Les commissions cantonales de statistique sous le Second Empire
p. 89-101
Texte intégral
1La réalisation des statistiques au XIXe siècle répond au besoin éprouvé par l’État de se doter d’une grille lui permettant de mieux connaître et de mieux gérer la richesse du pays. Cette innovation suscite, d’un côté, la résistance des différentes couches de la population, de l’autre un débat de méthode dans le milieu administratif et intellectuel. Face à ces obstacles, l’administration avoue n’en être qu’aux « tâtonnements1 ». À preuve, lorsque le Bureau de la Statistique générale de la France met en œuvre l’enquête agricole de 1852, l’objectif est avant tout de surpasser les difficultés rencontrées à l’occasion de celle de 1836. Pour cela, un nouvel outil voit le jour : les commissions cantonales de statistique.
2Mais d’où vient l’idée de ces commissions ? Pourquoi les créer, justement, à l’échelle cantonale ? Comment sont-elles organisées ? Comment fonctionnent-elles ? Le canton, en tant que division administrative, s’impose-t-il vraiment dans et à travers les travaux de statistique sous le Second Empire ? Telles sont les questions auxquelles je souhaiterais répondre ici.
Une question de méthode : comment organiser les enquêtes agricoles ?
L’enquête au niveau des communes : l’enquête agricole de 1836
3L’enquête agricole de 1836 est le premier grand chantier de la Statistique générale de la France qui est rétablie en 1833 au sein du ministère du Commerce2. Elle vise, selon Moreau de Jonnès, directeur de la Statistique générale de 1835 à 1852, à chiffrer la richesse agricole du pays, ce qu’ont cherché à faire économistes et statisticiens depuis des générations3. « Pour dissiper l’obscurité qui enveloppe encore la connaissance de ce principal élément de la fortune publique et de la prospérité du pays », le ministère du Commerce demande donc aux préfets d’employer tous les moyens d’information dont l’Administration dispose, pour obtenir, par commune, les chiffres de la production agricole de leur département, et de désigner, pour assister les maires, les personnes les plus propres à bien constater et décrire les faits, engageant les maires à prendre leur avis et à s’aider de toutes les lumières qu’ils pourront trouver soit parmi les membres des conseils municipaux, soit parmi les autres habitants de leurs communes4.
4Pour ne pas répéter les erreurs commises lors des enquêtes antérieures et réaliser le vieux rêve d’une enquête générale couvrant toute la France, il existe, selon Moreau de Jonnès, deux méthodes possibles : « L’une, prompte et facile, consiste dans les évaluations de toutes choses, faites en masses, par département, et plus ou moins arbitraires ; l’autre, longue et compliquée, procède, au contraire, en recueillant, jusque dans les moindres localités les données qui lui sont nécessaires5. »
5Le Bureau de la Statistique générale choisit la deuxième option, considérée comme plus rationnelle :
« C’est en groupant les chiffres de toutes les communes que sont formés successivement ceux des cantons, des arrondissements, des départements, des régions, et enfin ceux du Royaume entier. Cette méthode ayant été considérée comme la seule qui soit rationnelle, il a été résolu de l’employer pour faire exécuter, dans chacune des 37 300 communes de la France, un cadastre de son domaine agricole, un inventaire de ses produits ruraux, un recensement de ses animaux domestiques, et un tableau de ses consommations6. »
6Aussi, conformément à cette méthode exhaustive, qui « consiste à enregistrer, dans un ordre régulier, tous les faits numériques qui constituent les éléments d’un sujet quelconque7 », l’enquête doit donc être réalisée à partir des communes.
7Celle-ci dure cinq ans. Le Bureau de la Statistique générale la formalise en deux volumes : le volume 1 de la Statistique de la France, Agriculture est publié en 1840, le volume 2 en 1841. L’Administration signale que face aux opérations de statistique d’ampleur nationale, les populations locales font preuve de réticences, notamment pour des raisons fiscales, des réticences relayées par les autorités municipales qui multiplient les entraves à la remontée des informations, et qu’elle s’efforce de combattre par diverses procédures administratives (envoi de circulaires, création de commissions, etc.). Ainsi, l’enquête reflète non seulement la construction en cours d’un réseau bureaucratique dans une France qui reste toujours hétérogène du point de vue économique, politique et géographique, mais traduit aussi tout ce qu’a de conflictuel le processus de fabrication des statistiques agricoles.
Les critiques de l’enquête agricole de 1836
8L’enquête agricole de 1836 suscite en France de nombreuses réflexions, qui, toutes, appellent à la création de commissions de statistique. Ainsi, dès 1844, Alfred Legoyt publie-t-il un projet de sociétés de statistique départementales dans le Journal des économistes8. Tout en critiquant les travaux de statistique administrative entrepris en France, il suggère dans cet article de mettre en place une nouvelle organisation administrative afin de prévenir les contestations auxquelles les statistiques se heurtent dans le monde administratif comme dans le monde rural. Un peu plus tard, en 1847, Prosper-Alexis Gaubert de La Nourais questionne à son tour dans le même Journal des économistes l’efficacité de l’organisation administrative de la statistique. La crise frumentaire de 1846-1847 et la faiblesse de l’administration en matière de prévention lui font écrire un article intitulé « Des nécessités et des réformes de la statistique. Création dans chaque département d’un bureau central de statistique9. » Après avoir critiqué longuement l’administration de la statistique en place, de la Nourais, à l’instar de Legoyt, conclut son article en affirmant que le moyen le plus sérieux et le plus profitable de procéder à l’étude des faits statistiques serait de créer « dans chaque département, près de chaque préfecture, un centre où viendraient aboutir tous les documents statistiques sur tous les faits qui peuvent intéresser l’administration ou le département lui-même ».
9Le troisième projet de commissions de statistique apparaît en 1850. Il est l’œuvre d’Hallez d’Arros, secrétaire général de la préfecture de Lot-et-Garonne, qui souligne, lui aussi, les défauts de l’organisation de l’administration de la statistique. Ce projet est plus ambitieux : il consiste dans des « annales communales » ou « une statistique permanente dans toutes les communes de France10 ». À l’instar de La Nourais, c’est la crise frumentaire de 1846-1847 qui pousse Hallez d’Arros à cette réflexion. En effet, tous deux pensent qu’un gouvernement capable de recueillir des renseignements corrects sur l’état de la production agricole peut intervenir dans la production et le circuit économique avec des politiques raisonnables et donc prévenir une crise de ce type. Conçu dans un tel contexte, le « Projet d’annales communales » est bien accueilli dans le monde des statisticiens ; il obtient même, en 1850, la médaille d’or de la Société de statistique universelle.
10Quelques agents de l’administration centrale, comme Alfred Legoyt, et les sociétés de statistique sont désormais d’accord sur la création des commissions de statistiques locales. L’opposition au Bureau de la Statistique générale prend ainsi peu à peu de l’ampleur et pousse le gouvernement à réorganiser l’administration de la statistique. C’est chose faite en 1852 lorsque ce dernier, profitant du lancement d’une nouvelle enquête agricole, crée enfin les commissions en question.
Le projet de Legoyt : les commissions de statistique
11Revenons à Legoyt, sous-chef au bureau de statistique du ministère de l’Intérieur dans les années 1840, qui fut l’un des principaux adversaires de Moreau de Jonnès, le chef du Bureau de la Statistique générale de l’époque. À la vérité, c’est dès 1843, dans La France statistique, qu’il se met à critiquer les enquêtes statistiques de la monarchie de Juillet11. C’est cette année-là aussi que, constatant les craintes d’un alourdissement de la fiscalité, le défaut de collaboration entre les maires et l’administration centrale, enfin le rejet des agents de l’administration centrale par les populations locales, il présente pour la première fois, dans une simple note de bas de page, le projet des commissions de statistique qu’il mettra en œuvre en 1852 quand il sera chef du Bureau de la Statistique générale. Selon lui, compte tenu de la difficulté qu’il y a à faire recueillir les renseignements statistiques par les maires et les agents de l’administration centrale, le gouvernement peut faire utilement appel au zèle des particuliers. Il propose par conséquent d’instaurer une commission mixte composée des fonctionnaires et des notables locaux :
« Les Sociétés de statistique, telles que nous les comprenons, auraient des commissions dans les chefs-lieux d’arrondissements ; leur but serait de recueillir, d’après un programme arrêté par l’autorité supérieure, tous les documents qui pourraient être utiles à l’administration. Ces documents, réunis d’abord au chef-lieu d’arrondissement, y seraient l’objet d’une première révision destinée à être continuée par la société centrale du département divisée par sections. Ils seraient en outre soumis à un troisième examen dans les bureaux de la préfecture, et de là transmis à l’autorité supérieure12. »
12Simple note de bas de page au départ, le projet, ainsi conçu, se transforme en un véritable article, celui-là même qu’il publie dans le Journal des économistes en 184413. Legoyt y répète que la compilation des documents indispensable pour les services administratifs et les études économiques se heurte à des obstacles graves : la crainte d’un alourdissement de la fiscalité chez certains administrés, le manque de moyens coercitifs en cas d’opposition populaire, l’insuffisance des personnels au regard de l’ampleur croissante des travaux, sans compter l’incapacité et l’insoumission des autorités municipales, le manque de coordination et de coopération entre les départements de l’administration centrale, l’insuffisance des moyens de contrôle au sein de l’administration centrale et la discontinuité des travaux de statistique, etc.
13Introduire quelques modifications de détail à cette organisation ne peut améliorer sensiblement la situation. C’est pourquoi, justement, Legoyt propose un changement radical, savoir « la fondation des sociétés de statistique départementales, libres, sous le patronage et la direction du gouvernement ». Ces commissions auraient un rôle conciliateur : « Elles seront de précieux auxiliaires […] en facilitant les opérations par l’influence conciliante qu’elles ne manqueront pas d’exercer sur les habitants14. »
L’enquête au niveau cantonal : l’enquête agricole de 1852
14Dans les premiers mois de 1852 Alfred Legoyt devient le chef de la Statistique générale de France. Aussitôt nommé, il s’attache à la rédaction d’un rapport, au nom du ministre de l’Intérieur, de l’Agriculture et du Commerce, Persigny, en vue d’une nouvelle enquête agricole, et réalise enfin son projet de commissions de statistique formulé dès 184315.
Le choix de l’échelle cantonale
15D’après ce rapport, la statistique officielle fournit des renseignements de deux ordres. Les premiers font connaître la situation morale de la France. Ils se composent des documents sur l’état de l’instruction publique, sur la justice civile et criminelle, sur l’assistance publique, sur les enfants trouvés, sur la population, etc. Ces documents, qui résultent de l’activité même des agents de l’État, ne peuvent être recueillis que par ces derniers. Ils n’exigent aucune recherche, aucune enquête ; puisque par la simple expédition des affaires, ils viennent se placer en quelque sorte d’eux-mêmes sous la main de l’Administration16.
16En revanche, les renseignements destinés à mettre en lumière l’état des forces productives du pays ne sont pas aussi faciles à recueillir. Le gouvernement, puisqu’il n’exerce sur le développement de ces forces aucun contrôle direct, est obligé de les demander aux intéressés. Sur ce point précis, Legoyt reconnaît la grande difficulté des statistiques économiques : « C’est là que naissent les difficultés, difficultés graves, ayant leur source dans les préoccupations diverses qui exercent quelquefois une influence défavorable sur la sincérité des déclarations et dans la négligence des agents chargés de les recueillir. » Il constate que ces difficultés sont encore plus grandes en matière d’enquête agricole : « Pour obtenir des évaluations rapprochées de la vérité, l’Administration est obligée de lutter contre les préjugés invétérés des populations rurales17. »
17Il conclut à l’utilité incontestable du concours des particuliers pour la statistique industrielle et agricole. Il reprend, par conséquent, sa proposition de 1844 :
« La formation des sociétés de statistique permanentes dans chaque commune, sous la présidence du maire, compte des partisans convaincus, et je ne saurais contester que ce projet séduit, au premier aspect, par la grandeur et la simplicité de l’organisation qu’il suppose, par la masse apparente des forces qu’il met à la disposition du Gouvernement. »
18Il estime néanmoins que, sur 36 819 communes, 34 158 n’ont pas 2 000 habitants et dans la plus grande partie de ces 34 000 communes, il est impossible de réunir pour les commissions de statistique un personnel suffisant, à la fois par le nombre et l’aptitude. Il faut donc chercher une autre combinaison qui offre une garantie sérieuse pour les enquêtes. Selon Legoyt :
« La difficulté m’a paru être résolue, si l’on franchit le premier degré de l’échelle des circonscriptions administratives pour placer les commissions de statistique au chef-lieu de canton. Là, en effet, se trouvent tous les éléments qui doivent concourir à leur formation. Les maires du canton, le juge de paix, son suppléant, le curé, le membre du conseil d’arrondissement et de département nommé par le canton, le commissaire de police, le directeur du bureau de poste, le percepteur, l’agent voyer, l’agent de l’enregistrement et des domaines, l’instituteur primaire, les officiers ministériels, les membres des comices agricoles, des comités d’hygiène et des sociétés sa vantes, un certain nombre de propriétaires aisés, à choisir au sein ou en dehors des conseils municipaux, etc., voilà le personnel naturellement désigné des commissions de statistique ; voilà le faisceau de lumières, de bonnes volontés et d’expérience dont nous avons besoin. Ainsi formées […], les commissions cantonales me paraissent appelées à rendre des services signalés à l’Administration18. »
La formation des commissions cantonales de statistique
19Le décret du 1er juillet 1852 annonce la mise en œuvre de l’enquête proprement dite en prévoyant la formation d’une commission de statistique permanente au chef-lieu de chaque canton. Les commissions cantonales de statistique sont installées dès le premier trimestre 1853. La nomination de leurs membres est faite par les préfets. Dans les villes chefs-lieux de département ou d’arrondissement qui ne comprennent qu’un seul canton, la commission de statistique est présidée, selon le cas, par le préfet ou par le sous-préfet. Il n’y a qu’une seule commission aussi dans les chefs-lieux de département ou d’arrondissement comprenant plusieurs cantons. En revanche, à Paris et à Lyon, une société de statistique se met en place pour chaque arrondissement communal, sous la présidence du maire de l’arrondissement. Précisons enfin que dans les villes où le préfet ou sous-préfet sont présidents de droit des commissions de statistique, ces derniers peuvent déléguer la présidence : le premier au secrétaire général de la préfecture, au maire de la ville, au juge de paix du canton ou à un membre du conseil général ; le second au maire, au juge de paix, ou à un membre du conseil d’arrondissement19.
20Afin de faciliter l’exécution du décret du 1er juillet 1852, le Bureau de la Statistique générale émet une circulaire ministérielle sur la composition des membres des commissions le 18 septembre 185220. Celles-ci comprendront des fonctionnaires choisis parmi les agents de l’État, des départements ou des communes, ou encore des titulaires de fonctions gratuites comme les maires. Elles s’ouvriront aussi aux membres des sociétés savantes, des comices agricoles, de l’enseignement libre, du corps médical, aux officiers ministériels, négociants, manufacturiers, chefs d’ateliers et contremaîtres, propriétaires ruraux et fermiers dont l’expérience et la bonne volonté sont spécialement signalées aux préfets. Il est précisé que l’essentiel n’est pas de conférer un « titre », mais d’assurer aux commissions le concours de tous « les hommes éclairés » du canton. Si le nombre des membres de chaque commission n’est pas déterminé ; il faut toutefois que toutes les communes du canton disposent, au sein de la commission, d’une représentation en rapport avec le chiffre de leur population.
La composition des commissions cantonales de statistique
21En outre, la circulaire du 18 septembre demande aux préfets la liste exacte des membres de chaque commission de leur département avec la mention de leurs noms, professions ou fonctions, et celle de la commune de leur domicile. Les réponses conservées permettent ainsi d’analyser la composition des commissions ainsi que la présence ou l’absence des commissaires aux assemblées. Il n’existe dans notre échantillon que neuf commissions cantonales dont les feuilles de présence peuvent être analysées (tableau 1).
Département | Canton | Fonctionnaires21 | Titulaires gratuites22 de fonctions | Notables23 |
Ardennes | Rethel | 8 | 5 | 4 |
Ardennes | Juniville | 10 | 11 | 13 |
Ardennes | Chaumont-Doreux | 12 | 13 | 22 |
Ardennes | Asfeld | 13 | 13 | 11 |
Ardennes | Novion-Porcien | 17 | 21 | 14 |
Pyrénées-Orientales | Cantons Est et Ouest | 12 | 19 | 11 |
Côte-d’Or | Saulieu | 28 | 11 | 0 |
Côtes-du-Nord | Bégard | 3 | 5 | 1 |
Côtes-du-Nord | Louargat | 4 | 9 | 3 |
Total | 107 | 107 | 79 |
Tableau 1. – La composition des commissions cantonales de statistique24.
22Au vu des chiffres, la composition des commissions semble traduire la recherche d’un certain équilibre entre les représentants du pouvoir central – 107 commissaires sont des fonctionnaires – et ceux d’un certain pouvoir local – ici 79 notables. Les titulaires de fonctions gratuites – 107 commissaires dont 82 maires soit 77 % – constitueraient quant à eux une sorte de passerelle entre les deux autres catégories. La place des édiles s’explique entre autres par la nomination systématique des maires de chaque commune du canton. Étant à la fois agents de l’autorité centrale et porte-parole des intérêts locaux, ils peuvent en effet recueillir et saisir plus facilement les informations concernant leur localité. Sans eux l’enquête ne pourrait descendre au ras du sol dans les campagnes. Cela dit, comme le constate Legoyt, leur participation à ce genre d’enquêtes ne fait pas l’unanimité au sein de l’administration centrale. Au reste, les commissions sont aussi des outils pour réduire la charge de travail des maires et limiter les biais introduits dans les statistiques par la volonté de certains de défendre des intérêts locaux.
23Ainsi s’explique, justement, que les commissions s’ouvrent aux fonctionnaires et aux notables locaux. Parmi les premiers, retenons que les instituteurs et les juges de paix sont majoritaires. Il existe 34 instituteurs et 8 juges de paix dans les 9 commissions de notre échantillon. Les instituteurs, habiles à faire des calculs et à préparer des procès-verbaux ou des rapports, de viennent secrétaires des commissions et contribuent largement aux travaux de statistique. Les juges de paix sont assez peu nombreux, remarquons-le : cela tient au fait qu’il n’y en a qu’un par canton. Néanmoins, leurs fonctions de conciliation dans le milieu rural sont tout à fait conformes au fonctionnement idéal des commissions de statistique de Legoyt.
24La majorité des notables locaux est formée de cultivateurs et propriétaires (précisément 42 cultivateurs et 10 propriétaires) supposés représenter les intérêts économiques et politiques du monde rural. Que leur présence dans les commissions soit demandée par le Bureau de la Statistique générale ne les empêche pas, bien sûr, de contester les travaux de statistique. Cela dit, selon Legoyt, les commissions peuvent être aussi un lieu de négociation et de collaboration ; elles peuvent recueillir les faits sans bruit, sans éclat, sans la solennité attachée aux enquêtes officielles, donc réunir un grand nombre de renseignements sur l’économie agricole et « arriver à des évaluations aussi rapprochées que possible de la vérité25 ».
L’organisation des travaux
25La nouveauté que le Bureau de la Statistique générale introduit en 1852, ne se limite pas à la formation des commissions de statistique dans le chef-lieu de chaque canton. D’une part, au lieu d’être des commissions temporaires, créées pour les seuls besoins de l’enquête agricole de 1852, les commissions sont permanentes. Elles sont chargées désormais de remplir et de tenir à jour, pour les communes du canton, deux tableaux, l’un annuel, l’autre quinquennal, dressés par la Statistique générale26.
26Le Bureau, anticipant sur les difficultés de mise en œuvre, conseille aussi aux commissions de se diviser en sous-commissions. Dans les cantons ruraux, il institue une division par commune ; dans les cantons urbains, la division par quartier paraît à la fois plus logique et plus adaptée aux travaux. En outre, chaque sous-commission peut à son tour se subdiviser en sections chargées d’un type précis de recherches statistiques.
27Cependant la division par commune27 ou par quartier28 est peu respectée dans la pratique. La formation des commissions étant une tâche difficile et demandant la collaboration d’un grand nombre de fonctionnaires et notables, la division des commissions en sous-commissions est en fait effectuée par groupe de communes29, le regroupement se faisant, en général, en regard de la nature du sol et de la position géographique des différentes communes30. Dans ce cas, chaque sous-commission est divisée en autant de sections qu’il y a de communes dépendant d’elle31.
La résistance aux travaux statistiques
28Si l’on en croit le préfet des Pyrénées-Orientales, les membres de plusieurs commissions de Perpignan montrent, au commencement des opérations, « non seulement de l’indifférence mais encore de la mollesse et de l’apathie32 ». Sous prétexte que le gouvernement, en cherchant à établir une statistique aussi étendue, poursuivrait un objectif fiscal, ces commissaires se sont présentés aux réunions sans avoir fait la moindre démarche pour se procurer les renseignements qu’ils promettaient de recueillir, ou bien en en fournissant de très exagérés.
29Dans le Bas-Rhin, le sous-préfet de Saverne note pour sa part : « Il m’est pénible de dire que bon nombre [des membres] de la commission de Bouxwiller n’ont absolument rien fait et n’ont pas même daigné honorer notre réunion de leur présence33. » De plus, les opérations de la commission ne lui paraissent pas convenablement menées. Il faut dire qu’elles sont considérées avec une grande suspicion par les habitants des campagnes, et que la commission connaît par conséquent de grandes difficultés pour obtenir des « renseignements catégoriques ». Presque toutes les données recueillies se révèlent ainsi plus ou moins approximatives.
30Le travail des commissions, dans ces conditions, se dégrade rapidement. Celle d’Henrichemont, dans le Cher, « trouve chez la plupart de ses collaborateurs la pensée que la déclaration à consigner devait servir de base au mouvement de baisse ou de progression de l’impôt territorial34 », et elle entreprend par conséquent de rectifier les renseignements recueillis en « exagérant » les chiffres des productions cantonales :
« Nous avons craint que cette préoccupation ne les entraînât trop loin de la vérité ; et nous avons tiré en sens inverse : nous avons cru bien faire, et nous n’avons voulu, en tout cas, que nous approcher autant que possible de la vérité, tantôt exacte tantôt approximative. Mais y avons-nous réussi ? Et ne sommes-nous pas tombés dans l’excès contraire ? Assurément, nous n’en pouvons pas répondre. »
31Le président l’assure : « Il est certain même que dans un travail aussi compliqué, aussi neuf, aussi minutieux, nous avons pu commettre d’assez graves erreurs ».
32De même la Chambre d’agriculture de La Rochelle juge-t-elle avec sévérité les opérations des commissions locales :
« Tout d’abord il est facile de reconnaître que ces travaux sont l’œuvre de quelques hommes dévoués qui en général ont été abandonnés à leurs propres forces, car cette mission fort difficile a été répudiée par la plupart des individus que l’on avait priés de s’en charger gratis. De là vient qu’il se trouve sur bien des articles des renseignements évidemment erronés, disparates et foncièrement faux, que sur d’autres points il se rencontre un accord général tout aussi faux en ce qu’il est basé sur des idées préconçues généralement admises presque toujours sans examen35. »
33En résumé, non seulement les fonctionnaires et notables sont au bout du compte peu nombreux à participer aux commissions cantonales, mais ceux qui y participent essayent souvent de détourner les résultats en raison de soucis fiscaux ou d’intérêts particuliers. Dans de telles conditions de résistance passive, et malgré les efforts du Bureau de la Statistique générale pour créer un univers administratif cantonal, les travaux de statistique deviennent l’affaire de quelques commissionnaires qui arrivent à concilier intérêts généraux et intérêts particuliers.
*
34Parmi les conclusions que l’on peut tirer de l’analyse des documents (procès-verbaux, comptes rendus de délibérations, rapports, questionnaires, etc.) produits par les commissions et par les préfets et sous-préfets, l’une des principales est la place essentielle occupée par le juge de paix au sein des commissions cantonales. Assurément le juge de paix est l’acteur capital de ces commissions, dont il est toujours membre36. Il les préside d’ailleurs dans de nombreux cas (24 cas sur 40, précisément, dans notre échantillon – tableau 2), et lorsqu’il n’en est pas ainsi, est souvent adjoint au président. À plusieurs reprises, il apparaît même que tout le travail statistique est accompli par lui. Précisons qu’en 1852 aucune instruction précise n’existe encore quant à la désignation des présidents dans les commissions cantonales, et qu’il faut attendre 1858 pour que le Bureau de la Statistique générale fasse du juge de paix le président de droit des commissions cantonales de statistique, entérinant la situation existant de facto depuis 1852. À la fois homme des champs et agent politique, le juge de paix dispose il est vrai d’un capital conciliatoire lui permettant de combiner, au sein des commissions cantonales, les intérêts particuliers et l’intérêt général, et ainsi de fournir (d’une manière ou d’une autre) les statistiques agricoles demandées par le Bureau de la Statistique générale. Ainsi peut-on dire que malgré de multiples résistances la circonscription cantonale arrive à s’imposer dans les enquêtes agricoles entreprises sous le Second Empire, cela grâce aux fonctionnaires du canton, grâce aux juges de paix notamment, qui, à leur manière et dans ce contexte, en viennent à incarner le canton.
Département | Canton | Profession ou fonctions du président de la commission |
Ardennes | Rethel | Sous-préfet |
Bas-Rhin | Bouxwiller Drulingen | Juge de paix |
Côte-d’Or | Vitteaux | Juge de paix |
Dordogne | Nontron | Maire |
Lot | Cazals | Conseiller général |
Pyrénées-Orientales | Perpignan Est | Maire |
Seine-et-Marne | La Chapelle-la-Reine | Maire |
Seine-et-Oise | Marly-le-Roi | Maire |
Tarn | Gaillac | Juge de paix |
Yonne | Vermenton | Conseiller général |
Tableau 2. – Les présidents des commissions cantonales de statistique37.
Notes de bas de page
1 Commission centrale de statistique, « Compte rendu des travaux du Congrès général de Statistique réuni à Bruxelles, les 19, 20, 21 et 22 septembre 1853 », Bulletin de la Commission centrale de Statistique, VI, Bruxelles, Hayez, 1853, p. 100.
2 Kaya Alp Yücel, Politique de l’enregistrement de la richesse économique : les enquêtes fiscales et agricoles de l’Empire ottoman et de la France au milieu du XIXe siècle, thèse d’histoire, dact., EHESS, 2005, 537 p.
3 Moreau de Jonnes Alexandre, Statistique de l’agriculture de la France, Paris, Librairie de Guillaumin et Cie, 1848, p. 31.
4 Ibid., p. 11.
5 Moreau de Jonnes Alexandre, Éléments de statistique comprenant les principes généraux de cette science et un aperçu historique de ses progrès, Paris, Guillaumin et Cie, 1847, p. 49-53 et 83.
6 Ibid., p. 83.
7 Ibid., p. 50.
8 Legoyt Alfred, « Sur un projet de sociétés de statistiques départementales sous la direction du Gouvernement », Journal des économistes, 9, 1844, p. 124-132.
9 De La Nourais Prosper-Alexis Gaubert, « Des nécessités et des réformes de la statistique – création dans chaque département d’un bureau central de statistique », Journal des économistes, 17, n ° 68, 1847, p. 439-443.
10 Aymar-Bresson M., Organisation de la Statistique en France : Rapport du « Projet d’annales communales ou d’une statistique permanente dans toutes les communes de France » de M. Hallez-d’Arros, Paris, Imprimerie Lacour, 1851.
11 Legoyt Alfred, La France statistique, Paris, L. Curmer, 1843.
12 Ibid., p. VII.
13 Legoyt Alfred, « Sur un projet… », op. cit.
14 Ibid., p. 126.
15 Rapport au Prince Président de la République. Ministère de l’intérieur, de l’agriculture et du commerce, Paris, Imprimerie nationale, 1852.
16 Ibid., p. 4.
17 Ibid., p. 4-5.
18 Ibid., p. 6.
19 Barbier A., Organisation et travaux des commissions de statistique, Poitiers, chez Hilleret Librairie, 1853.
20 Ibid.
21 À l’unique représentant de diverses professions – géomètre, arpenteur, directeur des Contributions indirectes, directeur des Contributions directes, receveurs-contrôleurs des Contributions indirectes, contrôleur, architecte du département, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, conducteur des Ponts et Chaussées, maître de poste, brigadier de gendarmerie, lieutenant en retraite, juge, principal du collège, garde générale des Forêts, sous-inspecteur des Enfants trouvés, secrétaire de mairie –, il faut ajouter 2 receveurs de l’Enregistrement, 2 commissaires de police, 4 présidents du tribunal, 4 greffiers, 5 agents voyers, 7 percepteurs, 8 juges de paix, 11 curés, 13 desservants, enfin 34 instituteurs.
22 Ce sont 1 député au Corps législatif, 1 président de conseil général, 5 conseillers généraux, 6 conseillers d’arrondissement, 4 conseillers municipaux, 8 maires-adjoints, et, surtout, 82 maires.
23 Ce sont 1 vétérinaire, 1 marchand de bois, 2 avoués, 2 meuniers, 2 directeurs de filature, 3 officiers de santé, 3 négociants, 4 docteurs en médecine, 4 filateurs, 5 notaires, 10 propriétaires, 42 cultivateurs.
24 Arch. nat., F/20/561 ; pour les données concernant les cantons Est et Ouest de Perpignan, Arch. nat., F/11/2682.
25 Rapport…, op. cit., p. 7.
26 Barbier A., Organisation et travaux…, op. cit.
27 Arch. nat., F/20/561, Ardennes, cantons de Juniville et de Charleville ; Côtes-du-Nord, canton de Louargat.
28 Arch. nat., F/11/2682, Pyrénées-Orientales, cantons Est et Ouest de Perpignan.
29 Arch. nat., F/20/561, Côte-d’Or, canton de Vitteaux ; Ardennes, canton de Saulieu.
30 Arch. nat., F/20/561, Ardennes, canton de Saulieu.
31 Arch. nat., F/20/561, Ardennes, canton de Chaumont-Doreux.
32 Arch. nat., F/11/2682, Pyrénées-Orientales, cantons Est et Ouest de Perpignan.
33 Arch. nat., F/11/2682, Bas-Rhin, arrondissement de Saverne.
34 Arch. nat., F/20/561, Cher, canton de Henrichemont.
35 Arch. nat., F/20/561, Charente-Inférieure, arrondissement de La Rochelle.
36 Kaya Alp Yücel, « Les conciliateurs de l’enquête agricole de 1852 : les juges de paix dans les commissions cantonales de statistique », dans Antoine Annie et Mischi Julian (dir.), Sociabilité et politique en milieu rural, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 101-111.
37 Arch. nat., F/20/561, F/20/615, F/11/2682 ; De Boureuille, Rapport de la commission de statistique du canton de Marly-le-Roi, Arrondissement de Versailles, Seine-et-Oise, Versailles, Imprimerie de Klefer, 1854 ; Chaslin François, Exposé de la statistique du canton de Vermenton, l’Yonne, Paris, Lithographie de Garreau, 1853.
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Pierre Jambard
2008
Ouvriers bretons
Conflits d'usines, conflits identitaires en Bretagne dans les années 1968
Vincent Porhel
2008
L'intrusion balnéaire
Les populations littorales bretonnes et vendéennes face au tourisme (1800-1945)
Johan Vincent
2008
L'individu dans la famille à Rome au ive siècle
D'après l'œuvre d'Ambroise de Milan
Dominique Lhuillier-Martinetti
2008
L'éveil politique de la Savoie
Conflits ordinaires et rivalités nouvelles (1848-1853)
Sylvain Milbach
2008
L'évangélisation des Indiens du Mexique
Impact et réalité de la conquête spirituelle (xvie siècle)
Éric Roulet
2008
Les miroirs du silence
L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008