3. Jeu de la tentation
p. 129-133
Texte intégral

Traquenard (Party Girl, Nicholas Ray, 1958).
1De Busby Berkeley à Vincente Minnelli, de Fred Astaire à Gene Kelly, la comédie musicale « invente un monde qui s’accorde à nos désirs », selon les quelques mots qui concluent le génétique parlé du Mépris de Jean-Luc Godard. Dans le texte qui ouvre la troisième partie de ce recueil, Pierre-Henry Frangne déplace la formule vers un autre film du même Godard : Une femme est une femme, réalisé en 1961, deux années avant Le Mépris. En substituant au regard de la jeune parisienne jouée par Anna Karina celui d’une Mitchell 300, comme il le dira lui-même bien des années plus tard, Godard fait d’abord un film sur le monde du cinéma, ce monde, comme l’écrit Frangne, qui « met en images mouvantes et sonores les désirs qui ne sont ni complètement satisfaits, ni intégralement éclairés, ni amenés à un accord qui n’existe pas ». Accorder le sentiment amoureux et le désir d’enfant, tel est le problème d’Angela, qui voudrait bien se retrouver soudain, par la magie du cinéma, dans un film avec Fred Astaire et Ginger Rogers, dans un film idéal où ces questions ne se posent pas. Mais les numéros dansés du virevoltant duo, toujours prêt à s’envoler dans les airs, ne peuvent plus être une continuité du monde réel, son prolongement imaginaire. L’année où Godard réalise Une femme est une femme, West Side Story entérine définitivement la fin d’un mythique âge d’or : il n’y a plus continuité mais rupture irrémédiable entre la réalité et le rêve. Godard ne dit pas autre chose en passant avec la brutalité d’un raccord cut du monde réel d’Angela à un monde musical qui ne peut faire illusion. « Nous ne sommes plus innocents » écrivait Jacques Rivette dans les Cahiers du cinéma, quelques années plus tôt.
2Pourtant, loin parfois de l’ironie godardienne, cette tentation de l’innocence existera dans bien des films où les réminiscences des comédies musicales américaines se lisent alors comme une nécessité de mettre à distance un quotidien dans lequel le temps n’est plus que travail et argent. Le meilleur moyen pour cela est encore (et toujours) de tomber amoureux et faire semblant de croire, quelques minutes ou quelques heures, à l’univers merveilleux d’Astaire ou de Kelly. Quand les frères Larrieu subliment la première rencontre entre leurs deux héros d’Un homme un vrai (2003) en les isolant soudain dans le monde enchanté du musical, c’est pour provoquer, selon leurs propres mots cités par Antony Fiant, un « décollage poétique et impromptu ». Mais cette fantaisie de la première fois n’annonce pas ici une multiplication des occurrences musicales : la vie sépare les deux amoureux et ce n’est qu’à la toute fin du film, au moment d’improbables retrouvailles, qu’intervient la seconde séquence chantée. Signe des temps, ce happy end ne laisse guère augurer d’un bonheur sans nuages : il dit simplement que le bonheur existe encore pour ceux qui ont la volonté d’y croire, pour ceux qui n’ont pas perdu le désir d’improviser leur vie.
3Si Tsai Ming-liang est lui aussi convaincu du pouvoir transcendant de la musique et des chansons, il se montre cependant moins optimiste que les frères Larrieu. Les cinéastes venues d’Asie mettent souvent en scène les chansons populaires dans des contextes de grande violence, jouant ainsi sur l’opposition entre la douceur un peu mièvre d’une chansonnette et un acte de cruauté venu soudain l’interrompre. Dans The Hole, analysé par Priska Morrissey, ce passage brutal d’un univers à un autre est lié, une fois encore, à une histoire d’amour. Le contexte sordide dans lequel elle se déroule ne permet guère le passage fluide entre séquences dramatiques et séquences musicales, si ce n’est par l’imagination. Le film est donc ponctué de scènes oniriques où le monde idéal est un monde perdu incarné ici par le fantôme de Grace Chang, héroïne mythique des comédies musicales de Weng Yi. Comme Godard ou les frères Larrieu, Tsai Ming-liang est nostalgique d’un hypothétique âge d’or, une nostalgie qui semble trouver dans la chanson et la danse des écrans d’Hollywood ou de Honk-Kong un refuge idéal.
4Mais la musique n’a pas seulement cette capacité à faire exister en rêve un monde merveilleux : elle est aussi un moyen pour les cinéastes de penser le cinéma, d’inventer un cinéma musical. Si Priska Morrissey évoque déjà une « partition sonore » à propos des films de Tsai Ming-liang, Patrick Le Goff reprend cette hypothèse dans son texte consacré à un cinéaste dont l’univers est très éloigné de celui du taïwanais : l’américain Robert Altman. Short Cuts, souvent étudié pour sa dimension « chorale » (devenue depuis un cliché de l’analyse filmique), est ici exploré dans ses détails afin de montrer comment Altman construit son film « à l’oreille », avec l’attention d’un véritable compositeur. Impossible de rêver dans cet univers à l’agonie mis en scène avec virtuosité et un brin de cynisme : la musique sera donc un élément du chaos, l’élément essentiel peut-être, celui qui tente encore désespérément d’unifier le monde. Avec Altman, on est bien loin du musical : les envolées de cordes ou les chansons guimauve ont laissé place au blues, au jazz et à la voix fatiguée de Tom Waits. Ce cauchemar américain est aussi celui de Robert Frank dans About Me : A Musical, « comédie musicale autobiographique » selon Dominique Blüher. La musique n’est plus le lieu du rêve, mais, comme le dit un personnage du film, le lieu de la révolution. Avec Robert Frank, rêve et révolution finissent toujours par se rencontrer.
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