Costume écossais et mode enfantine de 1850 à nos jours : les avatars du kilt pour enfant
p. 543-554
Texte intégral
1La question de la définition des identités par le vêtement est l’un des axes fondateurs des recherches de l’historien de la mode. L’étude des mécanismes vestimentaires éclaire, en effet, d’une manière différente notre compréhension des relations sociales entre individus, et révèle souvent les aspects les plus subtils de l’organisation d’un groupe. La question du vêtement enfantin et de son implication dans les mécanismes qui régissent la manière dont l’enfant s’imprègne du fonctionnement de la société au cours de son éducation, est extrêmement intéressante pour comprendre les effets qu’exerce le style vestimentaire sur les jeux d’appartenance ethnique. Qu’il soit décrété irresponsable socialement, ou qu’il soit considéré comme un petit adulte, qu’il soit maintenu dans un statut particulier, ou qu’il soit intégré dans la société, l’enfant est l’objet de l’attribution d’un équipement et d’un vestiaire qui souvent lui sont propres et qui révèlent la manière dont s’effectue son apprentissage social1.
2La mode occidentale bourgeoise de la seconde moitié du XIXe siècle est exemplaire en matière d’analyse des relations de l’enfant à son vêtement et de l’utilisation que l’adulte en fait pour lui permettre d’entrer dans son histoire. Dans ce siècle aux usages vestimentaires très codifiés, enclin aux convenances et à la bonne morale, l’enfant, bien précieux reflet du statut familial, est considéré comme un être à part. Il doit être pris en charge pour être guidé vers son état d’adulte. Durant cette période, il se voit doté d’un style vestimentaire particulier, composé, pour une même classe bourgeoise et aristocrate, de vêtements du même style que l’on pourrait qualifier alors d’uniformes de l’enfance et qui le confortent dans son statut d’être à part.
3Parmi ceux-là, le costume écossais, présent dans la garde-robe de tous les enfants bien nés des années 1850 à 1880, a particulièrement retenu mon attention. Inspiré de l’uniforme des soldats écossais de l’armée royale britannique, il est l’un des incontournables de la mode des enfants chics d’Europe, d’Amérique et de Russie. Le drap de laine à carreaux ou tartan, dans lequel sont confectionnés le kilt et le plaid qui composent le costume écossais, connaît un grand succès et une longue postérité. Originellement tenue identitaire des Highlands, uniforme de l’aristocratie écossaise, et costume militaire, le costume écossais, présent dans le vestiaire enfantin du milieu du XIXe siècle à nos jours, est porté dans des contextes variés et contribue à instituer l’enfant dans des rôles différents. De la tenue endimanchée du garçonnet bourgeois modèle à la jupe plissée de la jeune fille « Bon Chic Bon Genre » des années 1980, en passant par l’uniforme d’écolier et, bien sûr, par le costume du petit écossais, kilt et tartan revêtent des natures diverses, reflets d’identités enfantines multiples.
4La présente communication propose d’analyser la manière dont le costume écossais, d’une part, et le kilt, de l’autre, en fonction des situations, contribuent à créer le statut social de l’enfant qui le revêt. Comment ce costume, acteur d’une identité régionale, emblématique de l’histoire d’un peuple, peut, dans un autre système d’appartenance, perdre ce sens politique pour devenir uniforme de l’enfance ? Comment la mutation d’une pièce vestimentaire peut, selon les contextes, entraîner la mutation des identités de son porteur ? Quels effets ces variations entraînent-elles sur la structure même du kilt et sur la nature des pièces vestimentaires qui composent le reste de la tenue de l’enfant ?
5Cette étude, dont je poserai ici les principaux axes pour lesquels l’analyse doit être poursuivie, se base essentiellement sur une recherche menée au sein du Scottish Life Archives, fonds d’archives ethnographiques du National Museum of Scotland, qui abrite un ensemble de clichés photographiques datés pour la plupart des années 1860 à 1950, issus majoritairement de fonds familiaux. Au sein des collections textiles de ce musée, je me suis également intéressée à l’ensemble de kilts et costumes écossais pour enfants. L’analyse de ces tenues et de leurs modes de composition, confrontée à l’étude iconographique, a été essentielle pour saisir les multiples facettes du kilt pour enfants et ses relations à la petite personne qu’il habille2.
Aux origines du kilt pour enfant
6L’histoire de l’Écosse doit se comprendre au regard de la politique britannique et des luttes constantes de la couronne d’Angleterre pour intégrer à son royaume ces terres calédoniennes. Durant cette longue épopée, la question vestimentaire des populations des Highlands a été constamment débattue, faisant l’objet de codifications et d’interdits. Tenue identitaire largement portée au quotidien par les populations rurales, le kilt, composé d’un pan de lainage à carreaux drapé autour des hanches des hommes des hautes terres d’Écosse, a été associé, en fonction de ses motifs et couleurs, à la définition des clans de cette région. Dès le XVIIIe siècle, le kilt devient une pièce de vêtement hautement revendicative d’une appartenance ethnique et de la défense de valeurs politiques et religieuses. Dans l’histoire de la couronne britannique, le kilt a été également l’objet de régulations drastiques. Afin de soumettre la population écossaise à l’Angleterre, entre 1746 et 1782, le port du tartan est banni par loi du Parlement. Seuls les soldats écossais servant la couronne sont autorisés à porter la full Highland dress, qui fait alors l’objet d’une codification précise. Si quelques occurrences témoignent de son usage civil durant cette période d’interdiction, il faut attendre 1792, signe d’une amélioration des relations politiques, pour voir réapparaître un imprimé écossais à Londres3. Il semble cependant que, dans les campagnes, la tenue populaire soit toujours portée sans discontinuer jusque dans les années 1930 par les populations masculines, adultes et enfants.
7En cette fin du XVIIIe siècle, les enfants de l’aristocratie écossaise sont également vêtus de kilts réalisés à partir de tartans souvent composites4. Le garçonnet revêtu du tartan du clan est le reflet de l’identité familiale et intégré au groupe des adultes. Les fillettes des plus puissants clans portent, quant à elles, ceinture ou sash et plaid drapé sur leurs robes aux formes en vogue.
8En 1822, en pleine période romantique durant laquelle les écrits de Walter Scott exaltent la rude beauté des paysages embrumés des Highlands, période également de développement de l’industrie textile britannique dont l’Écosse constitue l’un des principaux centres, George IV souligne sa volonté de rapprochement de l’Écosse à l’Angleterre en se présentant vêtu de la full Highland dress aux chefs de clans à Edinburgh. De cette mascarade qui réhabilite le port d’un vêtement encore peu admis, découle un grand engouement pour le costume écossais, alors porté en masse par les populations locales. Le phénomène d’appartenance à une nation est ainsi renforcé par le retour d’un style vestimentaire propre à la guise.
9La réhabilitation britannique de l’Écosse fait écho au développement d’une véritable « écossomanie » qui se poursuit sous le règne de Victoria et atteint son paroxysme dans les années 1855. Suite à George IV, la reine Victoria et son mari Albert Ier soulignent également leur attachement à cette région. L’armée est composée d’un bataillon de Highlanders vêtus d’un costume écossais dont la reine se plaît à fixer le type. Elle associe à sa garde personnelle un joueur de cornemuse. Elle voyage dans ces contrées, et fait l’acquisition en 1851, du château de Balmoral dans lequel la famille royale se plaît à passer de longues périodes de villégiature5. Victoria, à la tête d’un Empire fondé en partie sur la puissance de ses armées et de son industrie, n’a de cesse d’exalter la grandeur de son royaume, et utilise sa nombreuse famille pour diffuser ses valeurs morales et monarchiques. Dans ce cadre, la question vestimentaire l’intéresse particulièrement, surtout lorsqu’il s’agit de composer la garde-robe de ses enfants. Ainsi, à Balmoral, serviteurs et garçonnets, pareillement considérés comme dénués de personne et relégués au rang de porte-drapeaux de l’idéologie royale, sont vêtus du costume écossais, réplique de la full Highland dress de la garde militaire. Kilt, sporran, plaid, veste à basques et waistcoat (gilet), Balmoral cap, chaussettes et flashes, brogues, sont les pièces maîtresses de la tenue à laquelle il faut ajouter les accessoires tels que la broche et le poignard, qui, copiés sur les modèles adultes, sont transformés en jouets et adaptés à la tenue de l’enfant ainsi qu’à son usage.
10Presse de mode, gravures, portraits, l’ensemble des représentations de la famille royale à cette époque montre les princes vêtus à l’écossaise, garçonnets en costumes complets et fillettes portant une ceinture de tartan6. Soucieuse de s’inscrire dans l’histoire écossaise, Victoria se réserve l’usage du motif de tartan Royal Stewart7 et en crée quelques autres portés au quotidien par la famille royale jusque dans les années 1920. Qu’elle soit en voyage à Paris en 1855, ou présente à l’inauguration du Crystal Palace lors de l’Exposition universelle de Londres en 1851, Victoria, accompagnée de ses garçons en kilt, diffuse un style vestimentaire qui marque la mode enfantine jusque dans les années 18808.
11L’engouement de la reine, suivie par le reste de la population aristocrate et bourgeoise, pour ce modèle d’uniforme pour garçonnet, peut être dû à plusieurs facteurs. Le premier est certainement d’ordre économique. Liée à la volonté de développer la production de l’industrie lainière essentiellement britannique, la mode de la seconde moitié du XIXe siècle privilégie les draperies et lainages lourds, aux couleurs vives obtenues grâce aux progrès des techniques de teinture. Pour une part de provenance écossaise, produits en masse par une industrie textile en plein essor, ces lainages sont écoulés dans des boutiques de confection et des magasins qui se multiplient dans les grandes villes européennes. Conçus comme les relais d’une industrie florissante, nombreux sont ceux qui font référence à la mode britannique. Ainsi, à Paris, parallèlement aux rayons confection pour enfant des grands magasins, des boutiques telles Pauline Royer, Mlles Hunsinger, « Old England » ou « Aux montagnes d’Écosse », entre autres, diffusent les modes et tissus d’outre-Manche9 (fig. 1). L’engouement pour le tartan serait alors en partie dû au souhait des puissants industriels écossais – parmi lesquels il faut compter Victoria et Albert Ier – de valoriser leur production par l’incitation à un certain goût vestimentaire pour les tissus traditionnellement réalisés dans cette région. Ainsi, s’appuyant sur son pouvoir de prescription, la couronne utilise habilement la presse de mode, alors en plein essor. Des journaux comme La Mode illustrée se font l’écho de modèles portés dans les cours d’Europe et par les descendants des grandes familles de la puissante bourgeoisie10. La reine Victoria, dont les connections européennes sont nombreuses, est l’un des personnages incontournables de ce médium dont elle sait utiliser le pouvoir.

Fig. 1. – « Ensemble écossais pour garçon de 6 à 8 ans, de Mlles Hunsinger, rue Sedaine, Paris », La mode illustrée, 1878. Collection Bibliothèque universitaire de Cholet.
Naissance d’un uniforme de l’enfance
12Le second facteur serait, celui-ci, davantage d’ordre identitaire. Durant cette période de l’histoire, le garçonnet occidental est vêtu, durant ses toutes premières années, à l’identique de la fillette de robes blanches garnies de flots de dentelles. Dès qu’il commence à marcher, il continue de porter ces robes, puis, en fonction de son âge, il associe un haut aux allures masculines à la culotte courte, aux knickerbockers, et enfin, concrétise son entrée dans la société des adultes par le port du pantalon. Durant tout le XIXe et les premières décennies du XXe siècle, la mode enfantine privilégie également des tenues au style particulier, souvent empruntées à d’autres contextes de port, d’autres lieux, d’autres milieux sociaux. Les modes à la bretonne ou à la russe, rivalisent avec les costumes à la petit Lord Fauntleroy, les tenues à la hussard, ou à l’andalouse, et bien entendu avec le costume marin. Parmi ces vêtements aux accents exotiques, les garde-robes des garçonnets abritent également de nombreux costumes aux influences militaires évidentes11.
13Conçus comme de véritables uniformes de l’enfance, ces vêtements reflètent le confinement de ce petit être dans un statut social particulier. N’appartenant pas encore à la société des adultes, l’enfant peut être de toutes les appartenances et être vêtu du style d’une autre guise sans que cela n’ait d’incidence sur son existence et sa définition au sein du groupe. Au contraire, l’habiller dans un style qui lui est propre contribue à le faire être en tant qu’enfant. Ainsi, il peut être le reflet de l’histoire de ses parents, ou être littéralement « déguisé ». Loin d’être de simples panoplies de bals costumés, ces costumes liés à l’enfance l’instituent dans un statut particulier dans la société de la seconde moitié du XIXe siècle.
14Parallèlement, le kilt serait parfaitement adapté à un garçonnet qui n’est pas encore considéré comme un homme, mais qui n’est plus réellement un enfant. Conçu ni d’après la garde-robe féminine, ni d’après le style vestimentaire masculin, mais emprunté à un autre contexte de port, le kilt enfantin est en dehors de toute histoire sociale et place l’enfant dans un entre-deux convenable en lui permettant de porter une tenue qui adopte alors le statut de vêtement réservé à l’enfant. Il est particulièrement apprécié par les mères qui n’ont pas encore envie de mettre leurs garçonnets en culotte courte, étape intermédiaire avant le port du pantalon. Le kilt présente de nombreux avantages pratiques. En tant que jupe, il accompagne la croissance de l’enfant et peut être porté longtemps. Solide s’il est réalisé en drap de laine, il peut être transmis aux autres membres de la fratrie. Enfin, la mise à nu des genoux, reflet de la rudesse de l’éducation enfantine de l’époque, convient parfaitement aux principes de la société victorienne12. Il est également déclaré très hygiénique par la presse de mode de l’époque13. Signe de la pérennité de cette mode dans la garde-robe des enfants britanniques, il est intéressant de remarquer que les mêmes arguments de convenance et de chic sont adoptés par les magasins Jenner’s d’Edinburgh en 1935 pour séduire les mères et les inviter à faire porter le kilt à leurs enfants, filles et garçons, et ce, quand bien même leur famille n’aurait aucun lien avec un quelconque clan écossais14.
15Rarement porté dans le modèle complet de la full Highland dress, sauf dans le cas de cérémonies, le kilt peut être associé à la veste de garçonnets dite Norfolk et au col Eton très en vogue aux États-Unis à la fin du XIXe siècle. Il peut être aussi associé de manière composite avec d’autres pièces de vêtements au style enfantin : avec la veste en velours et le col de dentelle du costume à la Petit Lord, avec la tunique du costume marin, etc. Il peut être porté sur des culottes longues de dentelles, associé pareillement à un calot Glengarry ou Balmoral, porté avec des chaussures de toutes sortes, avec des bas ou des chaussettes. Il peut être réalisé en drap ou taffetas et porter des couleurs et motifs de quadrillages très variés. Les magazines de mode, les catalogues de grands magasins, offrent à leurs clientes une multiplicité de choix de tissus et d’accessoires convenables pour composer leurs uniformes écossais modèles15. Par son attribution à un enfant sans histoire, si ce n’est celle de ses parents, le kilt perd alors toute référence à l’identité vestimentaire d’un peuple. Il devient l’idéal des tenues endimanchées des enfants de la bourgeoisie occidentale de la période 1850-1880.
16Inspiré des tenues des Highlanders, le costume écossais pour enfant n’en est pas la copie conforme. Parallèlement au fait qu’il n’est qu’un reflet parfois assez éloigné du très codifié uniforme militaire, et laisse libre accès à de nombreuses fantaisies inspirées par la mode de l’époque, le costume écossais fait l’objet de nombreuses variantes et d’aménagements afin de l’adapter au corps de l’enfant et à ses capacités de mouvement.
17Ainsi, afin que le kilt puisse tenir sur ses hanches sans formes, plusieurs stratagèmes sont adoptés. Le premier consiste à associer le kilt au gilet ou waistcoat, afin de former une sorte de robe boutonnée sur le devant du buste et, à l’identique du kilt des adultes, maintenue sur le côté par une patte de cuir passée dans une boucle. Cette tenue en trompe-l’œil permet au garçon de bouger tout en conservant son kilt en place. Un pli religieuse est confectionné dans le bas du waistcoat et, lorsque l’enfant a trop grandi, est relâché pour adapter le vêtement à sa croissance (fig. 2). De la même façon, certains enfants portent leur kilt sur une culotte courte ou breeches, ou maintenu par des bretelles. Le kilt peut être drapé, toujours à droite pour les garçonnets, mais également boutonné et fermé par des liens16. Le sporran, petit sac tenu par une ceinture de cuir autour des hanches et posé sur le devant du kilt afin de retenir le pan frontal flottant est souvent porté en cas de kilt drapé. Un poids supplémentaire est apporté par l’ajout d’une épingle dans le bas. Ce stratagème permet de conserver la décence du corps en évitant un trop grand flottement de l’étoffe.

Fig. 2. – Kilt pour garçonnet confectionné par D. M. Brown Ltd, Dundee, début du XXe siècle. Collection musée du Textile de Cholet, inv. 2005-002-1, cliché Ville de Cholet.
18Le costume écossais pour enfants est associé à des accessoires copiés sur ceux de l’adulte, mais sans aucune autre fonction que ludique. Par exemple, au sein des collections du National Museum of Scotland, la tenue extrêmement accessoirisée portée par Alexander Allen dans la région du Ayrshire dans les années 1910-1915, est complétée par un poignard, ou dirk, miniature au bout non coupant17. À l’image des petits sifflets ou montres intégrés dans certains costumes d’enfant de la même époque, ces petits jouets prêts à divertir leurs usagers, n’ont rien à envier aux accessoires du prêt-à-porter actuel !
Le tartan dans la garde-robe enfantine
19L’« écossomanie » du XIXe siècle n’est pas strictement réservée à la tenue des garçons. Bébés et fillettes sont également associés à cette vogue calédonienne. Cependant, de la full Highland dress, la mode de l’époque ne conserve pour eux que les tartans. Cet emprunt, là encore, est convenable pour la société de l’époque par le fait qu’il ne provient pas directement de la garde-robe masculine, mais qu’il est l’expression exotique de l’influence stylistique d’un autre milieu. Ainsi, c’est l’ensemble de la garde-robe des petites filles des années 1850 qui est touchée par le goût pour les tissages écossais. Quelques fillettes, à l’image de leurs frères, revêtent un costume composé d’une jupe de tartan, d’un gilet et d’une veste à basque. Cependant, dans la majeure partie des cas, l’influence écossaise s’exerce sur des formes de robes, chapeaux et tenues de sorties à la mode, qui sont nombreux à être réalisés entièrement dans ces tissus à carreaux. Parfois, la seule présence d’un biais de tartan à l’extrémité d’une manche suffit à la qualification d’« écossais ». Très pratique, convenant particulièrement bien aux coupes en biais et aux jupes à crinoline des années 1860, le tartan est dès lors associé au style vestimentaire enfantin. Ce courant perdure jusqu’à aujourd’hui.
20Pour les bébés des années 1830-1860, le tartan, utilisé dans le biais, permet la confection de robes spécifiques à cet âge de l’enfance, qui jouent autour du quadrillage du tissu18 (fig. 3). L’imprimé écossais, intégré à la garde-robe enfantine, ne fait plus référence alors à son utilisation dans le kilt, qui joue avec la verticalité et la mouvance des plissés. Pour les fillettes, quelques modèles du National Museum of Scotland présentent des robes des années 1870 réalisées à partir de différents types de tartans et de velours, jouant avec des rosettes empruntées aux tenues écossaises de leurs frères et aux modes claniques du XVIIIe siècle19 (fig. 4). Particulièrement bien adapté au style tapissier de cette période, le tartan, perd là encore sa référence identitaire à la guise d’un peuple pour prendre celle de l’enfance. Le dessin du tartan importe peu, seul est utile le jeu ornemental des carreaux et les effets obtenus par le plissé, le drapé ou le positionnement en biais du tissu.

Fig. 3. – Robe pour petit garçonnet, vers 1880. Collection National Museum of Scotland, inv. H. TWI. 11, cliché Aude Le Guennec. La robe est équipée d’une ceinture fermée par une boucle métallique sculptée en forme de serpent.
21Par la suite l’imprimé écossais reste associé à la garde-robe enfantine et plus spécifiquement à celle des petites filles. Cependant, après le fort engouement des années 1850-1880, et un léger fléchissement de son usage dans l’enfance bourgeoise du début du XXe siècle, c’est par le biais d’un autre emprunt qu’il fait son entrée dans le vestiaire des fillettes des années 1930 : celui de l’uniforme scolaire.

Fig. 4. – Fillette en robe écossaise, fin du XIXe siècle. Cliché anonyme, Scottish Life Archives.
Être écolier : kilt et uniforme scolaire
22Durant la seconde moitié du XIXe siècle, l’institution scolaire se développe en Europe. L’instruction publique incite à la scolarisation des enfants, établissements publics et privés se multiplient. En Grande-Bretagne comme en France, les enfants scolarisés sont vêtus d’un uniforme aux couleurs de leur établissement, qui les institue dans leur rôle d’écolier. Ce costume est souvent influencé par les tenues militaires de l’époque. Les écoles écossaises durant l’ère victorienne adoptent très tôt le kilt pour leurs élèves masculins. Associé dans les années 1930 à une veste blazer, le kilt peut être porté au quotidien ou réservé aux cérémonies qui scandent la vie scolaire. Par la suite, Irlandais ou Américains, inspirés par cet uniforme scolaire, le feront adopter dans de nombreux établissements, alors qu’il ne fait aucune référence directe à l’histoire de leurs pays. Il semblerait donc que le kilt ne soit plus utile dans ce cas qu’à contribuer à instituer l’enfant dans son statut d’écolier.
23Dans certaines écoles durant les années 1920, le kilt est porté par les filles comme par les garçons. La seule distinction réside dans le sens de la fermeture, vers la gauche au féminin. Parfois, on préfère le port d’une jupe plissée, non drapée, réalisée en tartan. La longueur du kilt varie pour les filles en fonction des modes du temps et du degré de décence voulu par l’établissement. Le caractère unisexe de ces uniformes scolaires marque certains acteurs de la société de l’époque. Ainsi, évoquant ses souvenirs d’enfance dans les années 1980, un écolier irlandais évoque l’absence de possibilité de distinction entre filles et garçons du fait du port d’un même costume par les deux sexes20. De par cet usage scolaire, le kilt devient, en Europe, le parangon du chic « britannique » ; il est présent, sous le titre de grand classique, dans toutes les garde-robes des fillettes des années 1930 à nos jours.
24Porté en Écosse, l’uniforme scolaire composé d’un kilt revêt un sens différent. Il retrouve son caractère identitaire régional. Il n’est plus simplement l’uniforme d’un établissement, mais celui d’une école écossaise, pour laquelle la revendication d’appartenance à l’histoire de cette nation est l’un des facteurs définitoires. Alors que le kilt scolaire est abandonné largement au profit du pantalon, son usage reste en vigueur en Ecosse où il est plus que jamais d’actualité. Aujourd’hui, cette pièce de vêtement est un élément essentiel de la garde-robe formelle de l’écolier écossais des institutions publiques et privées.
Être écossais : kilt et contexte identitaire
25Concluons cette quête des avatars du kilt enfantin par une promenade dans le fonds photographique du Scottish Life Archives. On peut remarquer quelques photographies de familles écossaises, dont une datée des années 1930, sur laquelle un garçon est habillé d’un kilt, de la veste en tweed et du gilet écossais, au milieu de ses frères, légèrement plus âgés, vêtus quant à eux d’une culotte courte (fig. 5). S’agit-il d’un enfant qui serait au centre d’un événement familial, que rien ne semble justifier sur la photographie ? S’agit-il, d’un écolier, qui, dans le contexte endimanché de la prise de vue arbore fièrement son uniforme scolaire et conserve donc ce statut qui le définit ? Il semblerait que cette dernière explication soit la plus justifiée au regard de ces documents assez énigmatiques. En ce cas, l’identité scolaire primerait sur la revendication de l’appartenance à l’histoire écossaise.

Fig. 5. – Jeunes écossais vers 1930. Cliché anonyme, Scottish Life Archives.
26En revanche, sur une autre photographie un peu plus ancienne, deux garçonnets à peu près du même âge, posent sur une colline, aux côtés de personnages féminins vêtus dans le style bourgeois de l’époque (fig. 6). Ils sont vêtus du kilt et de la veste Norfolk. À l’image des garçons pauvres de la région dont quelques documents contemporains nous révèlent l’allure, ils sont pieds nus et s’appuient sur une canne. S’agit-il là d’une mascarade dans laquelle les enfants bourgeois en villégiature singeraient les usages d’un autre milieu social et seraient donc déguisés ? Ou, plus vraisemblablement cette fois, d’une volonté pour la famille de revendiquer son appartenance à l’histoire écossaise en faisant porter par les enfants la tenue de la guise d’une manière conforme aux usages ruraux de l’époque ? Là encore, seules des informations plus complètes sur l’histoire de cette prise de vue pourraient nous renseigner.

Fig. 6. – Famille, Benderlock, Écosse, vers 1909-1911. Cliché anonyme, Scottish Life Archives.
27Cependant, l’analyse de ces archives nous permet de souligner le fait que, durant tout le XIXe siècle, alors que les emprunts enfantins à l’uniforme militaire se multiplient, le kilt n’a pas quitté la garde-robe des garçons écossais. S’il n’est plus porté jusque dans les années 1930 que par les garçonnets des populations rurales des Highlands, il reste de mise pour les cérémonies et autres occasions familiales de cette région. Sans que j’ai pu définir clairement à partir de quel âge le garçonnet a accès au port du kilt, il semblerait, selon une photographie des années 1930, que les bébés masculins, dans certains cas, seraient à même de le porter dans sa forme adulte pour des occasions particulières. Le kilt lui permet alors d’être institué en tant que petit écossais, et transforme l’enfant en porte flambeau de l’appartenance historique de la famille souvent représentée, au début du XXe siècle, dans des atours bourgeois. L’ensemble des photographies du Scottish Life Archives semble révéler cette subtilité dans le jeu vestimentaire de l’Écosse du début du XXe siècle. Référence identitaire ? Uniforme de l’enfance ? Tenue d’écolier ? Guise régionale ? Déguisement ? Comment qualifier ces enfants qui, au milieu d’autres du même âge, ou lovés dans les bras de parents vêtus à la mode citadine de l’é poque, sont habillés d’une robe en tartan ou d’un kilt ? L’enfant serait-il alors considéré consciemment ou non comme le faire-valoir des revendications identitaires de sa famille, sorte d’accessoire qui soulignerait l’appartenance familiale à l’histoire écossaise, alors que les adultes feraient état de leur statut bourgeois ? L’enfant sans histoire si ce n’est celle de ses parents serait alors le médium par lequel la famille existerait dans sa réalité écossaise. Ainsi, le constat de l’absence dans les archives étudiées de photographies représentant adultes et enfants revêtus ensemble de la guise régionale, serait à analyser d’une manière plus fine dans le sens de l’intégration de l’enfant dans le jeu de revendication des appartenances ethniques.
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28La question du port du kilt par l’enfant aux XIXe et XXe siècles s’avère particulièrement subtile et complexe. Cette présentation, simple ébauche d’une étude plus vaste, se contente d’en dessiner les principales articulations. Les mutations du kilt en fonction des contextes de port, des usages et des périodes illustrent particulièrement bien la question de l’effet que peut exercer le style vestimentaire sur la définition des êtres. Couplée à la problématique du vestiaire enfantin, elle révèle l’étendue des mécanismes d’imprégnation historique dont l’enfant fait l’objet et dans lesquels la question du vêtement est centrale. Être enfant, être écossais, être écolier, être petit bourgeois ou paysan, être d’une famille, d’un clan, n’être d’aucune histoire et de toutes les histoires, telles sont les identités que peut revêtir l’enfant porteur d’un kilt aux nombreux avatars, être multiple, que l’adulte n’a de cesse d’initier à la complexité du jeu social pour lui permettre de conquérir son existence et sa reconnaissance.
Notes de bas de page
1 Sur le rôle du vêtement en tant que facteur de société, Balut P.-Y., « Modèle de vestiaire », Histoire de l’Art, no 48, Parure, costume et vêtement, juin 2001, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, p. 3-10.
2 Cette étude s’inscrit dans le cadre plus vaste d’un doctorat sur le thème La mode enfantine occidentale, du XVIIIe siècle à nos jours, sous la direction de Pierre-Yves Balut, UFR d’histoire de l’art, Archéologie générale, université Paris IV-Sorbonne.
3 Selon Elizabeth Ewing, Jane, Duchess of Gordon, serait apparue à la cour de Londres en 1792 vêtue d’une robe en tartan. Ewing E., History of Children’s Costume, Londres, Éditions Batsford Ltd, 1977, p. 85.
4 On pense notamment à la représentation des enfants MacDonald, portant veste, culotte courte et kilt réalisés dans des tartans assortis. Mosman W., Sir James MacDonald of Sleat and Sir Alexander MacDonald, c. 1766, Scottish National Portrait Gallery.
5 Victoria, Journal de notre vie dans les Highlands, 1855. Ses nombreux journaux et mémoires font mention de son goût romantique pour l’Écosse.
6 Lady Littleton, en charge des enfants de la reine Victoria en 1842: « Helena and Louise looked beautiful and dear, as usual, in their Highland dresses » (Ewing E., op. cit., p. 86).
7 Horsley J. C., Queen Victoria and her children in Royal Stewart, vers 1855, collection Forbes, New York.
8 « The costume worn by the Prince of Wales, when at Balmoral, has set the fashion of adopting the complete Highland costume » (Lady’s Newspaper, 1852, cité dans Cunnington P. et Buck A., Children’s costume in England 1300-1900, A & C Black, 1965, p. 181). Victoria, en 1851, à l’Exposition universelle de Londres: « Vicky and Bertie were in our carriage. Vicky was dressed in lace over white satin, with a small wreath of pink wild roses in her hair, and looked very nice. Bertie was in full Highland dress » (cité dans Ewing E., op. cit., p. 86).
9 Le commerce des « Nouveautés et Tissus anglais » ainsi que le développement à la fin du XIXe siècle des maisons spécialisées ayant un rayon de costumes pour garçonnet sont évoqués dans La mode et l’enfant, 1780-2000, musée Galliéra – musée de la Mode de la Ville de Paris, catalogue de l’exposition 16 mai-18 novembre 2001, Éd. Paris-Musées, 2001, p. 111 et 185.
10 Le prince impérial possède un costume de cérémonie inspiré des tartans drapés du XVIIIe siècle, complété d’accessoires précieux, daté de 1859 (Compiègne, musée du Second Empire). Ce costume révèle l’engouement de toutes les cours d’Europe pour la mode « à l’écossaise ». La mode et l’enfant, op. cit., cat. no 279.
11 « Militaires de fantaisie », La mode et l’enfant 1780-2000, op. cit., p. 81.
12 Rose C., Children’s clothes since 1750, Londres, Éd. Batsford Limited, 1989, p. 97.
13 « Highland costumes which [are] not only prettiest for boys and girls, but also the most healthy » (Ewing E., op. cit., p. 86, citant un magazine de mode britannique).
14 « Put them into a kilt. A kilt is a splendid garment for children. It always look attractive. You can use any tartan you like without a clan connection » (publicité des grands magasins Jenner’s à Edinburgh, in The Countryman, décembre 1939, coll. National Museum of Scotland).
15 « In boy’s Scotch suits, I saw several little dresses, the waistcoat and jacket of velvet, the kilt of tartan poplin, with scarf, brooch, sporran and Glengarry cap. If a cloth jacket is worn, woollen plaid is used for the kilt » (Englishwoman’s domestic magazine, 1867). Cunnington P. et Buck A., op. cit., p. 181.
16 No inv. K. 1997.1034. C., National Museum of Scotland.
17 No inv. K. 2005.28.2, National Museum of Scotland.
18 Voir également la tenue no inv. K.2005.45, National Museum of Scotland, costume pour bébé réalisé dans un tartan en taffetas de soie et velours noir et rouge en taffetas, porté par les enfants de la famille Scottkerr dans le Roxburghshire, Écosse, vers 1860-1870.
19 Voir aussi un modèle des collections du musée Galliéra – musée de la Mode de la Ville de Paris, présenté lors de l’exposition La mode et l’enfant, 1780-2000, op. cit. : robe princesse à tournure en madras écossais, vers 1876, cat. no 406.
20 Témoignage anonyme d’un écolier de Carmels School, Ireland, 1981-1986, recueilli en 1998 par Christopher Wagner pour son site Internet Historical boy’s clothing (http://histclo.com,dernieraccèsdécembre2007).
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