Jeunesse, élite et Action française
p. 323-337
Texte intégral
1Rapportée aux enjeux de jeunesse et d’élite, l’Action française (AF) présente des éléments de singularité. On y trouve d’abord, à commencer par Charles Maurras, une double réflexion sur ces objets, et ce dès avant 1914. Les discours débouchent d’ailleurs sur des pratiques et renvoient à l’implantation des maurrassiens dans la jeunesse lycéenne et surtout universitaire, une des zones de force de l’AF, tout au long de son histoire. Ce rayonnement dans la jeunesse est d’autant plus important qu’il déborde les frontières de l’hexagone, de la Belgique à la Suisse, voire en Roumanie et au Canada français. Cette contribution sera articulée autour de trois marqueurs majeurs. Dans un premier temps, il s’agira de s’interroger sur l’importance et le sens revêtu par les termes jeunesse et élite chez les dirigeants de l’AF. Nous évoquerons ensuite les implications et les pratiques induites par ces discours au plan de l’organisation de l’AF en mettant l’accent sur l’exemple des étudiants d’AF et le rôle du local de la rue Saint-André des Arts, érigé en forme de contre-université, comme d’ailleurs l’Institut d’AF. Enfin, nous revisiterons le binôme jeunesse et élite à la lumière de l’influence de l’AF tant pour ce qui concerne le cadre hexagonal que l’étranger.
Jeunesse et élite chez les dirigeants de l’AF
La jeunesse comme enjeu : du collège au lycée
2Pour l’AF la jeunesse est un enjeu, au cœur de la confrontation qu’elle engage contre la République et ses élites. Louis Dimier, dans un ouvrage de souvenirs qui marque sa rupture avec vingt ans d’engagements, n’a pas manqué d’opposer la jeunesse de l’AF au racornissement de la République : « Nous groupions des jeunes gens. Seules avaient le droit d’être jeunes les maximes républicaines ; tout ce qui les réfutait avait cent ans. Qu’est-ce donc que des jeunes gens soit disant royalistes pouvaient être, sinon des petits crevés, décorés de particules, porteurs de l’œillet blanc, chétifs et parfumés tels qu’on les dépeint pour l’édification des masses dans les cinématographes des faubourgs1 ? » Incarner la jeunesse des idées contre un environnement idéologique réputé vieillissant et dépassé, dynamiser dans cette optique les jeunes esprits, telle est la tâche à laquelle s’est inlassablement consacrée l’AF. Si Maurras s’adresse très régulièrement aux étudiants, il ne néglige nullement les collégiens et les lycéens devant lesquels il délivre des allocutions, à l’instar de celle du 5 mai 1914. Le message de Maurras se fonde sur différents piliers : un jugement source d’engagement, et une force mise au service de la raison : « Il est extrêmement agréable d’avoir raison, et de le savoir, et de savoir pourquoi2. » Cette conviction synthétisée par la formule chère aux étudiants d’AF : « Notre force est d’avoir raison » est indispensable à prendre en compte pour saisir le charisme de Maurras et l’ascendant qu’il exerce sur une partie importante de la jeunesse intellectuelle. La sémantique utilisée par Maurras lorsqu’il relate son cheminement intellectuel et celui de sa « génération » est d’ailleurs instructive sur les méthodes comme l’état d’esprit de l’AF naissante : « saisis et comme foudroyés du spectacle de nos idées corroborées par des événements soudains. […] Nous n’étions ni des croyants ni des ignorants. Nous savions. Nous ne croyions pas encore. Mais le fait surgissait pour ajouter à notre connaissance les caractères de la foi ». De sa génération aux suivantes, le lien est forgé : « C’est à cette moisson splendide que l’Action française vous appelle, mes chers amis. En pensant avec nous, vous vous rendrez compte que vous avez raison. Votre raison vous le dira et autour de vous, toute chose élèvera la voix pour vous le répéter. […] On ne vous promet pas que vous serez désormais exempts de toute erreur. Mais on vous affirme que les causes communes des erreurs courantes vous seront généralement épargnées3. » Entre la génération des fondateurs et les jeunes pousses lycéennes, la relève est assurée :
« Une élite nombreuse de Français de votre âge est déjà engagée dans cette action en faveur du vrai et du juste pour la patrie. Et vous savez que, dans leur voie, il s’est déjà montré des héros. Celui d’entre eux qui s’est flatté si justement d’avoir mis sa jeune violence au service de la raison [Lucien Lacour] a trouvé la plus noble devise qu’il soit possible de proposer à des “intellectuels” de votre âge, mieux vous l’étudierez, mieux il vous semblera qu’elle est la seule digne de votre netteté d’esprit, de votre puissance de cœur. »
L’élite chez Maurras et le rôle des étudiants
3Éveiller les collégiens et les lycéens à l’AF a pour but d’en faire des futurs camelots ou, déjà, de travailler à la constitution des futures élites de la France. L’accent mis sur les élites est fondamental car pour Maurras, ce sont elles qui sont à l’origine des progrès enregistrés dans l’histoire : « Les mouvements de bas en haut, tels que les sursauts, n’ont guère été accomplis depuis l’origine du monde, que par ces très petites minorités appelées vulgairement les élites4. » À l’inverse, « politiquement, socialement, la seule corruption qui soit redoutable, c’est celle des élites. » Pour Maurras, l’élite se construit, et en écho de la phrase précitée de Louis Dimier, on retiendra la définition qu’il donnait de l’Élite dans le Soleil en 1901 : « L’Élite, ce n’est en aucune sorte la cohue des gens bien mis, ni celle des gens brevetés, ni celle des gens bien nourris. Huit reflets à un chapeau ne font pas un homme d’élite. Une ou deux particules en avant de tel nom ne font pas un être de choix et de culture, de vigueur et de dignité5. »
4C’est devant les Étudiants d’AF, le 28 juin 1914, que Maurras a livré un de ses textes majeurs sur « l’Élite, sa formation, son rôle6 ». Comme souvent, il commence par marquer ses rejets : le goût de la sélection (rattaché aux Anglais), la loi du progrès aristocratique, inspirée de la chimie, chère au liégeois Delbeuf ou encore l’influence prétendue de Gobineau sur l’AF « qu’on essaya de nous colloquer ». Maurras ironise sur « son brutalisme oligarchique, sa férocité, son séparatisme ethnique et social ». Gobineau, que Maurras compare à Rousseau, « “l’homme” uniquement occupé de faire tourner le monde et la société autour de sa personne », ne saurait être confondu avec l’AF : « Gobineau, défenseur de nos traditions, aboutit à l’apologie du monde germanique. » Et Maurras de lancer aux étudiants : « Plus encore que notre lointaine jeunesse, votre jeunesse rejetterait spontanément ces songes creux de pessimisme social, comme votre noble qualité de fils de France rejetterait le panégyriste du sang allemand, comme votre retour au véritable esprit social et classique rendrait insupportable cet individualisme solitaire de forcené. »
5Ce dernier point est fondamental car il permet à Maurras de rebondir et de développer sa propre conception de l’élite, inséparable de sa vision de la France et de la civilisation, termes confondus à ses yeux. Pour Maurras, la « conception traditionnelle de l’élite française » serait originale et irréductible : « Comme notre Roi participe du prêtre et du chef de famille, l’élite française figure la simple préséance des premiers nés, que ceux-ci doivent légitimer par leurs devoirs et par leurs services. » Et Maurras de rappeler un vers de Frédéric Mistral : « Sian Gau-Rouman e gentilome… (Nous sommes gallo-romains et gentilshommes) ». Le « mouvement de la vraie civilisation », pour le penseur martégal, « se compose de réciprocités d’action et de réaction s’exerçant de haut en bas et de bas en haut […] L’élite a besoin de la masse comme la masse de l’élite, celle-ci doit donc tendre à attirer à elle les classes inférieures, mais non pas à s’isoler d’elles ni à se couper de communications avec elles. » La République et la démocratie sont réputées éloigner les classes sociales les unes des autres (et Maurras de dresser la liste des « fossés sociaux », en commençant par le logement) et affaiblir le peuple français sur le plan « physique et moral ». Un espoir cependant existe, sous l’effet du « dissolvant démocratique » : « Si les inertes sont devenus plus inertes, les mauvais et les médiocres plus médiocres et plus mauvais, les actifs sont devenus aussi plus actifs, les bons sont devenus meilleurs. » Et Maurras, de revenir à son auditoire : « Votre propre histoire, Messieurs, n’en est-elle pas un indice ? Par ces temps de veulerie constatée, les défenseurs de Jeanne d’Arc se sont montrés les dignes héritiers de la fleur de l’histoire de France. » Des généralités, le maître à penser de l’AF revient à l’actualité et se montre volontaire et optimiste. La dégradation de la situation créée par la République lui semble de bonne augure : « Une situation semblable facilite le coup de force qui libèrera le pays. L’élite sera plus hardie pour le tenter et la masse aura des raisons plus nombreuses de souscrire à ses conséquences. » C’est à cette nouvelle élite, et donc aux étudiants d’AF d’être les agents de cette restauration : à l’instar des
« petites armées des Grecs de Xénophon, des Macédoniens d’Alexandre […] comme les armées véritablement conquérantes d’un nouvel hellénisme vers de nouveaux barbares, vous apporterez à l’indifférence de vos concitoyens endormis, avec notre Monarchie restaurée, le sentiment renouvelé de l’unité française, l’idée de la vieille fraternité nationale, le souvenir pieux de vos pères et leur foi et la vôtre dans l’avenir d’innombrables Français à naître ; vous rendrez à la masse d’un peuple apathique, oublieux, plus que perverti, cette notion de l’ordre et des hiérarchies dans laquelle se meut tout ce qui veut grandir ; vous lui rapporterez enfin tous les bienfaits politiques et sociaux d’une antique civilisation qui, grâce à vous, Messieurs, est prête à revivre ».
Refaire une élite en transformant l’enseignement
6L’importance accordée à l’enseignement est fondamentale à l’AF et a donné lieu à de multiples débats et propositions. Dans ce combat, Maurras se voit relayé notamment par Léon Daudet dont on connaît la participation remarquée au débat de juin 1922 sur la réforme de l’enseignement secondaire à la Chambre des députés. Derrière ses échanges bien connus avec Herriot sur Mistral et Virgile et sa proposition de mettre les humanités (le latin) à l’école primaire, on retrouve une conception de l’élite et d’une circulation nécessaire : « Dans toutes les classes sociales, il y a des gisements de richesses. Il y a de l’or dans les enfants du peuple ; cet or, il faut l’amener à la surface. Parmi ces enfants qui ne reçoivent pas la connaissance, il y en a peut-être qui porteraient la connaissance jusqu’à des points mal connus, peu connus et même inconnus7. »
7La question de l’enseignement primaire est au cœur des préoccupations de l’AF. On peut y voir l’expression du rejet des lois laïques mais cette interprétation est réductrice. Il y a derrière la conception de l’école primaire défendue par l’AF une vision de la société qui est dans le droit fil des conceptions maurrassiennes sur l’élite comme le montre la lecture des réflexions de l’avocat Marie de Roux sur l’école primaire :
« Si l’école populaire sème chez les élèves le sentiment que c’est pour eux un malheur et une humiliation de rester cultivateurs, artisans, ouvriers, que le travail manuel est au-dessous de quiconque a quelque intelligence, on ne fera pas une nation de cadres mais un peuple de déclassés, l’espèce sociale la plus stérile qui soit. Pour recruter les élites sans enfiévrer d’illusions la masse, il faut avoir le plus juste sentiment des inégalités nécessaires à toute société8. »
8Marie de Roux fait siennes les propositions de Léon Daudet sur l’introduction des humanités dans le primaire et, en s’appuyant sur un passage de son discours de 1922 où il définissait les enseignants (des instituteurs aux professeurs des universités) comme des « prospecteurs, des hommes chargés de découvrir et d’extraire les richesses contenues dans les gisements intellectuels », propose une réforme en profondeur de la formation des instituteurs. Cette question est au cœur de la démarche d’une organisation proche de l’AF, le Cercle Fustel de Coulanges qui mène un combat acharné contre l’École unique et propose un véritable programme pour dégager une élite nationale mais aussi locale (en particulier pour ce qui concerne l’agronomie9). Durant les années trente, le Cercle s’emploie à dénoncer les réformes de Jean Zay et à rechercher les voies d’une organisation corporative de l’enseignement.
Jeunesse, élite et organisation de l’AF
Construire une contre-université : l’institut d’Action Francaise
9L’Institut d’AF est considéré par la propagande de la ligue comme un « Institut d’enseignement supérieur contre-révolutionnaire10 ». La composition de son comité de patronage est éclairante. À côté de la comtesse de Courville, cheville ouvrière de l’entreprise11, on trouve notamment Dom Besse, Léon Daudet, l’historien Gustave Fagniez (fondateur de la Revue historique avec Gabriel Monod), Paul Bourget, le marquis de la Tour du Pin, le comte Bernard de Vésins. Les dénominations des chaires ont été soigneusement pesées et on retiendra parmi elles, Syllabus, Auguste Comte, Sainte-Beuve. Les titulaires des cours sont également triés sur le volet : les ecclésiastiques (Dom Besse, abbé de Pascal, abbé Apert) voisinent avec des figures majeures des débuts de l’AF tant sur le plan national (Jacques Bainville, Louis Dimier, Léon de Montesquiou, Lucien Moreau) que régional (Alain Raizon de Cleuziou) sans oublier des jeunes universitaires en vue, à commencer par Pierre Lasserre, professeur au lycée de Chartres qui a soutenu en 1906 en Sorbonne une thèse remarquée et controversée sur le romantisme français12.
10Le contenu des enseignements est également soigneusement calibré et hautement révélateur des intentions des promoteurs13. Les auditeurs entendent fustiger le catholicisme libéral et l’unité allemande (Jacques Bainville), découvrent l’histoire des provinces françaises (de la Bretagne-Alain Raizon de Cleuziou-à la Savoie), comme des institutions de l’Ancienne France, revisitent les maîtres de la contrerévolution (Louis Dimier), s’initient à l’histoire du nationalisme (Lucien Moreau) et surtout aux « doctrines officielles de l’université ». Cet enseignement dispensé par Pierre Lasserre au cours des années 1907-1908 et 1908-1909, réuni en volume sous le titre La Doctrine officielle de l’Université14 est un des plus emblématiques et salué comme tel par Louis Dimier : « C’est une page unique de l’histoire de ces temps là. Les maîtres responsables du mal y figurent, peints de traits ineffaçables, qu’on ne trouvera rassemblés que là, quand on voudra connaître l’aberration inouïe à laquelle fut livré l’enseignement supérieur français sous l’empire des agitations qu’y avaient fournies la politique15. »
11À l’origine, les séances de l’Institut se déroulent aux sociétés savantes. L’entrée y est payante, sauf pour les étudiants. A partir de 1909, l’Institut cherche à se doter d’un local et se transporte au 33 de la rue Saint-André des Arts où les cours sont professés à partir de février 1910. Ce lieu est aussi le point de rassemblement des étudiants d’AF.
Organiser la jeunesse : les étudiants d’Action Française
12C’est le 8 décembre 1905 qu’ont été fondés, au quartier latin et par Lucien Moreau, les étudiants d’AF, relayés ensuite par des initiatives provinciales qui ont permis la mise sur pied en 1913 d’une Fédération nationale des étudiants d’AF présidée alors par Maurice Pujo assisté d’un secrétaire général, Henri Lagrange16. L’objectif premier des étudiants d’AF est l’étude et la diffusion de sa doctrine. En lien avec l’Institut d’AF, les jeunes maurrassiens ont organisé, sous la houlette de Jean Rivain, des réunions contradictoires avec des étudiants d’options opposées en vue de les gagner à leur cause. Rapidement, le 33 de la rue Saint-André-des-Arts devient un lieu de formation et d’éducation politique. Les Conférences, effectuées par les étudiants et souvent présidées par Maurras s’y enchaînent et sont relayées dans l’Étudiant français, l’organe des étudiants d’AF. Ces expériences ont marqué profondément des générations d’étudiants, à l’instar de Thierry Maulnier qui a poussé la porte du local à partir de 1929-1930 :
« Je vois encore, lors de ma première ou de mes premières entrées rue Saint-André des Arts, le décor d’une maison assez poussiéreuse, assez austère. Je vois Charles Maurras, à une tribune qui était aussi exiguë qu’une chaire de professeur dans une salle d’école. Je ne sais plus de quoi il parlait, je dois vous l’avouer, mais je ne puis oublier la courte barbe dressée en avant, la voix sourde et passionnée et le feu indomptable du regard. De cette maison de la rue Saint-André des Arts, nous partions quelquefois pour des bagarres, mais nous nous y réunissions aussi, nous y venions pour des discussions, des débats, des échanges – la pensée de Fustel, de Bainville, de Maurras, l’impétuosité polémique de Daudet habitaient ces lieux. On construit aujourd’hui, au prix d’un grand nombre de milliards, de nombreuses et magnifiques maisons de la culture. […] Instaurée avec des moyens infiniment plus modestes, la permanence de la rue Saint-André des Arts fut une Maison de la Culture17. »
13Ce travail de conviction est inséparable d’une forme d’action directe visant à lutter contre l’esprit « sorbonnard » et à interdire la diffusion d’idées antinationales. À cet égard, l’AF est appuyée par les camelots du roi, troupes de choc de la ligue où les étudiants côtoient jeunes artisans et jeunes ouvriers. Il faut revenir ici sur l’importance des affaires qui scandent l’histoire du Quartier latin, de Thalamas à Gaston Jèze, en passant par Georges Scelle. L’affaire Thalamas est emblématique des intentions et modes d’action des étudiants d’AF aidés par les camelots du roi de Maxime Real del Sarte. Thalamas, professeur de lycée et futur député de Versailles, est chargé en 1908-1909 de faire un cours libre en Sorbonne sur Jeanne d’Arc, cours qui suscite l’ire des défenseurs de la Pucelle, aux premiers rangs desquels, les étudiants d’AF. Rapidement, ces derniers ne se contentent pas des chahuts et des mots d’ordre « conspuez Thalamas ». La décision est prise de gifler Thalamas (2 décembre 1908) et surtout de le fesser publiquement (17 février 1909), nonobstant les contrôles de cartes qui n’empêchent pas les étudiants d’AF d’entrer à la Sorbonne par les toits. La « fessée » a marqué les esprits plus encore que la suite, elle aussi pourtant riche de symbole. Non content de l’avoir chassé, les étudiants d’AF ont entendu répondre en lieu et place à Thalamas ce qui a conduit Maurice Pujo à prononcer, en Sorbonne un discours de réfutation, au grand dam des appariteurs et du professeur dont le président des étudiants d’AF occupait la chaire18. Cet épisode sert en quelque sorte de modèle aux étudiants d’AF qui entendent faire taire ceux qu’ils considèrent comme des « insulteurs » de la patrie. Les étudiants de province ne sont pas en reste et à Bordeaux, en février-mars 1913, les incidents se multiplient contre Ruyssen dont ils dénoncent violemment la germanophilie et le pacifisme, ce qui leur vaut les éloges de Maurice Pujo19. Les lycéens prennent également le relais, comme ceux de Louis-le-Grand contre un enseignant, Millot-Madeyrand, qui a dénoncé la loi de trois ans20.
Jeunesse, élite et influence de l’AF
En relisant Agathon
14L’action de l’Institut d’AF, le développement de l’organisation et des actions entreprises par les étudiants et lycéens d’AF invitent à s’interroger sur son influence sur les jeunes élites françaises. Elle a marqué les contemporains, en particulier l’ancien dirigeant de la Ligue de la Patrie française, Jules Lemaître qui s’exclame en 1908 : « La doctrine d’Action française […] est en train de conquérir la jeunesse studieuse, la jeunesse des Facultés, qui en a assez de la vague anarchie démocratique. J’ai vu les séances de votre Institut, c’est saisissant21. » On connaît la célèbre enquête sur Les jeunes gens d’Aujourd’hui diligentée par Henri Massis et Alfred de Tarde et publiée chez Plon en 1913 sous le pseudonyme d’Agathon22. Jean-Jacques Becker le qualifie de « livre-culte » et de « livre-référence » tout en lui accordant « un crédit très limité23 » et en dénonçant ses limites méthodologiques. Les motivations des maîtres d’œuvre de l’enquête, tous deux secrétaires de la Ligue pour la Culture française de Jean Richepin et alors non maurrassiens (Alfred de Tarde ne le fut jamais) sont fondamentales à rappeler. Il s’agit de saisir l’état d’esprit des jeunes garçons de 18 à 25 ans et plus précisément de la « jeunesse cultivée », de la « jeunesse d’élite » : « Qu’on ne s’y méprenne point. Nous n’avons pas voulu tracer le portrait du jeune homme moyen de 1912, mais esquisser les traits des meilleurs et décrire le type nouveau de la jeunesse intellectuelle24. » Est-il maurrassien comme on le pense et l’écrit souvent ? Jean-Jacques Becker donne à le penser en s’appuyant sur un texte bien postérieur de Massis dans lequel ce dernier revient sur l’Enquête : « Procès du régime parlementaire, réaction contre les éléments personnels de l’ordre, contre le germanisme, contre les excès romantiques, tout cela cette jeune élite intellectuelle l’avait spontanément adopté. Leur vocabulaire même en semblait marqué, et le mot français prenait dans leur bouche un sens plus strict, plus offensif et quasi belliqueux, dont l’accent maurrassien était aisément reconnaissable25. » En fait, la lecture des réponses à l’Enquête montre que les maurrassiens ne sont pas majoritaires au vu des résultats présentés : « S’il n’y a de jeunesse, en effet, qu’ardemment patriote, il y a une jeunesse démocrate. C’est la plus nombreuse et, sinon la plus agitée, sans doute la plus vraiment réaliste26. » Et les enquêteurs de souligner à quel point la « méthode » de l’AF et son « amoralisme intellectuel » sont rejetés par une majorité des jeunes gens interrogés ce qui « atteste à n’en pas douter, la vitalité des sentiments démocratiques dans une grande part de la jeunesse cultivée », signifierait qu’un « jeune parti républicain national aspire à la vie » et que le « sentiment démocratique est encore vivace, quoique déçu27 ». On conçoit, à partir de ces quelques citations que les réactions des dirigeants de l’AF ont été fort critiques.
15Les deux auteurs en prennent acte et relèvent que « c’est du groupe de l’Action française de M. Charles Maurras et de ses jeunes disciples de la Revue critique des Idées et des livres28 que nous vinrent les plus vives objections29 ». Trois sont publiées en annexe de l’enquête, celles d’Henri Clouard, du critique d’art Pierre Hepp et de Georges Valois. Henri Clouard, tout en souhaitant que la jeunesse « mérite » des « louanges » rappelle les conclusions de l’enquête « Foi patriotique, foi catholique, goût de l’action, netteté des mœurs qui préserve de perdre du temps, tout cela, dites vous, renaît avec allégresse. » Mais, pour Clouard, une « foi exige d’être dirigée », de la « foi catholique » qui « a le choix entre le Sillon et le Syllabus » à la « foi patriotique » ou à la renaissance gréco-latine. Pour Clouard, en bon disciple de Maurras, ce constat sur l’émergence de « bonnes volontés » est positif à la condition d’être « attentifs à notre réforme intellectuelle et morale ». La conclusion, logique, tombe : « Celui qui l’a commencée, Charles Maurras, reste le seul désigné pour la mener à son achèvement30. » Georges Valois n’est pas en reste. Il marque d’abord la suprématie qualitative de la jeunesse d’AF : « La partie la plus ardente, la plus passionnée, la plus combative de cette jeunesse est nationaliste et veut la monarchie. » Assumant l’amoralisme intellectuel prêté à l’AF et déclarant : « Nous non plus, nous ne sommes pas des gens moraux », Valois refuse d’admettre la sécheresse des méthodes de l’AF qu’il qualifie d’« interprétation […] étonnante » : l’AF serait un « mouvement passionné » : « Ce que vous ne voyez pas, c’est son fondement qui est une âpre volonté de faire vivre la France, ou de persévérer dans la civilisation » et ce, au nom de « l’intelligence ». La méthode n’exclut pas la passion et Georges Valois invite ironiquement les enquêteurs à aller sur le terrain : « Entrez dans une réunion nationaliste, mêlez vous aux camelots du roi, un jour de manifestation, restez au milieu d’une bagarre, un jour de réunion houleuse, vous m’en direz des nouvelles31. »
De l’hégémonie à la chute
16On considère classiquement que les années vingt marquent une forme d’apogée de l’AF en particulier sur le plan intellectuel et dans le monde étudiant, même si on ne saurait oublier le poids des pertes nées de la Grande Guerre32. L’affaire Scelle (mars 1925) où les étudiants d’AF, menés par Georges Calzant, se mobilisent, tant dans la capitale qu’en province contre l’octroi d’une charge de cours à la faculté de Paris à ce professeur de droit cartelliste est ici symbolique33. Cette hégémonie sur la rue est cependant à relativiser. En premier lieu, il faut relever une hostilité croissante venue de la gauche et notamment de la LAURS. Par ailleurs, l’AF doit affronter une concurrence au sein de la nébuleuse nationaliste. On mentionnera, dans le prolongement de la dissidence valoisienne, la naissance du Faisceau universitaire lancé en décembre 1925 et dirigé par Philippe Lamour. Peu après, la condamnation de 1926 par le Saint-Siège handicape gravement l’AF et favorise le développement des Phalanges universitaires des Jeunesses patriotes (JP) créées en décembre 1926 et qui prennent la suite du groupe universitaire des JP dirigé par Pierre-Henri Simon. Menées par Roger de Saivre, les Phalanges universitaires (qui comportent aussi une branche féminine lancée en mars 1928) sont tout à la fois une organisation étudiante et un élément de la structuration verticale mise en place par les JP. Les Phalangeards, dotés comme les étudiants d’AF d’une presse (Les étudiants de France) et de chants (La Phalangearde) sont environ 7500 en 1928 et dépassent les 10 000 adhérents (1/4 à Paris et le reste province) au début des années trente34. Les bonnes relations originelles entre Phalangeards et maurrassiens (les seconds ont pratiqué l’entrisme) se dégradent à l’hiver 1928-1929. Au début des années trente, les Phalangeards dépassent numériquement l’AF et prennent même le contrôle de l’Association générale des étudiants de Paris.
17L’AF entre donc dans une période de basses eaux sur le plan quantitatif mais elle est toujours capable de susciter un enthousiasme profond et quasi religieux chez ses jeunes militants. Ils saluent avec force à chaque réunion de rentrée la conclusion du sculpteur Maxime Real del Sarte : « Mes amis, à l’an prochain, quand le Roi sera à Paris » et s’époumonent à chanter cette proclamation de La Royale : « Notre force est d’avoir raison. » On citera ici le témoignage d’Henri Charbonneau, inscrit à la Sorbonne et aux étudiants d’AF de 1931 à 1934 et revenu trois décennies plus tard sur cet épisode :
« Une cause ? Plus encore. Une sorte de religion, avec une éthique de vie et même une esthétique, telle était pour nous à 18 ans l’Action française ! Elle avait à nos yeux presque le prestige de l’absolu et nous apportait l’avantage d’un système quasi complet. Comme le marxisme a la prétention de tout expliquer, la théorie de la monarchie selon Maurras avait réponse à tout ! Face à nos camarades républicains libéraux, nous avions la supériorité d’avoir une doctrine. Cette doctrine, c’était la Vérité, et nous en étions si persuadés que dans le langage courant nous disions tout naturellement : X… va se convertir, Y… s’est converti35… »
18À cet enthousiasme juvénile, s’ajoute la qualité des recrues qui prennent en charge L’Étudiant français au début des années trente (Brasillach, Maulnier…) et permettent, à travers les revues de la Jeune Droite (de Réaction à Combat) de maintenir l’étendard maurrassien36 ; ne négligeons pas non plus l’apport militant né autour du 6 février, à Paris comme en province37. Les étudiants d’AF restent donc, au milieu des années trente une force incontournable de la mouvance nationaliste mais ils ne sont plus en première ligne quel que soit l’enthousiasme de circonstance que manifeste Maurice Pujo à l’occasion du banquet des Étudiants d’AF du 19 mai 1935. Dans la tradition du mouvement, il leur rappelle le sens et le but de leur engagement : « Quand on s’enrôle parmi vous, on souscrit à un système d’idées déterminé […] on se propose publiquement un but précis qui exclut les autres : la restauration de la Monarchie ». Il revient aussi sur leur nature d’élite, mais dans des termes moins offensifs que durant les années glorieuses et non sans enjoliver la situation présente : « Ainsi vous vous condamnez à ne former d’abord qu’une élite – élite nombreuse d’ailleurs, comme on a pu le voir ce matin [à l’occasion du cortège de Jeanne d’Arc] et de telle sorte que depuis longtemps au Quartier latin, les “masses” républicaines, réduites à quelques douzaines d’individus, ont dû vous abandonner le pavé. » Et Pujo d’exhorter à l’action : « C’est parce que vous êtes une élite, une élite sachant et voulant, que vous pourrez tout, alors que les grands rassemblements, les “masses” et le “peuple” se débattront dans l’incertitude et l’impuissance. Parce que vous savez et que vous voulez, votre force de pénétration dans ce milieu amorphe et dissocié, sera incomparable ; elle sera victorieuse38. »
19On ignore l’impact chez ses destinataires de ce discours tenu un an après le 6 février dont on sait qu’il a généré beaucoup d’amertume chez une partie des maurrassiens qui ont cru le moment venu pour un coup de force dont il n’a jamais été question chez les dirigeants. Les étudiants d’AF n’en sont pas moins partie prenante des actions menées en novembre 1935 contre le juriste Gaston Jèze, choisi par le Négus comme conseiller juridique de l’Éthiopie. Il s’agit, comme pour Thalamas et Scelle de l’empêcher de faire cours. Les étudiants obtiennent gain de cause quand le 12 mars 1936, le conseil de l’université décide le transfert du cours de Jèze dans un autre local, ce qui met fin aux incidents. L’AF a été partie prenante du mouvement. C’est cependant le phalangeard Jean Bassompierre qui réalise l’action la plus spectaculaire (jet d’un tube en verre rempli de gaz lacrymogène le 11 février 193639). L’avenir des étudiants d’AF s’assombrit encore un peu plus lorsque dans la foulée de l’agression subie par Léon Blum à l’occasion des funérailles de Jacques Bainville (13 février 1936), les organisations d’AF (dont les Etudiants) sont dissoutes40. Si L’Étudiant français poursuit sa route avec de nouvelles recrues (Pierre Boutang, Philippe Ariès) et si certaines organisations sont mises sur pied à l’instar du Comité de vigilance de la Jeunesse pris en main par Thierry Maulnier et Henri Charbonneau41, c’est un cycle qui se ferme, accentué par l’avènement, à l’été 1936, de deux partis de masse, le parti populaire français de Jacques Doriot et le parti social français du lieutenant-colonel de La Rocque qui se dotent d’organisations étudiantes qui concurrencent directement l’AF sur l’un de ses terrains de prédilection42. À la veille de la défaite de 1940, le lien entre la jeunesse et l’AF est bien distendu.
En passant par l’étranger
20On ne saurait évoquer la relation entre Jeunesse, élite et AF sans mentionner l’influence de cette dernière chez certaines jeunesses intellectuelles étrangères, notamment francophones et latines (Belgique, Suisse, Canada français et Roumanie). Il s’agit d’un vecteur de pénétration important du maurrassisme hors de France, en particulier au début des années vingt. Une partie de la jeunesse des collèges et des universités lit l’Action française et ses principales plumes. En Belgique, une enquête organisée par les Cahiers de la jeunesse catholique (qui tirent à moins de 1 000 exemplaires) en mai 1925 et adressée à « tous les jeunes intellectuels catholiques » sur les « maîtres » des 25 dernières années plébiscite Maurras, arrivé en tête (174 voix sur 443 réponses) devant Paul Bourget (123) et Maurice Barrès (91)43. C’est un véritable électrochoc pour les démocrates-chrétiens et les catholiques libéraux d’Outre-Quiévrain qui se mobilisent et entreprennent une guerre de tranchée contre l’AF, laquelle trouve des relais en France à partir de la fin de l’année 1925. Maurras est également lu et commenté en Roumanie, notamment par Mihail Polihroniade, l’ami d’enfance de Mircea Eliade et le plus politique du « quatuor » formé également avec Ionel Jianu et Petru Comarnescu pour lequel, comme il l’écrit en 1929, l’AF est « la plus formidable citadelle de l’intelligence et du talent de tout le monde moderne44 ». Il faut y ajouter le contact direct par le biais d’études effectuées à Paris. La séduction a manifestement opéré chez le canadien Jean Bruchési, qui a fréquenté des Camelots du roi à l’École libre des sciences politiques et à la Sorbonne et a laissé à ce sujet en 1929 un témoignage chaleureux : « Comment oublier que ces hommes ont imposé le cortège de Jeanne d’Arc, fessé Thalamas qui insultait la vierge de Domrémy, nettoyé le Quartier latin en partie du moins, des mauvais éléments qui y travaillaient contre la vraie France, arraché la jeunesse universitaire à la révolution, et, un peu partout à travers le pays, chaque fois que c’était nécessaire, fait écho à la conscience nationale révoltée ? Ils ne craignent ni les coups ni la prison. Qui peut nier leur bravoure45 ? » De la fascination à la transposition l’écart est profond à l’instar de l’exemple des militants de Jeune Canada. En 1933, le petit groupe d’André Laurendeau (une vingtaine de membres) envisage d’attendre deux ministres à la sortie du train à Montréal et de leur administrer une fessée : le parallèle avec l’Action française parisienne est évident et l’hypothèse de l’imitation des Camelots du roi probable. Cependant, l’abbé Groulx, leur mentor les en dissuade et les invite à publier un manifeste46.
21Par delà des individualités, les liens entre l’AF et les jeunesses intellectuelles étrangères s’observent à travers des revues de jeunes qui se réfèrent à elle voire qui sont en contact direct avec la maison mère. On mentionnera pour la Belgique la Revue latine (janvier 1920-décembre 1922) lancée par un jeune catholique bruxellois de 22 ans, Stanislas Dotremont. À l’origine, la rubrique de politique étrangère est tenue par Jacques Bainville puis, après que ce dernier a pris en charge la Revue universelle, elle est reprise par René Johannet, compagnon de route de l’AF. Il faut aussi évoquer L’Autorité, revue de jeunes catholiques, née en 1924 et qui s’intitule alors Pour l’Autorité et qui compte comme maîtres à penser Saint Thomas d’Aquin et Charles Maurras au sujet duquel elle a publié un numéro spécial en août 1925 qui aurait été tiré à 25 000 exemplaires47. La controverse lancée par l’enquête des Cahiers de la jeunesse catholique conduit les jeunes gens de Pour l’Autorité à se positionner vis-à-vis de l’AF pour se défendre d’en subir l’influence ce qui ne signifie ni hostilité ni rejet ainsi que le montre la longue mise au point publiée par Frédéric Bauthier :
« Maurras est pour notre jeunesse le symbole d’une aurore nouvelle ; symbole de force et de discipline, qui rompt les vieux cadres vermoulus, brûle les formules périmées et les préjugés de routine, monte résolument à l’assaut des démocraties politiques, ouvrières d’anarchie et de mort. Symbole de réaction et de cohésion, il domine comme un roc solide l’incertitude née du divorce entre deux générations. […] Une jeunesse réactionnaire qui aime Maurras parce que les ennemis de Maurras sont les siens ; parce que, avec d’autres armes et sous les plis d’un autre drapeau, Maurras combat avec elle dans la même mêlée ; parce que Maurras est un chef incontestable ; qu’il représente, servi par un talent, une logique et une générosité sans défaillance, les idées, d’ordre, d’autorité et que, jeunesse catholique désireuse d’autorité et d’ordre, elle ne peut s’empêcher d’admirer en lui, le chef incontestable qu’elle n’a pas ! Voilà bien ce qu’est Maurras pour ceux qui le défendent. Point autre chose. Le connaissent-ils davantage ? Il est le symbole de leur destinée, sans plus48. »
22Appuyés pour l’heure par leurs mentors et aînés, le comte de Lichtervelde ou le vicomte Charles Terlinden (les choses ont changé après la condamnation de 1926), les jeunes de Pour l’Autorité s’opposent aux « vétérans ombrageux » et font de la controverse sur Maurras un clivage générationnel, s’affirmant comme les porte-parole d’une « génération » qui « ne doit rien à ceux qui nous attaquent, si ce n’est une série d’erreurs politiques, une absence totale du sens national, et surtout une faiblesse à l’égard des mesures politiques qui ruinent notre pays49 ». On soulignera aussi l’importance pour la Suisse des Cahiers d’Ordre et Tradition lancés à partir de novembre 1926 par le juriste néo-traditionaliste et futur avocat Marcel Regamey, né en 1905 et fondateur en 1933 de la Ligue vaudoise dont il a souligné tout ce qu’elle devait à Maurras : « C’était l’époque où notre doctrine du nationalisme vaudois peu à peu élaborée à l’aide de l’empirisme organisateur, venait de prendre sa forme définie, brillante comme un bel outil encore tout neuf50. » De fait, à partir de 1932, Maurras s’est rendu à de nombreuses reprises en Suisse invité par ces jeunes gens (dix fois entre 1932 et 1939) puis en 1941 et 194251. Pour finir, on citera la revue canadienne La Nation du jeune Marcel Hamel qui, en relation épistolaire avec Maurras tente d’infléchir ses positions sur le Canada français et sollicite de sa part certains avis, sans rencontrer le succès de Marcel Regamey52.
23Durant l’entre-deux-guerres, la présentation par l’Almanach de l’Action française des « étudiants, collégiens et lycéens d’Action française » soulignait que « demain, les étudiants et les lycéens d’aujourd’hui seront officiers, professeurs, juges, médecins, avocats, prêtres, agriculteurs, ingénieurs, membre du haut commerce et de la grande industrie ; c’est un grand signe de la force de l’Action française et une magnifique promesse pour la Monarchie que l’adhésion de la jeunesse des Écoles. Par elle, l’esprit politique de la nation française se reforme53 ». Des proclamations aux réalisations, l’écart est profond. Si l’influence de l’AF dans la jeunesse intellectuelle est une donnée fondamentale, elle ne peut être surestimée ni surtout abordée sur un mode homogène. Une périodisation montre que le poids de l’AF n’a cessé de décliner, en particulier durant les années trente ce qui contribue à expliquer la relative faiblesse du poids des maurrassiens dans les écoles de cadres de Vichy, si on excepte les cas de François Sentein ou de Philippe Ariès. A l’inverse, ils sont plus nombreux dans le monde des revues et de la presse. Ces quelques éléments invitent à s’interroger sur le type d’élite qu’a produit l’AF. Seule une approche prosopographique permettrait de livrer des données précises et de compléter les enseignements issus d’un important colloque récent54. On relèvera cependant, à titre indicatif, que si l’AF a contribué à produire des élites, celles-ci sont d’abord des hommes de plume : écrivains, philosophes, historiens, journalistes, éditeurs parmi lesquels on peut citer Philippe Ariès, Georges Bernanos, Pierre Boutang, Robert Brasillach, Michel Déon, Jean de Fabrègues, Pierre Gaxotte, Jean-François Gravier, Roland Laudenbach, Thierry Maulnier, Lucien Rebatet, Louis Salleron,… On trouve aussi des avocats, de Jean-Louis Tixier Vignancour à Jean-Marc Varaut mais, peu d’hommes politiques, de hauts fonctionnaires ou de dirigeants d’entreprise.
24On ajoutera enfin que cette histoire ne s’arrête pas avec le second conflit mondial car l’AF a continué après 1945 et persévéré, sur un mode mineur, dans son souci de former des jeunes élites. Ainsi, un des derniers livres de Maurras, Pour un jeune Français, se présente comme un « mémorial en réponse à un questionnaire » où Maurras revisite, pour un jeune lecteur, l’histoire de l’Action française en neuf chapitres. Dans un dixième intitulé « L’avenir du nationalisme français », il rappelle une de ses plus célèbres formules : « L’espérance est la reine de toute politique ; le désespoir y reste la “sottise absolue” » et conclut l’ouvrage de ces mots : « Jeune Français, vive la France ! Pour que la France vive, jeune Français, vive son Roi55. » Dans le sillage de texte et de la relance des publications maurrassiennes (Aspects de la France), le flambeau n’a pas été perdu et les étudiants d’AF ont connu une renaissance remarquée au tournant des années 1950, suscitant une nouvelle génération militante (autour notamment de Nicolas Kayanakis56) qui n’a eu de cesse, même après l’échec de l’Algérie française, de refonder durant les années 1960, un binôme organisation, journal (Jeune Révolution) dont un des temps forts de l’agenda a été les camps annuels d’été, lieux de formation idéologique et politique et auxquels la revue consacre une double page57. Les résultats n’ont cependant pas été à la hauteur des ambitions comme l’a déploré Jeune Révolution58 mais cela n’a jamais empêché les héritiers de l’AF, souvent fort divisés, de continuer dans cette double voie de la formation des jeunes (le Mouvement royaliste français durant les années 1980 a eu lui aussi ses camps Maxime Real del Sarte) et de l’édition de revues de jeunes à tonalité culturelle (Les Épées) qui vient de publier son 29e numéro59.
Notes de bas de page
1 Louis Dimier, Vingt ans d’Action française et autres souvenirs, Nouvelle Librairie nationale, 1926, p. 70.
2 Dictionnaire politique et critique. Établi par les soins de Pierre Chardon, Paris, À la Cité des livres, 1932, t. I, p. 13 (entrée « Action française »).
3 Ibid., p. 14.
4 Ibid., p. 424 (entrée « élite »).
5 Ibid., p. 425.
6 Pour les citations qui suivent, ibid., p. 425-428.
7 Sur ce débat, voir François Maillot, Léon Daudet. Député royaliste, Albatros, 1991, p. 98-102.
8 Marie de Roux, « L’instruction de tous et le recrutement des élites », Almanach de l’Action française, 1928, p. 81.
9 On retiendra ici les articles de P. Dufrenne publiés dans les Cahiers du Cercle Fustel de Coulanges en 1929 et 1930 et réunis en volume à la Nouvelle Librairie Française en 1932 sous le titre L’École unique par la formation commune des maîtres, et O. Pozzo di Borgo, « Notes sur Le Problème de la Sélection », Cahiers du Cercle Fustel de Coulanges, juillet 1932, p. 55 et suiv.
10 Almanach de l’Action française, 1912, p. 83.
11 Louis Dimier, op. cit., p. 93-94.
12 Elle a été publiée chez Garnier Frères sous le titre Le Romantisme français. Essai sur la révolution dans les idées et les sentiments au XIXe siècle.
13 Pour un panorama des enseignements dispensés au cours des premières années, voir Almanach de l’Action française, 1912, p. 85.
14 L’ouvrage a été publié chez Garnier Frères avec comme sous-titre « Critique du haut enseignement de l’État. Défense et théorie des humanités classiques ».
15 Louis Dimier, op. cit., p. 102.
16 On ne saurait négliger l’importance des lycéens organisés par René-Aimé Paillard et René Péringuey (Almanach de l’Action française, 1914, p. 28).
17 Thierry Maulnier, « La rue Saint-André des Arts », Cahiers Charles Maurras, no 20, 1966, p. 3-4.
18 Voir le récit de Louis Dimier, op. cit., p. 111-114, et celui de Maurice Pujo, Les camelots du roi, Flammarion, 1933, p. 171-185.
19 Almanach de l’Action française, 1914, p. 46, 48, 49, 51. On signale aussi des incidents à Dijon et à Lyon.
20 Ibid., p. 51-52.
21 Almanach de l’Action française, 1911, p. 83.
22 Rappelons qu’il était un poète tragique athénien (445-400 av. Jésus-Christ, ami d’Euripide et de Platon, moqué par Aristophane).
23 Henri Massis, Alfred de Tarde (Agathon), Les jeunes gens d’aujourd’hui, présentation de Jean-Jacques Becker, Imprimerie nationale, 1995, p. 7, p. 38.
24 Ibid., p. 50.
25 Extrait tiré de l’ouvrage d’Henri Massis, Maurras et notre temps (Entretiens et souvenirs), Plon, 1961, p. 42, cité par Jean-Jacques Becker, ibid., p. 14.
26 Les jeunes gens d’aujourd’hui, op. cit., p. 130.
27 Ibid., p. 133-134.
28 Voir en particulier les articles de Pierre Gilbert et de Gilbert Maire (15 juillet et 15 septembre 1913).
29 Ibid., p. 226.
30 Ibid., p. 226-229.
31 Ibid., p. 232-236.
32 Sur cette question et sa chronologie, se reporter aux nombreux apports du volume dirigé par Michel Leymarie et Jacques Prévotat, L’Action française, culture, société, politique, Septentrion, 2008.
33 Eugen Weber, L’Action française, Stock, 1964, p. 183-184, Jean-François Sirinelli, Génération intellectuelle. Khâgneux et normaliens dans la France de l’entre-deux-guerres, Fayard, 1988, p. 221-226 et p. 230-237.
34 Jean Philippet, Le temps des ligues. Pierre Taittinger et les Jeunesses patriotes (1919-1944), thèse de doctorat d’histoire du XXe siècle, IEP de Paris, 1999, p. 552-554.
35 Henri Charbonneau, Les Mémoires de Porthos, Librairie française, 1979, p. 24.
36 Sur ces points, nous nous permettons de renvoyer à Olivier Dard, Le rendez-vous manqué des relèves des années trente, PUF, 2002, p. 118 et suiv.
37 Ainsi, à Nancy où les étudiants d’AF sont très actifs au tournant de 1933 et de 1934 (Jean-François Colas, Les droites nationales en Lorraine dans les années 1930 : acteurs, organisations, réseaux, thèse de doctorat d’histoire, université de Paris X-Nanterre, 2002, p. 53).
38 Maurice Pujo, « Le chemin de la victoire », discours prononcé au banquet des Étudiants d’AF, Almanach de l’Action française, 1936, p. 139-140.
39 Traduit devant un conseil de discipline qui lui fait remarquer que cette affaire peut briser sa future carrière, Bassompierre répond : « Ce n’est pas en ayant toujours peur que nous ferons la Révolution nationale » (Jean Philippet, op. cit., p. 2130-2131).
40 Les agresseurs étaient des monarchistes exclus de la Ligue.
41 Sur ce comité, voir Olivier Dard, Le rendez-vous manqué des relèves des années trente, op. cit., p. 226-227.
42 Sur ce point, voir Olivier Dard, « Les étudiants nationalistes, mouvements, figures, postérités », in Jean-Philippe Legois, Alain Monchablon, Robi Morder (coord.), Cent ans de mouvements étudiants, Éditions Syllepse, 2007, p. 171-174.
43 Jacques Prévotat, Les catholiques et l’Action française. Histoire d’une condamnation, Fayard, 2001, p. 236 et suiv.
44 Florin Turcanu, Mircea Eliade. Le prisonnier de l’histoire, La Découverte, 2003, p. 102-103 et p. 185.
45 Jean Bruchési, Jours éteints, Montréal, Librairie d’action canadienne-française, 1929, p. 198 (cité dans Pierre Trépanier, « Le maurrassisme au Canada français », Les Cahiers des Dix, no 53, 1999, p. 209).
46 Denis Chouinard, « Des contestataires pragmatiques : Les Jeune Canada 1932-1938 », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 40, no 1, (été 1986), p. 9.
47 Michaël Giebens, « L’Autorité » (1924-1933). Des jeunes catholiques dans l’entre-deux-guerres, mémoire de licence en histoire, université catholique de Louvain, 1999-2000, p. 36.
48 Cité in ibid., p. 76.
49 Cité in ibid., p. 79.
50 Cité in Roland Butikofer, Le refus de la modernité. La ligue vaudoise : une extrême droite en Suisse (1919-1945), Payot, 1996, p. 79.
51 Ibid., p. 79-80.
52 Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à Olivier Dard, « De la rue de Rome au Canada français », Mens. Revue d’histoire intellectuelle de l’Amérique française, automne 2007, vol. VIII, no 1, p. 33-41.
53 Almanach de l’Action française, 1936, p. 273.
54 Michel Leymarie, Jacques Prévotat (dir), L’Action française, culture, société, politique, op. cit.
55 Charles Maurras, Pour un jeune Français, Amiot-Dumont, 1949, p. 223 et p. 238.
56 Voir Olivier Dard, « Jalons pour une histoire des étudiants nationalistes sous la Quatrième République », Historiens et Géographes, no 358, septembre octobre 1997, p. 249-263.
57 Le camp MJR de 1967 s’est tenu du 21 au 31 juillet à Irathy dans les Pyrénées (Jeune Révolution, no 7, septembre-octobre 1967, p. 4-5), celui de 1968 près de Bar en Corrèze (Jeune Révolution, no 14, août-septembre 1968, p. 10-11).
58 Philippe Verlem, responsable de MJR Université déplore de constater que si à l’origine « les effectifs du mouvement étaient composés principalement d’étudiants. Maintenant les étudiants ne représentent plus qu’un tiers des militants : c’est inadmissible ! » (Jeune Révolution, no 18, mars-avril 1969, p. 10).
59 Mars 2009. Son directeur administratif et financier fut jusqu’à sa mort (octobre 2008) Nicolas Kayanakis.
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