Transmission et circulation des biens entre contraintes juridiques et libertés testamentaires (Venise, XVIe siècle)
p. 185-201
Texte intégral
1Dans les pages qui suivent, je voudrais comparer les contraintes juridiques, c’est-à-dire les normes sur la succession, et les droits et devoirs de chacun des membres de la famille, fixés par les lois, avec les libertés testamentaires, c’est-à-dire les choix individuels sur sa propre succession. Dans un premier temps, j’expliquerai rapidement les normes, et, dans un deuxième temps, je présenterai les résultats de ma recherche sur les testaments d’hommes et de femmes dans les milieux de l’artisanat, du commerce, des professions et des fonctionnaires à Venise au XVIe siècle1. Comme les normes sur la succession définissent droits et devoirs selon le sexe, je traiterai d’abord des testaments des hommes et ensuite de ceux des femmes.
Normes
2Les biens se transmettent d’abord par voie masculine, du père à ses fils. Les filles reçoivent la dot au mariage, les fils l’héritage à la mort du père2. En principe, le décalage temporel entre succession des filles et succession des fils dans les biens du père est une caractéristique fondamentale du système dotal3. Toutefois, il est assez fréquent (moitié des cas dans la bourgeoisie vénitienne au XVIe siècle) que le père soit déjà mort au moment du mariage du fils4.
3Les fils héritent des pères les immeubles et les filles les meubles, et les filles déjà mariées, et donc dotées, ne reçoivent plus d’héritage de leurs pères. Toutefois, une fille célibataire qui considère que sa dot n’est pas « convenable » a, théoriquement, la possibilité de demander un complément, à prendre sur les biens immeubles du père. Quand il y a des fils et des filles, seules les filles à marier entrent dans la succession paternelle, mais, quand il n’y a que des filles, le partage se fait entre toutes, mariées, veuves et célibataires, après déduction du montant des dots déjà reçues.
4En l’absence de descendants, l’héritage des hommes se partage parmi le père, les frères et les ascendants en ligne masculine suivent. Les sœurs n’héritent pas s’il y a des frères, mais entrent dans la succession s’il n’y a que des neveux.
5La succession des biens des femmes n’ayant pas d’enfants se fait selon les mêmes principes, c’est-à-dire en privilégiant les agnats de la ligne masculine. Toutefois, quand les femmes héritent des femmes, elles héritent aussi des immeubles. En faisant circuler les immeubles entre femmes, les Statuts admettent à l’évidence la possibilité que des femmes en possèdent, alors que d’autres normes de ces mêmes Statuts sont conçues précisément pour éviter que cela arrive5.
6Une importante différence existe entre les Statuts vénitiens et les Statuts des autres villes italiennes, au sujet de la succession des filles à leurs mères car à Venise le partage des biens de la mère est totalement égalitaire, entre tous les fils et toutes les filles, célibataires, mariées, ou veuves6. En revanche, les mères héritent de leurs enfants uniquement en absence de tout autre héritier légitime, qu’il soit ascendant, descendant ou collatéral.
7Les normes sur la succession ab intestat dictées par les Statuts du XIIIe siècle ne sont pas modifiées par la suite. Justinien avait écrit : « Entre mâles, par droit de parenté, la succession a lieu d’un côté comme de l’autre, même s’ils sont à un degré très éloigné », « mais que les mâles soient admis à succéder à des femmes, même s’ils sont à un degré très éloigné ». Pierre Damien, à qui il importait surtout de définir les règles chrétiennes des interdits du mariage, utilise ces citations pour affirmer qu’« un droit exclut l’autre, de sorte qu’il est condamnable d’unir à soi par les liens matrimoniaux celle à qui l’on peut succéder par le droit de l’héritier, et qu’à l’inverse on perd sa qualité d’héritier à l’égard de celle qu’on a le droit d’épouser7 ». On n’hérite pas de sa femme et on n’épouse pas sa mère, sa sœur, sa cousine, etc. Toutefois ces règles fonctionnent uniquement dans un sens, puisqu’on vient de dire qu’une mère n’hérite en principe pas de son fils, mais elle n’a pas pour autant le droit de l’épouser. En revanche, cette lecture pourrait fonctionner pour l’héritage entre mari et femme, puisqu’il n’y a aucun droit des époux à hériter l’un de l’autre, en droit vénitien, alors que d’autres traditions juridiques de la péninsule, plus influencées par les droits germaniques, ont introduit un droit des maris à hériter de leurs femmes8.
8Étant donné le cadre juridique que l’on vient de décrire : pour qui, et pour quoi fait-on testament ? Et pourquoi décide-t-on de ne pas le faire ? Si une mère ne fait pas de testament, ses biens sont partagés à égalité entre ses enfants ; si un père ne fait pas de testament, ses biens seront partagés de manière différente selon le sexe de ses enfants et les filles non dotées seront en droit non seulement d’exiger une dot, mais de rentrer dans la succession des immeubles si cette dot ne leur convient pas. Si un mari ne fait pas de testament, sa femme pourra de toute façon demander la restitution de sa dot à la Cour du Proprio9, mais elle n’aura rien d’autre ; si une femme ne fait pas de testament, son mari n’aura rien de ses biens.
Testaments d’hommes
9Doter les filles et léguer ses biens aux fils : même dans les milieux artisanaux, il s’agit du choix le plus fréquent, de la part de testateurs ayant des fils et des filles, qui peut même s’exprimer, chez les artisans les plus riches, par un fidéicommis10. Les pères artisans destinent leurs filles au mariage, très rarement au couvent et laissent généralement à leur épouse le choix du montant de la dot. Le maître barbier Nicolò di Garosi ordonne qu’à sa mort ses biens soient « justement » partagés entre ses enfants, filles et garçons, en précisant que celles qui, à sa mort, auraient déjà reçu leur dot pour se marier ou entrer au couvent, « devraient considérer qu’elles avaient reçu leur part11 ». Un partage « juste » n’est pas forcément un partage égalitaire, mais un partage fait selon des critères considérés comme justes et acceptables : la société d’Ancien Régime a été définie une « société gouvernée par un système accepté de justice de l’inégalité12 ». Dans deux testaments antérieurs, ce barbier avait tout laissé à son fils mais, depuis le décès de son épouse, il s’était mis en ménage, sans l’épouser, avec une femme qui lui avait donné quatre enfants. Dans ce troisième testament, il demande à être enterré à côté de son épouse, mais veut que son fils partage « justement » ses biens avec les quatre autres, deux filles et deux garçons, et précise aussi que la mère des enfants doit recevoir son salaire13. Le partage, équitable sinon égalitaire, est le résultat de la situation particulière, même si on ne peut pas la qualifier d’exceptionnelle, d’un veuf qui s’est consolé avec son employée.
10Ce qui fait la différence avec d’autres milieux c’est que les filles, comme les mères, travaillent et participent du travail commun de la boutique. L’obligation paternelle de doter la fille ne peut alors qu’avoir un sens différent. Le testament d’un maître tisserand est, de ce point de vue, très significatif. Il a trois enfants, deux filles et un fils, de sa première épouse : la première fille est déjà mariée, avec 20 ducats de la dot de sa mère et « tout ce que j’ai pu donner du mien, car je l’ai installée dans sa maison le mieux que je l’ai pu », écrit son père. À la deuxième fille, il laisse 40 ducats, outre les 20 ducats qui lui reviennent de la dot maternelle. À sa deuxième épouse, il laisse sa dot, de 30 ducats, et 20 ducats de contredot. Tout le reste est pour son fils, à condition qu’il exécute les legs destinés à sa sœur et à sa belle-mère mais, précise ce maître artisan, que « les femmes puissent travailler et faire travailler de leur métier, et que jamais les biens ne leur soient enlevés des mains, jusqu’à entière satisfaction de ce que je leur lègue14 ». La fille et l’épouse ont donc le droit de continuer à tirer de quoi vivre de leur travail dans la boutique familiale, aussi longtemps que l’héritier masculin ne sera pas en mesure de leur payer les legs du père.
11Quand les enfants ont déjà trouvé leur chemin dans l’existence, le testament paternel ne nous dira rien sur leur formation, ni sur le rôle joué par la famille dans leur établissement. Dans le monde des métiers, la transmission passe par l’apprentissage, expérience qui n’est pas la même pour filles et garçons, et qui se traduit généralement par un éloignement des enfants de la famille d’origine15. Maître Santo, tisserand de futaines, évoque son « fils Piero, qui est un jeune de vingt-quatre ans qui va par le monde, en travaillant », et laisse tous ses biens à sa femme16. Le métier ne lui est pas transmis par le père, mais, éventuellement, par la mère, plus tard. La transmission d’un métier du père au fils n’a en fait rien de nécessaire et si certains artisans insistent sur la continuité, d’autres, au contraire choisissent de la casser.
12Il est clair, toutefois, que la transmission se fait aussi bien par voie féminine que par voie masculine. Notamment, la collaboration entre mari et femme est une réalité explicite dans plusieurs testaments, par exemple l’orfèvre Bernardino Gandini laisse une échoppe fournie de tous les outils du métier à sa femme et à ses deux filles, en ajoutant que même s’il y avait des fils, tout serait à partager à égalité17. Le maître tisserand Paulo da Legnago laisse ses métiers à tisser aux enfants de sa fille, un garçon et deux fillettes18.
13La raison du testament, pour les hommes des milieux populaires vénitiens, est surtout la protection de la veuve, qui a le droit de récupérer sa dot, mais qui reçoit généralement des legs en plus, par le testament. Des legs qui, en partie, étaient déjà mentionnés dans le contrat de mariage, qui prévoit généralement, dans les milieux populaires, une contredot, dont la fonction est d’assurer l’entretien de la veuve. La relation familiale privilégiée par les testaments de ce milieu est le couple conjugal. On verra que c’est la même chose pour les testaments des femmes de ce milieu.
14Dans les milieux marchands vénitiens du XVIe siècle, les règles de la compagnie marchande à base familiale sont encore valables. Cela implique, notamment, que les pères choisissent rarement un seul fils comme héritier, mais désignent plutôt tous les fils, destinés à poursuivre, conjointement, l’activité paternelle. En l’absence d’héritier légitime, ces pères marchands font rentrer dans la succession les fils illégitimes et l’expression « qu’il soit ou qu’il ne soit pas mon fils » pour désigner des illégitimes est relativement fréquente. Il peut parfois être difficile de les faire accepter par les frères du testateur, et associés dans la frérèche marchande19. Le testateur demande alors à ses frères de « former dans les lettres marchandes » ce fils bâtard, qui est généralement obligé de rester sous la tutelle de ses oncles plus longtemps que les fils légitimes20.
15Ayant fait dans leur jeunesse l’expérience de la frérèche, ces pères en connaissent aussi les difficultés et prévoient, dans leurs testaments, l’éventualité d’une séparation, en donnant toutes les instructions pour partager les biens et les marchandises, au cas où.
16La condition de minorité des fils héritiers oblige évidemment les pères à désigner des tuteurs, et est aussi l’occasion de préciser à quel âge les fils pourront sortir de tutelle. Les limites d’âge prévues par la loi avaient, dans l’esprit de la loi, surtout la fonction de prévenir « erreurs et malversations » en matière d’héritage. En réalité, les testateurs semblent, dans l’ensemble, juger qu’il s’agit d’un trop jeune âge (douze ans pour les filles et quatorze pour les garçons, jusqu’en 1586 et quatorze et seize par la suite)21. Tous, sans exceptions, fixent des limites d’âge plus élevées, qui vont de dix-huit à quarante ans, pour la sortie de tutelle de leurs fils.
17Au cœur du problème, il y a la liberté de choisir son propre chemin, en quittant le toit paternel et la société avec ses frères. Ces jeunes fils de marchands sont liés par la structure de la frérèche et si l’un d’entre eux décide de s’en aller, les autres sont en principe obligés de partager le capital de la compagnie pour lui donner sa part. Le choix individuel a donc des conséquences économiques qui peuvent être importantes et parfois compliquées à gérer. C’est l’une des raisons qui expliquent la nécessité du testament paternel et ses appels à l’unité familiale, nécessité économique autant, voire encore plus, que fondement identitaire.
18Deux des trois fils de Marc’Antonio Prezato étaient marchands, comme lui, le troisième était docteur à Rome, où son père lui avait acheté deux offices. La frérèche avait donc perdu un de ses membres. Le testament paternel lui destinait, alors, surtout des biens meubles et des rentes, « non pas parce qu’il ne me soit pas aussi cher que les autres », mais « parce qu’il est seul et il a toujours vécu hors de la maison, à grands frais et fatigues ». Le « reste » est destiné aux deux autres fils, « qui se sont fatigués avec moi pour acquérir tous les biens que, par la grâce de Dieu, je possède22 ». Leurs testaments perpétuent, à la génération suivante, la même structure en frérèche23. Ce frère qui a quitté, pour de bonnes et honorables raisons, le toit paternel, n’est pas traité à l’égal des autres et son héritage ressemble aux héritages reçus par les filles : des legs ponctuels et essentiellement composés de biens meubles.
19La structure exclusivement masculine de la frérèche marchande exclut une participation directe des femmes, épouses, sœurs, ou mères. Il s’agit toutefois d’un idéal, qui ne peut pas toujours se réaliser. Non seulement car tous les marchands ne disposent pas de frères ou de neveux, mais aussi car les imprévus de l’existence peuvent les obliger à confier la gestion de l’entreprise à leurs épouses. Une veuve vénitienne peut difficilement se trouver à la tête d’un réseau d’affaires entre Alep et Londres, mais elle peut se retrouver à la tête d’une entreprise textile, ayant des trafics d’une certaine importance, et avoir à s’occuper de la formation de ses fils destinés à reprendre la société paternelle.
20C’est le cas du marchand joaillier et drapier Bartolomeo Baccuzi qui, grièvement blessé, laisse la gestion de la boutique d’art de la laine, dont le capital se monte à 5 000 ducats, à sa femme et à son neveu. Leur fils doit être confié, dès l’âge de sept-huit ans, à un prêtre ou autre « personne capable », pour qu’il apprenne « à tenir les livres, et l’abaque et un peu de grammaire24 ». Ce testament nous fait part du problème de l’apprentissage du jeune marchand, en cas de décès du père. On comprend que, seulement dans ce cas, le fils doit aller chercher à l’extérieur de la famille la formation que le père lui aurait donnée à la maison. Les testaments des pères, qui interdisent aux fils de quitter la maison familiale jusqu’à vingt-cinq, trente ou même quarante ans, sont aussi à lire dans un contexte où l’apprentissage du métier de marchand se fait surtout par la pratique, en aidant, en observant, à défaut du père, l’activité des frères ou des oncles. Si elle ne peut pas dispenser ce même enseignement, l’épouse est toutefois directement impliquée dans la gestion de l’entreprise, avec les associés du mari.
21Le marchand soyeux Zuanne Rimondi vécut encore quatre ans après avoir rédigé, étant sain de corps et d’esprit, son testament. Ce n’est donc pas dans une situation de danger de vie et d’urgence qu’il décide de nommer son épouse seule héritière et exécutrice de ses volontés, à la condition de ne pas se remarier. « Et mes enfants ne puissent jamais lui demander des comptes de son administration, car elle a une très bonne intelligence », écrit-il25. À la tête d’un atelier d’art de la soie, Zuanne Rimondi a des apprentis, des salariés, un facteur, un esclave ainsi que des fils et des filles, qui tous doivent obéir à sa femme. Elle pourra choisir comment les former pour qu’ils entrent dans l’entreprise. Le testateur se limite à donner des conseils et des recommandations, écrivant qu’il voudrait que l’un des fils parte en Allemagne, pour apprendre « avec messieurs les marchands », et qu’un autre prenne sa succession dans la boutique, mais seulement quand il aura vingt-huit ans.
22Pour être marchand, il suffit d’avoir des capitaux et du talent, pour devenir docteur, il faut suivre des études longues, pour entrer dans la bureaucratie, il faut surtout être bien intégré dans la ville, et pouvoir prouver sa citoyenneté « originaire26 ». De toute façon, les domaines de la marchandise, des professions et de la bureaucratie sont étroitement liés à cette époque et il est souvent impossible de définir par une activité une famille dans laquelle coexistent activités marchandes, professions et offices27.
23Dans les testaments des membres des professions et des fonctionnaires, les objets de la transmission des pères aux fils changent et si les biens matériels, mobiliers ou immobiliers, sont toujours présents, le projet de vie et les relations familiales qui l’encadrent ne sont pas les mêmes. Il faut alors se demander ce qu’il y a au-delà du modèle de la frérèche marchande, dont la plupart des pères de famille de ces groupes sociaux proviennent, car la mobilité, à cette époque, et dans ces milieux, se fait essentiellement à partir de la marchandise vers les offices et les professions.
24Une première réaction, face à la « mutabilité » de toutes choses peut être celle du secrétaire ducal Gerolamo Zucato qui, dans son testament de 1562, autorise son fils, quand il aura vingt ans, à « muter, renouveler ce testament, comme s’il n’avait jamais été fait et en faire un autre, à sa façon, mais sans intervenir dans les dispositions qui concernent sa mère ». Et, il ajoute, « je dis cela, à cause de la grande mutation que le monde fait de jour en jour28 ».
25Le médecin Francesco Longo qui insiste pour que ses trois fils restent unis, leur demande « de faire comme s’ils n’avaient pas d’héritage pour qu’ils s’illustrent dans une activité, pour gagner leur pain et pour essayer de vivre de leur travail et vertu29 ». Le choix, pour ce médecin, est entre les vertus du travail et les dangers de la rente, et il le laisse entièrement à ses fils.
26Une formation marchande, comme on l’a vu, se fait surtout en famille, alors que, pour obtenir un doctorat, il faut pouvoir mobiliser des capitaux et se garantir des rentes. Rentes d’offices et de terres : les testaments de ce groupe font état de richesses immobilières plus importantes que ceux des marchands, mais les dots des épouses peuvent aussi jouer un rôle fondamental, comme il apparaît à la lecture de certains testaments, tel celui d’un notaire, qui laisse tout à sa femme « car elle a apporté à la maison sa dot qu’elle avait gagnée contre messer Piero Michiel30 ». Même s’il y a des enfants, l’on peut accorder à l’épouse la liberté de partager comme elle le voudra l’héritage paternel ou, en cas de décès des enfants, de choisir à qui le léguer et, de toute façon, les fils sont obligés d’obéir à la mère, « qui donnera les ordres concernant leurs études » et, bien sûr, veillera aux choix des belles-filles31. Le revers de la médaille est que, pour la restitution de la dot à la veuve, il est parfois nécessaire de vendre les immeubles. L’horizon s’est refermé sur la famille nucléaire et le fidéicommis n’est plus, comme dans les testaments des marchands, la réponse à une difficulté contingente, mais un comportement répandu, visant à sauvegarder les biens immobiliers et contribuant ainsi à enraciner une famille dans la durée.
27Faire étudier les fils est un choix coûteux et les filles risquent d’en faire les frais. Le choix entre études des fils et mariages des filles est résumé, de manière assez paradoxale, par le testament du notaire Bartolomeo Zamberti. Pour donner à son gendre les 420 ducats de la dot de sa fille, qui restent à payer, il ordonne à ses fils de vendre ses livres et, notamment, les livres de logique et mathématiques qu’il avait lui-même traduits du grec au latin « et qui sont très utiles aux étudiants et encore nécessaires », les recueils de cas judiciaires, un recueil des lois vénitiennes et « toutes les œuvres qui se trouvent dans une caisse dans [sa] chambre32 ». Un autre, en revanche, décide de « sauver » les livres de droit pour ses petits-fils qui feront des études et de vendre, pour les dots des petites-filles, tous les livres de littérature et en langue vulgaire33.
28Nous ne nous trouvons plus dans un milieu où les apports des deux époux peuvent contribuer à la formation d’un capital marchand ou à l’aménagement d’une boutique artisanale, mais servent à augmenter le capital social et symbolique de la famille. Le choix du gendre doit répondre à certains critères de statut et d’honneur et, comme l’écrit Nicolò Carlo à propos de sa fille, « avec 1 500 ducats je n’ai pas réussi à la marier », qui ajoute les 500 ducats, qu’il a eus comme grâce spéciale de la Procuratia pour trente-six ans de bons et loyaux services, à sa dot34.
29Marco Pomaro est fils d’un médecin. Il a beaucoup de filles et il ne leur laisse aucun choix, car il organise leurs vies selon une sorte de jeu cruel d’alternance. L’aînée, vingt ans, la seule à laquelle le père donne véritablement le choix est probablement celle qui en a le moins, car elle est estropiée suite à une chute de cheval. La deuxième est destinée au mariage, avec la dot, tout à fait respectable, de 3 000 ducats. La troisième, qui a treize ans, est destinée au couvent, avec une dot de 600 ducats. La quatrième, qui n’a que deux ans, est destinée au mariage, avec une dot de 2 000 ducats. La cinquième, âgée d’un an, dès qu’elle sera sevrée, sera envoyée dans un couvent. Une fille mariée, une fille nonne, et ainsi de suite, voilà ce que prévoit Marco Pomaro, très préoccupé de garantir un futur à son fils. Un fils dont les origines ne sont peut-être pas complètement avouables, puisqu’il écrit : « Je le tiens pour mon fils certain, car je sais qu’il est chair de ma chair et os de mes os, et je ne veux qu’aucune loi puisse lui être opposée, pour l’empêcher de devenir mon héritier35. »
30En même temps que des biens, des terres, ou des maisons, les testateurs de ces milieux tendent surtout à transmettre un héritage immatériel, fait de culture, de comportements, de relations. Un héritage qui passe aussi par la transmission de ces objets particuliers que sont les livres et qui peuvent aussi parvenir aux filles. Nicolò Massa, médecin de renom, laisse à sa fille, principale héritière et exécutrice de son testament, la liberté de prendre ses livres en latin et en vulgaire36. Andrea Frizier, Grand Chancelier, veuf, partage à égalité ses biens, immeubles et offices entre son fils et sa fille, mais Carlo reçoit « tous les livres imprimés et les tableaux » et Camilla « les livres manuscrits et les papiers » car, dit-il « je les ai élevés ensemble37 ».
31Par rapport aux testaments marchands, les pères laissent plus de liberté aux fils, dans les choix des professions et des carrières. La liberté des frères peut se construire au détriment des dots des sœurs, mais peut aussi, dans certaines circonstances, entraîner une plus grande liberté même de ces dernières.
Testaments de femmes
32La plupart des testaments de femmes du milieu artisanal sont des testaments de femmes mariées sans enfants et la plupart font testament étant en bonne santé : ce sont donc des testaments « préventifs », faits peu après le mariage, pour s’assurer que la famille d’origine ne récupère pas la dot si la femme meurt sans enfants et pour pouvoir la laisser au mari. En fait, ils viennent compléter les clauses du contrat dotal qui prévoyaient le plus souvent une contredot payée par le mari en cas de veuvage de la femme, en plus de la restitution de la dot, prévue par les Statuts. Rédigé peu de temps après le mariage, le testament de l’épouse évitait ainsi au mari d’avoir à rendre sa dot, lui garantissant un capital pour ses vieux jours. La dot que la femme laissait au mari avait en somme la même fonction que la contredot que le mari laissait à sa femme.
33En revanche, quand il y a eu des enfants, et qu’ils sont vivants, le risque que la dot revienne à l’origine, c’est-à-dire à son père ou à ses frères, est de toute façon écarté. Le testament de la mère n’est plus un testament « préventif », mais un testament dicté dans l’urgence et, de toute façon, un testament qui implique un choix, non seulement entre famille d’origine et mari, mais également entre ses propres enfants. Quand on a la chance de disposer de plusieurs testaments successifs d’une mère, on voit évoluer son choix, au fur et à mesure que les enfants grandissent ou que d’autres viennent au monde. C’est bien cette possibilité de choisir, de privilégier l’un ou l’autre, d’adapter ses propres choix aux départs des enfants qui fondent leur propre famille, qui explique qu’une mère dicte son testament à un notaire. Un choix qui est parfois bien délicat, surtout quand les enfants sont issus de mariages différents.
34Délicat au point qu’il faut parfois quitter temporairement le toit conjugal et agir en cachette de son nouveau mari. C’est le cas de la veuve d’un fourreur, qui, sous prétexte de rendre visite à son frère, fait un petit détour chez le notaire, pour pouvoir léguer à son unique fils, issu du précédent mariage, 300 ducats. Le reste de sa dot doit être partagé, à égalité, parmi les enfants qu’elle pourrait avoir de son deuxième mariage. À la fin du testament, elle fait écrire : « Et s’il arrivait que je sois obligée, par mon mari, ou par d’autres, à faire un autre testament, il ne sera valable que si j’écris trois fois Jesus Maria, Jesus Maria, Jesus Maria38. »
35Parmi les épouses de marchands, un quart des testaments est constitué par des testaments de femmes enceintes. C’est un pourcentage significatif et supérieur à celui que nous avions trouvé dans le groupe des testaments des milieux artisans. Ce n’est pas pour désigner ses enfants à naître comme héritiers qu’une femme fait son testament, mais pour préciser les rôles respectifs de son mari et de sa famille d’origine au cas où ses enfants ne lui survivraient pas. Si le testament n’a pas été fait auparavant c’est que, en absence d’enfants, la femme acceptait que sa dot revienne à sa famille. Quiconque s’aventure dans les archives des notaires vénitiens à la recherche de testaments est immédiatement surpris par la récurrence de testaments de femmes enceintes. La grossesse était vécue comme une condition dangereuse, et elle l’était, de fait, ce qui ne signifiait pas nécessairement qu’à chaque grossesse une femme refasse son testament. Les choix importants, notamment concernant les rôles respectifs, en tant qu’héritiers, du mari, des enfants et de la famille d’origine, étaient le plus souvent faits une fois pour toutes, à la condition, bien évidemment, qu’au moins l’un des enfants soit encore en vie, au moment du testament de sa mère. De fait, si le testament maternel est égalitaire à l’égard des enfants, ceux qui naissent par la suite entrent dans la succession au même titre et avec les mêmes droits que les autres.
36Plus qu’une nouvelle grossesse, c’est alors l’évolution du cycle familial qui détermine la nécessité d’un nouveau testament maternel. Les mariages des filles, le décès du mari, ou d’autres membres de la famille, voire, aussi, des modifications des relations familiales (conflits, séparations, etc.) sont à l’origine de nouveaux testaments.
37Le testament maternel ne fait généralement pas de différence entre les enfants vivants, les désignant comme héritiers à égalité, filles et garçons, mais certains testaments prévoient des héritiers de substitution dans toutes les générations futures « jusqu’à ce qu’il y en ait de légitimes », comme l’écrit Anzola dal Olmo, veuve d’un épicier et épouse d’un marchand. Son fidéicommis est égalitaire, et comprend, en plus de ses deux fils vivants, tous les fils et filles qu’elle pourrait avoir et tous leurs descendants légitimes. S’il n’y en avait pas de légitimes, les naturels pourraient hériter, mais pas faire testament. S’il n’y avait pas d’enfants, sa dot, de 300 ducats, serait à partager entre sa sœur et son frère. Toutefois, écrit-elle, si ce dernier voulait s’opposer à son testament, le legs irait « aux plus pauvres de mon sang », et notamment à des jeunes filles à marier39.
38Comme dans les testaments masculins de ce même groupe, le fidéicommis intervient surtout dans des situations de conflit potentiel entre les héritiers. Le frère avait en fait un droit prioritaire sur la sœur à l’héritage. Remarquons toutefois que si les enfants et la famille d’origine se partagent les biens de cette veuve, rien n’est prévu pour son deuxième mari.
39Les choix de Paola Orio, épouse d’un marchand de bois et charbon sont encore plus radicaux, qui interdit à ses enfants, au cas où ils n’auraient pas de descendants, de faire testament en faveur de leur père, « ni de ses enfants bâtards ou enfants nés d’une autre femme », car c’est « ma ferme intention que ni mon mari, ni les enfants bâtards ou même ceux qu’il pourrait avoir avec une autre épouse n’héritent rien de mes biens ». Les filles sont libres. Si elles « ne voulaient pas aller au couvent, qu’elles ne soient à aucun prix mises au couvent, mais qu’elles fassent ce qu’elles voudront, c’est-à-dire qu’elles soient mariées selon leur rang et condition40 ».
40La préoccupation principale, l’argument d’un conflit éventuel, dans plusieurs testaments de ce groupe, est le sort des filles qui, si elles sont envoyées au couvent après le décès de leur mère pour y être éduquées, risquent d’y rester confinées pour le restant de leurs jours. La présence de cette inquiétude dans les testaments d’épouses de marchands s’explique aussi par le fait que les dots des femmes entraient dans le capital de la frérèche formée par le mari et ses frères et d’ailleurs, dans certains testaments d’épouses de marchands n’ayant pas d’enfants, la dot est destinée aux frères du mari41. Puisque les dots des mères servaient très souvent à fabriquer les dots des filles, il est probable que ces femmes craignaient qu’à leur mort leur dot reste dans le capital de la frérèche et leurs filles restent au couvent.
41Nous sommes dans un groupe intermédiaire où les femmes sont déjà un objet d’échange, élément d’équilibre, ou de déséquilibre des alliances et des bilans des familles. Les garçons doivent reprendre l’activité paternelle ou s’instruire dans « un art libéral ». Les filles sont dotées « selon leur rang et condition », comme s’empresse d’ajouter Paola Orio, en limitant immédiatement le sens de l’expression « elles feront ce qu’elles voudront », mais elles peuvent aussi être envoyées au couvent au nom de la « raison d’État familiale42 ».
42Les épouses de docteurs et fonctionnaires qui font leur testament à la première grossesse désignent comme héritier l’enfant à naître, mais, le cas échéant, elles ne lèguent pas leurs biens au mari, mais à leur famille d’origine. Dans ces milieux, la solidarité économique entre mari et femme est nettement inférieure à celle que nous avons identifiée dans les milieux artisans et même marchands et il est intéressant, pour la famille d’origine, de pouvoir récupérer une dot de quelques milliers de ducats.
43En l’absence de testament, les biens d’une mère vont à ses enfants mais, si ces derniers meurent avant la majorité ou sans avoir fait de testament, leurs ascendants en ligne masculine héritent en premier. Il s’agit donc du père et de ses frères et jamais de la famille maternelle, qui n’a plus aucun droit à faire valoir sur la dot payée. Ces testaments réaffirment donc la séparation des biens entre conjoints et les droits de la famille maternelle.
44La fille d’un secrétaire ducal, Bettina Albin, désigne son mari comme héritier, avant ses enfants, mais à la condition qu’il ne se remarie pas. S’il le faisait, l’héritage Albin, comprenant des immeubles à Venise, irait directement aux enfants et le mari n’aurait qu’une rente de 150 ducats l’an, pour leur entretien. Un mariage hypergamique pour cette femme, car le mari, Lunardo Malipiero, est un patricien, où la promesse d’un héritage avait dû contrebalancer le déséquilibre social et où, toutefois, c’est la femme qui reprend le contrôle de la situation, en imposant au mari la condition, rarissime dans un testament féminin, de non remariage43.
45Dans un testament de quatre ans postérieur, Bettina Albin change le lieu de sa sépulture : ce n’est plus, comme dans le premier testament, la tombe de ca’Malipiero, mais la tombe de ca’Albin, « avec les dépenses qui conviennent à ma condition ». Tout l’héritage est destiné à la fille, mais doit être géré par sa mère et le mari ne reçoit qu’une rente viagère de 100 ducats par an. Le contrôle de la testatrice et de sa famille sur les biens reste total, et les rôles se sont inversés, étant donné que, dans le premier testament, il était prévu que, si Bettina avait eu une fille, le mari aurait eu l’usufruit des biens de sa femme jusqu’à ses quinze ans44.
46Dans ce contexte, les dots des femmes, qui ne sont pas immobilisées dans la compagnie marchande, représentent un apport de numéraire immédiatement mobilisable et qui peut se révéler fondamental, d’autant plus que, à une époque d’inflation dotale, pour acquérir ou confirmer, par mariage, un capital social, il faut investir un capital monétaire conséquent. Des dots importantes qui, non seulement, comme on l’a vu, signifient aussi que toutes les filles ne pourront pas être mariées, mais qui donnent à la mère une responsabilité directe dans le destin des fils. C’est à partir de ces hypothèses que l’on peut expliquer certains testaments maternels qui sont entièrement consacrés à faciliter les carrières des fils.
47Le montant des dots est très variable dans ces milieux et celles des épouses de docteurs, notaires, avocats sont généralement inférieures à celles des secrétaires de la République45. On passe des 3 000 ducats de Marina Contarini46 aux 450 d’Hisabetta, épouse de l’avocat Francesco Rizzato. Le testament ne nous donne pas systématiquement cette information, ce qui rend le plus souvent impossible de comparer les legs avec le capital dont il faudrait les tirer. Quand cette information est disponible, il peut arriver d’avoir des surprises. C’est justement le cas du testament d’Hisabetta Rizzato, qui laisse tout le « reste » de sa dot, après en avoir tiré les legs, à sa fille. Le problème c’est que les legs au mari (100 ducats), aux deux nièces (50 ducats chacune), à la mère (20 ducats), à ses deux sœurs et quatre frères (180 en tout) se montent à 400 ducats. À la fin, la fille, héritière du « residuum », qui devrait constituer l’axe héréditaire et donc la portion la plus importante de l’héritage, reçoit au mieux 50 ducats sur les 450 ducats versés initialement, tandis que la famille d’origine reçoit, dans l’ensemble, plus que le mari et la fille47.
48Le choix maternel, question que nous avons déjà soulevée à plusieurs reprises, dépend de la situation familiale dans son ensemble. La liberté d’action est toujours très réduite et les ressources doivent permettre de maintenir un statut social et en même temps de refléter des idéaux d’égalité et équité.
49Andriana Uberti est fille d’un secrétaire ducal, Antonio, et épouse d’un autre secrétaire ducal Bonifacio Antelmi. Le mari, « très cher et bien aimé conjoint » reçoit l’usufruit de ses biens, destinés à ses deux fils. Dans le cas où elle aura une fille, les frères devront lui donner 2 000 ducats de dot et, si elles sont deux, 1 500 chacune et 1 000 seulement s’il y en avait plus. Andriana Uberti établit un « fidéicommis très strict et indissoluble » sur les immeubles qui composent sa dot, destiné à la descendance masculine ou, le cas échéant, aux filles. La famille d’origine ne rentrera en jeu qu’en absence de tout descendant direct, masculin ou féminin.
50L’équité maternelle de ce testament consiste dans le choix de doter convenablement les filles et réserver des rentes sûres, et inaliénables, aux garçons. Le choix d’établir un fidéicommis est parfaitement cohérent avec la recommandation, rare dans un testament maternel, de « s’appliquer à quelque charge ou exercice et ceux qui ne le feraient pas perdraient le droit à mon héritage ». Andriana Uberti n’entend pas offrir à ses fils des rentes faciles, mais elle veut en faciliter les débuts de carrière. L’objet de la transmission, dans ce testament, est tant un bien, tangible, mais dont la valeur n’est pas précisée, qu’une morale du travail et du service à l’État : « Je veux que mes fils et descendants soient privés du bénéfice des rentes des dits biens, s’ils ne payent pas les impôts de la ville », écrit-elle48.
Conclusion
51Le testament témoigne des tentatives de continuité familiale et peut être une source pour étudier les modalités de la reproduction sociale. Le contrat de mariage représente l’échange entre deux familles et peut être une source pour étudier les tentatives ou les échecs de la mobilité sociale. Dans les systèmes de transmission organisés sur la complémentarité entre dot des filles au mariage et héritage des fils à la mort des parents, il s’agit des deux aspects d’un même processus. D’où mon choix de travailler sur les testaments d’hommes et de femmes, en insistant sur leur situation par rapport au mariage et sur les différentes modalités de l’échange matrimonial dans les différents groupes sociaux (origine de la dot, présence de la contredot). Les conditions socioéconomiques, la taille de la famille, les cadres juridiques sont autant de contraintes qui déterminent des modalités différentes de transmission des biens de la génération des parents à celle des enfants. Les liens et les dépendances entre formes de famille, comportements familiaux et identité sociale ou professionnelle sont un sujet classique d’histoire sociale, qui a été un objet de débat historiographique dans les dernières années. Les travaux issus de la « microhistoire », en utilisant l’outil interprétatif des « fronts de parenté » ont analysé les comportements familiaux comme des réponses conjoncturelles à des situations d’incertitude49. Cette attention extrême à la conjoncture exclut toute lecture évolutionniste, alors que, dans les années 1970, les historiens avaient tour à tour cherché la genèse de la « famille moderne », dans les classes laborieuses, dans la bourgeoisie, ou dans l’aristocratie50. Fondement de la « microhistoire », l’attention au contexte et aux stratégies individuelles exclut également toute approche en termes de structures et c’est aussi comme une réaction à la vogue structuraliste des années 1980 qu’il faut la lire. Les débats sur les jeux d’échelles et sur les capacités heuristiques du « micro », qui ont captivé l’attention des historiens de la société dans les années 1990, ne sont pas clos et certains travaux récents ont essayé de renouveler les termes du débat51, notamment dans le domaine de l’histoire de la famille italienne52, dans lequel les recherches « microhistoriennes » trouvent leur origine. En me proposant de travailler sur les testaments des marchands, des artisans, des fonctionnaires, des membres des professions, et de leurs femmes, je suis partie à la recherche de régularités et de constantes. Je me suis fiée à la définition que ces gens donnaient d’eux-mêmes, tout en étant consciente du fait qu’un « marchand de vin » peut simplement être quelqu’un qui vend du vin dans une des nombreuses boutiques (dont il n’était probablement même pas le propriétaire) de la « riva del vin » ou de la « calle dei botteri », près du marché du Rialto, alors que « messer » Untel, « marchand », a de fortes chances de posséder une galère qu’il envoie en Barbarie. La lecture attentive de leurs testaments a d’ailleurs, le plus souvent, montré qu’ils n’avaient pas les mêmes problèmes ni la même manière d’y faire face.
52Les hiérarchies socioéconomiques dans le monde marchand se traduisent aussi dans des comportements successoraux différents et dans des structures familiales différentes. L’insistance sur le groupe des frères qui forment une compagnie marchande s’oppose à la communauté économique formée par les époux qui gèrent ensemble des boutiques de mercerie ou d’épicerie. Mais ces mondes ne sont pas clos et certains testaments montrent bien que la frérèche et le couple conjugal peuvent constituer deux sociétés de passions et d’intérêts qui rentrent en concurrence. Quand la frérèche reste le fondement économique, toutes les ressources humaines et matérielles y convergent. Les pères essayent, par leurs testaments, de garder cette unité et les mères de protéger les intérêts des filles, qui risquent de se voir nier l’accès au mariage si la dot de leur mère, qui devrait contribuer à leur fabriquer une dot, reste bloquée dans le capital de la frérèche. Ce même problème peut se poser à tous les niveaux, mais, dans le cas de la frérèche marchande, les pères insistent tout particulièrement sur la nécessité économique de protéger l’unité de la famille et de la reproduire à l’identique.
53Quand ces sociétés familiales se rompent, les choix des individus deviennent moins contrôlables. Ne pouvant plus affirmer l’évidence de l’intérêt économique de l’unité familiale, les pères tentent de s’appuyer sur les références classiques et les idéaux humanistes. Puisque, au XVIe siècle, la mobilité sociale, des milieux marchands aux professions et au service à l’État, est très importante, les testaments décrivent l’adaptation à de nouveaux équilibres économiques des idéaux de transmission d’un groupe. C’est dans les testaments de ce groupe que l’on peut voir une concentration sur la famille restreinte et sur la continuité lignagère, plus que sur la société des frères. Dans cette évolution, les dots des mères sont appelées à contribuer aux carrières des fils, comme aux mariages des filles. Dans une logique d’ascension plus que de reproduction sociale, les familles des fonctionnaires mobilisent des ressources importantes pour l’éducation des enfants, fils et filles, et pour les dots des filles.
54Dans les milieux populaires, le testament peut être un luxe, plus qu’une nécessité, voire un espace de parole et de liberté. Tous les hommes et les femmes du peuple vénitien ne font pas de testament. Il faut déjà aller voir un notaire, ou le faire venir chez soi, et il faut le payer. Il faut aussi, et surtout, avoir quelque chose à laisser à quelqu’un. Le testament, surtout féminin, peut être alors le fruit d’un choix, dont le degré de liberté reste impossible à déterminer. Des femmes mariées sans enfants font un testament pour, dans la majorité des cas, privilégier leur mari au détriment de leur famille d’origine. Qui pourrait dire si ce choix est entièrement libre ? Il est certain que si la dot a été nécessaire à la constitution de la boutique artisanale, à laquelle mari et femme collaborent, il serait difficile de demander au mari de se défaire d’une partie de son atelier pour rembourser la dot de sa femme. La réalité de la collaboration économique entre mari et femme dans l’atelier artisanal peut expliquer les choix des épouses, au-delà de la contrainte exercée par le mari. Les contrats de mariage, dans ce milieu, ont des aspects de réciprocité souvent beaucoup plus accentués que dans les milieux plus aisés. La dot est presque toujours contrebalancée par une contredot, et les testaments des hommes sont particulièrement attentifs au destin de la veuve. Le couple est la première société économique, dans les milieux populaires, surtout quand il s’agit d’immigrés, ce qui était le cas d’une bonne partie des artisans de Venise, notamment à une époque où, pour repeupler la ville après la peste, l’on avait introduit des facilités à l’immigration des artisans. À Venise, comme ailleurs, la parenté est une richesse.
Notes de bas de page
1 Je reprends ici une partie des résultats de mon mémoire d’habilitation à diriger des recherches Famille, genre, transmission à Venise au XVIe siècle, Rome, École française de Rome, 2008. La recherche se fonde sur un échantillon de 850 testaments, pour la moitié d’hommes et pour l’autre moitié de femmes, du XVIe siècle (450 venant du milieu artisanal, 200 du milieu marchand et 200 des milieux des professions et des fonctionnaires).
2 Les normes successorales qui font l’objet de cette première partie se trouvent essentiellement dans les chapitres IV et VI des Statuts vénitiens de 1242, voir Gli Statuti veneziani di Jacopo Tiepolo del 1242 e le loro glosse, Roberto Cessi (éd.), Venise, Ferrari, 1938.
3 Voir Bernard Derouet, « Dot et héritage : les enjeux chronologiques de la transmission », L’histoire grande ouverte. Hommages à Emmanuel Le Roy Ladurie, Paris, Fayard, 1997, p. 284-292.
4 Anna Bellavitis, Identité, mariage, mobilité sociale. Citoyennes et citoyens à Venise au XVIe siècle, Rome, École française de Rome, 2001, p. 171.
5 En particulier, les veuves reçoivent souvent en restitution de leurs dots des biens immeubles, voir Anna Bellavitis, Identité, mariage, mobilité sociale, op. cit., p. 209-231 ; Jean-François Chauvard, La circulation des biens à Venise. Stratégies patrimoniales et marché immobilier (1600-1750), Rome, Bibliothèque de l’École française d’Athènes et de Rome, 2005, p. 388 sq.
6 Voir Renata Ago, « Universel/particulier : femmes et droits de propriété (Rome, XVIIe siècle) », Femmes, dots et patrimoines, Angela Groppi et Gabrielle Houbre (dir.), Clio. Histoire, femmes et sociétés, 7, 1997, p. 101-116.
7 Voir Pierre Legendre, Le dossier occidental de la parenté. Leçons IV, suite. Textes juridiques indésirables sur la généalogie, traduits et présentés par Anton Schütz, Marc Smith et Yan Thomas, Paris, Fayard, 1988.
8 Cf. à ce sujet, Isabelle Chabot, « Richesse des femmes et parenté dans l’Italie de la Renaissance. Une relecture », Isabelle Chabot, Jerôme Hayez et Didier Lett (dir.), La famille, les femmes et le quotidien (XIVe -XVIIIe siècle). Textes offerts à Christiane Klapisch-Zuber, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, p. 263-290.
9 Sur la restitution des dots aux veuves en droit vénitien, cf. Stanley Chojnacki, Women and Men in Renaissance Venice. Twelve Essays on Patrician Society, Baltimore/Londres, Johns Hopkins University Press, chap. 4 ; Linda Guzzetti, « Dowries in Fourteenth-Century Venice », Renaissance Studies, vol. 16, no 4, 2002, p. 430-473 ; Anna Bellavitis, Famille, genre, transmission, op. cit., chap. 3.
10 Archivio di Stato di Venezia (dorénavant ASV), Notarile Testamenti (dorénavant NT), busta (dorénavant b.) 165, n. 663, 1560, 19 septembre, testament du lainier de Bergame Maffio Morelli.
11 Ibid., b. 783, n. 996, 1571, 22 juillet.
12 Giovanni Levi, « Reciprocidad mediterranea », Renata Ago (éd.), The Value of the Norm : Legal Disputes and the Definition of Rights, Rome, Biblink, 2002, p. 39.
13 ASV, NT, b. 783, n. 1007, 1554, 15 juillet ; n. 1008, 1555, 12 juin.
14 Ibid., b. 782, n. 922, 1572, 18 septembre.
15 Sur les modalités de l’apprentissage à Venise, selon le sexe des enfants, voir Anna Bellavitis, « Apprentissages masculins, apprentissages féminins à Venise au XVIe siècle », Histoire Urbaine, 15, 2006, p. 49-73.
16 ASV, NT, b. 783, n. 1066, 1572, 30 septembre.
17 Ibid., b. 782, n. 830, 1545, 5 mars.
18 Ibid., b. 783, n. 1037, 1557, 5 mars.
19 Sur la frérèche en tant que structure économique, voir Frédéric C. Lane, « Family partnerships and Joint Ventures », Journal of Economic History, IV, 1944, p. 178-196. Sur ses conséquences dans les familles patriciennes, voir James C. Davis, A Venetian family and its fortune, 1500-1900. The Donà and the conservation of their wealth, Philadelphia, American philosophical society, 1975 ; Volker Hunecke, Der Venezianische Adel am Ende der Republik, 1646-1797. Demographie, Familie, Haushalt, Tübingen, Max Niemeyer Verlag GmbH& Co., 1995.
20 ASV, NT, b. 1259, n. 584, 1574, 4 novembre.
21 Novissimum Statutorum ac Venetarum Legum Volumen, Venise, Pinelli, 1729, f° 33, 47, 94, 192. Sur l’attribution des tuteurs à Venise au XVIe siècle, voir Anna Bellavitis, Famille, genre, transmission, op. cit., chap. 4.
22 ASV, NT, b. 196, n. 787, 1586, 11 mai.
23 Ibid., b. 193, n. 22, 1590, 7 juin.
24 Ibid., b. 783, n. 1123, 1572, 17 avril.
25 Ibid., b. 1218, n. 36, 1556, 15 juin.
26 Voir Andrea Zannini, Burocrazia e burocrati a Venezia in età moderna : i cittadini originari (sec. XVI-XVIII), Venise, Istituto Veneto di Scienze, Lettere e Arti, 1992.
27 Anna Bellavitis, Identité, mariage, mobilité sociale…, op. cit.
28 ASV, NT, b. 1218, n. 50, 1562, 25 novembre.
29 Ibid., b. 79, n. 355, 1552, 18 décembre.
30 Ibid., b. 393, n. 388, 1574, 7 mars.
31 Ibid., b. 192, f° 164, n. 190, 1540, 12 octobre.
32 Ibid., b. 193, n. 141, 1546, 6 mai ; 1547, 5 mai.
33 ASV, Scuola Grande di Santa Maria in Valverde o della Misericordia, b. 130, 1549, 2 octobre.
34 ASV, NT, b. 1249, I, n. 5, 1568, 1er septembre.
35 Ibid., b. 782, n. 745, 1567, 9 octobre.
36 Ibid., b. 196, n. 870, 1569, 28 juillet. Sur ce médecin, voir R. Palmer, « Nicolò Massa, his family and his fortune », Medical History, 25, 1981, p. 385-410.
37 ASV, NT, b. 1258, n. 19, 1578, 25 janvier.
38 Ibid., b. 393, n. 292, 1579, 11 juillet.
39 Ibid., b. 783, n. 959, 1572, 15 novembre.
40 Ibid., b. 196, n. 904, 1545, 20 février.
41 Ibid., b. 209, f° 204, 1569, 13 septembre.
42 À ce sujet, voir L’inferno monacale di Arcangela Tarabotti, Francesca Medioli (éd.), Turin, Rosenberg & Sellier, 1990.
43 Ibid., b. 158, n. 928, 1591, 7 juillet.
44 Ibid., b. 158, n. 929, 1595, 30 mars.
45 Sur les dots dans ces milieux, je renvoie à Anna Bellavitis, Identité, mariage, mobilité sociale, op. cit.
46 ASV, NT, b. 782, n. 828, 1569, 4 janvier.
47 Ibid., b. 783, n. 969, 1556, 11 août.
48 Ibid., b. 193, n. 67, 1593, 5 janvier.
49 Giovanni Levi, Le pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1989.
50 Voir Edward Shorter, The Making of the Modern Family, New York, Basic Books Inc., 1975 ; Lawrence Stone, The Family, Sex and Marriage in England, 1500-1800, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 1977 ; Randolph Trumbach, The Rise of the Egalitarian Family. Aristocratic Kinship and Domestic Relations in Eighteenth-Century England, New York/San Francisco/Londres, Academic Press, 1978.
51 Voir Paul-André Rosenthal, Les sentiers invisibles. Espace, familles et migrations dans la France du 19e siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999.
52 Voir Gérard Delille, Le maire et le prieur. Pouvoir local et pouvoir central en Méditerranée occidentale (XVe-XVIIIe siècle), Paris/Rome, École française de Rome/Éditions de l’EHESS, 2003, Introduction.
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