapage, mettre sur pied des stratégies de contrôle efficaces.
49Au cours des années 1940, le gouverneur général décida la création des syndicats noirs. Cette attitude fut désapprouvée par beaucoup d’employeurs et par l’Église catholique de la province du Katanga. Monseigneur de Hemptinne a été un des opposants les plus farouches à la création des syndicats noirs car, pour lui, le niveau général des ouvriers congolais n’était pas encore suffisant pour assurer le fonctionnement d’un organisme syndical. En outre, « les facteurs économiques de portée générale échappaient à l’appréciation des Congolais les plus instruits28 ».
50Les dirigeants de l’Union Minière voulaient, quant à eux, voir le gouverneur général laisser chaque province libre d’adapter sa politique à l’état d’esprit de la population locale. Cependant, l’Union Minière accepta de créer en son sein les conseils indigènes d’entreprises en lieu et place des syndicats africains. Les membres des conseils indigènes d’entreprises de l’UMHK étaient élus par les travailleurs eux-mêmes. Chaque service devait fournir une liste de deux représentants. « Pour nous, déclare un enquêté, il était question de nous choisir des gens éveillés, courageux et qui avaient une forte personnalité ; des gens capables de lutter, de défendre les intérêts des travailleurs29.
51Les représentants de tous les services étaient les porte-parole des travailleurs africains. Pour l’employeur, ils étaient des notables. Et, en tant que tels, ils devaient être des exemples au travail, dans leurs familles et dans le camp. L’Union Minière du Haut-Katanga, développa parmi les travailleurs africains un réseau d’informateurs. Ces derniers, véritables yeux et oreilles de l’employeur dans leurs quartiers respectifs, signalaient au chef de cité tout ce qui pouvait nuire à la bonne harmonie des camps. Enfin, ils devaient être des conseillers pour leurs « frères » et collègues de service.
52L’administration coloniale interdit l’accès au Congo belge en général et dans la province du Katanga en particulier des journaux de tendance communiste ou progressiste. Les journaux locaux qui avaient une influence certaine sur l’état d’esprit des populations africaines, notamment l’Informateur, furent interdits et leurs directeurs expulsés du Congo belge.
53En même temps, pour mieux orienter les Africains dans le sens souhaité par l’administration coloniale, plusieurs initiatives furent prises en matière d’information. En 1944, un service spécial d’information fut institué à Léopold ville (actuelle Kinshasa). Dans la même ville, on créa un périodique appelé La Voix du Congolais, rédigé par et pour les Congolais mais financé par l’administration coloniale qui avait un droit de regard sur les articles publiés. Ainsi, cette administration se donnait un moyen de mieux connaître les aspirations profondes des Congolais en général et des évolués en particulier.
54En 1944, le conseil de province du Katanga émit le vœu de créer un journal local pour les évolués en vue de mieux contrôler leurs aspirations. Le conseil de province devait aussi censurer la presse et supprimer toutes les attaques « déprimantes » contre les autorités
55Au cours de la période coloniale, les associations tribales et ethniques des travailleurs furent mises sous surveillance afin d’éviter qu’elles deviennent une base de résistance ou d’infiltration du communisme fort craint au Congo belge en général et au Katanga en particulier. Dans ce contexte, le gouvernement colonial demanda aux missionnaires de contrôler ces associations. Ces derniers confièrent, à leur tour, cette mission à leurs anciens élèves dévoués, dociles et voués à la cause coloniale. Ainsi, par le canal de ces derniers évolués, les missionnaires et, partant, le gouvernement colonial, étaient au courant de ce qui se disait dans ces associations et pouvaient intervenir à temps pour briser toute initiative qui ne répondait pas à leurs objectifs.
Conclusion
56D’emblée, nous pouvons dire que le colonisateur, opposé au début à l’enseignement plus formatif de l’intelligence, n’a pas préparé des élites coloniales katangaises capables de le remplacer valablement à tous les postes de responsabilité, puisqu’elles n’occupaient que des postes subalternes dans tous les secteurs de la vie économique, sociale, culturelle et administrative.
57Dans le secteur industriel et minier, aucun travailleur katangais noir n’a accédé à la classe agent de maîtrise avant l’indépendance du Congo. Le grade le plus élevé accordé au travailleur congolais fut celui de « fonctionnaire » créé pour la circonstance puisqu’on ne pouvait pas le faire accéder au grade d’agent de maîtrise, dernier échelon occupé par des ouvriers qualifiés blancs.
58Dans l’administration publique, les Katangais noirs ont accédé au poste d’agent territorial principal, poste le plus élevé pour un Noir dans l’administration publique, à la veille de l’indépendance.
Les Noirs ne pouvaient pas occuper les mêmes postes de responsabilité que les Blancs. Il ne fallait pas leur offrir une occasion de réclamer le même traitement et de se sentir les égaux des Blancs30.
59Comme nous l’avons vu, l’idée de former des élites intellectuelles modernes noires, c’est-à-dire des futures locomotives, est survenue plus tard, à la veille de la décolonisation du Congo. Plusieurs facteurs justifient ce retard, notamment le climat de méfiance qui caractérisait l’état d’esprit de la plupart des membres de l’administration coloniale.
60Notons par ailleurs qu’après diverses visites des autorités métropolitaines, le pouvoir colonial afficha le désir de rapprocher les peuples congolais et européen par la réalisation d’une communauté belgo-congolaise. C’est dans ce contexte qu’il faut situer les ordonnances et décrets promulgués en 1948 et en 1952 relatifs respectivement à l’octroi de la carte de mérite civique et de la carte d’immatriculation31. Mais, ces ordonnances et décrets ne furent pas appliqués systématiquement par le gouvernement colonial. Les évolués n’ont pas été assimilés aux Européens. Ils se sont retrouvés alors déclassés en ce sens qu’ils vivaient en marge à la fois de la société africaine et de la communauté européenne.
61Le journal La Voix du Congolais, qui jadis servait à renforcer l’idéologie coloniale, contribua cette fois-ci à une prise de conscience. Il permit aux évolués de se détacher de l’idéologie coloniale et de dénoncer les abus de la colonisation. Mais, « les chiens aboient, la caravane passe », dit-on. C’est en fait cela que semblait dire l’avocat A. Rubbens en 1 949, lorsqu’il notait ce qui suit :
Nous devons être assez forts pour ne pas conduire notre politique coloniale en fonction des revendications égoïstes d’un petit groupe minoritaire, ni des représentants ignares ou partisans d’organismes étrangers. La meilleure force que nous avons à leur opposer est la conscience droite dans l’accomplissement de notre mission32.
62Cette citation montre une fois de plus le caractère tronqué de la formation dispensée aux Congolais en général et aux Katangais noirs en particulier. Sinon, le plan Van Bilsen proposé en 1955 n’aurait pas été aussi vigoureusement critiqué dans le milieu métropolitain. Ensuite, le plan Van Bilsen signifie que c’est à ce moment que certains milieux intellectuels belges ont compris la nécessité de promouvoir les Congolais et de les préparer à la gestion de leur propre pays. « On peut vivement regretter, note Jef Van Bilsen, que la Belgique n’ait pas eu la lucidité de prévoir à temps que le Congo allait, à son tour, être entraîné dans le mouvement de libération et de décolonisation des pays de couleur et que rien n’ait été entrepris pour préparer les cadres africains, ni pour reconvertir l’économie du Congo en vue de cette évolution nécessaire33 ».
63Le plan Van Bilsen (1955) a été proposé une année après la création de l’université Lovanium (actuelle université de Kinshasa) (1954) et une année avant la création de l’université officielle du Congo belge et du Ruanda-Urundi (actuelle université de Lubumbashi) (1956). l’université officielle du Congo belge et du Ruanda-Urundi ne livra que deux diplômés universitaires congolais à l’accession du pays à l’indépendance !
64Somme toute, avec la croissance des diplômés congolais de niveau secondaire et post secondaire, l’écart de niveau culturel entre Européens et Africains était lentement mais progressivement comblé. La politique paternaliste semblait tendre à sa fin. Les Congolais commençaient à être considérés, mais avec retard par rapport à leurs collègues des colonies françaises et britanniques, comme des hommes adultes. C’est ainsi qu’ils commencèrent à prendre une part active dans des assemblées, à côté des Européens. On les retrouvait dans les différentes organisations professionnelles, à la tête de formations syndicales et de partis politiques.
Notes de bas de page
1 F. Soki Fuani Eyenga, « Les élites féminines en quête de statut politique et économique », dans Sabakinu Kivilu (dir.), Élites et démocratie en République démocratique du Congo, Kinshasa, Presses de l’université de Kinshasa, 2000, p. 142(141-164).
2 Kita Kyankenge Masandi, Colonisation et enseignement ; cas du Zaïre avant 1960, Editions du CERUKI, Bukavu, 1982, p. 17-18.
3 J.-C. Schmitz, « L’éducation des enfants et des adolescents noirs », Bulletin du CEPSI, Élisabethville, no 10, 1949. p. 48 (46-58).
4 ARP/Gécamines-L’SHI, « Aide-mémoire M.O.I. », fascicule II, Politique M.O.I., 1943, annexe 3.
5 Ministère des Colonies, Plan décennal pour le développement économique et social du Congo belge, Bruxelles, 1949, p. 75.
6 Ngandu Mutombo, Politiques de rémunération, de cotation et de classification des emplois comme facteurs de formation d’une catégorie sociale. Le cas des travailleurs de l’Union Minière du Haut-Katanga, 1947-1967, thèse de doctorat en histoire, université Laval, Québec, 1996, p. 176.
7 Kabey Muchail, 54 ans, agent de la Gécamines. Témoignage recueilli en date du 5 janvier 1995 à Lubumbashi. Citation tirée de Ngandu Mutombo, Politiques de rémunération, de cotation..., op. cit., p. 257.
8 Dr C. Ronse, « La formation des assistants médicaux indigènes », Lovania, 1946, p. 27 (26-33).
9 Ibidem, p. 29.
10 J. Stengers, Congo. Mythes et réalités. 100 ans d’histoire, Paris-Louvain-la-Neuve, Duculot, 1989, p. 192.
11 Dr C. Ronse, « La formation des assistants médicaux indigènes », Lovania, 1946, p. 31 (26-33).
12 CEPSI, « Refus d’abandonner l’œuvre africaine », Bulletin du CEPSI, novembre 1952, p. 6-7.
13 D. Dibwe dia Mwembu, Bana Shaba abandonnés par leur père : structures de l’autorité et histoire sociale de la famille ouvrière au Katanga, 1910-1997, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 36.
14 D. Dibwe dia Mwembu, « Femmes de Lubumbashi, hier et aujourd’hui », dans Violaine Sizaire (éd.), Femmes – Mode – Musique. Mémoires de Lubumbashi, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 4-5.
15 Mère Générale, « L’institut Sainte Marguerite de Luishia au Katanga », Bulletin du CEPSI, Élisabethville, 1951, p. 162-167.
16 Mère Van Hove, « L’éducation de la jeune fille noire évoluée au Congo », Bulletin du CEPSI, Élisabethville, 1951, p. 152.
17 F. Soki Fuani Eyenga, « Les élites féminines en quête de statut politique et économique », dans Sabakinu Kivilu (dir.), Élites et démocratie en République démocratique du Congo, Kinshasa, Presses de l’université de Kinshasa, 2000, p. 142 (141-164).
18 Voir Bulletin du CEPSI, no 17, Élisabethville, 195 1.
19 Le nombre des travailleurs africains promus au statut de personnel de cadre est passé de 84 agents au 31 janvier 1960 à 98 au 1er janvier 1961, à 139 agents au 1er janvier 1962. Cfr ARP/GCM-L’SHI, « Rapport annuel », 1965, p. 110.
20 Cerdac, Biographie historique du Congo, collection « Documents et Travaux », vol. XXI, 2001, p. 179-180.
21 C. Mwilambwe, Récit de vie de Joseph Kiwele, communication présentée à la quatrième exposition organisée autour du thème : « Se souvenir des ancêtres. Lever le deuil. Bâtir sur l’expérience », Lubumbashi, 2004.
22 Cerdac, Biographie historique du Congo, collection « Documents et Travaux », vol. XXIII, 2004-2005, p. 69-72.
23 Cerdac, Biographie historique du Congo, collection « Documents et travaux », vol. XXII, 2002-2003, p. 1431-44.
24 Dr C. Ronse, « La formation des assistants médicaux indigènes », Lovania, 1946, p. 32-33.
25 « Histoire d’une vie – Campus de Lubumbashi, 19551979. De l’UOC à l’UNAZA », Lubumbashi, s.d., p. 3.
26 G. Kasongo Ngwele, Histoire de l’enseignement dans le milieu urbain de Lubumbashi, de 1910 à 2000, thèse de doctorat en sciences historiques, université de Lubumbashi, 2005, p. 244.
27 J.-C. Schmitz, « L’éducation des enfants et des adolescents noirs », Bulletin du CEPSI, no 10, Élisabethville, 1949, p. 48.
28 Dibwe dia Mwembu, Histoire des conditions de vie des travailleurs de l’Union Minière du Haut-Katanga/Gécamines (1910-1999), Lubumbashi, Presses Universitaires de Lubumbashi, 2001, p. 75.
29 Bernard Kasongo, né en 1927, retraité de l’UMHK. Information recueillie à Lubumbashi, le 25 janvier 1996.
30 D. Dibwe dia Mwembu, « Le Congo colonial et postcolonial dans la mémoire populaire », La Revue nouvelle, janvier-février 2005, no 1-2, p. 52 (50-61).
31 Jacques Vanderlinden nous donne les critères qu’il fallait remplir pour obtenir la carte de mérite civique : « Il fallait ne pas être polygame, ne pas avoir fait l’objet de certaines sanctions pénales, être âgé de 21 ans [...], savoir lire, écrire et calculer dans une des langues nationales de la Belgique ou dans une langue locale [...] et surtout « justifier d’une bonne conduite et d’habitudes prouvant un désir sincère d’atteindre un degré plus avancé en civilisation » et, pour avoir accès au statut d’immatriculé, il fallait avoir « une formation et une manière de vivre justifiant « un état de civilisation impliquant l’aptitude à jouir des droits et à remplir les devoirs prévus par la législation écrite ». Notons qu’à la fin de 1958, il n’y avait que 1566 personnes ayant obtenu la carte de mérite civique et, au total, 1783 personnes ayant fait des progrès à divers niveaux ! Voir J. Vanderlinden, « Le Congo au fil des mots » dans C. Braeckman, S. Gasibirege, et al., Congo-Zaïre. La colonisation l’indépendance – le régime Mobutu – et demain ?, collection « GRIP-Information », Bruxelles, 1990, p. 37.
32 A. Rubbens, avocat près la cour d’appel de Lubumbashi, cité par Mabanza Kabese, mémoire cité, p. 203.
33 J. Van Bilsen, Congo, 1945-1965. La fin d’une colonie, Bruxelles, CRISP, 1994, p. 242.
Auteur
Université de Lubumbashi
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