Le voyage sandien dans la Revue des deux mondes : Lettres d’un voyageur et Un hiver à Majorque
p. 97-109
Texte intégral
1Lorsque George Sand prend en décembre 1833 le chemin de l’Italie en compagnie de Musset, rien ne laisse soupçonner son intention d’en rapporter des lettres de voyage. Elle-même est sans doute loin d’y avoir songé. D’autres projets réclament alors son attention. Dans une lettre du 25 novembre 1833, elle reconnaît avoir reçu de Buloz le paiement intégral de deux volumes, Métella et Le Secrétaire intime, titre définitif de Quintilia1. Une lettre du 7 mars 1834 à Jules Boucoiran précise le montant de l’avance qui est de cinq mille francs et expose une comptabilité complexe des ouvrages projetés ou réalisés et des revenus qu’elle espère en tirer2. Sans aller dans le détail de ces comptes aux allures balzaciennes, il n’est peut-être pas inutile d’en donner un aperçu afin de mieux comprendre l’état de dénuement financier dans lequel George Sand se trouve à Venise au lendemain de sa maladie et de celle de Musset, et la nécessité qui s’impose à elle, alors qu’elle est à peine remise de ses ennuis de santé et de ses fatigues, non seulement de respecter ses engagements envers Buloz mais encore d’augmenter le rythme de sa production littéraire. Elle fera des emprunts à court terme, mais surtout chargera Boucoiran de plaider sa cause auprès du directeur de la Revue des deux mondes. Buloz qui n’a pas encore reçu au début de mars 1834 les manuscrits des deux volumes que devaient constituer Métella et Le Secrétaire intime complétés d’une nouvelle, s’impatiente et refuse de payer le complément de mille francs à l’avance consentie à la veille du départ de George Sand pour l’Italie, sur l’engagement de lui fournir Jacques pour le mois de mai. Afin de récupérer cette somme, celle-ci demande à Boucoiran d’intercéder auprès de Buloz pour que celui-ci prenne en considération la valeur du volume que représente Leone Leoni qu’elle vient de lui envoyer et celle de la moitié d’ André qu’elle joint à sa lettre. La demande est pressante et l’enjeu est d’importance pour George Sand dont le désir est de retrouver au plus vite le sol natal, comme elle le souligne dans la même lettre à Boucoiran :
Je suis absolument pressée d’argent, mais je n’en veux que juste ce qu’il m’en faut pour payer mes dettes ici et retourner en France. J’ai fait mon calcul. Avec les 1 000 f de Sosthènes [de la Rochefoucauld] et les 1 000 f que j’attends de Buloz, il me faut encore 500 f tout de suite, tout de suite. C’est tout ce que je lui demande sur cette somme de 1750. Mais il ne faut pas qu’il me fasse attendre, car je veux partir d’ici aussitôt que possible, et je ne le pourrai qu’à la réception de ces 500 f. Il me redevra 1250. Vous recevrez demain ou après-demain ce manuscrit d’André et vous apprendrez mes chiffres par cœur ou vous les aurez dans votre poche, et vous irez travailler Buloz3.
2C’est dans ce climat d’inquiétude matérielle qu’il faut situer la rédaction et la publication de la première Lettre d’un voyageur : à un poète. Ce texte est annoncé pour la première fois dans une lettre à Boucoiran du 6 avril 1834 où George déclare aussi et très abruptement qu’elle a « au moins ici [c’est-à-dire à Venise], le bonheur d’être tout à fait étrangère à la littérature et de la traiter absolument comme un gagne-pain4 ». L’existence de ce texte sera encore confirmée par deux lettres à Musset, des 15 et 29 avril 1834 respectivement, et dans une lettre à Buloz du 6 mai accompagnée d’une demande de paiement : « Avec Jacques je vous enverrai des lettres sur l’Italie que je vous prierai de me payer tout de suite, parce que je n’aurai plus que cela pour vivre, jusqu’à ce que Jacques soit fini. Je vous en ferai une par mois. Cela vous convient-il5 ? » La première Lettre d’un voyageur paraîtra, comme on sait, le 15 mai 1834 dans la Revue des deux mondes.
3Dédicacée à Musset, toute remplie d’allusions à l’aventure de Venise, à la maladie du poète en proie au délire et à la folie autodestructive, cette lettre aurait pu rester intime. En choisissant de la publier en revue, George Sand la rend ostentatoire et dès lors en fait nécessairement un autre texte, une autre lettre. Ce sont les motivations de ce geste qui demandent à être explicitées. Il y a d’abord, comme nous venons de le voir, le besoin d’argent. George Sand se trouve à un moment de sa vie où le manque de ressources se fait particulièrement et cruellement sentir, et où elle se sent dans l’obligation de rentabiliser tout ce que produit sa plume. Mais elle éprouve aussi le besoin d’exorciser l’échec de sa liaison avec Musset, et d’en donner une représentation qui répondra chez elle à plusieurs impératifs, bien que ceux-ci ne soient pas toujours nettement thématisés dans l’idée qu’elle s’en fait ou qu’elle en donne et demeurent dans une large mesure voilés d’ambiguïté. L’intention autobiographique est évidente, mais ne saurait donner lieu pourtant à un exposé naïf et fidèle des faits dans leur réalité intime. Pour pouvoir se dire sur la scène publique des revues, le vécu demande à être transposé et fait appel aux pouvoirs de l’imaginaire et de la métaphore. George Sand est très consciente de la nécessité de ce déplacement qui interviendra systématiquement, et à des degrés divers, dans chacune de ses entreprises autobiographiques. C’est ainsi qu’elle écrit à Musset à propos de la première lettre d’un voyageur : « Il n’y a pas de nom tracé dans cette lettre, on peut la prendre pour un fragment de Roman, nul n’est obligé de savoir si je suis une femme. En un mot, je ne la crois pas trop inconvenante pour la forme6. » Cette transposition rend la publication possible et celle-ci à son tour est ce qui donne à l’auteur de la lettre la liberté de créer la distance requise pour avoir prise sur sa propre aventure, pour en maîtriser le sens quitte à le forcer parfois, quitte à l’inventer aussi, dans le but de s’en assurer le contrôle. Il y a là une double tentative pour restaurer d’une part l’image brisée de son moi intime et se donner d’autre part bonne contenance aux yeux du public. D’un côté, dans ses missives privées, George cherche à se concilier les bonnes grâces de Musset en l’assurant qu’elle n’a d’autre but que le défendre contre la calomnie, et prétend solliciter humblement son approbation, de l’autre elle esquisse de lui dans la lettre ostentatoire la figure byronienne d’un ange sublime mais déchu emporté par un irrépressible appétit de destruction. Faire valider par Musset lui-même l’image quasi satanique qu’elle propose de lui, associer l’ombre de son nom même s’il n’est pas à proprement tracé au sien propre dans le portrait quelle offre de lui aux lecteurs de la Revue des deux mondes relève de l’exploit. C’est peut-être là le premier exemple dans l’œuvre de George Sand d’une gestion pleinement assumée d’une théâtralisation de soi, la revue étant l’instrument par excellence, commode et efficace support tout à la fois, propre à assurer le succès du spectacle. Buloz fut l’un des premiers à applaudir7.
4« Lettres de voyages pédestres », « lettre sur mon voyage dans les Alpes », « lettres sur l’Italie », « lettre du Tyrol8 », autant d’appellatifs que l’on retrouve sous la plume de George Sand et de Musset dans la correspondance du printemps 1834 pour désigner les futures lettres d’un voyageur et qui en inscrivent résolument la teneur dans une certaine tradition de la littérature de voyage. Il s’agira surtout dans ce qui suit des trois premières lettres. Le récit de voyage est un vaste réseau discursif où la lettre occupe une place bien circonscrite. Ce n’est pas dire pour autant que la lettre de voyage présente une pratique d’écriture lisse et fortement codifiée. Tout au contraire elle affiche une grande plasticité de forme qui lui permet de recueillir les contenus les plus divers : choses vues ou entendues, détails matériels liés à l’expérience du voyage, développements à caractère philosophique plus ou moins étendus, confidences plus ou moins discrètes du voyageur sur son état moral ou physique, comptes rendus d’excursions, de promenades ou de visites de sites ou de musées. Tantôt elle fera place à de larges plages descriptives, tantôt elle multipliera les aperçus, les croquis, les annotations ou les impressions saisies au vol. Il reste que la lettre de voyage est généralement construite sur un double mouvement d’ouverture vers le monde extérieur et de réflexion qui ramène l’épistolier vers soi, impulsion toute subjective susceptible de se prolonger dans la rêverie philosophique. L’exemple type en est de Chateaubriand la Lettre à M. de Fontanes sur la campagne romaine, publiée dans le Mercure du 3 mars 1804 et reprise dans le Voyage en Italie. Cette lettre est construite à la manière d’un tableau dont l’arrière-plan offre une vision désolée de la campagne romaine devenue un espace silencieux et solitaire où les anciennes cultures ont depuis longtemps disparu, tandis que le premier plan est occupé par de grandes fabriques, ruines imposantes de monuments fameux. En ce début, l’effet recherché est résolument esthétique. Puis graduellement s’opère un déplacement du discours qui fait place à une méditation où au plaisir de la ruine, si cher à Bernardin de Saint-Pierre, se substituent le thème de la fragilité de la mémoire historique et du souvenir individuel, et l’angoisse d’oublier et d’être oublié9. Ce modèle appelle au long du siècle de nombreuses variations. Des écrivains voyageurs comme Nerval et Gautier pratiquent une distinction marquée entre la lettre de voyage qu’ils adressent à leurs proches et les articles sur leurs voyages qu’ils confient aux journaux10. Leurs lettres privées restent relativement sobres de descriptions et de détails pittoresques, centrées surtout sur leur propre personne et le quotidien du voyage dans ses aspects volontiers triviaux, tandis que leurs feuilletons regorgent de détails et de tableaux sur les pays visités. La frontière entre la missive privée et l’article public est ici on ne peut plus étanche. Hugo en voyage procèdera à l’inverse. Les lettres qu’il écrit à Louis Boulanger et à Adèle lors de ses voyages en France en compagnie de Juliette Drouet sont si saturées de descriptions que l’épouse finit par s’en lasser : « Les détails que tu me donnes sur les objets que tu rencontres me font un grand plaisir, je voudrais seulement que tu consacrasses la dernière feuille de ta lettre à parler de nous et des choses du cœur11. » La pâture des lecteurs de revues finit ici par envahir l’espace privé. Louis Boulanger ne s’y trompait pas, qui faisait publier, à l’insu du poète, dans le Vert-Vert, journal dirigé par leur ami commun Anténor Joly, les deux lettres de voyage que Hugo lui avait adressées respectivement en 1835 et 183612. Mais il faut dire aussi que Hugo n’est pas coutumier de publier ses voyages dans la presse.
5La manière de George Sand dans les premières lettres d’un voyageur s’inscrit dans la mouvance des pratiques qui viennent d’être décrites, tout en proposant sa propre formule qui consiste à négocier un espace mitoyen entre le privé et le public, entre la lettre destinée à un tiers et l’article de revue destiné à tous. Celui-ci retiendra de celle-là quelques-unes de ses marques : la dédicace d’abord, la présence ensuite d’une structure énonciative dont la fonction phatique ou interpellative cherche à établir un lien affectif, amical ou simplement civil entre l’épistolier et son destinataire supposé. Il faudrait aussi reconnaître l’emploi d’un ton léger, frivole, voire persifleur, peut-être dû à l’importance accordée au dialogue, notamment dans les deuxième et troisième lettres mais qui n’est pas absent non plus de la première. On notera encore le recours à des thèmes concrets qui relèvent plutôt du quotidien du voyageur, voire de la banalité des situations ou des objets, tels un petit-déjeuner ou un dîner dans une auberge de montagne, une conversation insignifiante avec les passagers d’une gondole, le détail de l’accoutrement grotesque de son pilote, les injures qu’échangent deux gondoliers dont les embarcations se sont abordées, la poursuite sur le Grand Canal d’une barque toute vibrante de musique, les causeries dans un café. Si cette représentation du quotidien s’accommode d’un registre mineur, tout un réseau de thèmes lyriques, centrés cette fois non sur l’expérience pratique du voyageur mais sur son vécu intérieur, sur les lieux sensibles de son paysage affectif, vient encore solliciter et emphatiquement mettre en branle les ressources de la littérature. C’est le cas dans la première lettre de la mise en place, à partir d’une promenade nocturne le long du cours de la Brenta, d’un décor vigoureusement poché, aux couleurs et aux contours fortement contrastés, au ciel venteux lourdement chargé de nuages menaçants, qui sert de toile de fond à la lutte de Musset contre ses démons, et dont le combat de Jacob avec l’ange constitue à l’évidence l’intertexte. La deuxième lettre débute par l’évocation d’un rêve récurrent, dont l’atmosphère vaporeuse, la palette tout en nuances et la disposition des lieux rappellent le Pèlerinage à Cythère et les Fêtes vénitiennes de Watteau. Une barque montée de personnages mystérieux emmène le rêveur dans une île enchantée aux sons d’une musique sublime. On apprend ensuite que ce rêve faillit se réaliser un soir que le voyageur vit apparaître du fond de la lagune la gondole du docteur. Invité à se joindre à ses occupants pour une balade jusqu’au Lido, l’interpellé toutefois se dérobe mais sans fournir de raison, si ce n’est que le texte confusément signale le besoin de sauvegarder la pureté du rêve et sa fondamentale altérité. L’épisode de la grotte d’Oliero, dans la première lettre, va dans le même sens. Se penchant sur la surface d’une source, le voyageur y découvre son reflet mais nimbé d’une telle tristesse qu’il en est bouleversé, alors que lui vient à la mémoire le fragment d’un texte inédit, qui n’est autre qu’un passage de Jacques où le protagoniste est comparé à une statue de pierre rongée par la lèpre du temps. Sans pousser plus loin l’examen qui pourrait tenter quelque adepte de la psychanalyse, il suffit de retenir que ces deux épisodes ont pour effet de mettre en évidence l’importance accordée par le voyageur au développement de son imaginaire, aux dépens de la réalité sensible.
C’est ainsi qu’à grands frais d’imagination je me dessinais dans un vaste cadre le modèle exagéré des petites choses que j’ai vues depuis. C’est grâce à cette manie de faire de mon cerveau un microscope que j’ai trouvé d’abord le vrai si petit et si peu majestueux. [...] Mais dans le vrai, quelque beau qu’il soit, j’aime à bâtir encore13.
6Un tel point de vue aide à comprendre ces passages de la première lettre où, laissant son esprit divaguer au milieu des paysages austères et désolés des Préalpes italiennes, le voyageur s’imagine faire le tour du monde.
Quand je sortis de ce demi-sommeil fébrile, je m’imaginais que j’étais en Amérique [...] je m’attendais presque à voir le boa dérouler ses anneaux sur les ronces desséchées, et le bruit du vent me semblait la voix des panthères errantes parmi les rochers [...] Je traversai ce désert sans rencontrer un seul accident qui dérangeât mon rêve14.
7Cette capacité à recréer le réel par l’imaginaire a pour effet le plus immédiat d’évacuer ce qui est propre à la réalité du moment, le hic et le nunc du voyage, la matière proprement viatique, réduite à un simple accident qui dans la citation précédente se révèle impuissant à perturber le rêve, et vouée à n’être qu’un pur prétexte, à jouer un rôle circonstanciel. La poétisation des produits de l’imaginaire, comme l’attention portée au détail trivial et la promotion du quotidien le plus ordinaire, collaborent en fin de compte à la même entreprise qui est la mise à l’écart de tout ce qui normalement constitue le référent du voyage. L’épistolier discourt à l’envi sur la tenue ridicule d’un gondolier, mais ne dit rien de Saint-Marc. La seule œuvre d’art qui reçoit tant soit peu d’attention dans les lettres consacrées à Venise est le temple de Canova près de Possagno, encore que l’emplacement d’un tel monument, déjà égrené par la gelée, prend le voyageur par surprise et lui paraît incongru dans cet endroit perdu de montagnes et de pierres brutes15. Le couvent des Arméniens où Musset s’était rendu seul en janvier 1834 et que George Sand visite en compagnie de Pagello en juillet de la même année, n’est l’objet d’aucune description. Celle-ci préfère y substituer une conversation inattendue et malicieuse à propos du dernier livre de Lamennais. L’on peut ainsi mesurer toute la liberté que prend le narrateur à l’égard des conventions du genre et la grande autonomie avec laquelle il mène son récit. C’est alors que le titre de chacun des morceaux publiés en revue, comme celui du volume ultérieur qui les réunira, reçoit son plein éclairage. Derrière le faux-semblant des lettres de voyage qu’annonçait la correspondance surgissent les Lettres d’un voyageur. La lettre X initialement dédiée à Charles Didier met nettement l’accent sur ce qui est en jeu.
Ne lis jamais mes lettres avec l’intention d’y apprendre la moindre chose certaine sur les objets extérieurs ; je vois tout au travers des impressions personnelles. Un voyage n’est pour moi qu’un cours de psychologie et de physiologie dont je suis le sujet, soumis à toutes les épreuves et à toutes les expériences qui me tentent16.
8Organisé selon la perspective du voyageur le projet d’écriture prend dès lors un sens précis sur lequel George Sand s’est clairement expliquée dans Histoire de ma vie. Il s’agissait pour elle d’exprimer un certain nombre d’émotions, d’idées, d’opinions, de réflexions personnelles que la structure romanesque ne permettait pas toujours de formuler, et qui nécessitaient le recours à une figure de médiation, suffisamment mobile et floue pour s’introduire dans différents contextes constitutifs du champ d’exercice de la pensée et de l’affectivité, et servir d’instrument d’analyse. Que ce personnage convenu, « sorte de fiction17 » selon les propres termes de George Sand soit un voyageur, il était aussi parfois un oncle, n’a somme toute qu’une importance fort secondaire, le véritable voyage étant de nature mentale plus que physique. Que le hasard fît qu’il se trouvât tantôt à Venise, à Chamonix, dans une maison déserte ou dans un endroit indéterminé ne change rien à l’argument central de chacune des lettres, le lieu de l’énonciation n’étant en fin de compte qu’un décor circonstanciel. Si la fonction textuelle de ce dernier n’est pas nulle, elle n’est pas non plus primordiale. L’essentiel réside dans la thématique des sujets abordés, qu’il s’agisse de l’amour et de l’amitié, de la quête de l’idéal, de la question sociale, du statut de l’artiste, du spleen et du suicide, du plaisir de la solitude, de la défense de l’œuvre, ou encore de la musique.
9Quel lieu de publication plus approprié pour ces chroniques de la pensée et du cœur18 qu’un organe de presse tel la Revue des deux mondes19, où elles pouvaient très librement échelonner leur parution, selon un calendrier ouvert et sans contraintes. Si les trois premières parurent selon un intervalle rapproché, qui s’explique par leur thématique vénitienne commune, l’autonomie de contenu de celles qui suivirent permettait d’introduire toute la souplesse voulue dans le rythme de leur sortie. En fait la publication des douze Lettres d’un voyageur s’échelonna sur deux ans et demi. À la limite rien n’obligeait à interrompre la série.
10Inclues dans le contrat du 6 décembre 1835 des Œuvres complètes que dirigeait Buloz, les Lettres d’un voyageur ne parurent en recueil qu’en 1837, le premier volume le 18 février, le second le 27 mars complété d’Aldo le Rimeur. Si l’entourage de George Sand, Liszt, Marie d’Agoult, Mérimée, exprima une admiration sans réserve, il semble que l’accueil du public fut plus discret que lors de la publication en revue. Le comte Théobald Walsh qui fit paraître en 1837 un ouvrage hostile sur George Sand qu’il eut d’ailleurs l’audace d’envoyer à cette dernière qui en fut un peu secouée20, se dit convaincu que sur dix des lecteurs de l’auteur des Lettres il n’y en eut pas plus d’un qui les ait lues et que parmi ceux-ci pas plus d’un qui n’ait eu une idée claire de ce qu’elles contenaient. Il ajoute :
Le long intervalle qui en a séparé la publication, la manière digressive de l’auteur, et j’ajouterai ses longueurs qui font que l’intérêt y languit parfois, et que le fil s’y rompt fréquemment, tout cela explique le peu d’importance relative que le public a attaché à ses lettres, qui pourtant en ont une bien grande, comme études psychologiques d’abord, puis sous le rapport autobiographique21.
11En dépit de ses préjugés le critique ultra catholique et légitimiste met le doigt sur des problèmes réels qui continuent d’interpeller le lecteur d’aujourd’hui, tout en reconnaissant le sens intime de l’ouvrage. Si la discontinuité de composition et la diversité thématique des Lettres d’un voyageur n’étaient pas immédiatement perceptibles lors de leur publication dans la Revue des deux mondes, ces aspects cependant ne pouvaient échapper au lecteur qui les abordait dans l’économie d’un même volume qui de surcroît contenait en 1837 Aldo le Rimeur, un court ouvrage de contenu et de facture fort différents du reste. Ce sont là effets divergents de lecture qui montrent que le passage d’un texte de la revue au recueil ne va pas toujours de soi22.
12Si la translation semble plus simple et plus lisse pour Un hiver à Majorque qui paraît en trois livraisons dans la Revue des deux mondes, respectivement le 15 des mois de janvier, février et mars 1841, sous le titre Un hiver au midi de l’Europe, puis en volume chez Souverain en janvier 1842 sous le titre actuel, la réalisation de ce récit de voyage qui relate le séjour de George Sand, de ses deux enfants et de Chopin à Majorque du 1er novembre 1838 au 13 février 1839, présente néanmoins d’intéressants enjeux que j’aimerais brièvement évoquer. Disons d’emblée que le texte cette fois s’inscrit sans difficulté dans la tradition de la littérature de voyage et présente une solide homogénéité, tant du point de vue de sa composition que de son économie discursive toute centrée sur une description référentielle des lieux, des monuments, des mœurs, des indigènes. Des lettres privées, en particulier celles adressées à Charlotte Marliani au cours de l’hiver 1838-39 et surtout celle du 8 mars 1839 à François Rollinat, présentent une version intime et condensée du séjour, fondée sur la dichotomie splendeur du paysage/conduite indigne des autochtones. Les descriptions y sont à peine esquissées, laissant place aux récriminations personnelles. En somme, nous retrouvons ici la distinction plus haut énoncée à propos des voyages de Nerval et Gautier, entre la lettre de voyage intime emplie de préoccupations attachées à la personne même de l’épistolier et l’article de revue, destiné au grand public, riche de descriptions, d’informations géographiques, historiques et sociologiques, mais où continuent néanmoins de se manifester, parfois même avec violence, les revendications et le courroux du voyageur. C’est le maintien au sein du discours ostentatoire de la dimension individuelle et privée qui mérite d’être examinée.
13Rien ne laisse entendre dans la période précédant immédiatement le voyage que George Sand ait eu le désir d’en écrire la relation. Buloz lui en suggère bien l’idée : « Vous me feriez bien plaisir aussi de m’envoyer d’autres Lettres d’un voyageur ; vous visitez un pays tout nouveau pour vous et qui doit vous inspirer de belles choses23. » Elle lui répondra de Nîmes par une boutade : « Je vous dirai, à propos de cela, que j’ai une femme de chambre qui écrit des impressions de voyage, vous les publierez24. » Et si elle lui réclame une avance de six mille francs pour pouvoir se rendre à Majorque et y séjourner, avance qu’elle compte lui rembourser « en manuscrit25 », le manuscrit auquel elle pense n’est pas une lettre de voyage, mais la fin de Spiridion et la refonte de Lélia. Pourtant dès le 28 décembre 1838 elle confie à Buloz : « J’écrirai aussi, sur mon voyage, mais je ne pourrai rien faire imprimer là-dessus tant que j’habiterai ce pays. On m’y brûlerait vive », et elle revient de nouveau sur le sujet le 15 février 1839 : « Pendant que je suis à Barcelone pour une huitaine de jours, je vous ferai une lettre sur Majorque26. » La possibilité d’écrire sur Majorque se présente encore dans une lettre à Charlotte Marliani du 26 février 1839, après le retour en France, encore que l’envie de prendre la plume soit davantage motivée par l’esprit de vengeance que par le seul souci littéraire.
Un mois de plus, et nous mourions en Espagne, Chopin et moi, lui de mélancolie et de dégoût, moi de colère et d’indignation. Ils m’ont blessée dans l’endroit le plus sensible de mon cœur, ils ont percé à coups d’épingles un être souffrant sous mes yeux, jamais je ne le leur pardonnerai, et si j’écris sur eux, ce sera avec du fiel27.
14Mais le projet ne se réalisa pas, tout au moins pas dans l’immédiat, ni de cette façon-là. George Sand se rendait bien compte de la difficulté à écrire à chaud sur l’événement, et de l’impossibilité de le relater sans que viennent s’y refléter son ressentiment et son dégoût. Écrite sous le coup de la colère, la relation du voyage n’aurait été qu’un réquisitoire enflammé motivé par des griefs personnels, que l’économie épistolaire n’aurait pu qu’exacerber. Le déclic qui déclenchera le récit sera finalement un petit livre paru en décembre 1840 et signé par le peintre Joseph-Bonaventure Laurens qui avait visité Majorque au cours de l’année 1839. George Sand s’en expliquera au début de sa relation28. C’est donc sous le signe de la médiation que le récit de voyage voit le jour. Envisagé d’abord modestement comme une réponse ou un écho au voyage d’art de Laurens, la relation fera bientôt entendre une autre voix où perceront les préoccupations à la fois d’une conscience individuelle qui dénonce les injures subies et d’une conscience sociale qui s’élève contre l’obscurantisme et le fanatisme issus de la soumission aveugle aux doctrines religieuses. Nous retrouvons là transposés les principaux enjeux discursifs et thématiques des Lettres d’un voyageur, mais dans un autre registre et selon une structure intégrative qui restait étrangère aux visées de celles-ci. Là de nouveau intervient la dimension autobiographique, d’abord à titre de frein, repoussant à un moment ultérieur la production du récit, ensuite à titre de supplément, venant s’inscrire en parallèle à la motivation viatique, mais sans chercher cette fois à l’assimiler ou à la normaliser. L’on sent bien à la lecture que ce qui relève à proprement parler de l’écriture du voyage n’emporte pas la conviction de George Sand, même si elle met un point d’honneur à en respecter les contraintes, poussant l’exigence jusqu’au cliché. « Voici toutefois mon article de dictionnaire géographique ; et pour ne pas me départir de mon rôle de voyageur, je commence par déclarer qu’il est incontestablement supérieur à toux ceux qui le précèdent29. » Ailleurs elle dira :
Je ferai ici une lacune à mon récit pour décrire un peu la capitale de Majorque. M. Laurens, qui vint l’explorer et en dessiner les plus beaux aspects l’année suivante, sera le cicérone que je présenterai maintenant au lecteur, comme plus compétent que moi sur l’archéologie30.
15Afin de se plier aux attentes de la relation de voyage George Sand aura ainsi recours à des voix empruntées, à des discours qu’elle ira chercher ailleurs et qu’elle se contentera de reproduire sans même se donner le plus souvent la peine de les reformuler dans son propre langage. Pour ce qui est de l’architecture et des monuments de Majorque, elle démarquera les descriptions de Laurens, et pour les références historiques elle suivra d’assez près les travaux de Grasset de Saint-Sauveur, auteur d’un Voyage dans les îles Baléares et Pithiuses (1803), et les notes que lui avait fournies Joseph Tastu, futur bibliothécaire de Sainte-Geneviève et spécialiste de philologie romane et catalane. George Sand aurait pu se contenter de se faire l’écho de la voix des autres. Mais son devoir d’artiste l’obligeait à d’autres engagements, lui interdisait de rester dans l’ombre alors que la vie collective l’interpellait et lui demandait de témoigner. D’où cette prise de parole intempestive et personnelle où elle dénonce tous les abus, tous les actes d’hostilité, toutes les atteintes à la solidarité humaine.
Voilà tout simplement quel sera le texte de mon récit, et pourquoi je prends la peine de l’écrire, bien qu’il ne me soit point agréable de le faire, et que je me fusse promis, en commençant, de me garder le plus possible des impressions personnelles ; mais il me semble à présent que cette paresse serait une lâcheté, et je me rétracte31.
16La fiction même sera convoquée, non plus pour masquer ou soustraire le privé au regard inquisiteur du lecteur, mais pour démontrer et prouver à la manière d’un exemplum. Ce sera l’épisode du couvent, où l’apparition fantomatique d’un vieux moine rescapé des cachots de l’inquisition viendra dessiller le regard d’un jeune artiste-peintre jusque-là enfermé dans son rêve esthétique, et le convaincre que le rôle de l’artiste est de représenter le combat des hommes contre l’oppression. La valorisation de l’artiste qui faisait l’objet de la lettre à Everard trouve ici un écho non moins puissant. D’un livre à l’autre le point de vue ne change guère, seule la forme est travaillée afin de fournir un texte plus uni et homogène. Là où la matière viatique n’était plus qu’un prétexte réduit à un effet circonstanciel dans Lettres d’un voyageur, elle devient dans Un hiver à Majorque l’instrument nécessaire grâce auquel l’artiste pourra sur la toile ou sur la page blanche inscrire le spectacle superbe que lui offre la nature et les progrès de l’humanité en marche par-delà les comportements aberrants et rétrogrades. Dans ce dernier grand texte de George Sand paru dans la Revue des deux mondes avant la rupture avec Buloz, ne décèle-t-on pas déjà les accents d’un plaidoyer en faveur de l’indépendance et de la liberté de l’artiste aux prises avec les exigences et les interférences du pouvoir, quelles qu’en soient les manifestations ? Au lu de la lettre du 16 avril 1841, il serait tentant de réduire au seul intérêt d’argent le geste qui consiste à demander à Buloz le droit de reprendre Majorque pour le revendre en volume ailleurs, une fois la dernière livraison parue dans la revue32. George Sand joue, il est vrai, souvent de cette corde dans la correspondance. Toutefois, la querelle qui devait s’engager quelques mois plus tard à propos d’Horace, nous rappelle que si George Sand pouvait être véhémente chaque fois qu’il s’agissait de son gagne-pain, elle pouvait l’être tout autant, sinon davantage, à l’égard de la moindre tentative de mettre en cause ou de contraindre le pouvoir d’expression de l’artiste et sa liberté créatrice.
Notes de bas de page
1 George Sand, Corn, t. II, p. 443. Nous suivons Georges Lubin dans la datation de cette lettre qui restitue 1833 au lieu de 1832 « mettant le 2 sur le compte d’une erreur de plume ».
2 Ibid., p. 530 sq.
3 Ibid., p. 532.
4 Ibid., p. 558.
5 Ibid., p. 576.
6 Ibid., p. 570.
7 « Vraiment, mon cher George, vous êtes en progrès. Comme cela est poétiquement et vigoureusement écrit !... Le monde ne vous rend pas encore la justice que vous méritez ; vous serez grande dans l’avenir [...] Je vous écris sous l’impression d’enthousiasme que m’inspire une organisation comme la vôtre [...] », cité par Georges Lubin, op. cit., p. 575.
8 Ibid., p. 557, 564, 576. « Lettre du Tyrol » est de Musset, Sand et Musset, le roman de Venise, composition, préface et notes de José-Luis Diaz, Babel, Actes Sud, 1999, p. 249.
9 Voir A. Guyot et R. Le Huenen, Chateaubriand, l’invention du voyage romantique, Paris, PUPS, 2006, p. 275 sq.
10 Voir Corinne Bayle, « Gérard de Nerval en Allemagne, l’été 1838 : de la lettre privée à la lettre ouverte, la production du récit de voyage » et Catherine Thomas, « Théophile Gautier : la lettre de voyage ou le refus de raconter », in La Lettre de voyage, Actes du colloque de Brest 18, 19 et 20 novembre 2004, textes réunis et présentés par Pierre-Jean Dufief, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007, p. 237-246 et p. 247-264.
11 Cité par Jean-Marc Hovasse, « De la mer au Rhin, les premières lettres de voyage de Hugo », dans La Lettre de voyage, op. cit., p. 164.
12 Ibid., p. 163.
13 George Sand, LV, p. 685.
14 Ibid., p. 673.
15 Sur le rapport, dans Lettres d’un voyageur, de l’œuvre sculptée et du minéral dont elle tire son matériau, voir l’article de Nicole Savy, « Canova, le marbre et la montagne » dans Les Lettres d’un voyageur de George Sand : une poétique romantique, Textes réunis et présentés par Damien Zanone, Recherches et travaux, N° 70, Université Stendhal-Grenoble 3, 2007, p. 181-191.
16 Ibid., p. 893.
17 HV, t. I, p. 7.
18 « Il y a encore un genre de travail personnel qui a été plus rarement accompli, et qui, selon moi, a une utilité tout aussi grande, c’est celui qui consiste à raconter la vie intérieure, la vie de l’âme, c’est-à-dire l’histoire de son propre esprit et de son propre cœur, en vue d’un enseignement fraternel » (HV, t. I, p. 9).
19 Seule la lettre XII adressée à Nisard parut dans la Revue de Paris à la date du 29 mai 1836.
20 « J’ai reçu un livre d’Autun sur George Sand avec une lettre de l’auteur, Théobald Walsh, qui me déclare qu’il me méprise profondément ; en raison de quoi il me demande humblement mon amitié, ce qui n’est guère logique. Je ne lui répondrai que cela » (Corn, t. III, p. 770).
21 Théobald Walsh, George Sand, Paris, Hivert, 1837, p. 175-176. Cité par Georges Lubin, Œuvres autobiographiques de George Sand, vol. 2, op. cit., p. 643.
22 Sur ce point voir la pertinente analyse de Marie-Ève Thérenty, « Le recueil contre la revue : “le problématique voyageur” », dans Les Lettres d’un voyageur de George Sand : une poétique romantique, op. cit., p. 29-38.
23 Cité par Georges Lubin, Œuvres autobiographiques, vol. 2, op. cit., p. 1029.
24 Corr., IV, p. 509.
25 Ibid., p. 493 : « Je vous donnerai du manuscrit pour cette somme. »
26 Ibid., p. 540-541 et p. 568.
27 Ibid., p. 577.
28 « Si je secoue aujourd’hui la léthargie de mes souvenirs, c’est parce que j’ai trouvé un de ces derniers matins sur ma table un joli volume intitulé : Souvenirs d’un voyage d’art à l’île de Majorque, par J.-B. Laurens », George Sand, Un Hiver à Majorque, texte établi, présenté et annoté par Jean Mallion et Pierre Salomon, Meylan, Les Éditions de l’Aurore, 1985, p. 36. George Sand avait reçu un exemplaire de l’ouvrage de Laurens dès sa sortie ; l’envoi lui en avait été annoncé par une lettre de son auteur datée du 15 décembre 1840.
29 George Sand, Un hiver à Majorque, op. cit., p. 38.
30 Ibid., p. 66.
31 Ibid., p. 52.
32 Lettre du 16 avril 1841 : « Mon cher Buloz, j’ai besoin de quelques fonds tout de suite. Laissez-moi disposer de ce voyage à Majorque. Ce n’est pas une affaire pour vous et c’en est une pour moi. Votre Magen est en Chine, les gens qui me proposent d’acheter ce volume ne veulent pas attendre plus longtemps. », Corr, t. V, p. 279. Buloz répondra favorablement à cette requête dès le 17 avril.
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