Naissance de l’historien artiste : Chateaubriand, Mercier et Michelet au musée des Monuments français
p. 283-298
Texte intégral
1La question de savoir « comment écrire l’histoire » a suscité un riche débat au xviiie siècle. Les encyclopédistes reprochaient aux érudits de l’Académie des inscriptions et belles lettres, de manquer de hardiesse de vue et d’imagination. De là une polémique entre Diderot et le Comte de Caylus, le chef de file de ceux qu’on appelait, le plus souvent en mauvaise part, les « antiquaires ». Sur ce débat et sur le genre historique, Marmontel offre une petite synthèse dans l’article « Histoire » de ses Éléments de littérature publiés en 1787. Il note que si l’historien doit être impartial, il ne peut rester indifférent : il lui faut parfois s’indigner et faire sentir ce qu’il a éprouvé lui-même. D’autre part l’histoire étant devenue plus totale et plus complexe au cours du siècle, elle ne saurait être uniforme. Elle réclame des couleurs, des rythmes et des styles divers. « Un historien apathique me semble un homme dénaturé1 » proclame Marmontel.
2L’historien « apathique », voilà bien la cible du parti philosophique au xviiie siècle. En vérité, s’exprime par là une sourde inquiétude qui tient à l’historiographie des Lumières elle-même. Dans le Génie du christianisme, Chateaubriand reconnaît également, comme le rappelle ici même Patrizio Tucci2, que l’histoire moderne est loin d’avoir la couleur et la variété de l’histoire antique parce que le christianisme a produit une grande « uniformité » et une « monotonie de mœurs ». On peut dire dans le même sens que les Lumières avaient complètement moralisé l’histoire en révoquant les formes éclatantes de l’héroïsme : celle-ci ne devant plus relater désormais que les progrès radieux de l’esprit humain, elle risquait d’apparaître bien terne. C’est sans doute pourquoi Diderot ressent le besoin d’écrire dans le Salon de 1763 : « C’est une belle chose que le crime dans l’histoire et dans la poésie, et sur le marbre et sur la toile3. » La Révolution française allait bientôt consacrer le retour intempestif de cette part de tragique et de déraison qui avait été précisément refoulée par l’historiographie des Lumières. Cela redonnerait plus tard des couleurs au genre historique, mais sur le moment même on désespéra de jamais pouvoir écrire l’histoire de la Révolution en raison de la prodigieuse accélération du temps et du caractère proprement inouï du grand événement.
3Avec la Révolution c’est, en effet, un formidable coup de pied qui fut donné dans le sage atelier du discours historique. Dans son dernier ouvrage, Isabelle de Bavière, Sade s’est amusé à faire en quelque sorte l’état des lieux et à rendre compte à la fois de façon ludique et fort méthodiquement de tous les aspects de cette profonde crise de l’histoire4. Bien des écrivains et des historiens ultérieurs attesteront que la Révolution fut, dans leur jeunesse, une expérience fondatrice tant pour leur vocation que pour leur méthode et leur style. Ce fut le cas de Chateaubriand. Pour donner une idée de ce grand remue-ménage historique et épistémologique, il a recours comme d’autres écrivains (et plus particulièrement Louis Sébastien Mercier et Michelet dont il est éclairant de relater également le témoignage) à une étonnante institution révolutionnaire : le musée des Monuments français d’Alexandre Lenoir dans lequel nos trois visiteurs virent, en effet, chacun à leur manière l’image assez sidérante d’une histoire en miettes et qu’il convenait donc de refonder.
4Il avait fallu beaucoup de patience et de ténacité à Lenoir pour réaliser son projet muséographique très original5. Après la confiscation des biens du clergé, on avait fait de nombreux dépôts dans Paris : les statues furent rassemblées au couvent des Petits-Augustins (aujourd’hui le site de l’École des beaux-arts) et Lenoir fut nommé gardien de ce dépôt en juin 1791. Il ajouta aux saisies révolutionnaires toutes sortes d’œuvres, et même des reliques, qu’il s’était employé à sauver du vandalisme : « Je me fis un plan, écrit Lenoir, et je considérai principalement cette collection sous le rapport des arts et de l’histoire6. » Puis il permit au public d’accéder à ce dépôt en août 1793. Bien résolu depuis le début à le transformer un jour en musée, il parvint à faire accepter (en octobre 1795) son programme d’un « Musée historique et chronologique ». Ce musée qu’il ouvrit peu après était composé d’un jardin de mémoire avec des tombeaux et d’autres restes de monuments (un Élysée si pittoresque qu’il donna lieu à plusieurs toiles d’Hubert Robert), et surtout de plusieurs salles invitant à un parcours plus délibérément pédagogique puisqu’elles étaient réparties selon un ordre chronologique : chacune d’entre elles ayant pour fin de restituer « la physionomie exacte du siècle qu’elle devait représenter ». L’éclairage avait quelque chose de la fantasmagorie de Robertson et d’une théâtralité déjà romantique puisque, de la salle du xiiie siècle à celle du xviiie siècle, on cheminait progressivement vers la lumière comme dans un rituel d’initiation de la franc-maçonnerie chère à Lenoir.
5En vérité, seule la violence des déprédations révolutionnaires avait permis cette recomposition par siècle. Ainsi s’imposa avec une évidence flagrante l’idée paradoxale que c’est à partir des fragments que se font vraiment les synthèses. Il y avait donc une alliance objective entre le vandalisme et la fonction nouvelle du conservateur, associée à l’idée du musée, et à la notion de patrimoine : à propos des « cinq cents monuments » qu’il avait rassemblés, Lenoir explique qu’il lui fallut « les mettre en ordre, les restaurer, les classer, les décrire et les graver7 ». En plus de la forte émotion que suscita ce musée chez les visiteurs, on comprend qu’il leur donna aussi beaucoup à penser. La « visite au Musée des monuments français » fut donc, pour les plus éminents d’entre eux, tout à fait inoubliable, en raison de sa dimension traumatique, et conserva longtemps dans leur œuvre une existence souterraine. Le singulier musée d’histoire leur avait offert la vision pathétique d’un monde certes disloqué, mais capable aussi de se refonder sur d’autres bases. Lenoir avait ainsi mis en scène, de façon imagée et propre à frapper leur imagination, le bouleversement des repères et la profonde crise de l’histoire, et de quoi les inspirer dans le renouvellement nécessaire du genre historique.
6Chateaubriand évoque nommément Lenoir à deux reprises, de façon fugitive certes, mais à chaque fois ce rappel est plein d’enseignements. On peut même considérer qu’il y a une troisième occurrence, quoique cette dernière soit à vrai dire peu explicite, mais elle est également significative. C’est dans le Génie du christianisme que Chateaubriand mentionne une première fois le musée des Monuments français. Dans le contexte particulier de cet ouvrage on n’est pas surpris qu’il le fasse sur un mode négatif :
On a sans doute de grandes obligations à l’artiste qui a rassemblé les débris de nos anciens sépulcres ; mais quant aux effets de ces monuments, on sent trop qu’ils sont détruits. Resserrés dans un petit espace, divisés par siècles, privés de leurs harmonies avec l’antiquité des temples et du culte chrétien, ne servant plus qu’à l’histoire de l’art, et non à celle des mœurs et de la religion ; n’ayant pas même gardé leur poussière, ils ne disent plus rien ni à l’imagination, ni au cœur8.
7Cela résonne indiscutablement en écho avec le procès fait au principe même du musée par Quatremère de Quincy dans ses Lettres au général Miranda de 1796 (un thème qu’il reprendra plus tard dans ses Considérations morales sur la destination des ouvrages de l’art en 1815). Cet ennemi juré de Lenoir s’était montré hostile aux saisies des objets d’art en Italie qu’on avait ramenés ensuite en grande pompe pour les exposer dans ce qui deviendrait le musée Napoléon puis le Louvre. Il ne fallait en aucun cas, selon lui, réduire l’art, dans les inutiles musées, à un vague cours pratique de « chronologie moderne » car on risquait de le « tuer » pour en faire l’histoire. Chateaubriand déplore lui aussi que, selon le programme de Lenoir, les « monuments » soient « divisés par siècles » et « ne servant plus qu’à l’histoire de l’art » puisque par un geste sacrilège on les a arrachés à leur site originaire. Comme ses lecteurs du Mercure, l’auteur du Génie du christianisme, ne pouvait que marquer sa réticence, à ce moment-là, quant au musée des Monuments français parce qu’une grande partie des œuvres qui y étaient rassemblées avait rapport au culte. Bien que Lenoir, conscient de cet état de choses, ait suggéré ensuite d’édifier une chapelle expiatoire, son musée fut dispersé en 1816 et les œuvres rendues à leur première place quand cela était encore possible.
8Le point de vue est tout autre dans la deuxième référence à Lenoir située dans un passage souvent cité du livre V des Mémoires d’outre-tombe. Chateaubriand y caractérise admirablement « les moments de crise » qui produisent un « redoublement de vie chez les hommes » quand, selon la célèbre formule, le « genre humain » est « en vacances ». Il développe cette analyse, dans un autre chapitre du même livre, à propos de la prise de la Bastille : « La colère brutale faisait des ruines et sous cette colère était cachée l’intelligence qui jetait parmi ces ruines les fondements du nouvel édifice9. » Chateaubriand témoigne ici de l’ambivalence de la période, qui, au-delà des ravages et de la catastrophe, se présente également comme un terrain d’expérimentation plein de promesses. Parce qu’il se montre capable de prendre en compte ce double mouvement des choses, l’imaginaire de la ruine venant se confondre avec celui de la fondation, l’écrivain adopte dans les Mémoires d’outre-tombe un point de vue plus complexe qu’auparavant dans le Génie du christianisme :
Dans une société qui se dissout et qui se recompose, la lutte des deux génies, le choc du passé et de l’avenir, le mélange des mœurs anciennes et des mœurs nouvelles, forment une combinaison transitoire qui ne laisse pas un moment d’ennui10.
9Étrange formule où l’histoire en train de se faire s’offre comme un spectacle extraordinairement rapide et intense. Pour être à la hauteur d’un tel sujet, l’historien devra saisir au vol ces curieuses configurations dans leurs arabesques fugitives sans laisser lui-même à son lecteur un « moment d’ennui ». Si le musée des Monuments français a pu tellement fasciner les visiteurs, c’est qu’ils y voyaient une métaphore exacte de cette « combinaison transitoire » c’est-à-dire du moment révolutionnaire. Il se révélait ainsi comme une indéniable source de réflexion pour tous ceux qui étaient soucieux de concevoir une écriture de l’histoire appropriée. Le musée de Lenoir n’est donc plus présenté par Chateaubriand comme un cimetière de vieux objets ayant perdu leur signification. Il offre au contraire l’image même du mouvement et d’une étonnante effervescence :
Je ne pourrais mieux peindre la société de 1789 et de 1790 qu’en la comparant à l’architecture du temps de Louis XII et de François Ier, lorsque les ordres grecs se vinrent mêler au style gothique, ou plutôt en l’assimilant à la collection des ruines et des tombeaux de tous les siècles, entassés pêle-mêle après la Terreur dans les cloîtres des Petits-Augustins […]11.
10Chateaubriand n’évoque pas cette fois le musée dans sa phase ultime lorsque sa « collection » hétéroclite en vint à être classée par siècle, mais préfère se référer au moment antérieur du « dépôt », quand les objets étaient « entassés pêle-mêle ». Lenoir note dans la « description » qu’il a donnée de son institution : « En sortant des salles qui forment le Musée, on traverse trois cours décorées elles-mêmes avec les débris d’anciens bâtiments, tirés des châteaux d’Anet, de Gaillon, et d’une chapelle dans le goût de l’architecture des Arabes-Maures, etc.12. » Cela produisait des mélanges de style surprenants, avec, il est vrai, des fragments du temps de « Louis XII et de François Ier » répartis selon cet ordre désordonné qu’on appelle le « composite ». Cette notion désigne, comme on le sait, un des aspects majeurs de l’esthétique de Chateaubriand si bien que le musée de Lenoir évoque non seulement « la société de 1789 et de 1790 », mais aussi la structure caractéristique des Mémoires d’outre-tombe : un « édifice que je bâtis avec des ossements et des ruines13 ». Cette œuvre hybride se présente comme un étonnant échafaudage fait de stratifications multiples. Elle est composée, elle aussi, de fragments hétérogènes et d’une véritable collection de matériaux variés appartenant à des époques bien différentes et à des registres très divers.
Mercier et Michelet chez Alexandre Lenoir
11Pour mieux comprendre la logique secrète de cette référence à Lenoir chez Chateaubriand, qui, loin d’être la seule dans son genre, s’inscrit dans un contexte très intéressant, il est nécessaire de rappeler les témoignages enthousiastes de Louis Sébastien Mercier et de Michelet, deux écrivains qui se sont demandé l’un et l’autre comment écrire l’histoire de la Révolution et sur lesquels le musée des Monuments français produisit une véritable commotion. Mercier consacre à Lenoir deux remarquables articles14 publiés dans le Journal de Paris (2 octobre 1797-16 juin 1798) : le premier porte sur le « dépôt des Petits-Augustins », le second, paru six mois plus tard, sur « l’arrangement » du même dépôt en musée, ce qui fut pour l’écrivain une grande déception. Lorsque Lenoir qui avait été chargé en 1791 de regrouper les statues et les fragments des monuments confisqués ou vandalisés, ouvre deux ans plus tard son « dépôt » au public, il trouve en Mercier un spectateur particulière- ment attentif. L’auteur du Tableau de Paris a toujours été fasciné, en effet, par les objets errants et en déshérence comme le montrent les chapitres « Saisies », « Déménagement », « Encan » de son ouvrage, au point qu’il aime comparer son travail d’écrivain à celui de « l’huissier-priseur » qui, dans les salles des ventes, dresse la liste de tout ce qui a été collecté. Au cours de ses déambulations dans la capitale, Mercier apparaît toujours comme une sorte de glaneur et de ramasseur. Alors que Lenoir récupère dans des charrettes des fragments de monuments, l’auteur du Tableau de Paris fait moisson, quant à lui, de tout l’aléatoire du monde et d’une foule de spectacles inattendus, à la façon dont les « filets de la Seine » (qui sont aussi une claire métaphore de son écriture) retiennent ce qui advient au fil de l’eau : « On trouve souvent dans ces filets les plus singuliers débris, que le hasard entasse pêle-mêle, et que la Seine a charriés de la capitale15. » Il y a dans ces amas fortuits un intéressant désordre qui n’est pas sans rapport avec celui du musée des Monuments français et avec la poétique du fragment qui caractérise le Tableau de Paris. En raison des saisies révolutionnaires effectuées sur une grande échelle, la capitale avait fini par ressembler à une immense brocante où tant d’objets divers venaient s’accumuler et s’assembler d’une manière si imprévisible que cela produisait, comme le constate Mercier, des spectacles bizarres et discordants. Le Nouveau Paris, publié en 1799, est traversé par ces visions proprement surréalistes.
12C’est précisément dans la phase de gestation de cet ouvrage que se situe la visite de Mercier au dépôt de Lenoir, dans ce moment thermidorien qui permet de prendre quelque recul, si bien que les « figures plus ou moins mutilées, et qui attestaient qu’elles sortaient d’un combat, ou des grandes orgies d’une multitude longtemps déchaînée16 » peuvent être considérées désormais avec plus de calme. « Quelle source de réflexions pour le spectateur contemplatif ! », s’exclame Mercier qui se passionne également pour les panoramas, les plans en relief, la fantasmagorie et autres attractions des boulevards ; mais ce qu’il découvre grâce au dépôt de Lenoir est, selon lui, d’une bien plus grande portée : « Il en résulta un spectacle unique, le plus curieux, le plus imposant, le plus neuf qui ait frappé à la fois mon œil et mon imagination17. » Le caractère exceptionnel de ce dépôt tient à ce qu’il lui paraît, tout comme à Chateaubriand, rendre compte de la période révolutionnaire à laquelle il ressemble indéniablement en raison de ses compositions aléatoires :
[…] tout fut apporté avec soin, mais déposé, rangé, jeté au hasard, et tout offrit à ce musée l’image irrégulière mais frappante de la confusion des siècles. C’était le véritable miroir de notre révolution, quels contrastes, quels jeux du sort et du caprice, quel singulier chaos ! Huit jours entiers ne purent rassasier mes regards et ma curiosité de ces images hasardeusement accumulées, et quelle éloquence sortait de ce sujet fortuit18 !
13Si le visiteur peut caractériser l’univers a priori silencieux du dépôt en se référant au monde éminemment sonore de la rhétorique, c’est en vertu de l’incongruité de ce désordre qui produit des associations inattendues. Mercier « le dramaturge » est spontanément fasciné par les contrastes inouïs et très parlants, qu’offre l’extraordinaire kaléidoscope du dépôt de Lenoir.
14Au-delà de cette référence au théâtre, il évoque de façon assez inattendue, mais en vérité très opportune, un genre littéraire qui appartient à une longue tradition et qui rend très précisément compte, selon lui, des effets propres au « dépôt des Petits-Augustins » :
[…] non jamais le hasard n’a jeté sur le globe une plus grande scène tragi-comique que cet amoncellement imprévu et précipité qui aurait donné du génie à l’imagination la plus froide ; oh ! c’était véritablement là qu’il fallait lire les dialogues des morts de Fénelon et de Fontenelle, ou plutôt en composer de nouveaux19.
15C’est plus particulièrement chez Fontenelle, tellement apprécié de Nietzsche, que le genre du dialogue des morts se présente ostensiblement comme un anti-genre fondé sur la dérision et le burlesque dans la tradition de Lucien. Fontenelle aime, en effet, faire dialoguer de préférence un fou avec un sage, Apicius avec Galilée, César avec Phryné, parce que, assure-t-il, « tout l’agrément d’un dialogue, s’il y en a, consiste dans la bizarrerie de cet assortiment20 ». Le dépôt de Lenoir offre, selon Mercier, ce même genre de « rapprochements singuliers » :
Remarquez donc l’épaisse figure de ce glouton de Vitellius ; ne dirait-on pas qu’il va manger ce joli petit ange ? […] et cette Vénus, ce corps d’éternelle volupté, j’aime à le considérer au milieu de ces archanges qui étendent leurs ailes comme pour voiler les beautés dont ils sont peut-être jaloux21.
16Aux panoramas rassurants, Fontenelle préfère le point de vue critique qui instille des doutes sur la rationalité de l’histoire et désassemble ce qui tend à s’agréger en dogmes. Aussi ses dialogues des morts mettent-ils en scène un incroyable désordre aux enfers qui rappelle celui du dépôt de Lenoir. On retrouvera, au lendemain de la seconde guerre mondiale, de semblables visions sidérantes que seules procurent les guerres et les révolutions, captées fugitivement au milieu des décombres par la caméra de Rossellini (plus particulièrement dans Païsa et dans Allemagne année Zéro). Au moment où les Allemands avaient rassemblé les statues de Paris avant de les fondre, un photographe a pu saisir dans ces nouveaux dépôts quelques aperçus fulgurants du même ordre : on pouvait y voir, par exemple, un buste de Marat22 placé dans une baignoire par un hasard qui fait bien les choses…
17On comprend le désespoir de Mercier lorsqu’il découvre six mois plus tard que tout a été symétriquement rangé et disposé dans un ordre chronologique : « Ils ont détruit mon temple magique ; c’en est fait, ils ont classé les siècles23 » ; si bien que « toutes ces statues qui me parlaient », assure-t-il, « sont redevenues muettes ». À la place du bruyant charivari de l’ancienne présentation, voici le règne assourdi et terne d’une histoire pétrifiée. Le dépôt mystérieux et riant est devenu un triste musée qui a désormais « l’aspect d’un cimetière ». « Pourquoi ranger en l’air tous ces bustes comme l’on fait dans les cafés », s’écrie Mercier qui propose sa solution : « Apportez des flambeaux ; que tout ceci s’anime […] ; que je parcoure à la lueur des torches cette ville de morts. » Ainsi s’exprime chez l’écrivain une véritable phobie de l’étiquetage dans les bibliothèques et les musées, et de la naturalisation (dans les cabinets d’histoire naturelle) qui figent tout de façon désespérante : « Hélas ! c’est aujourd’hui le cabinet d’un curieux, ce n’est plus l’univers d’un penseur ». De la répartition par siècles inaugurée par Lenoir (et qui allait s’imposer ensuite non seulement dans les musées mais dans le cours des études comme un trait particulier de l’université française), Mercier ne voit que les désavantages et l’effet proprement médusant qu’il désigne par une belle formule : la « classicomanie qui n’a point d’yeux24 ». C’est ainsi que la visite du musée Lenoir lui avait donné l’occasion de délivrer le fin mot de sa poétique et l’avait beaucoup inspiré (en le confortant dans ses choix) au moment même où il inventait, dans le Nouveau Paris, une écriture historique très originale.
18Quant à Michelet, la visite du musée des Monuments français fut à l’évidence une expérience tout aussi fondatrice pour lui que d’avoir vu un matin dans son enfance « le Panthéon entre moi et le soleil25 ». Il assure même que ce fut le vrai déclic dans sa vocation d’historien : « J’eus, enfant et ne sachant rien, une vive intuition de la France26. » Le musée de Lenoir laissa sur sa jeune imagination des impressions d’autant plus indélébiles que celle-ci était encore vierge de tout savoir. Elles furent donc son premier apprentissage :
J’ai dit mon point de départ qui, grâce au ciel, ne fut point un livre. Il y a quelque avantage à ne pas commencer par un livre pour échapper à la scolastique du temps, à ce monde de formules dans lesquelles nous nous séchons. Ce point de départ n’est autre que le cloître des Augustins. Là je sentis pour la première fois l’accord de cette grande lyre, le durable et le progrès de la personnalité de la France. […] C’est quelque chose pour un enfant de commencer par un manoir de famille, par le portrait des aïeux, par la longue avenue de chênes qu’ils ont plantés autrefois. Mais c’est quelque chose aussi de commencer par les tombeaux de la France.
Chose merveilleuse que ces monuments, arrachés de partout se soient si doucement harmonisés ! Et pourtant dans un pareil moment, la société se rebâtissait violemment de ruines, comme aux murs du Pirée, de Narbonne. […] Néanmoins à chaque changement de lieu, les monuments perdent quelque chose : figures la tête en bas, inscription brisée qui se tait tout à coup, bras qui passe comme d’un homme enseveli. Il y eut des choses arrangées, mais d’une main douce et pieuse ; plusieurs de ces changements subsistent, par exemple la chapelle d’Abélard.
Tous ces blessés avaient trouvé un refuge, une compagnie de leur choix, un lieu bien humble mais paisible, des jours doucement ménagés. […] Ils avaient eu là ce bonheur qu’ils n’eurent jamais avant ni après, isolés dans les églises, le bonheur de se voir les uns les autres, de converser entre eux. C’est l’impression que donnait ce lieu, et non pas celle d’un musée.
[…] Toutes ces figures isolées dans les églises ou réunies dans les musées ne parlent plus guère. Mais là au musée des Monuments français, se trouvant entre elles, dans une société de leur temps, et selon leur cœur, ayant un jour doux de vitraux, elles parlaient, elles vous parlaient et elles se parlaient les unes aux autres, entre chaque groupe et d’un groupe à l’autre. […] Moi qui vous parle, j’y ai entendu le grand chœur du xvie siècle27.
19On retrouve ici le thème déjà présent chez Mercier de la sculpture « éloquente ». Mais si les monuments ont quelque chose à nous dire, du point de vue de Michelet, cela ne tient pas à un désordre sublime ni au principe du musée qui, selon André Malraux, est une « confrontation de métamorphoses28 ». Ce qui intéresse Michelet et produit sur lui un véritable choc (tout comme sur Augustin Thierry d’après lui), c’est la dimension proprement historique du musée des Monuments français. Celui-ci « n’était pas un cimetière29 » à ses yeux (dans le sens négatif où l’entend Mercier), parce qu’en vertu des bons soins que lui avait prodigués Lenoir, il offrait, tout au contraire, l’idée d’une « nouvelle religion du passé ». Le parcours du musée avait donné au jeune visiteur, avant même qu’il ait commencé le cours de ses études, la vision anticipée (et en quelque sorte matérialisée dans l’espace) de cette Histoire de France qu’il écrirait une fois devenu historien et dans laquelle il s’emploierait, tout comme Lenoir, à mettre lui aussi de l’ordre dans la confusion des siècles. Ainsi pourrait-il réaliser son ambition la plus haute de faire s’exprimer tout un monde devenu muet et de faire parler la France. Dans cette perspective, on comprend qu’il désigne les accumulations fortuites qui se sont constituées dans les « églises » au fil du temps, comme des monuments « isolés » qui n’ont rien à se dire, alors que le musée de Lenoir (très différent en cela d’un musée des beaux-arts) les regroupe par époques et par affinités, en leur donnant pour la première fois « le bonheur de se voir les uns les autres, de converser entre eux ».
20L’historien couronne ces considérations plutôt fantasmagoriques par un thème étonnant qui assimile les œuvres à des « blessés » et le musée lui-même à une infirmerie ce qui rappelle les Invalides tour à tour hôpital militaire et musée d’histoire. C’est effectivement d’une « main douce et pieuse » que Lenoir s’est voué à la restauration des monuments « mutilés » par le vandalisme et il a fallu, de fait, qu’il y ait une blessure pour qu’il y ait un musée. Michelet prétend même, comme le montre une estampe de l’époque30, que Lenoir ayant sauvé les tombeaux de la France « en les couvrant de son corps », il en « garda la blessure31 ». Au milieu du désordre du dépôt où Mercier nous apprend qu’avait été « déposé32 » le pied de la statue équestre de Louis XV par Bouchardon, Michelet évoque un « bras qui passe comme un homme enseveli ». Dans cette étrange vision, les charrettes de cadavres conduites vers les charniers viennent soudain se surimprimer à celles de Lenoir remplies d’œuvres mutilées : par une même indécision troublante, dans Voyage en Italie de Roberto Rossellini, les corps pétrifiés de Pompéi ressemblent à des sculptures, mais des sculptures qui crient. Nul doute qu’il y ait chez Michelet une référence implicite à une vision antérieure de Mercier relatant les massacres de septembre : « Une troisième voiture s’avance… un pied dressé en l’air en sortait d’une pile de cadavres ; à cet aspect je fus terrassé de vénération ; ce pied rayonnait d’immortalité33 ! » Voilà pourquoi sans doute Michelet ressent le besoin de consacrer Lenoir comme l’infirmier chargé en quelque sorte, même à son humble poste, du rachat de la « République souffrante » selon la belle formule de Mercier. André Malraux est lui aussi particulièrement sensible à cette dimension tragique, d’autant plus qu’il écrit dans l’immédiat après-guerre. Il ouvre son Musée imaginaire de la sculpture mondiale par un texte intitulé « Les ébauches de Pise ». Les sculptures inachevées de Giovanni Pisano pour le baptistère sont des êtres blessés à leur façon et qui réclament : elles sont de l’ordre du cri au milieu des désastres de la guerre, au « Campo – Santo éventré par les bombes » : dans une « destruction où l’on ne distingue pas ce qui fut détruit de ce qu’on reconstruit34 ». Hanté par son thème, Malraux note étrangement à propos des « rugueux prophètes de Nicolas d’Apulie », au « ras du dôme », qu’ils sont « inachevés par la défaite ou désachevés par la pluie ». Quant aux sculptures de Giovanni Pisano, c’est en vertu de l’infirmité de l’ébauche qui les rend en quelque sorte inutiles et les désaffecte par-là douloureusement de tout site, que Malraux peut les faire mystérieusement dialoguer dans son Musée imaginaire, malgré leur « virulente indépendance », avec d’autres œuvres de la sculpture mondiale.
Chateaubriand à Westminster
21On peut repérer chez Chateaubriand un troisième et dernier écho au musée des Monuments français dans un célèbre passage des Mémoires d’outre-tombe où Lenoir est bien présent même sur un mode implicite. Il s’agit de l’épisode célèbre qui montre le jeune Chateaubriand enfermé dans Westminster et contraint, selon l’expression du mémorialiste, à se « résigner à coucher avec les défunts35 ». Or Lenoir a toujours prétendu que Westminster était le modèle de son musée. Durant tout le xviiie siècle on s’était plu (et Voltaire le premier) à opposer Westminster à Saint-Denis, une sépulture stigmatisée comme exclusivement dynastique : on y voyait la preuve éclatante que la monarchie française ne saurait jamais honorer les grands hommes, alors qu’à Westminster, tout au contraire, les puissants étaient réunis avec les « illustres égaux » pour reprendre une expression de Chateaubriand. La cathédrale anglaise (« cette architecture pleine de fougue et de caprice ») produit sur Chateaubriand des effets sensiblement proches de ce qu’il a ressenti au musée de Lenoir :
J’étais aux premières loges pour voir le monde tel qu’il est. Quel amas de grandeurs renfermé sous ces dômes ! […] L’édifice entier était comme un temple monolithe de siècles pétrifiés36.
22Se placer ainsi dans Westminster, c’est donner une image de sa propre position au cœur de ses Mémoires dans le rôle de l’écrivain et de l’historien. Chateaubriand a recours à une citation de Montaigne (« la vastité sombre des églises chrestiennes ») pour caractériser ce monument meublé d’étonnants agrégats et de compositions éparses si bien qu’il donne à voir la dimension du temps elle-même. Jean-Claude Berchet a fort justement montré combien l’écrivain est attaché à l’architecture religieuse qui ressemble, en effet, à ses Mémoires en vertu de sa structure si particulière :
Rien ne lui est plus approprié que la métaphore romantique de la cathédrale : elle ne renvoie pas simplement à la forêt mystérieuse du Génie du Christianisme ; elle désigne un organisme vivant, à la fois un et multiple, touffu et hiérarchisé ; à même de représenter toute la richesse du réel (le microcosme – le cœur, comme le macrocosme – l’histoire) selon les lois complexes de la création poétique37.
23Dans les recoins accueillants de sa « vastité sombre », Westminster offre au jeune hôte de passage un endroit plutôt propice au sommeil et que Chateaubriand désigne, en effet, par des termes assez engageants (« gîte », « niche »). C’est dans un assemblage de maçonnerie (semblable à ceux que Lenoir avait aménagés dans son musée) que le reclus d’un soir trouve finalement où s’établir pour la nuit : « À l’entrée de ces escaliers, de ces asiles fermés de grilles, un sarcophage engagé dans le mur, vis-à-vis d’une mort de marbre armée de sa faulx, m’offrit son abri38. »
24Cet épisode curieux a un caractère incongru plutôt rare chez Chateaubriand qui n’hésite pas à recourir, pour une fois, à une dramaturgie assez fantasque : Westminster est, en effet, présentée comme la « salle des spectacles funèbres ». Dans ce cadre ainsi affiché, l’écrivain joue sur des contrastes frappants (tout comme Fontenelle dans ses Dialogues des morts) : « l’infortunée Jane Gray » côtoie « l’heureuse Alix de salisbury », et Chateaubriand aime à se désigner lui-même, sous cette nef immense, comme une « petite chose oubliée et douloureuse ». Suivent des notations qui évoquent pour nous le cinéma : « Au dehors une voiture roulante, le cri du watchman, voilà tout : ces bruits lointains de la terre me parvenaient d’un monde dans un autre monde39. » On peut dire aujourd’hui précisément et sans abus qu’il s’agit d’un « son off », venu d’ailleurs, dans une sorte de sourdine étrange40. Quant aux effets visuels, Chateaubriand ne recule devant rien : « Le brouillard de la Tamise et la fumée du charbon de terre s’infiltrèrent dans la basilique, et y répandirent de secondes ténèbres41. » Le fameux fog londonien, qui envahit la nef d’une manière si stupéfiante, est ici requis à la façon des fumigènes dans les mises en scène élisabéthaines de Patrice Chéreau.
25Puis l’accroissement de la lumière avec l’aube, permet quelques effets semblables à ceux que Lenoir avait conçus dans le parcours dramatique et pédagogique de son musée des Monuments français :
Enfin, un crépuscule s’épanouit dans un coin des ombres les plus éteintes : je regardais fixement croître la lumière progressive ; émanait-elle des deux fils d’Édouard IV, assassinés par leur oncle ? « Ces aimables enfants », dit le grand tragique, « étaient couchés ensemble ; ils se tenaient entourés de leurs bras innocents et blancs comme l’albâtre. Leurs lèvres semblaient quatre roses vermeilles sur une seule tige qui, dans tout l’éclat de leur beauté se baisent l’un l’autre »42.
26Le peintre Paul Delaroche a présenté pour le Salon de 1831 un tableau intitulé Les enfants d’Édouard (illustrant la même scène du Richard III de Shakespeare) : cette œuvre (aujourd’hui au Louvre) est une des plus kitsch de la peinture troubadour avec les deux pauvres êtres convulsivement enlacés, alors que leur tout petit chien, très anxieux lui aussi, a manifestement perçu derrière la porte l’imminence du danger. Heureusement que la divine providence veille pour réconforter le jeune Chateaubriand après de telles visions ! Dieu lui envoya alors fort à propos « le léger fantôme d’une femme à peine adolescente43 ». C’est la « petite sonneuse de cloches ». Et puis cette énigme : « J’entendis le bruit d’un baiser »… et pour finir : « nous ne parlâmes pas du baiser ». Cette petite sonneuse qui vient au matin apporter les croissants pour le grand lever du dormeur et lui sonner les cloches, rappelle la « petite hotteuse » et la jeune servante saxonne sur la route de Prague dans le quatrième livre des Mémoires. Ce sont comme des petits personnages mystérieux de la peinture qui font d’étranges signes à la façon du Tadzio de Visconti à la fin de Mort à Venise : ces images du désir sont surtout un formidable rappel à la vie et le gage pour Chateaubriand de ne pas devenir, comme il le dit, « fou à force de ruines44 ». Il s’était fait apparemment, et sans doute depuis toujours, la promesse de ne jamais céder à cette nausée de l’histoire à laquelle est sujet Michelet à chaque fois que celle-ci lui impose une descente aux enfers.
27La référence à Shakespeare est intéressante car, après le séisme de la Révolution, il semble qu’on n’ait pu écrire l’histoire sans recourir à lui. C’est le cas de Michelet qui se réfère si souvent au théâtre, c’est le cas de Mercier. Alors qu’il est incarcéré dans les geôles de la Terreur (du fait de son appartenance girondine) du 8 octobre 1793 au 24 octobre 1794, il réclame, pour survivre, à sa jeune épouse : premièrement à manger ; deuxièmement son Shakespeare relié. Et il écrit alors une adaptation du Roi Lear et une autre de Timon d’Athènes, une pièce où il aperçoit des éléments analogues à ce qu’il vit. Dans la préface du Nouveau Paris en 1799, il en vient ensuite à se persuader que, pour être à la mesure de la situation et du nouveau spectacle qu’elle offre, il faut combiner l’histoire et le théâtre :
Sans doute pour peindre tant de contrastes, il faudrait un historien comme Tacite ou un poète comme Shakespeare.
S’il paraissait de mon vivant, ce Tacite, ce Shakespeare, je lui dirais : Fais ton idiome, car tu as à peindre ce qui ne s’est jamais vu, l’homme touchant dans le même moment les extrêmes, les deux termes de la férocité et de la grandeur humaine45.
28Ces deux auteurs si importants aux yeux de Mercier, ont joué également un grand rôle pour Chateaubriand. Tacite reste d’abord, comme on le sait, celui qui est « déjà né dans l’empire46 » pour y être le vengeur des peuples. Cependant cette magistrature de l’historien, aussi urgente qu’elle soit, ne doit pas faire oublier que Tacite fut surtout pour Chateaubriand un modèle de concision et d’écriture allusive. Il lui a transmis le goût des images superbement ramassées et des raccourcis aussi sublimes qu’obscurs. De là aussi, ces rapprochements surprenants et parfois acrobatiques qui portent à une mystérieuse rêverie sur le temps : on retrouve chez André Malraux ce même tour énigmatique et ces confrontations inattendues. Quant à Shakespeare il a lui aussi le secret des montages hasardés : il sait « joindre, par des fictions analogues, les réalités du passé aux réalités de l’avenir47 ». Son œuvre est une invite à mêler les registres et les genres, et à montrer l’envers de la toile. Au moment où Chateaubriand en vient à s’inquiéter d’un certain épuisement de la langue qui pourrait faire perdre de son panache et de son acuité à l’écriture historique (« Que pourrions-nous raconter de notre société finissante, nous autres Welches, dans notre jargon confiné à d’étroites et barbares limites48 ? »), Shakespeare lui est un précieux recours car il compte, on le sait, parmi ces quelques « génies-mères » qui « inventent des mots et des noms qui vont grossir le vocabulaire général des peuples49 ».
29Si Chateaubriand a pu mettre toute l’application dont il est capable à endosser un moment le rôle de l’historien, il a été doublé assez rapidement en cela par les jeunes représentants de la nouvelle école historique. En vérité, ce projet s’est révélé une impasse à ses yeux pour bien d’autres raisons. On le voit mal, en effet, se soumettre aux lois d’un genre devenant de plus en plus universitaire avec comme principal point de mire le Collège de France. Mais surtout les « morceaux d’histoire » qu’il a disséminés dans certaines de ses œuvres font souvent figure d’inserts plutôt allogènes d’où son génie est absent. C’est sous une tout autre bannière qu’il a réussi finalement à se montrer pleinement historien, à sa manière, sans se renier aucunement comme écrivain. À la neutralité de l’histoire positive, il préfère, en effet, une écriture qui a de la couleur et du ton. C’est en franc-tireur et en promeneur solitaire qu’il invente sa « manière » historique qui lui permet, en dépit de Platon, de concilier l’histoire avec la poésie. Ainsi s’opère une mise à distance ironique de tous les matériaux dont il dispose, afin qu’il puisse en jouer à sa guise. Parce qu’il se fait historien dans ses Mémoires, il ne renonce pas à la subjectivité, mais il agit légèrement sans ressasser ses blessures pour se venger lui-même et il ne s’emploie jamais à recoller les morceaux de son histoire brisée. De tout ce qu’il a charrié dans sa vie, il fait un « dépôt » tantôt composite tantôt « arrangé » (pour reprendre la formule de Michelet à propos de Lenoir), parce que cette indécision convient à la muséographie littéraire de son musée imaginaire. C’est ainsi qu’il a pu peindre en « historien-artiste » (dans le sens où Nietzsche parle de « philosophe-artiste ») les capricieux enroulements de sa propre vie entremêlée à ceux de la grande histoire.
Notes de bas de page
1 Jean-François Marmontel, Éléments de littérature, édition présentée, établie et annotée par Sophie Le Ménahèze, Paris, éditions Desjonquères, 2005, p. 617.
2 Voir ici sa contribution, « Histoire et causalités chez Chateaubriand », supra.
3 Diderot, Salon de 1763 (Deshays), Paris, Club français du livre, 1970, t. 5, p. 421.
4 Ce que j’ai analysé jadis dans « La harangue sadienne », Poétique, no 49 « Le texte de l’histoire », février 1982, p. 31-50.
5 Voir à ce sujet : Dominique Poulot, « Alexandre Lenoir et les musées des monuments français », dans Les Lieux de mémoire, sous la direction de Pierre Nora, Gallimard, 1987 et Anthony Vidler, « Grégoire, Lenoir et les monuments parlants », dans La Carmagnole des muses, l’homme de lettres et l’artiste dans la Révolution, sous la direction de Jean-Claude Bonnet, Paris, Armand Colin, 1988, p. 131-154.
6 Alexandre Lenoir, « Avant propos », dans Musée impérial des monuments français. Histoire des arts en France et description chronologique des statues en marbre et en bronze, bas-reliefs et tombeaux des hommes et femmes célèbres, qui sont réunis dans le musée, Paris, 1810, p. II.
7 Ibid.
8 EG, IVe partie, II, 8, p. 936.
9 Mot, V, 9, t. I, p. 290.
10 Mot, V, 14, t. I, p. 302.
11 Mot, V, 14, t. I, p. 302-303.
12 Alexandre, Lenoir, « Avant propos », dans Musée impérial des monuments français, op. cit., p. IX.
13 Mot, X, 1, t. I, p. 320.
14 Mercier avait commencé par faire devant la deuxième classe de l’Institut, le 27 fructidor an V (8 septembre 1797), une communication intitulée : « Observations sur le musée des monuments français ».
15 L. S. Mercier, Tableau de Paris, « Filets de Saint-Cloud », Paris, Mercure de France, 1994, t. I, p. 658.
16 Mercier, « Sur le dépôt des Petits-Augustins, dit le musée des Monuments français », Le Journal de Paris, 2 oct. 1797, dans Le Nouveau Paris, Paris, Mercure de France, 1994, p. 945.
17 Ibid, p. 946.
18 Ibid.
19 Ibid., p. 947.
20 Fontenelle, Nouveaux dialogues des morts, Appendices, « Au lecteur », édition critique avec une introduction et des notes par Jean Dagen, Paris, Nizet, 1971, p. 481.
21 Mercier, « Sur le dépôt des Petits-Augustins, dit le musée des Monuments français », op. cit., p. 950.
22 Comme en témoigne cet ouvrage : La Mort et les Statues, photographies de Pierre Jahan, texte de Jean Cocteau, Paris, éditions du Compas, 1946. Voici la légende rédigée par Jean Cocteau pour ce cliché : « C’est caché dans une baignoire que Marat rencontre une seconde fois la mort. »
23 Mercier, « L’arrangement du dépôt des Petits-Augustins, dit le musée des Monuments français », Le Journal de Paris, 16 juin 1798, Le Nouveau Paris, op. cit., p. 949.
24 Mercier, « Sur le dépôt des Petits-Augustins », op. cit., p. 948.
25 Jules Michelet, La Femme [1859], Paris, Flammarion, 1981, p. 92.
26 Jules Michelet, Cours au Collège de France (deuxième leçon, jeudi 29 décembre 1842), publiés par Paul Viallaneix, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1995, t. I, p. 521.
27 Ibid., (troisième leçon, jeudi 5 janvier 1843), p. 523-524.
28 André Malraux, Les Voix du silence, Le Musée imaginaire, Écrits sur l’art, I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pleiade », 2004, p. 204.
29 Ceci est évidemment un commentaire de Mercier auquel cette formule est reprise mais qui, par une sorte de malédiction pesant sur lui, n’est jamais cité qu’allusivement.
30 P.-J. La Fontaine, Alexandre Lenoir s’opposant à la destruction du tombeau de Louis XII à Saint-Denis, 1793, Paris, musée Carnavalet.
31 J. Michelet, Cours au Collège de France, op. cit., p. 521.
32 L. S. Mercier, Le Nouveau Paris, chap. XXVIII, « La main de bronze », Paris, Mercure de France, 1994, p. 136.
33 L. S. Mercier, Le Nouveau Paris, chap. CCXXVIII, « Dessins de Le Brun », op. cit., p. 796.
34 André Malraux, Le Musée imaginaire de la sculpture mondiale, Écrits sur l’art, I, op. cit., p. 968.
35 Mot, X, 5, t. I, p. 510.
36 Ibid., p. 510-511.
37 Jean-Claude Berchet, « Préface », dans Mot, t. I, p. LXIV.
38 Mot, X, 5, t. I, p. 510.
39 Ibid., p. 511.
40 C’est en jouant sur un tel « son off » et en accumulant dans la bande-son de La Religieuse les bruits inassignables appartenant à l’extérieur des couvents, que Jacques Rivette a su créer une dimension fantastique et suggérer l’enfoncement progressif de Suzanne Simonin dans la folie.
41 Mot, X, 5, t. I, p. 511.
42 Ibid.
43 Ibid., p. 512.
44 Mot, XXXIX, 5, t. II, p. 833.
45 Ibid., p. 19.
46 Mot, XVI, 10, t. I, p. 761.
47 Mot, XII, 1, t. I, p. 565.
48 Mot, XLII, 2, t. II, p. 955.
49 Mot, XII, 1, t. I, p. 566.
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