Coexistence, tensions et confrontations entre ouvriers étrangers dans les usines de guerre du bassin stéphanois en 1914-1918
p. 385-394
Texte intégral
1Le prisme d’une micro-histoire de l’événement1 permet de considérer, à partir des conditions de vie et de travail d’ouvriers étrangers et « coloniaux » dans les usines de guerre du bassin stéphanois, comment les pratiques administratives à l’égard des « étrangers » construisent des tensions et des affrontements entre « communautés » forgées pour l’occasion. Les sources utilisées sont des sources archivistiques, très abondantes dans cette période en raison de l’agitation syndicale et politique (pacifiste) dans les usines de guerre de la région et aussi des sources iconographiques (albums de photographies d’entreprises et fonds du photographe des ponts2).
Un « incident de brouette » ?
2Le 30 avril 1917, une altercation oppose ouvriers kabyles et chinois aux Aciéries Verdié de Firminy (dans le bassin stéphanois) à propos de cendres brûlantes tombées d’une brouette traînée par un kabyle, sur le pied d’un ouvrier chinois. Le conducteur de la brouette est immédiatement frappé par le Chinois d’un coup de pelle fendant sa chéchia et le blessant sans gravité. Un certain nombre d’ouvriers chinois se solidarisent avec leur compatriote ; l’ouvrier kabyle se défend et blesse trois Chinois. Le commandant du groupement chinois semble avoir calmé le jeu, par la discussion selon le commandant, mais le préfet note une intervention plus musclée de l’encadrement : « une rixe entre Chinois et Kabyles est immédiatement réprimée », les ouvriers quittent le travail et vont souper dans leurs baraquements respectifs. L’incident donne lieu – deux heures plus tard – à des affrontements violents et mortels entre Alsaciens, Kabyles et « Chinois ». La responsabilité de cet « incident sans importance » d’après le préfet3, un « incident de brouette » selon les termes du rapport du capitaine commandant la section de gendarmerie4, est attribuée aux Chinois et en particulier à huit d’entre eux désignés par le commandant (français) du groupement chinois comme des perturbateurs. En effet, le soir à la sortie du réfectoire, un groupe de 400 Chinois, munis d’armes improvisées, se dirige vers le cantonnement kabyle pour se venger et, au passage, ils blessent grièvement à coup de marteau un Kabyle. Un Alsacien qui cherchait à les arrêter est lui-même tué, en prêtant main-forte aux gendarmes présents sur les lieux ; c’était un soldat d’un régiment d’Algérie, engagé volontaire et détaché comme militaire pour travailler aux Aciéries Verdié. Les Alsaciens, ouvriers des Aciéries, s’en prennent alors aux Chinois restés dans leur cantonnement : un incendie se déclare ; il y a un mort parmi les ouvriers chinois et de nombreux blessés. Chinois et Kabyles sont consignés dans leurs baraquements par les autorités militaires. Le calme est rétabli deux heures plus tard par les renforts militaires arrivés de Saint-Étienne. Au total, « L’incident de brouette » – qui a dégénéré en bataille rangée – a fait au moins deux morts (un Alsacien et un Chinois). Un Kabyle très grièvement blessé est laissé pour mort (mais rien n’est précisé sur son sort), à cela s’ajoutent de nombreux blessés dans les différents groupes nationaux. L’incident n’est donc pas banal.
3L’enquête est instruite à charge contre les Chinois : des témoignages sont recueillis prouvant la préméditation de l’agression. Certains auraient été vus deux mois auparavant se procurant indûment des matériaux pour fabriquer des armes. Un contrôleur militaire à l’usine Holtzer proche déclare l’avoir signalé en précisant : « on se prépare de beaux jours en cas de grève5 », notation qui signale le climat troublé de ces usines de guerre au printemps 1917, état confirmé par les rapports difficiles entre le préfet et les syndicats et par l’envoi d’une mission spéciale d’un officier du ministère de la Guerre en avril 19176. Le cafetier – dont les vitrines ont été brisées – déclare avoir vu « 400 Chinois avec de grands couteaux ouverts entre leurs dents, armés de barres de fer, de pinces de battoirs et de briques qui ont assommé et laissé pour mort un kabyle après avoir cassé ma devanture7 ». La description des Chinois « couteaux entre les dents » ressemble fortement aux images coloriées qui se trouvent sur la couverture des cahiers scolaires depuis l’installation des Européens en Chine8.
4Une communication téléphonique de la XIIIe région militaire au ministère de la Guerre affirme que « les industriels employeurs et aussi les populations d’Unieux et de Firminy demandent l’éloignement immédiat des Chinois9 ». Après ces rapports, le juge d’instruction du parquet de Saint-Etienne lance un mandat d’amener contre onze « fauteurs de désordre chinois » et demande le rapatriement du millier d’ouvriers chinois de la zone vers le dépôt colonial de Marseille. Une cinquantaine de Kabyles sont mis dans des locaux disciplinaires et le renvoi d’une dizaine d’entre eux est proposé à l’autorité militaire10. Un Alsacien, engagé volontaire, déclare avoir prêté main forte aux gendarmes avec deux de ses amis, comme lui en tenue de militaire d’artillerie. Le chef des gardes de l’usine précise : « J’ai remarqué qu’une certaine animosité existait entre Kabyles et Chinois, tandis que les Alsaciens vivaient en bonne intelligence avec les Kabyles et les Chinois. » Une hiérarchie est donc très nettement établie dans les responsabilités, dédouanant les Alsaciens (qui ont cependant provoqué l’incendie du baraquement chinois, attaqué à coups de barres, laissant un mort et 25 blessés parmi les Chinois). L’Alsacien est construit dans ces discours comme « le bon étranger ».
5Finalement, sur ordre du ministère de la Guerre, et contrairement aux affirmations des autorités locales, une semaine plus tard, le commandant du groupe des Arabes et Kabyles de l’usine Holtzer est envoyé avec ses cent hommes à Limoges et celui de l’usine Verdié a pour ordre de se préparer à partir pour une destination inconnue. Les 1 000 ouvriers Chinois des deux usines restent sur place et reprennent le travail le 9 mai 191711.
6Cet incident, au départ sans gravité, mais qui dégénère en bataille rangée entre trois groupes « raciaux » ou « nationaux », est emblématique des conditions de vie et de travail et des modes de gestion des populations coloniales et étrangères au niveau national, comme au niveau local. Le jeu d’échelles nous permet d’examiner comment les différents statuts et les conduites des autorités en temps de guerre construisent des tensions et des affrontements entre « communautés », forgées par des pratiques administratives et patronales différenciées qui contribuent à l’assignation identitaire des individus dans un groupe prédéfini. Comme l’a souligné Laurent Dornel, pour les politiques nationales, le « racialisme » fait des conflits de race le facteur déterminant dans l’évolution des sociétés12.
Les politiques de l’État
7L’intervention de l’État dans la gestion des étrangers et des coloniaux est marquée à la fois par une politique d’identification – initiée administrativement dès 1912 en direction des nomades –, et par une politique de surveillance, étendue avec la guerre aux Alsaciens-Lorrains, ainsi que par une différenciation racialisée entre ces populations. Pour le suivi de leurs déplacements, l’administration entreprend de les identifier. Les circulaires du 8 juin 1916 rendent obligatoire, pour tout étranger de plus de quinze ans, la carte d’identité avec photographie, selon un procédé mis au point par Bertillon à la fin du XIXe siècle13.
Les premiers concernés : les Alsaciens-Lorrains.
8La loi du 5 août 1914 stipule qu’ils peuvent obtenir la nationalité française par naturalisation en s’engageant dans l’armée française d’Afrique pour toute la durée de la guerre. Le 7 août 1914, des chasseurs français occupent l’arrondissement de Thann dans le sud de l’Alsace et évacuent les hommes en âge de porter les armes en compagnie des « austro-allemands, romanichels et filles soumises ». Conduits sous escorte militaire vers les « régions de l’intérieur », les 8 000 évacués passent par quatre dépôts de triage où la commission des Réfugiés Alsaciens-Lorrains les différencie en trois catégories : les bons Alsaciens considérés comme des réfugiés (carte verte), les Alsaciens d’origine française mais d’attitude francophile non affirmée, incertaine (carte rouge), « de sentiments douteux mais non suspects », et enfin ceux qui sont considérés comme douteux voire suspects (carte jaune), dirigés vers des dépôts surveillés. Une circulaire de mars 1916 précise les critères d’attribution d’une carte tricolore pour les Alsaciens, nés en France après 1871 ou de père français (si leur mère est française et leur père allemand ils sont considérés comme allemands) ; elle leur permet d’avoir la liberté de chercher du travail. Une partie d’entre eux – 3 000 – sont dirigés vers des « camps de concentration » (de regroupement) aménagés à la hâte à l’automne 1914 dans le département de l’Ardèche, dans des usines désaffectées (Privas et Tournon) ou dans des bâtiments de l’Église (Viviers, Aubenas et Annonay). À partir de 1916, les titulaires d’une carte tricolore peuvent être logés chez l’habitant (Vals-les-bains). Jusqu’en 1915 règne le plus grand désordre, et la réalité des camps est bien différente des catégories établies par les circulaires. Les Alsaciens, qui ne parlent pas le français mais un dialecte germanique, sont partout considérés comme des suspects et traités de Boches. Comme le souligne Jean-Claude Farcy, l’origine alsacienne reste suspecte tout au long de la guerre14. Ainsi la mère d’un de ces internés écrit en 1915 : « Les pauvres réfugiés ! Que ne les nomme-t-on pas d’un nom moins doux mais plus conforme à la vérité. Qu’ils sont donc à plaindre de ce pénible traitement que la France leur fait subir sans qu’ils aient jamais porté les armes contre elle15. » Dès mars 1915, une circulaire oblige les Alsaciens réfugiés libres à s’embaucher dans des usines travaillant pour la Défense nationale, qui manquent cruellement de main-d’œuvre. C’est le cas des usines du bassin industriel de Saint-Étienne : un contremaître ou un ingénieur vient en Ardèche recruter des hommes aptes, selon eux, au travail industriel. Les Alsaciens sont alors dirigés vers Saint-Chamond ou Firminy, logés dans des baraquements gardés militairement ou dans des garnis loués à prix d’or à des particuliers, qui pratiquent la rotation du couchage selon les horaires. Ils travaillent 11 h par jour pour un salaire de 5 francs (ce qui est environ le salaire journalier donné aux femmes), mais la vie est beaucoup plus chère dans le bassin stéphanois qu’en Ardèche. Leurs conditions de vie et de travail laissent à désirer et, selon le commentaire réprobateur d’un commissaire de police, ils regrettent « la vie facile qu’ils menaient dans les camps de concentration de l’Ardèche où ils étaient nourris sans rien faire et où ils pouvaient aller et venir dans les environs16 ». Des actes de violence se produisent à l’intérieur des usines : en août 1915, des ouvriers français et italiens s’en prennent à coups de tenailles et de barres de fer « aux sales boches ». à Sail-sur-Couzan, les ouvriers français se mettent en grève car les Alsaciens remplacent les Français et ces derniers peuvent être renvoyés sur le front. Le préfet de la Loire suspend alors provisoirement « l’importation » de main-d’œuvre des camps de concentration. À noter que les Alsaciens sont soutenus sur place par des compatriotes installés depuis 1871 (après le rattachement de l’Alsace à l’Empire allemand), soit membres de l’association l’Appui alsacien17, soit appartenant à l’encadrement des entreprises. Aux Aciéries et Forges de Firminy, un contremaître d’origine alsacienne a ainsi embauché une cinquantaine d’Alsaciens-Lorrains qui habitent dans des baraquements sans eau potable. Ils vont se laver à la fontaine publique et sont dénoncés par la population : des lettres anonymes arrivent au préfet18. Cependant en 1917, 200 Alsaciens travaillent encore aux Aciéries Verdié de Firminy. Même s’ils sont classés dans la catégorie « travailleurs coloniaux et étrangers », ils ne sont pas, à la différence des autres groupes coloniaux, complètement isolés et ils bénéficient de soutiens locaux venant d’Alsaciens installés depuis plus de 40 ans dans la région et considérés comme des patriotes. Le 30 avril 1917, deux types d’Alsaciens sont présents dans la mêlée : un des tués est engagé volontaire dans l’armée d’Afrique (selon la loi d’août 1914) et a donc le statut de militaire mobilisé ; les autres, logés dans les baraquements, sont des travailleurs venant des « camps de concentration de l’Ardèche19 ». Dans l’affaire, les autorités leur donnent le beau rôle malgré la violence mortelle déclenchée par eux contre les Chinois.
Kabyles et Chinois, une main-d’œuvre coloniale
9La Grande Guerre inaugure des courants nouveaux d’immigration vers la France à partir de l’Empire : Asiatiques, Africains et Maghrébins ne représentaient jusqu’alors qu’une infime minorité par rapport aux immigrants européens et ils occupèrent ensuite une place majeure dans l’immigration. Place ambiguë, puisqu’ils n’étaient pas considérés comme « étrangers », ni comme Français à « part entière », mais comme « indigènes » ; ils constituent donc une catégorie spécifique de « soldats et travailleurs coloniaux », catégorie née du recrutement forcé par la métropole pendant la grande Guerre. Au total, 300 000 Algériens ont été mobilisés (173 000 soldats dont la moitié d’engagés et 120 000 travailleurs civils). Si les soldats bénéficient à l’armée d’un traitement plus favorable que dans l’espace colonial, les travailleurs à l’arrière sont moins bien traités. Parqués militairement dans des groupements locaux, ils n’ont que peu de contact avec les autres ouvriers et ouvrières (du fait d’abord de la barrière de la langue, d’où le rôle fondamental des interprètes sur lequel nous reviendrons).
10L’appel aux travailleurs indochinois pour travailler dans les usines à partir de la fin de l’année 1915 s’est fait sous l’influence d’Albert Thomas, substitut massif – comme les femmes – au travail ouvrier masculin pour remplacer les mobilisés dans les usines de guerre. Sous-qualifiés, ces « coloniaux » n’ont ni la même rentabilité, ni la même expérience technique, mais il s’agit, croit-on jusqu’en 1917, d’une main-d’œuvre docile et imperméable, à première vue, à la propagande syndicaliste. Ils se concentrent dans les grands établissements travaillant pour la Défense nationale. Dans le bassin stéphanois, ils sont particulièrement nombreux : un millier à Firminy et Unieux dès la fin de 1916. Ceux que l’on appelle alors « les Chinois » sont, en réalité, composés de deux groupes : les Indochinois (49 000 travailleurs environ sont envoyés en France entre 1915 et 1919) et les Chinois venus surtout du sud de la Chine (région de Canton), 37 000 environ.
11Sous la direction du général Famin (d’octobre 1914 à septembre 1917), le Service de l’organisation des travailleurs coloniaux produit des notes, instructions et circulaires qui définissent chaque groupe d’ouvriers coloniaux en fonction des caractéristiques physiques et morales, des modes de vie et des pratiques religieuses20. Le SOTC est organisé en sections selon l’origine géographique des travailleurs coloniaux et chinois. Fondé au départ sur le volontariat et un contrat de travail, le recrutement est militarisé à partir de 1916 et s’appuie sur la réquisition.
12Peut-être est-ce le statut des Chinois, assimilés aux Indochinois, embauchés pour la durée de la guerre, qui explique que, en fin de compte, ils aient été maintenus sur place après la bataille rangée du 30 avril 1917. Ils relèveraient en principe de la justice militaire. Pourtant c’est un juge d’un tribunal de droit commun, le Tribunal de Grande Instance de Saint-Étienne, qui instruit l’affaire en mai 1917. Dans le dépôt de Marseille, dans les usines et dans les baraquements où ils sont contraints de résider, les Chinois sont encadrés par un commandant du groupement, issu de l’armée coloniale ou des missions chrétiennes, connaissant en principe la langue et les coutumes. Mais, à Firminy, le commandant du cantonnement chinois ne parle pas la même langue que ceux qui sont sous ses ordres. Il y a conflit de compétences entre le commandant, désigné par le ministère de la Guerre, et un interprète qui a, de fait, l’ascendant sur ses compatriotes. Un cliché pris en mai 1917 devant la maison-atelier d’un photographe souligne la cohésion du groupe : l’unité est créée par les caractéristiques physiques redoublées par l’habit traditionnel et la bannière chinoise à cinq bandes placée à l’arrière. Au dernier rang, l’homme qui s’individualise par sa tenue (chemise blanche et cravate) est sans doute l’interprète, identifié par les policiers comme meneur de la grève d’avril 1917. Il s’agit, selon toute vraisemblance, d’un groupe politique soudé et qui entend le montrer par la photographie21.
13Les Kabyles en tant qu’Algériens sont de nationalité française et soumis depuis 1912 à la conscription obligatoire ; ils sont recrutés sur la base de la réquisition ou du volontariat et ont des contrats d’une année, renouvelables. Avant la guerre existait dans la Loire une présence kabyle sous la forme de colportage22. Les premiers Kabyles embauchés dans les usines de guerre arrivent à Firminy en avril 1916 par un temps froid et pluvieux ; ils sont en sandales et hébergés dans des baraquements non chauffés. Dès les premiers jours, trois d’entre eux meurent et les autres refusent alors de travailler dans ces conditions. La direction de l’usine fait aussitôt installer des poêles et distribue des couvertures supplémentaires, et le travail reprend23. Il faut noter que les textes officiels parlent d’Algériens ou de Nords-Africains, ou encore de « sujets indigènes », mais pas de Kabyles. La dénomination « kabyle », courante dans les textes policiers ou patronaux locaux, s’appuie probablement à la fois sur une expérience vécue – celle du passage des traditionnels colporteurs venus des montagnes d’Algérie, et également sur la large diffusion d’un mythe kabyle, populaire, intellectuel et politique24. Les stéréotypes sur les Kabyles sont nés avec l’anthropologie coloniale du XIXe siècle, où le Kabyle était défini comme « actif, travailleur, honnête, digne, ouvert, droit et d’une humeur agréable. Il a le sentiment élevé de l’égalité, de l’honneur, de la dignité humaine, de la justice. Il est brave et attaque son ennemi en face25 […] ». Par les récits de voyages illustrés ou les romans coloniaux, le mythe kabyle se répand et fait partie du fonds commun de la littérature populaire, qui contribue à forger imaginaires et représentations et à perpétuer les stéréotypes d’une hiérarchie des groupes et des races dans le monde social26.
Les ouvriers étrangers dans les usines d’armement du bassin stéphanois
14Dans le seul bassin stéphanois en 1917, 108 000 personnes travaillent pour la Défense nationale, dont 46 000 mobilisés, 25 000 civils, 27 000 femmes et 6 660 étrangers. La population ouvrière a quadruplé depuis 1914, doublé de 1915 à 1917. L’augmentation vient du nombre de mobilisés dans les usines de guerre, des femmes et des étrangers.
15À Firminy, 11 500 ouvriers sont embauchés dans 35 usines, mais une seule entreprise, les Aciéries de Firminy, compte près de 10 000 ouvriers, et dans une localité proche, Unieux, l’usine Holtzer occupe 3 800 ouvriers27. Dans la vallée de l’Ondaine (dont la ville principale est Firminy28), les étrangers et coloniaux (y compris les Alsaciens lorrains classés comme tels) représentent 12 % de la main-d’œuvre (soit le double de la main-d’œuvre étrangère des autres localités du bassin stéphanois). Ils sont 1 328 sur 9 963 aux Aciéries de Firminy et 627 sur un total de 3 833 chez Jacob Holtzer.
16En 1916, le ministère de la Guerre fait effectuer plusieurs missions de contrôle des conditions de logement des mobilisés, à cause des conditions d’hygiène désastreuses. Il y a conflit de compétences entre le préfet de la Loire (qui cherche à gagner du temps et accorde un délai aux industriels pour se mettre en conformité avec les exigences ministérielles), le ministère de la Guerre (par l’intermédiaire des contrôleurs de la main-d’œuvre militaire) et le ministère du Travail (les Inspecteurs du Travail29). Le rapport du 23 novembre 1916 précise que si des améliorations ont été apportées aux cantonnements des ouvriers français mobilisés, il n’y en a pas eu dans les locaux affectés aux travailleurs coloniaux. « Les ouvriers mobilisés Alsaciens lorrains et Kabyles sont logés dans des baraquements Adrian. Comme partout en général pas d’aération. Les toitures ne sont pas étanches […]. Ce qui ne peut subsister plus longtemps, ce sont les Kabyles logés dans des ateliers ou magasins transformés en dortoirs. Les lits sont superposés (3 étages) et se touchent de deux en deux. Les lavabos, WC, et lavoir sont dans la même pièce sans aération30. »
17La vie quotidienne des travailleurs coloniaux est très surveillée, que ce soit pendant le travail ou dans hors du travail. Ils sont isolés dans des baraquements coupés du reste de la ville. Les cantonnements des ouvriers coloniaux des Aciéries de Firminy ou de l’usine Holtzer d’Unieux, loin du centre ville, sont coincés entre la rivière, les voies de circulation et les bâtiments de l’usine. Ils sont surveillés par un poste de gendarmerie. Une cuisine spécifique a été organisée dans les baraquements de façon séparée pour les ouvriers chinois et pour les Kabyles. Les Alsaciens-Lorrains mangent dans les cantines organisées par des coopératives, la municipalité et la Bourse du Travail, tel le Foyer du mobilisé31. La fréquentation des cafés leur est interdite, ainsi que la consommation de boissons alcoolisées. Les ouvriers chinois ont même l’interdiction de se faire photographier, car des photographies dites « licencieuses » avaient circulé et pourraient donner une mauvaise image de la métropole dans la colonie, ce qui était considéré comme un fait « extrêmement préjudiciable à notre prestige en Extrême-Orient32 ». Ces travailleurs chinois sont identifiés par un numéro matricule et même les registres des photographes ne portent pas de nom, mais des numéros. Lors de la rixe du 30 avril 1917, les travailleurs ne sont identifiés que par leur groupe d’origine « les Chinois », les « Kabyles » les « Alsaciens », forme d’assignation identitaire. Dans un seul rapport, celui du commissaire de police local, donc moins soumis aux circulaires et aux catégories racialisées du ministère de la Guerre, on trouve indiqué le nom des deux personnes décédées, la mort leur rendant dans ce cas une individualité qu’ils avaient perdue en s’embauchant dans les usines de guerre. Les travailleurs coloniaux, comme les mobilisés soumis à la discipline militaire, n’ont ni le droit de se syndiquer ni le droit de faire grève.
18Pourtant le mouvement syndicaliste renaît dès le début de l’année 1917 et le commissaire de police note que le mouvement pacifiste paraît s’accentuer33. Une série de réunions syndicales ont lieu sur la question des salaires. Les Chinois embauchés aux Aciéries et forges d’Unieux (usine Holtzer) se mettent en grève le 20 avril 1917 (une semaine avant la rixe) pour protester contre leur mode de paiement : la paie de la quinzaine leur est versée avec quinze jours de retard, pratique courante dans les usines stéphanoises pour les mobilisés et « les ouvriers indigènes et étrangers34 ». Le commissaire de police incrimine la responsabilité de l’interprète « de race chinoise » qui tend à supplanter le cadre français. Il y voit même une opposition religieuse car les interprètes français sont des missionnaires catholiques et l’interprète chinois ne l’est pas. La direction de l’usine menace de fermer la cantine chinoise si les ouvriers n’obéissent pas aux ordres. C’est donc dans un climat troublé que se produit, une semaine plus tard, la rixe entre ouvriers kabyles, chinois et alsaciens.
19De nouveau, en juin 1917, au moment de la négociation du bordereau des salaires par une commission tripartite (préfet, syndicats, patrons35), les Chinois se mettent en grève pour demander une augmentation de salaire : ils veulent être payés 6 francs au lieu de 5 francs par jour. Le 4 juillet 1917, les 1 000 Chinois de l’usine Holtzer font grève de nouveau pour la suppression des amendes en cas de manquement au travail. L’usine suspend les amendes, mais l’accord se fait sur un renvoi possible à la cinquième absence. Quinze jours plus tard, un nouvel arrêt de travail a lieu contre le renvoi du cuisinier chinois36. Il y a donc une permanence de l’activité revendicatrice des ouvriers coloniaux chinois au cours de l’année 1917. Mais leur mouvement est relativement isolé. Quand les syndicalistes tentent de prendre en charge certaines revendications – des réunions ont lieu à la Bourse du travail de Firminy sur les salaires (seules les réunions corporatives étant autorisées en temps de guerre) –, le commissaire de police y voit une manœuvre destinée à discréditer ces ouvriers coloniaux, à les faire renvoyer, ce qui éviterait aux métallurgistes français de partir au front37. Il semble cependant qu’il y ait eu une organisation politique clandestine de ces ouvriers chinois. Dans le bassin stéphanois, lors de l’agitation syndicaliste et pacifiste de décembre 1917 et du printemps 1918 – qui prend même une tournure insurrectionnelle en mai 1918 – on voit des ouvriers chinois dans les manifestations, drapeau rouge en tête. La mémoire locale garde le souvenir de la présence de Chou En-Lai dans la région de Firminy en 1917-1918 (mais ce dernier, interrogé, a formellement démenti sa présence à cette date dans ce lieu). L’invention de cette présence s’appuie sans doute sur le souvenir de la tradition revendicatrice et militante du groupe des ouvriers chinois.
20Certains quittent les cantonnements pour chercher du travail mieux rémunéré. En décembre 1917, après le changement de gouvernement et le durcissement de la politique à l’égard des ouvriers syndiqués, une prime est offerte aux agents de la force publique pour permettre l’arrestation de travailleurs coloniaux (Chinois, Indochinois, Nords-Africains) en rupture de contrat. En mars 1918, la prime est étendue à toute personne qui permettrait l’arrestation d’un « indigène algérien38 ».
21Le zoom sur la micro-histoire d’un affrontement violent et mortel entre ouvriers coloniaux et étrangers permet de montrer comment les différences racialisées construites en temps de guerre à l’égard des « étrangers » et des « coloniaux » provoquent des conflits entre « communautés », forgées par des pratiques administratives et industrielles, comme par la littérature populaire. La gestion de la crise par les autorités, la violence des rapports sociaux entre groupes nationaux, s’ancrent, outre les difficiles conditions de vie de ces ouvriers étrangers, dans un climat général de renouveau du syndicalisme, de revendications pour l’augmentation des salaires et d’aspirations à l’arrêt de la guerre.
22Trois ans plus tard, en 1920, deux Chinois se font tirer le portrait dans l’atelier du photographe : rien en laisse supposer d’après le costume-cravate de petits-bourgeois et l’attitude en apparence décontractée, qu’il s’agit en réalité de deux ouvriers métallurgistes inscrits sur le registre du photographe sous leur numéro matricule39. Tentative réussie de donner une image d’eux-mêmes et de témoigner – pour qui ? – d’une intégration sociale en marche.
Notes de bas de page
1 Suter A., « Histoire sociale et événements historiques. Pour une nouvelle approche », Annales HSS, 52e année, no 3, mai-juin 1997, p. 543-567. Ginzburg C., « Microstoria : due o tre cose che so di lei », Quaderni storici, no 86, 29e année, no 2, août 1994, p. 511-539 ; Carlo Ginzburg cite un passage des Fleurs bleues de Raymond Queneau (1965, p. 84-85) : le duc d’Auge et son chapelain conversent et le premier demande au second ce qu’il pense du concile de Bâle (« de l’histoire universelle ») et du mariage de ses filles « à peine de l’histoire événementielle, de la microhistoire tout au plus » (je souligne). à partir de 1994, le concept de microhistoire se diffuse rapidement en France par le canal de Jacques Revel et l’EHESS.
2 Album de photographies des usines Holtzer et de la Compagnie des Forges et aciéries de la marine de Saint-Chamond, 1917. Muller M., Perrier P.-Y., Le photographe des ponts, cérémonies du portrait, Saint-Étienne, Imprimerie Dumas, 1983. Les archives photographiques d’un atelier de quartier ont été retrouvées sous la forme de milliers de plaques de format 13x18cm. Fréquenté par une clientèle de voisinage et situé près du terminus des cars et d’une gare, l’atelier du photographe était installé sous le viaduc du chemin de fer, d’où son nom.
3 Archives départementales de la Loire (désormais ADL), 10 M121, télégramme au ministère de l’Intérieur.
4 ADL, 10 M121, rapport du commandant en service à Unieux (commune jouxtant Firminy), 3 mai 1917.
5 ADL, 10M121 déclaration le 1er mai 1917 au commandant de gendarmerie de Georges Ramage, contrôleur à l’usine Holtzer.
6 Archives nationales (désormais AN), 94 AP 123, rapport qui signale l’affrontement entre deux conceptions face à la situation troublée : la répression (le préfet de la Loire) et la discussion (le ministère).
7 ADL, 10M121, déposition du cafetier Berthet 1er mai 1917.
8 Musée de l’éducation, Rouen.
9 AN, 94 AP 348, téléphone 19h30 le 1er mai 1917.
10 ADL, 10M121, rapport du capitaine du groupement d’Unieux qui rend compte des décisions du juge d’instruction.
11 ADL, M 359.
12 Dornel L., « Les usages du racialisme. Le cas de la main-d’œuvre coloniale en France pendant la première Guerre mondiale », Genèses, no 20, septembre 1995, p. 48-72.
13 ADL, 10 M 124, circulaire du ministère de l’Intérieur au préfet de la Loire 8 juin 1916.
14 Farcy J.-C., Les camps de concentration français de la première Guerre mondiale (1914-1920), Paris, Anthropos, 1995, p. 58.
15 Archives départementales du Haut Rhin, Purgatoire 11 734, pièce 52, 16 janvier 1915, lettre de la mère d’un jeune homme de 24 ans retenu dans le camp de concentration de Vals-les-Bains au curé de Rammersmatt (canton de Thann).
16 ADL, 15 M 38, commissaire de police de Saint-Chamond, 18 mai 1915.
17 ADL, 15 M 38, lettre du président de l’Appui alsacien au préfet de la Loire, 3 juillet 1915.
18 ADL, 15 M 38, lettre anonyme au préfet 12 mai 1915 ; rapport du 8 juin 1915 du commissaire de police de Firminy au préfet.
19 Archives départementales de l’Ardèche, registre des Alsaciens dans les « camps de concentration ».
20 Dornel L., op. cit., p. 49.
21 Zancarini-Fournel M., « Usages de la photographie et immigration : de l’identification à l’intégration. Le photographe des Ponts, Saint-Étienne, 1917-1950 », La Trace, no 5, 1991, p. 20-32.
22 ADL, rapport du Préfet de la Loire du 27 décembre 1912 à la demande du Gouverneur d’Algérie : une vingtaine de colporteurs kabyles à Saint-Étienne qui restent cinq à six ans.
23 ADL, M 2023, rapport du commissaire de police de Firminy le 17 avril 1916.
24 Lorcin P.M.E, Kabyles, Arabes, Français : identités coloniales, Limoges, PULIM, 2005, p. 283.
25 Lorcin P., op. cit., 2005 p. 210, citation de Topinard P., Eléments d’anthropologie générale, 1885, p. 184.
26 En 1916-1917, La revue des deux mondes publie une série d’articles sur la Kabylie et les Kabyles, et Charles Géniaux publie Sous les figuiers de Kabylie. Scènes de la vie berbère (1914-1917), Paris, Flammarion, 1917 ; Lorcin P., op. cit. p. 286, note 9.
27 ADL, 92 M 240, récapitulatif du personnel travaillant dans les établissements militaires usines et ateliers privés pour la Défense nationale, commissaire central de Saint-Étienne, 1917.
28 Montoux E. (La vie économique dans la région de la Loire de 1916 à 1919, Paris, éd. Union technique et commerciale, 1919, 65 p.) donne pour Firminy 19 589 habitants en 1911 et 41 000 pendant la guerre.
29 AN, F22 535, série de notes et de rapports entre novembre et décembre 1916.
30 AN, F22 535, note et rapports de contrôle du lieutenant Paret-Dortailau au sous-secrétaire d’état de l’Artillerie et des Munitions.
31 Montoux E., op. cit. ; AN, F22 535, rapport Bourillon du 15 janvier 1917 (à la suite d’une visite d’inspection à Firminy).
32 ADL, 10 M 122, rapport du Préfet au ministère de l’Intérieur.
33 ADL, 93 M 13, rapport du commissaire de police de Firminy le 14 janvier 1917. Rôle de Clovis Andrieu (classe 1896, mobilisé aux usines Holtzer, secrétaire du syndicat des métaux de Firminy : voir notice dans Maitron J. (dir.), Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, t. 10, 3e partie, De la Commune à la Grande Guerre, p. 147).
34 ADL, 92 M 240, rapport du commissaire de police d’Unieux au préfet de la Loire, 21 avril 1917.
35 AN, 94 AP 123, les envoyés spéciaux d’Albert Thomas réussissent à mettre sur pied une commission mixte (patronale et syndicale) pour élaborer un bordereau de salaires avec un accord signé le 19 juin 1917. Des délégués ouvriers sont créés par la circulaire du 24 juin 1917 pour surveiller l’application du bordereau, mais il faut noter que les étrangers et les coloniaux ne sont pas concernés (à la différence des femmes électrices et éligibles).
36 AN, 94 AP 140, rapports sur les grèves des Chinois de l’usine Holtzer.
37 ADL, 10 M 214, rapport du commissaire de police de Firminy 1er juin 1917.
38 ADL, 10 M 122, Circulaire 37 197 du 31 décembre 1917.
39 Zancarini-Fournel M., op. cit., La Trace, no 5, 1991, p. 20-32.
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