Conclusions
p. 369-373
Texte intégral
1Cet ouvrage collectif a choisi de se positionner sur la longue durée, du XVIe siècle au XXIe siècle. Ceci a permis d’observer l’évolution des notions et en particulier la construction du terme jeunesse, depuis la réflexion menée sur la jeunesse du dauphin de France (les balbutiements de la jeunesse et les problèmes de minorité et de majorité) à la constitution des groupes de jeunesse, des regroupements étudiants avec l’entrée dans la phase corporative et politique (les étudiants du Quartier Latin, ceux de l’Action Française) sortes d’avant-garde élitiste des partis qui permettent d’inscrire la jeunesse dans un cadre limité, pour en faire un groupe social, assurant ainsi son identification. L’inscription dans la longue durée a montré la banalisation – à moins qu’il ne s’agisse d’une consécration ? – de la jeunesse au travers du jeunisme, évoqué dans les conflits générationnels dans l’entreprise et dans la politique et le discours de Valéry Giscard d’Estaing.
2Des formes de périodisation européennes ont été esquissées au cours des tables rondes mettant en évidence quelques tournants, voire ruptures où l’articulation jeunesse/élites a été fondamentale dans la question de la mobilité de celles-ci et/ou en termes historiographiques. On pensera par exemple au poids de la Première guerre mondiale, aux conséquences en termes de rupture de l’après Deuxième guerre mondiale (en particulier dans les pays ayant connu des régimes autoritaires et totalitaires), à 1968 avec des décrochements plus en aval selon la situation démographique des pays, au tournant des années 1990 pour l’Allemagne et les pays d’Europe centrale et orientale. À ces ruptures, on a pu opposer la continuité britannique en termes de rapports jeunesse/élites.
3Nous avons tenté de mettre en œuvre des méthodes et des sources très diverses, dont le but était de conforter la solidité des résultats obtenus. Ainsi, se trouvent ici combinées des études de cas, choisis comme révélateurs d’enjeux politiques (le Prince de France) ou de comportements familiaux et sociaux (Alexandre Mentha) et des études de groupes ayant fait l’objet d’approches prosopographiques (marchands de la Hanse, demoiselles de Saint-Cyr, élèves de Juilly, génération sacrifiée des jeunes nobles révolutionnaires).
4En outre, cet ouvrage s’est interrogé sur les sources disponibles pour étudier cette jeunesse. La difficulté était majeure car certains groupes restent silencieux, même au sein des élites. Aussi, pour pallier cette difficulté, le recours à des sources multiples est-il indispensable : écrits du for privé comme les Mémoires, correspondances, sources notariales et registres paroissiaux, livres de comptes, factures de fournitures scolaires, manuels divers d’apprentissage et d’éducation, dictionnaires, archives de partis politiques ou d’associations, archives de la police, presse spécialisée (journaux sportifs par exemple) ou plus généraliste, discours des experts (psychologues, sociologues, politologues), littérature, photos, affiches de campagnes, films etc. D’importantes précautions méthodologiques doivent être observées. Les écueils propres à l’utilisation des Mémoires ont été fortement mis en lumière. De même a-t-on vu comment l’on pouvait revisiter les traités d’éducation qui non seulement nous en apprennent beaucoup sur la formation de la jeunesse, mais servent aussi à préciser la structuration d’une image de la jeunesse. L’analyse des sources a ainsi permis de nuancer la reconstitution dorée de la jeunesse étudiante. Son mythe a été déconstruit dans l’analyse du « paradoxe étudiant », à la fois « aristocratie intellectuelle » et groupe social qui s’entredéchire et est contesté. Par ailleurs, la relecture des archives notariales a permis de moduler des a priori quant à la transmission du patrimoine, aux choix des parents et des enfants, et de réfléchir à la prétendue soumission des jeunes élites bordelaises du XVIIIe siècle.
5Cet ouvrage s’efforce d’inscrire les rapports jeunesse/élites dans l’espace européen. Les tables rondes ont ainsi développé cette dimension à la fois dans la confrontation de modèles nationaux (principalement anglais, allemand, italien, polonais et hongrois) et dans des enjeux transversaux. Les contributions ont conduit à des perspectives comparatives que cela soit pour l’accès aux élites (la transmission des charges de diplomates à Rome), pour la formation des jeunes élites (les marchands de la Hanse, la noblesse espagnole), pour le renouvellement de celles-ci (les relations interfamiliales d’un jeune marchand neuchâtelois) et pour les transferts de modèles (l’influence de l’Action française dans la jeunesse au sein d’espaces francophones) sans oublier l’instrumentalisation de la jeunesse dans le cas de la rénovation des élites en régime autoritaire et totalitaire. La question d’une internationalisation des jeunes élites et/ou de l’internationalisme de valeurs juvéniles – jeunes nobles de l’Europe des Lumières, jeunes marchands qui vont de place en place, jeunes élites accomplissant le Grand Tour, jeunes officiers de la marine, jeunes militants représentants d’une élite partisane au sein de leur propres Internationales – reste sans doute encore à creuser, de même que celle portant sur les similarités et différences dans les processus d’accès aux élites. Il paraît pertinent de s’interroger sur le sentiment d’universalisme ou d’internationalisme, d’appartenance à une Europe des Lumières, à une Europe du printemps des peuples (pensons à tout le mouvement « Jeune France », « Jeune Italie », « Jeune Allemagne »), à un mouvement européiste, etc.
6Cet essai a mis en lumière un certain nombre de paradoxes ; parmi ceux-ci, celui perceptible dans la tension autour de l’orientation des formations offertes à la jeunesse. En effet, l’un des débats majeurs était l’opposition/combinaison entre la formation intellectuelle et la formation pratique. Les options sont ici marquées au coin de la diversité. L’esquisse d’une comparaison des marines française et anglaise montre comment ces deux orientations peuvent singulariser deux « écoles » de la mer, l’une pratique, côté anglais, l’autre livresque, côté français. En revanche, en Espagne, les officiers de plume bénéficient de plus en plus d’une formation pratique et spécialisée : on prend en compte le grade universitaire, le passage par des institutions spécialisées, mais aussi l’expérience, l’ancienneté, les services rendus. Chez les diplomates français présents à Rome, la formation des consuls et secrétaires résulte en grande partie de la transmission de l’expérience parentale. Enfin Bassompierre souhaite pour son neveu une formation unissant armes et lettres, pratique et théorie.
7On retrouve aussi cette idée de paradoxe lorsque l’on confronte les pratiques et les discours. Si, à la fin de l’époque moderne, Juilly rassemble élites nobles et roturières et leur inculque un fonds culturel commun, le pensionnat sert cependant des stratégies personnelles différenciées, aux buts fort dissemblables. De même, y a-t-il souvent un paradoxe entre la démocratisation (pensons aux jeunes sportifs) ou une certaine moyennisation (les avatars du grand Tour) et le caractère réellement élitiste de la jeunesse, avec par exemple le discours du peuple étudiant qui est en même temps l’avant-garde éclairée porteuse du flambeau de la révolution. Il s’agirait ainsi d’une démocratisation qui camouflerait l’élitisme ; il y aurait donc lieu de s’interroger sur les processus de prise de conscience et de conscientisation de l’élitisme par la jeunesse. Ce sont ainsi les ambiguïtés et les paradoxes de la jeunesse organisée, formée par les mouvements de jeunesse et d’éducation populaire qui s’efforce d’être « populaire et élitiste ». Nous débouchons alors sur la question cruciale de la mobilité.
8Finalement de la confrontation de ces notions – jeunesse(s) et élites – deux enjeux se dégagent : celui des mobilités et celui des identités. La mobilité est d’abord géographique : être jeune, c’est partir ; partir au collège de Juilly, à Saint-Cyr, dans les institutions spécialisées madrilènes, pour les officiers de plume espagnols, partir pour Manchester ou pour un comptoir étranger. La mobilité est surtout sociale avec la tension qui peut exister entre la logique de reproduction, véhiculée notamment par la transmission héréditaire, et celle du renouvellement : la jeunesse est-elle un agent opératoire de mobilité des élites ? La jeunesse permetelle au final de transgresser le système élitaire ?
9Cette notion pose immédiatement la question du rapport de la jeunesse à la famille. La famille peut être soutien d’une ascension, selon la logique d’une reproduction sociale, comme c’est le cas pour les consuls et secrétaires. L’ambiguïté de cette relation a été évoquée, avec d’un côté l’image d’une jeunesse soumise, où les jeunes ne seraient que des objets au service d’intérêts qui les dépassent, et d’un autre côté, des exemples de jeunes gens réussissant à s’émanciper de la tutelle familiale pour construire leur vie comme ils l’entendent.
10Plusieurs contributions ont souligné la difficulté à transgresser à des moments différents. La rupture, par rapport à un milieu élitaire originel, peut être un moyen de mutation sociale et d’acquisition d’une autre culture élitaire (c’est le cas d’Alexandre Mentha, jeune marchand neuchâtelois qui s’installe à Manchester, transgresse un système élitaire pour adopter les codes d’un nouveau système élitaire au XIXe siècle). Le coût pour les étudiants de Paris, constitué grâce à l’associationnisme en groupe social, à devenir élite intellectuelle (contestée par ses pairs) est à cet égard édifiant. De même, une génération, soudée autour d’un événement-dateur que cela soit la Révolution française ou la Résistance, paraît avoir tout autant de mal à opérer une véritable mobilité perceptible dans un bouleversement du système élitaire. Les jeunes filles de Saint-Cyr sont divisées et si certaines « digèrent » les événements, c’est pour s’insérer dans les nouvelles élites issues de la société révolutionnaire et post-révolutionnaire. La jeune génération de la Résistance a du mal à intégrer l’élite dirigeante du parti radical sans passer par le cursus honorum. Par ailleurs, la marge de manœuvre pour les cadets, dans un parti politique, est mince comme le montre le cas des Jeunes Républicains Indépendants qui, s’ils obtiennent une certaine liberté de parole, n’en sont pas moins pour autant une courroie de transmission ou une caisse de résonance.
11Par conséquent, si la jeunesse, y compris élitaire, constitue naturellement un agent opératoire de mobilité (on peut évoquer l’exemple des jeunes sportifs ou souligner qu’il y a de jeunes nobles révolutionnaires) elle transgresse rarement le système élitaire qui semble reposer sur des structures permanentes qui sont au mieux rafraîchies ou renouvelées. C’est ce que tend à montrer la formation mais aussi la transmission des charges, du savoir ou des héritages…
12Le deuxième enjeu réside dans les identités ou définitions, dans des jeux de miroirs entre les deux notions. Les interactions jeunesse/élites permettent d’en moduler les définitions et d’en souligner la pluralité même si la jeunesse, parce qu’elle est chargée de symbolique, reste exemplaire et donc unique.
13Ce volume a ainsi permis de préciser la définition de la jeunesse, d’étudier les critères utilisés, et les enjeux dont ils peuvent faire l’objet. Les critères juridiques, comme la majorité, les débats autour de la minorité royale et les problématiques évoquées à propos de la jeunesse du dauphin seraient à coup sûr opérationnelles pour une lecture des troubles de la Fronde, au tout début du règne de Louis XIV. Mais il faut aussi faire la part de l’événement personnel, comme on l’a vu avec les mémorialistes : la mort d’un père ou d’une mère, mais aussi un premier amour peuvent être des moments clefs. Il faut enfin tenir compte de la situation professionnelle, car, comme dans le cas des marchands de la Hanse, la jeunesse, c’est un temps, et non un âge, c’est le début de la carrière, le temps de la prise de risque et du voyage. Pour les marchands de La Hanse, le mariage signe la fin de la jeunesse par l’accès au monde juridiquement défini des bourgeois. Cependant, à l’intérieur de ce bornage plus ou moins précis, le cas des jeunes nobles révolutionnaires a montré que l’on pouvait distinguer différentes jeunesses.
14En outre, les discours et les représentations brouillent souvent les images. Ainsi, la jeunesse, au miroir des élites est perçue, de manière récurrente, comme l’âge des turbulences ; de même les mémorialistes se remémorent leur propre jeunesse avec les risques inhérents à cet exercice. La jeunesse est aussi façonnée par le discours des pères, par celui de la petite Cour, par celui des maîtres à penser – pensons à Charles Maurras –, par les figures archétypales proposées en modèle, comme les saints écoliers, sinon instrumentalisée dans les régimes autoritaires et totalitaires en vue de rénover les élites. La jeunesse, et non pas les jeunesses, plus que comme un groupe social est alors appréhendée comme une métonymie symbolique, notamment par les experts – sortes d’élites intermédiaires –, à la source même du discours politique. Cela se voit aussi à travers l’étude du discours métaphorique, qui très souvent compare la jeunesse à la maturation lente des végétaux. C’est vrai pour le prince de France, mais les travaux de Cathy McClive1 montrent l’utilisation d’une sémantique similaire dans les traités concernant les jeunes filles.
15Il apparaît donc clairement que la définition est plurielle (catégorie d’âge, groupe social, construction ou invention, période transitoire entre l’enfance et le monde adulte, passage auxquels sont liés parfois des rites, processus, métonymie, métaphore…) et évolue en fonction des espaces et des cadres socio-temporels. S’il a pu paraître pertinent de réfléchir à la conscientisation par la jeunesse de l’élitisme, il peut sembler tout aussi intéressant de faire un travail profond sur la prise de conscience de la jeunesse ou des jeunes par les élites.
16Cet ouvrage étant au départ conçu comme un essai, nous nous sommes efforcées de dégager des perspectives de recherche passant notamment par un nécessaire élargissement international2 et un recours encore plus soutenu à l’interdisciplinarité (sociologie, science politique, ethnologie et histoire de l’art) comme les tables rondes s’y sont employées, ouvrant ainsi la voie à de nouvelles recherches et publications.
Notes de bas de page
1 Cathy McClive, « L’âge des fleurs : le passage de l’enfance à l’adolescence dans l’imaginaire médical du XVIIe siècle », in Anne Defrance, Denis Lopez et François-Joseph Ruggiu (éd.), Regards sur l’enfance au XVIIe siècle, Gunter Narr, 2007, p. 171-185.
2 Le Centre d’Études des Mondes Moderne et contemporain organise, sous la responsabilité de Michel Figeac, un colloque portant sur « Le rayonnement culturel en Europe centrale et orientale » qui permettra d’approfondir certaines thématiques ici envisagées.
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