Municipalité cantonale rurale contre municipalité cantonale urbaine : le cas de Fontainebleau (an III-an VIII)
p. 49-59
Texte intégral
1Si les municipalités cantonales mises en place par le Directoire ont fait l’objet d’un certain nombre d’études, rares sont celles qui s’intéressent aux cantons dits « ruraux » des villes d’une certaine importance, ces cantons créés concomitamment à ceux strictement « urbains », centrés sur des chefs-lieux suffisamment peuplés. C’est à ces municipalités cantonales rurales que nous voudrions nous attacher, à travers une réflexion nourrie en partie par l’étude de la municipalité du canton dit « rural » de Fontainebleau, dans le sud seine-et-marnais1.
2Cette expérience mérite en effet notre attention : en 1790, le département de Seine-et-Marne est divisé en 5 districts (Melun – par ailleurs siège de l’administration départementale –, Meaux, Nemours, Provins et Rozay) ; Fontainebleau est intégré au district de Melun, tout en assurant la fonction électorale de chef-lieu de canton. Sous le Directoire, la ville, dont la population excède 6 500 habitants en l’an IV, est donc le siège d’une double autorité municipale : d’une part une municipalité communale urbaine, d’autre part une municipalité dont le ressort s’établit sur un canton rural composé de sept communes comptant quelque 4 450 habitants en l’an VII. Fontainebleau offre ainsi le cas particulier, jusqu’à présent peu étudié de manière spécifique par l’historiographie du Directoire, d’une concurrence entre deux pouvoirs locaux : l’un – la municipalité cantonale urbaine – siège en permanence et bénéficie de la proximité avec ses administrés comme dans toutes les communes excédant 5 000 habitants ; l’autre – la municipalité de canton rural, extra-muros lit-on parfois – pâtit de la situation inverse puisqu’elle est composée des agents et adjoints communaux élus par les assemblées communales et siège donc dans une seule localité du canton, voire hors de ce canton comme dans notre cas.
3L’exemple bellifontain permet ainsi de poser des questions bien plus larges : entre autres, celle de la pertinence du redécoupage administratif opéré par la Constitution de l’an III, qui contribuerait à distendre le lien politique entre administrateurs et administrés dans certaines portions de son territoire en cherchant à pallier la médiocrité du personnel politique dans les plus petites communes ; ou encore celle des rapports ville/campagnes et des possibilités de domination des campagnes offertes par les nouvelles institutions aux notables urbains.
4L’étude de la municipalité du canton rural de Fontainebleau nous permet ainsi de cerner trois de ses difficultés majeures : le problème d’identité auquel elle est confrontée, l’affaiblissement de son pouvoir à l’échelle locale, enfin le caractère fragile mais sans doute néanmoins réel de son efficacité administrative.
La municipalité cantonale rurale : un problème d’identité face à la municipalité cantonale urbaine
5Tout nouveau découpage administratif ne peut totalement faire table rase du passé : confrontée à une sorte d’excès de mémoire des populations, l’identité cantonale ne se décrète pas et ne se construit dès lors qu’avec difficulté, d’autant qu’elle se trouve doublement concurrencée. Concurrencée par les principes unitaires de la Révolution d’une part, exaltant l’unité et l’indivisibilité de la République, dans un refus des affirmations localistes considérées comme suspectes. Concurrencée ensuite par le maintien d’une identité communale, comme C. Wolikow l’a bien montré pour l’Aube, en parlant du refus par ces communautés de subir une « dilution cantonale », à travers, par exemple, la réticence à déposer au chef-lieu de canton les matrices des rôles fiscaux2. C’est d’ailleurs implicitement ce que sous-entendent, dans une pétition adressée en l’an V au ministre de l’Intérieur, les administrateurs de la municipalité communale de Fontainebleau en rappelant « qu’Avon et Fontainebleau n’ont formé originairement qu’une seule et même commune, que telle était leur situation au moment de la Révolution et que c’est par erreur si on a fait d’Avon une commune particulière distincte de Fontainebleau3 ».
6Ici, la géographie ne facilite d’ailleurs guère cette construction. Fontainebleau et son canton rural appartiennent en effet au Gâtinais, caractérisé par des sols sableux peu fertiles, comme le pays de Bière tout proche et les coteaux de la vallée de la Seine (carte 1). Cette petite région s’oppose donc, par ses productions agricoles, à la Brie céréalière riche de sols limoneux, au nord du fleuve. Notre canton rural n’a qu’une faible cohésion géographique, rassemblant sept communes alignées, parfois en vis-à-vis, le long de la Seine (Avon, Bois-la-Nation – aujourd’hui Bois-le-Roi –, Samois-sur-Seine, Thomery, Samoreau, Vulaines et Champagne). Les points communs existent néanmoins, autour d’une activité viticole très marquée, qui ne permet d’ailleurs pas à la grande majorité des vignerons, exceptés ceux de Thomery, grâce au chasselas, de vivre dignement.

7Ce défaut de cohérence territoriale du canton rural de Fontainebleau est encore accru par le fait que son administration a son siège à Fontainebleau même, et non dans l’une des sept communes de son ressort. Ceci accroît sans doute la distance entre l’administration cantonale et les habitants, privant ces derniers d’une proximité si nécessaire à l’affirmation de leur culture politique : c’est ce qu’explique R. Dupuy en reprenant à son compte, mais en les remodelant, les mots clefs proposés par R. Huard pour rendre compte des « caractères spécifiques du comportement politique populaire », aux premiers rangs desquels figurent la quotidienneté, la proximité et l’immédiateté4. Aussi, régulièrement la question du « centre » du canton se pose-t-elle. Ainsi, le 25 vendémiaire an VII, au sujet de la localisation du lieu de célébration des décadis dans le canton rural de Fontainebleau, hors donc de la ville où siège l’administration cantonale. Son président argue en effet que cette disposition « n’entre point dans l’esprit de la loi » et propose de « désigner une des communes du canton pour y opérer les réunions commandées par ladite loi parce qu’elle aura au moins pour auditeurs les habitants de cette commune faisant partie de ses administrés et ceux qui voudront s’y rendre des autres communes5 ». Face à lui, les autres membres de la municipalité rurale ainsi que le commissaire du directoire exécutif objectent que « n’ayant point de chef-lieu pour son canton, [on] ne peut préférer aucune des communes qui le composent, ce qui serait plus gênant pour plusieurs communes que de se rendre à Fontainebleau, aucune ne formant le centre et ne remplissant par conséquent les conditions qu’elle pourrait exiger de celle qu’on proposerait », en raison de l’étirement de ce canton le long des rives de la Seine. La discussion concernant le lieu de célébration du décadi est relancée lorsque parvient à l’administration municipale, le 25 brumaire suivant, la copie d’une lettre du ministre de l’Intérieur à l’administration départementale de Seine-et-Marne précisant que ce « canton rural peut se choisir dans une des communes un local pour la lecture des lois et la célébration des cérémonies », et demandant « que l’administration se transporte dans la commune la plus peuplée et la plus à portée de la majorité des autres communes du canton6 ». C’est ainsi que l’administration du canton rural arrête ce même jour qu’elle se rendra désormais en la commune de Thomery, tous les décadis, pour y célébrer les fêtes décadaires, et que dans le but de « rapprocher tous les citoyens, les séances de l’administration seront transférées en la commune de Thomery aussitôt que les fêtes décadaires y seront célébrées ». Cette nouvelle disposition entraîne cependant, dès le 25 frimaire, la démission de l’agent communal de Samoreau, Dugornay7.
8D’autres facteurs aggravent encore cette situation. L’instabilité des personnels politiques est de ceux-là, tandis qu’il s’avère difficile pour le président de l’administration cantonale d’incarner une réelle légitimité : ce titre n’est qu’honorifique, ne correspond en rien à un pouvoir vraiment supérieur à celui des autres agents municipaux. En suivant les travaux de l’anthropologie politique, et notamment ceux de M. Abélès, il est donc bien difficile d’accorder à quiconque la représentation symbolique du pouvoir cantonal8. S’y ajoutent les énormes difficultés financières rencontrées par les municipalités cantonales. Ces dernières les empêchent de développer une véritable « communication » politique : sans mise en scène séduisante du pouvoir cantonal, sans majesté déployée, les administrations ne laissent à voir que l’encombrante présence de l’État, qui se tourne durant ces années vers plus de réquisitions, et plus de contrôle. Le 30 frimaire an IV, le commissaire près le canton rural se plaint auprès du commissaire près l’administration départementale :
« Notre administration n’a pas une chaise, pas une table, pas un écritoire, pas le moindre de tous les effets mobiliers et autres objets indispensables pour se mettre en activité de travail […]. Il est impossible que les bureaux restent plus longtemps confondus dans la même pièce où se tiennent les séances de l’administration sans avoir même un poêle pour chauffer cette pièce9. »
9Mais le 28 pluviôse an V, il écrit encore : « Que veut-on que devienne l’administration dénuée dans le moment actuel de toute provision en bois, lumière, papier10 ? » Le 5 frimaire an VII, la municipalité évalue d’ailleurs ses besoins annuels à 7 000 francs, bien éloignés des 2 600 francs disponibles11.
10Sans réelle identité donc, la municipalité du canton rural de Fontainebleau se trouve par ailleurs affaiblie par la concurrence de la municipalité communale de la ville.
Une municipalité rurale largement étouffée
11Les travaux de C. Lucas ont montré l’importance des interventions extérieures subies par les municipalités de canton du Directoire12 : les commissaires du pouvoir exécutif, le directoire exécutif lui-même, les ministres ou l’armée dans certaines régions entravent par leurs interventions la consolidation du travail de ces administrations. À Fontainebleau, s’y ajoute l’interférence que constitue la municipalité communale de la ville pour les affaires de la municipalité du canton rural.
12Le premier signe en est la confusion qui règne dans les esprits mêmes des administrateurs, du fait de la coexistence des deux municipalités à Fontainebleau. Ainsi, le commissaire du pouvoir exécutif près l’administration du canton rural soutient-il, face à l’administration départementale, que la commune de Fontainebleau n’est pas à elle seule un canton étranger au canton rural, mais qu’au contraire le canton de Fontainebleau « est essentiellement composé de la commune chef-lieu et des communes rurales, l’une [ayant] son administration particulière, les autres une administration commune13 ». Cette relative confusion complique bien évidemment la tâche des administrateurs, par exemple en ce qui concerne l’organisation des fêtes nationales. Le 27 messidor an IV, le même commissaire près l’administration du canton rural saisit le ministre de l’Intérieur du problème suivant :
« Sur la fête de l’agriculture, objet paraissant se rapporter principalement aux communes rurales, les administrations de la commune et du canton rural de Fontainebleau ont cru que les dispositions de la loi concernaient uniquement l’administration du canton rural, en conséquence, c’est elle qui a dirigé et présidé la fête, quoique le département par une décision qui n’a été connue que postérieurement ait déféré ce soin à l’administration municipale de la commune14. »
13Le courrier se poursuit sur la question de la présidence des fêtes de la liberté à venir. La réponse du ministre étant en faveur de la municipalité de la commune de Fontainebleau, le commissaire reprend son questionnement :
« Une commune n’est pas un canton, […] or c’est aux administrateurs du canton et non de la commune chef-lieu de canton que les arrêtés du Directoire ont déféré la direction et la présidence des fêtes nationales. Ce qui a pu, citoyen ministre, vous induire en erreur, c’est que vous avez présumé qu’il ne s’agissait que de savoir dans quel lieu se devaient célébrer les fêtes […]. Que doit-on entendre par les mots administrateurs du canton ? »
14De plus, continue de se plaindre notre commissaire, « on met beaucoup d’inexactitude dans les courriers. On envoie à l’administration de la commune ce qui doit l’être à celle du canton15 », et la première n’est pas toujours très exacte à les transmettre à la dernière. Nous avons vu qu’en l’an VII la confusion concernant la fixation des lieux de célébration des décadis continue de poser problème. Il est certain que la municipalité urbaine de Fontainebleau a mis une certaine mauvaise volonté à donner à celle qu’elle voit sans doute comme sa rivale les conditions nécessaires à son bon fonctionnement : en vendémiaire an VII, alors que l’administration municipale urbaine connaît déjà l’arrêté de l’administration départementale qui lui ordonne de désigner pour le lieu de réunion des citoyens du canton rural de Fontainebleau un local approprié, elle invite les membres de l’administration cantonale rurale à faire lecture des lois et la célébration de ses mariages conjointement avec elle16.
15Il est probable que la municipalité du canton rural ait été défavorisée par le fait qu’elle ne siège pas en permanence, contrairement à celle de la commune. Cet état de fait est utilisé par l’administration de la commune comme un argument dans l’affaire de la réunion de l’hospice d’Avon à celui de Fontainebleau, décidée par décret du Directoire exécutif du 23 frimaire an V. Prétextant que dans la préparation du dossier, l’administration cantonale « n’a rien géré », alors que la commune d’Avon est de son ressort, et que « la commission qu’elle a nommée n’a pas géré davantage », la municipalité de la commune de Fontainebleau nomme sa propre commission, et s’empare du dossier. Pour se justifier auprès du ministre de l’Intérieur, celle-ci n’hésite pas, avec un soupçon de mépris, à faire valoir les faiblesses de sa rivale :
« L’administration rurale réclame une direction, une surveillance qui ne pourrait lui être accordée sans compromettre l’intérêt public et l’utilité de l’établissement, les membres de cette administration épars sur tous les points du canton se réunissant à peine une fois par décade, [or] la surveillance d’un hospice […] exige la permanence des administrations17. »
16Il n’en faut pas plus pour faire comprendre combien la municipalité du canton rural, a, dans ce contexte, bien du mal à enraciner son pouvoir. Ainsi est-il presque logique de constater que le registre de la correspondance de l’administration communale de Fontainebleau regorge de courriers adressés par les agents municipaux du canton rural, ou par des habitants du canton, toutes personnes qui auraient dû, d’après le contenu des lettres, s’adresser à leur municipalité de rattachement18. La question de l’approvisionnement du marché de Fontainebleau permet par ailleurs à l’administration communale d’élargir son action pour faire face à une situation parfois très difficile, comme en brumaire an VII alors que le déficit des récoltes annoncé atteint 35/36. Ainsi « l’extrême urgence de pourvoir à l’approvisionnement du marché de demain […] a déterminé l’administration municipale de Fontainebleau à envoyer demain sept heures du matin deux gendarmes d’ordonnance au bac de Valvins », qui permet de passer la Seine mais se situe dans le ressort de l’administration du canton rural, afin de « surveiller et protéger et activer le passage des approvisionnements ; si l’administration du canton eut été assemblée, l’administration communale l’aurait priée de prendre cette mesure de police, dont je vous prie de l’informer19 ».
17Faut-il voir dans cette tendance de l’administration communale à phagocyter la municipalité rurale une situation propre à Fontainebleau ? Convient-il au contraire d’y chercher des éléments plus généraux communs à un certain nombre de cantons de ce type ? Sans doute faudrait-il ici élargir l’enquête aux autres administrations des cantons ruraux du département dans la même situation, celles de Meaux, Melun, Provins. Deux éléments pourraient alors être pris en considération ici. D’une part, que, dans le cas du canton rural de Melun, l’administration n’est pas sise dans la ville même mais dans la commune voisine de Maincy. D’autre part, une explication particulière pourrait être avancée pour Fontainebleau, en relation avec les résultats de la vente des biens nationaux dans cette ville. En effet, si les biens nationaux de première origine n’y ont eu qu’un rôle mineur, ceux de seconde origine – biens de la liste civile et biens des émigrés – ont permis à de nouveaux habitants, et non des moindres, de s’installer à Fontainebleau en acquérant des hôtels particuliers, avec une période de vente très active comprise entre nivôse an II et brumaire an IV : 73 % des biens de seconde origine sont vendus dans ce laps de temps dans le district de Melun, 43 % de ces mêmes biens l’étant durant l’an III. Sur l’ensemble de la période, 60 édifices dont 45 hôtels particuliers ont été vendus à Fontainebleau20. Qui sont les acheteurs ? Prenons deux exemples : Germain Garnot, ancien laboureur à Vert-Saint-Denis, habite Paris, au Palais-Égalité depuis l’an III, comme négociant, puis rentier ; ses acquisitions de biens nationaux jusqu’en l’an VI comprennent des terres avoisinant 536 ha, quatre maisons, un hôtel particulier bellifontain, un château. Jean-Philippe Ambroise Casimir Pépin, homme de loi à Melun, achète quant à lui entre 1791 et l’an III deux maisons, une église, une grange, un hôtel particulier bellifontain, une abbaye, un château et presque 200 ha de terres. La vente des biens nationaux dans le district de Melun a ainsi concerné des surfaces importantes et s’est donc traduite par un transfert réel de propriété au profit de la haute bourgeoisie bellifontaine, melunaise et parisienne essentiellement. Autant d’indices d’un renforcement du dynamisme de l’échelon administratif bellifontain. L’arrivée dans cette ville d’habitants issus de la nouvelle classe dominante, à l’époque thermidorienne pour beaucoup d’entre eux, peut être ainsi comprise comme le facteur en même temps que le signe de la montée en puissance de Fontainebleau à la double échelle du département – face à Melun – et du canton – face aux communes rurales le composant21.
18Certes, sans doute conviendrait-il de pousser plus avant l’enquête sur les réseaux personnels des nouveaux habitants de Fontainebleau, afin de vérifier comment se concrétise l’idée de M. Abélès selon laquelle un pouvoir politique n’est que « la manifestation visible de l’expression d’un système relationnel » au sein duquel « le pouvoir matérialise, localise, segmente, alors qu’il tire son origine d’un processus qui se joue des limites, tout en jouant de la proximité22 ». Reste que, pour artificielle qu’elle soit, faute d’être réellement localisée – c’est-à-dire enracinée –, la municipalité du canton rural de Fontainebleau n’est peut-être pas aussi inactive qu’il y paraît face à la municipalité urbaine.
Une municipalité de canton rural active malgré tout ?
19Sans doute de nombreux arguments plaident-ils en faveur d’un jugement plutôt négatif sur le travail de ces administrations cantonales. Ainsi, les séances de l’administration n’arrivent pratiquement jamais à réunir tous ses membres : la moyenne s’établirait à peine à la moitié des membres présents, et d’assez nombreuses séances ne peuvent décider légitimement, faute d’agents en nombre suffisant, notamment lors de la période des travaux agricoles, celle qui éloigne le plus les agents de leurs responsabilités collectives. Ainsi, en nivôse an VII, l’administration départementale reproche à l’administration du canton rural de Fontainebleau l’« inexactitude de la plupart de ses membres à se rendre aux séances » et constate que plus d’un mois s’est passé sans séances23. Dans cette municipalité comme ailleurs, on souffre du manque de moyens, moyens matériels – nous l’avons vu – mais aussi humains : en vendémiaire an VII, les agents de Samoreau, Dugornay, et de Vulaines, L’Hardy, demandent par exemple qu’il leur soit adjoint « pour les aider dans leur fonction et remplacer au besoin » deux citoyens supplémentaires24.
20Le contexte est en effet particulièrement difficile, marqué par la guerre, les problèmes de subsistances, mais aussi la débâcle financière qui ne permet ni de payer les agents communaux – ce qui, comme partout ailleurs, n’incite guère à la régularité du travail, surtout en période de grande activité agricole –, ni de procurer le nécessaire aux administrations. S’y ajoute la très lente circulation du courrier entre les différents acteurs administratifs, que l’état des routes, souvent décrit comme déplorable en Seine-et-Marne, ne peut totalement expliquer : exemple parmi tant d’autres, le courrier du commissaire près l’administration centrale de Melun met parfois dix jours pour arriver à Fontainebleau distant de 15 km seulement. Par ailleurs, les bulletins des lois n’arrivent pas toujours en nombre suffisant pour chaque agent communal, aussi l’administration du canton rural arrête-t-elle en vendémiaire an VII que « les bulletins […] déposés à ses archives seront donnés à l’un des agents présents qui après les avoir proclamés les remettrait à l’agent de la commune la plus voisine qui en agira de même25 ». Difficile, dans ces conditions, de trouver des agents communaux dans chaque commune, certains, comme à Samois-sur-Seine, refusant parfois d’assumer cette fonction.
21Pourtant, l’on ne saurait limiter à cela la vie de la municipalité du canton rural de Fontainebleau. Notons, pour commencer, qu’il est possible de lire de différentes manières les ambitions de la municipalité communale de la ville à son encontre : l’on peut ainsi y voir aussi le signe d’une certaine vitalité de l’administration cantonale, celui d’une résistance face aux velléités de sa concurrente urbaine. De plus, la tâche administrative, même bien imparfaite, a été progressivement mieux assumée26. Les exemples ne manquent guère, nous l’avons vu, de la célébration des décadis à celles des fêtes de la Liberté ou de l’Agriculture, de la question des subsistances à celle de l’assistance. Parmi tous les phénomènes qui sous-tendent ce constat, sans doute faut-il relever le rôle important joué par le ministre de l’Intérieur, François de Neufchâteau, ainsi qu’a pu le montrer D. Margairaz : il souhaite en effet faire de sa fonction davantage qu’une simple courroie de transmission en vue de l’exécution des lois, contribuant à modifier l’image de l’administrateur27. S’appuyant sur son expérience de commissaire près l’administration centrale des Vosges, il fournit aux différentes administrations des questionnaires qui simplifient la tâche, mais ne l’allègent pas. Ainsi les enquêtes se multiplient-elles, pour permettre un mode de gouvernement d’un nouveau type, fondant ses décisions sur des chiffres que l’on souhaite « objectifs ». S’annonce une sorte de professionnalisation de l’administrateur en ces temps de développement des statistiques départementales28. De là une amélioration – étant bien entendu que le dévouement de certains administrateurs, dans des circonstances, nous l’avons dit, très difficiles pèse aussi ici.
22Un exemple le montre bien pour finir : celui de la fête de la Souveraineté du Peuple créée en l’an V et célébrée au chef-lieu de canton le 30 ventôse. Dans le canton rural de Fontainebleau, en l’an VII, l’organisation de cette fête en la commune de Thomery, avec jeux et remise de prix après les défilés, témoigne ainsi d’une certaine volonté d’affirmation du pouvoir municipal rural. Notons au passage qu’à la veille de la réunion des assemblées primaires, cette célébration englobe deux volontés contradictoires : d’une part, celle qui, en exaltant la souveraineté du peuple, s’inscrit dans le désir, partiellement hérité des Lumières, de renforcer la spontanéité des choix électoraux, sans candidature annoncée ; d’autre part, celle qui, en exploitant l’aspect rousseauiste de cette fête et l’exaltation des cœurs transparents qui communient, cherche à influencer les résultats électoraux du lendemain. La difficulté reste évidemment, au-delà des récits stéréotypés des fêtes révolutionnaires, de cerner plus précisément la réalité, d’autant que les célébrations ne furent pas, partout, celles prescrites par les instructions officielles29.
*
23Au final, il semble possible de retenir trois éléments principaux de cette analyse. Le premier concerne le bilan mitigé de l’expérience que constituent les municipalités de canton du Directoire. Ainsi que le fait remarquer N. Alzas pour l’Hérault, ces municipalités « ne répondent pas aux espoirs de leurs promoteurs » : « Elles devaient permettre de combattre l’esprit de localité et être une administration organique qui applique la loi sans la discuter […], elles se montrent au contraire les héritières directes des anciennes municipalités, solidaires de leurs administrés30 », témoignant ainsi, dans l’Hérault comme en Seine-et-Marne et sur la plus grande partie du territoire français, d’une volonté de contrebalancer le poids de l’État bien éloigné des projets initiaux du Directoire. Le problème est d’ailleurs bien plus large, comme C. Wolikow a pu le suggérer grâce au dossier fiscal et à l’exemple de l’Aube31. Selon elle, le Directoire n’aurait en fait pas su trancher entre deux visions de l’administration : la vision d’un maillage administratif simplifié, fondé, entre autres, sur les municipalités de canton, cette vision d’un État sans fisc, de moins en moins présent sur le territoire et fonctionnant grâce à la contribution spontanée des citoyens, étant directement héritée des Constituants ; celle, inverse, d’un maillage administratif renforcé, passant par la création des agences départementales des contributions, dictée quant à elle par le constat de l’efficacité très insuffisante des administrations dans la constitution et la transmission des rôles fiscaux.
24Ce bilan, mitigé à l’échelle des municipalités de canton en général, l’est peut-être plus encore à l’échelle des municipalités de canton rurales dépendant de villes d’une certaine importance. À l’instar de celle du canton extra-muros de Fontainebleau, elles souffrent en effet souvent de cette concurrence urbaine, sans qu’il soit possible cependant, en l’état de nos connaissances, de généraliser le cas bellifontain : les différences parfois importantes entre Fontainebleau et Melun d’une part, entre le cas seine-et-marnais et celui, breton, de l’Ille-et-Vilaine d’autre part conduisent en effet à la prudence32.
25Tout pousse finalement – et ce sera le dernier élément de notre conclusion – à poursuivre les recherches, à multiplier les comparaisons, comme y invitent, implicitement au moins, les trop rares études publiées sur ces questions33.
Notes de bas de page
1 Je souhaite remercier chaleureusement Yann Lagadec et Jean Le Bihan pour la relecture éclairée faite de mon article.
2 Wolikow Claudine, « Les municipalités de canton : échec circonstanciel ou faiblesse structurelle ? Le cas du département de l’Aube », dans Bourdin Philippe et Gainot Bernard (dir.), La République directoriale. Actes du colloque de Clermont-Ferrand (1997), Paris, Société des Études robespierristes, 1998, p. 252-254.
3 Arch. dép. de Seine-et-Marne, L1232, pétition datée du 11 brumaire an V.
4 dupuy Roger, « Les campagnes de l’Ouest républicain (1793-1850), sous-culture politique ou proto-politique populaire ? », dans Coll. La politisation des campagnes au XIXe, Rome, École française de Rome, 2000, p. 347.
5 Arch. dép. de Seine-et-Marne, L 1420.
6 Arch. dép. de Seine-et-Marne, L 1420.
7 Arch. dép. de Seine-et-Marne, L1420.
8 Abélès Marc, « L’anthropologue et le politique », L’Homme, 1986, vol. 26, no 97-98, p. 191-212.
9 Arch. dép. de Seine-et-Marne, L 1418.
10 Arch. dép. de Seine-et-Marne, L 1419.
11 Arch. dép. de Seine-et-Marne, L 1420.
12 Lucas Colin, « The Rules of the Games in Local Politics under the Directory », French Historical Studies, 1989, p. 345-371.
13 Arch. dép. de Seine-et-Marne, L1232, courrier du 25 brumaire an V au commissaire près le département.
14 Arch. dép. de Seine-et-Marne, L1423.
15 Arch. dép. de Seine-et-Marne, L1422, courrier du commissaire près le canton rural au commissaire près le département, 29 frimaire an IV.
16 Arch. dép. de Seine-et-Marne, L 1420, pétition du 11 brumaire an V.
17 Arch. dép. de Seine-et-Marne, L 1419.
18 Le 23 pluviôse an V, un citoyen d’Avon fait des réclamations à la municipalité communale relativement aux contributions.
19 Arch. dép. de Seine-et-Marne, L1422, courrier du 5 brumaire an IV du commissaire près l’administration de la commune de Fontainebleau à celui de l’administration du canton.
20 Pech Christine, La vente des biens nationaux dans le district de Melun 1790-1830, mémoire de maîtrise, Paris I, 1970.
21 La population de Fontainebleau passe ainsi d’un peu plus de 6 500 habitants en l’an IV à 7 600 en l’an VII. Il ne faut bien sûr pas oublier dans cette promotion le rôle qu’a pu jouer l’existence de nombreux bâtiments laissés par la monarchie. C’est dans les murs du château que s’ouvre d’ailleurs l’école centrale de Fontainebleau, qui contribue incontestablement au rayonnement de la ville en se spécialisant dans la pédagogie des sciences et en laissant aux élèves la liberté du choix de leurs enseignements.
22 Abélès Marc, « L’anthropologie… », art. cit., p. 204.
23 Arch. dép. de Seine-et-Marne, L 1420. Arch. dép. de Seine-et-Marne, L 1420.
24 Arch. dép. de Seine-et-Marne, L 1420. Arch. dép. de Seine-et-Marne, L 1420.
25 Arch. dép. de Seine-et-Marne, L 1420.
26 Sur ce point, outre à la contribution de Serge Bianchi à ce colloque, l’on pourra se reporter aux travaux de Girinon-Guilloux Marie-Thérèse, Vern, une commune « rurbaine » de Haute-Bretagne sous la Terreur et le Directoire, mémoire de maîtrise, dact., Rennes 2, 2001, concernant le canton extra-muros de Rennes.
27 Margairaz Dominique François de Neufchâteau, biographie intellectuelle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005, 434 p.
28 Au commissaire près l’administration centrale de Dordogne sont ainsi rappelés par les bureaux parisiens l’inutilité de la langue de bois patriotique et l’intérêt porté uniquement aux « faits, et rien de plus » ; Luzzato Serge, « Comment entrer dans le Directoire ? Le problème de l’amnistie », dans Bourdin Philippe et Gainot Bernard (dir.), La République directoriale…, op. cit., p. 228.
29 Vovelle Michel, Les métamorphoses de la fête en Provence de 1750 à 1820, Paris, Aubier-Flammarion, 1976, p. 134-146 rappelle que la Provence de l’an VI la respecte en grande part.
30 Alzas Nathalie L’eff ort de guerre dans l’Hérault pendant la Révolution, Publications de l’université de Provence, Marseille, 2006, p. 213.
31 Wolikow Claudine, « Les municipalités de canton… », art. cit.
32 Girinon-Guilloux Marie-Thérèse, Vern, une commune « rurbaine »…, op. cit.
33 Blin Claire, La municipalité de canton de Poitiers sous le Directoire (du 4 brumaire an IV au 28 germinal an VIII), thèse de l’École des Chartes, 1994 ; Frémont G., L’administration municipale de Verdun sous le Directoire (1795-1799), Nancy, 1964 ; Tonnesson Kare, « Pouvoir central, pouvoir local et population : le Roussillon sous le Directoire », dans Dupuy Roger (dir.), Pouvoir local et Révolution. La frontière intérieure, Actes du colloque de Rennes (1993), Rennes, PUR, 1995, p. 429-442.
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L'éducation des jeunes sourds dans l'Ouest, 1800-1934
Patrick Bourgalais
2008