Chapitre 3. Les modes d’arbitrage de l’entraide
p. 89-133
Texte intégral
1Description faite d’une parcelle de l’espace mental dans lequel les acteurs peuvent choisir leurs aidants, on se propose maintenant d’observer les caractéristiques des choix que les acteurs opèrent effectivement au sein de leur réseau, quand il devient nécessaire pour eux de recourir à l’assistance de leur entourage. Il s’agit précisément de passer en revue les éléments qui concourent à l’arbitrage en faveur de certains partenaires au détriment d’autres.
2Entre les offres légitimées par les devoirs idéaux d’entraide et les choix finals des acteurs s’insère une évidence : on ne peut pas faire appel à une relation que l’on n’a pas. Décrire et comprendre le choix des acteurs impose d’abord d’examiner comment les arbitrages sont subordonnés aux opportunités dont les individus réellement disposent. Plus encore, ce choix ne s’effectue pas nécessairement et uniquement de manière catégorielle, parce que les relations interpersonnelles sont loin d’être une simple mise en pratique de rôles, mais consistent en des œuvres inachevées qui se façonnent au cours du temps. Le choix d’un aidant ne peut pas être interprété comme la simple conséquence d’un arbitrage entre différentes catégories de relations ; il porte également en lui le fruit de l’expérience partagée par les acteurs, qui autorise des aventures communes singulières. Les demandes d’aide s’insèrent dans la lente progression d’échanges multiples, qui rend possible et justifie certaines formes d’assistance. Ce chapitre vise à connaître lesquelles parmi ces caractéristiques des relations favorisent un arbitrage en faveur de certains partenaires.
3Trois points seront abordés. On débutera par une description à grands traits des partenaires sélectionnés ; cette description sera l’occasion de montrer que les prescriptions et les proscriptions des rôles pèsent variablement sur le choix des aidants selon l’aide requise. On envisagera ensuite le détail des choix dans deux circonstances archétypiques : la recherche d’un appui lors de la prise en charge des parents âgés et la sollicitation d’un interlocuteur pour parler de ses problèmes personnels. Il s’agira d’étudier ces choix en tenant compte des opportunités des acteurs et de repérer dans quelle mesure certaines caractéristiques des relations complètent, concurrencent ou suppléent les obligations des rôles.
LES PRINCIPAUX PARTENAIRES AIDANTS
4Avant d’entamer la description des principaux partenaires aidants, divers éléments du protocole d’enquête doivent être précisés. En effet, l’observation du choix des aidants n’a pas consisté en un historique rétrospectif des différentes situations auxquelles les individus ont été confrontés au cours de leur vie, et sur l’examen précis des partenaires qu’ils ont mobilisés à chacun de ces moments. L’étude a consisté à proposer aux personnes enquêtées quelques « épisodes » de la vie qui mettent en scène un événement imposant de recourir à l’aide de quelqu’un, afin de déterminer quels seraient les aidants. Les résultats revêtent de ce fait une teinte originale qu’il convient d’éclairer.
Faire choisir des aidants
5Le questionnaire axe son interrogation autour de plusieurs mises en scène qui décrivent un épisode durant lequel les personnes doivent solliciter le secours de quelqu’un. Pour chacune de ces mises en scène, les enquêtés devaient désigner, parmi les partenaires qu’ils avaient précédemment inventoriés, celle à laquelle ils feraient de préférence appel. Ils pouvaient ensuite sélectionner une seconde personne, avec une consigne supplémentaire : la première personne sélectionnée, pour diverses raisons, ne pouvait pas répondre à leur demande, il s’agissait donc de la remplacer. Ces deuxièmes aidants devaient également être sélectionnés en termes de préférence. Les données recueillies à propos des choix portent donc sur des préférences ordonnées.
6L’obligation de choisir une personne1 – le deuxième choix était seulement proposé – simplifie une réalité sociale forcément plus complexe. Rien n’interdit en effet aux acteurs, dans la vie courante, de solliciter plusieurs de leurs proches et préserver ainsi leurs ressources. Les critères de recours aux différents aidants s’y révèlent alors multiples. En faisant désigner le partenaire préféré, on fait le pari qu’on peut contourner l’examen minutieux des motifs qui conduisent à solliciter tel ou tel aidant, et maîtriser la relativité des choix, en obligeant les acteurs à utiliser quelques critères et à arbitrer entre eux. L’analyse d’un nombre réduit de préférences relationnelles se veut un compromis acceptable entre la pluralité des recours possibles et les besoins de simplification de la réalité sociale pour la saisir empiriquement. Outre qu’une trop grande diversité de choix pouvait nuire à la lecture des arbitrages, il semblait qu’à travers l’établissement d’un nombre limité de préférences, on pouvait plus aisément atteindre les stratégies prévalant au choix des aidants. Le deuxième choix, bien que facultatif, offrait la possibilité d’explorer la manière dont les acteurs se représentent et s’accommodent de leur réseau relationnel ; en particulier, comment ils jouent avec la diversité et la variabilité qu’il leur offre. Toutefois, comme ce second choix n’était pas imposé par le protocole d’enquête, les personnes enquêtées pouvaient très bien n’en citer aucun. Cette liberté laissait la porte ouverte à l’observation de substitutions inexistantes.
7Ce mode d’investigation d’un premier choix et d’un choix remplaçant a l’avantage d’obliger les enquêtés à confronter leurs relations les unes aux autres et de les conduire à trancher en faveur d’un partenaire plutôt qu’un autre. Son inconvénient majeur est qu’il ne permet pas de repérer tous les recours possibles, ni d’examiner comment les acteurs s’organisent très concrètement quand ils sont confrontés à certains événements.
8Par ailleurs, cette approche empirique du choix des partenaires aidants fonctionne avec deux temporalités différentes. La composition du réseau personnel des enquêtés (qui sert d’assise à la détermination des opportunités de chaque acteur) est décrite et évaluée à un instant précis de la vie des enquêtés : le temps – évidemment bref – de la situation d’enquête, qui impose des conditions de mémorisation et de réflexion qui ne tolèrent pas de retours en arrière, de contestations ou d’ajouts. C’est d’ailleurs parce que la reconstruction des réseaux relationnels résulte d’un travail de mémoire délicat, émaillé de défaillances, qu’on a utilisé des critères de sélection variés et parfois redondants. La diversité des générateurs de noms2 utilisés est supposée encourager autant que possible l’exhaustivité réclamée par l’objet de l’enquête, mais cette exhaustivité reste temporellement déterminée : le réseau relationnel cité l’est à un temps fixé par le moment de l’enquête. Par contre, les événements relatés au sein des mises en scène sont tissés sur le mode de la fiction, et s’inscrivent dans un temps futur et conditionnel. Les personnes enquêtées doivent imaginer être confrontées aux circonstances décrites. Il existe donc un décalage temporel entre les situations qui invitent à choisir un partenaire aidant pour un besoin imaginé et la description actuelle du réseau : les choix se réfèrent aux opportunités immédiates des individus pour des besoins d’aide conditionnels.
9Il ressort de cette disjonction temporelle que le rapprochement entre les choix qu’on est en mesure de décrire par ce protocole d’observation et les choix effectifs des acteurs si, un jour, ils étaient confrontés à une situation similaire, pourrait révéler des décalages. Ces écarts s’enracinent dans le fait que la plupart des relations, même les plus établies et ancrées socialement, ne sont ni figées, ni définitives. Elles ont une vie propre ; elles apparaissent, elles fluctuent, elles disparaissent. Les acteurs peuvent disposer d’opportunités légèrement différentes entre le jour de l’enquête et celui où ils doivent réellement recourir à l’aide de proches. Les arbitrages en faveur des uns ou des autres peuvent s’avérer divergents, du fait de la variabilité des relations, des contentieux, des sentiments d’affection, etc. Mais, là encore, dans la mesure où la recherche ne porte pas sur les choix effectifs et complets des personnes, mais plus sur les modes d’arbitrage qui conduisent les individus à solliciter l’aide d’un partenaire plutôt qu’un autre, ce décalage n’apparaît pas en soi comme une imperfection dirimante.
10Dernière remarque importante concernant le protocole d’enquête, une des conséquences de la vie urbaine a été de séparer plus ou moins distinctement les contextes d’émergence des relations, sans pour autant abolir les intersections entre les différentes sphères relationnelles. Y compris dans les milieux citadins, des parents peuvent être collègues, des collègues peuvent être voisins… Cet empiétement est accentué pour les amis dans la mesure où les acteurs puisent souvent leurs relations amicales au sein de lieux de rencontre plus institutionnalisés, comme le monde du travail, les activités associatives, etc. La naissance des relations amicales à partir d’autres types de lien se traduit parfois par des relations qui demeurent multiples : des amis restent des collègues, ils participent à la même association, ils habitent dans la même rue. Il s’ensuit de ce chevauchement des sphères de l’activité sociale, que les relations décrites par les individus enquêtés peuvent l’être à plus d’un titre : comme voisins, comme amis, comme parents, sans nécessairement qu’un type de relation supplante les autres.
11Cette complexité des engagements des relations humaines peut paraître antinomique avec l’idée que les relations s’insèrent dans un champ structuré de représentations communes qui interdit, autorise, exige certaines conduites. Comment les acteurs s’y retrouvent-ils lorsque leurs relations appartiennent à plusieurs contextes dont les attentes sont différentes, voire contradictoires ? Une conception des rôles comme filtre des choix suppose que les acteurs utilisent leur propre carte mentale des rôles et qu’ils anticipent une analogie entre leur propre carte de rôle et celle de leurs divers partenaires. Sans cette anticipation, la légitimité de la demande risquerait d’engendrer des malentendus. Cela suppose également qu’il existe des règles qui hiérarchisent les relations et que ces règles sont induites par la situation générale qui impose l’assistance et les caractéristiques normatives des types de liens. Le fait de demander une aide inscrit les relations dans un champ d’action spécifique, qui positionne les liens les uns par rapport aux autres. Ainsi, des amis collègues seront catalogués plutôt comme collègues ou plutôt comme amis ; des parents voisins seront avant tout des parents, etc.
12Pour contourner la difficulté liée à la multiplicité des liens au sein d’une relation, on a érigé une règle de hiérarchisation des liens, calquée sur celle de Claude S. Fischer (1982a, p. 39-40) qui agence les relations selon leur origine probable et l’importance des catégories. Les relations sont ordonnées a posteriori (sur la base des différents liens décrits par les enquêtés) selon le schéma suivant : famille proche (conjoint, parent, frères et sœurs, enfants) > famille élargie > collègues > voisins > amis > autres relations3. Cette règle de hiérarchisation induit que les partenaires décrits comme collègues et amis seront classés comme collègues ; que les apparentés voisins seront enregistrés comme membres de la parenté, etc. La catégorie des « amis » est par conséquent assez restrictive ; elle renvoie aux relations amies qui ne sont pas décrites simultanément par un autre lien. Cette règle présuppose qu’à partir du moment où un partenaire sera catalogué comme « collègue » et « ami », le fait d’être collègue est prépondérant sur celui d’être ami, en vertu, par exemple, des interdits qui entourent la relation de travail vis-à-vis du domaine privé.
L’aide : une prérogative du conjoint
13Quels sont les principaux partenaires sollicités par les personnes interrogées pour chacune des six situations étudiées ? Le tableau suivant récapitule pour chaque circonstance les différentes catégories de personnes qui ont été sélectionnées en premier par la population enquêtée.
14Le constat le plus frappant au regard des résultats est la sélection réitérée du conjoint. La majorité des personnes enquêtées font appel à leur conjoint que ce soit pour parler de leurs problèmes personnels ou de leurs inquiétudes professionnelles, pour prodiguer des soins en cas de maladie4. Tout en étant moins fréquemment sollicité, le conjoint reste le premier partenaire désigné pour réaliser des travaux d’aménagement au sein du logement. Sans être le plus fréquemment appelé, le conjoint demeure un partenaire privilégié – au côté de la fratrie – pour seconder celui qui prend en charge un de ses parents âgés. La seule situation où les appuis du conjoint ne sont pas requis a trait aux questions financières. Quand il s’agit d’emprunter une somme d’argent importante, les personnes enquêtées ont principalement recours à leurs parents : un tiers des personnes enquêtées sollicitent les soutiens financiers de leurs ascendants. Mais la non-sélection du conjoint s’explique aisément par le type de situation décrite. Les modes d’association et d’engagement promus par la relation conjugale font généralement du couple une unité financière basique, de sorte que les bénéficiaires des emprunts financiers sont le couple et non les conjoints. Et quand les conjoints inventent d’autres modes de gestion financière, ils ne remettent pas nécessairement en cause le principe fondamental de la communauté des biens.
15Dans quatre situations sur les six étudiées, le premier partenaire mobilisé est donc le conjoint. La tâche d’aidant du conjoint dévoile là toute son ampleur : il est le principal recours dans de nombreuses circonstances de la vie quotidienne ou lors d’événements exceptionnels. La polyvalence du conjoint – déjà repérée lors de l’examen des obligations d’entraide – se confirme : aucune autre catégorie relationnelle n’est sollicitée avec autant d’insistance et de constance. Le choix massif et réitéré de l’autre membre du couple témoigne d’une réelle préférence pour la relation conjugale, de telle sorte que les individus choisissent quasi systématiquement leur conjoint en premier recours, avant d’envisager les autres solutions relationnelles que leur offre leur réseau personnel : l’observation des seconds choix révèle en effet un spectre de solutions relationnelles beaucoup plus diversifiées que les premiers.
16L’examen des seconds choix dresse un éventail plus large des recours, tant selon l’aide, qu’au sein de chaque aide : les personnes enquêtées sollicitent des partenaires différents selon les soutiens réclamés, et pour certains types d’assistance, ils mobilisent plusieurs partenaires dans des proportions voisines.
17Quatre circonstances suscitent des secondes réponses différentes et variées. Les personnes qui effectuent des travaux d’aménagement du logement ont recours préférentiellement à des membres de la famille élargie ou à des amis. Quand elles recherchent des conseils professionnels, elles sollicitent plus fréquemment leurs collègues ou leurs amis. En cas de longue maladie, leurs deuxièmes choix se portent autant vers leurs parents que vers leurs enfants ou leurs amis. Elles se retournent à part quasi égale vers les soutiens financiers de leurs parents et de leur famille éloignée. Deux situations entraînent des seconds choix « uniques » : quand les individus souhaitent parler de leurs problèmes personnels, ils s’adressent principalement à leurs amis ; quand ils prennent en charge un de leurs parents âgés, ils ont principalement recours aux appuis de leur fratrie. Contrairement au conjoint qui affichait une incontestable polyvalence, les autres relations semblent choisies de manière à répondre à une difficulté singulière. Seuls les amis présentent une certaine polyvalence lors des seconds choix, puisqu’ils seraient plus fréquemment appelés dans quatre situations sur les six examinées. Ils sont néanmoins sollicités dans des proportions beaucoup plus faibles que les conjoints. Le recours aux amis paraît ainsi moins partagé que ne l’est le recours au conjoint : seul un nombre restreint de personnes bénéficie réellement de leur assistance. On retrouve une tendance générale connue des relations amicales : ces liens se révèlent extrêmement profitables pour l’épanouissement personnel des acteurs, mais ils sont réservés à certaines catégories de personnes, qui cumulent souvent plusieurs sources de soutien (Forsé, 1991). Les relations amicales sont socialement distribuées et sont plus fréquemment utilisées par les milieux sociaux aisés et diplômés, qui bénéficient également des ressources de leurs liens familiaux.
18Les préférences dégagées s’agencent dans un ordre où la première personne invoquée, avant toute autre relation, est le conjoint. Cette préférence pour le conjoint était déjà perceptible à partir des observations d’Elke Bruckner et de Karin Knaup (1990). Étudiant comment la composition des réseaux modifie les soutiens envisagés, elles parvenaient aux deux constats suivants : d’une part, les personnes qui vivent en couple font en premier appel à leur conjoint ; d’autre part, l’absence de conjoint modifie considérablement et significativement les requêtes des acteurs.
19Les individus recourent en priorité aux services de leur conjoint en dépit des prescriptions qui assignent à d’autres relations des devoirs de soutien. Bien sûr, l’élection des conjoints comme première personne aidante correspond aux injonctions des normes relationnelles qui incitent très fortement les individus à solliciter l’autre membre du couple. La récurrence des demandes adressées au conjoint laisse néanmoins apparaître une réelle prédilection sociale. Quand les autres partenaires sont sollicités, ils le sont en recours substitutif pour des aides particulières et précises. Seules les relations amicales concurrencent légèrement la polyvalence du conjoint ; mais le recours aux amis est une pratique nettement moins partagée.
Les non-réponses
20Le dispositif d’enquête imposait aux individus de choisir au moins une personne pour chaque situation proposée. Or, en dépit de cette exigence, on constate des taux de non-réponses élevés en deux circonstances : un cinquième des personnes interrogées s’est en effet abstenu de choisir un partenaire qui lui prêterait de l’argent et une sur sept a refusé de choisir quelqu’un qui la seconderait pour prendre en charge ses parents âgés. Cette absence de choix est d’autant plus notable que ces deux circonstances ont à voir, sous des formes différentes, avec les liens de filiation.
21On peut évidemment arguer de la difficulté à projeter sa conduite en des temps fort éloignés des préoccupations actuelles, et pour des événements à la fois sensibles et délicats (la prise en charge de ses parents, les difficultés financières) – préoccupations qu’on évite souvent de se poser quand les péripéties de la vie ne nous l’imposent pas. Imaginer par exemple la vieillesse et la dépendance de ses parents, évoquer sa défaillance à répondre à leurs besoins, suppose de mettre à plat des relations de filiation souvent chargées par une histoire où coexistent des sentiments ambivalents d’affection, de rancune, de sollicitude, de rivalité, de désaccords, etc. Elle oblige à se confronter aux nombreux tiraillements qui naissent de l’ambiguïté constante entre les devoirs d’assistance (qui imposent de s’occuper de ses parents dépendants) et le développement ou la revendication croissante d’une norme d’autonomie entre les générations adultes.
22De même, les aides financières, en espèces ou en nature, pourvues sous la forme de dons occasionnels, sont suffisamment consistantes et apparentes pour modifier quelque peu la distribution des revenus des ménages (de Barry et al., 1996). Mais les individus se révèlent plutôt réticents à aborder directement et crûment des questions financières ; il leur est plus facile de cautionner des aides détournées ou dissimulées sous l’apparence de dons et de cadeaux que d’envisager les sommes d’argent substantielles sous une forme visible (Déchaux, 1990b). La discrétion souhaitée inhérente aux tabous financiers et la défiance vis-à-vis de toutes les questions qui touchent à l’argent conduisent parfois les personnes enquêtées à refuser de répondre aux questions qui leur sont posées.
23Par ailleurs, les répondants peuvent ne pas se sentir concernés par ces besoins financiers. Chantal de Barry, Denise Éneau et Jean-Michel Hourriez insistent sur le fait que la majeure partie des transferts monétaires transite à sens unique, en direction des ménages de moins de 40 ans. Or, les personnes interrogées dans le cadre de cette enquête sont âgées de 35 à 65 ans. Elles ont alors, dans leur vie quotidienne ou occasionnelle, plus de chance d’être donneurs que receveurs de soutiens financiers ; ce qui joue en faveur du caractère exceptionnel de la demande d’aide.
24La non-disponibilité de certaines relations peut également expliquer l’absence de choix. Les uniques mécènes du point de vue normatif sont les parents. Or, la composition des réseaux de ceux qui se sont abstenus de choisir un aidant présente des particularités, en mesure de motiver leur refus de répondre : ces enquêtés ont moins souvent que les autres des parents à leur disposition. Un tiers des personnes qui n’ont pas répondu n’ont pas déclaré de parents, alors que cette proportion n’est que de 14 % pour les autres5. Des différences de composition des réseaux personnels sont également perceptibles entre ceux qui ont refusé de solliciter l’aide d’un proche s’ils s’occupaient de leurs parents âgés et les autres. Près des deux cinquièmes de ceux qui n’ont pas choisi de partenaires ne disposent pas d’un frère ou d’une sœur ; à l’opposé, plus des neuf dixièmes de ceux qui ont accepté de choisir un de leurs proches ont dans leur réseau un frère ou une sœur6. Bien que la diversité des aidants normativement possibles dans cette circonstance fournisse des solutions de remplacement en cas d’absence de la fratrie – notamment en proposant l’aide des conjoints – l’obligation de prise en charge des parents âgés des enfants apparaît tellement unanime qu’elle peut limiter la perception des autres ressources disponibles.
25Les absences de choix s’expliquent donc en partie par l’insertion dans un réseau personnel qui manque de relations dont des devoirs d’assistance sont imposés par les normes sociales. Ces lacunes du réseau rendent d’autant plus difficile un arbitrage approprié entre les partenaires que les situations ne proposent pas d’alternatives normativement déterminées par les attributions des rôles (cf. le besoin d’argent). L’embarras des acteurs qui ne disposent pas de partenaires normalement attendus milite pour une lecture normative des motifs de sélection des aidants dans ces deux situations. En effet, la difficulté à trouver d’autres aidants se comprend aisément dès qu’on admet que le mode d’arbitrage entre les partenaires est fortement restreint et impliqué par des contraintes normatives et que les caractéristiques propres aux relations n’ont que peu d’influence.
DES ARBITRAGES ORIENTÉS PAR DES NORMES SOCIALES
26Pour observer dans quelle mesure le choix des aidants résulte effectivement de la perception de devoirs idéaux d’entraide, il importe d’examiner comment les arbitrages sont subordonnés aux disponibilités du réseau personnel des personnes enquêtées. La lecture qui vient d’être faite des relations choisies par les acteurs saisit les types de partenaires auxquels les acteurs ont préférentiellement recours, mais elle ne tient pas compte des opportunités effectives offertes par le réseau des acteurs. Or, la disponibilité modifie inévitablement les arbitrages et l’expression des préférences. C’est une évidence, la provenance des aides est soumise à l’existence des relations : on ne peut pas solliciter ses frères et sœurs quand on est enfant unique. Les choix effectifs des acteurs ne prennent donc sens qu’à partir du moment où ils sont rapportés à leurs relations concrètes.
27En tenant compte des opportunités fournies par le réseau de relations, on pourra repérer selon la fréquence des aidants sélectionnés, les choix privilégiés et les refus – conséquences des proscriptions sociales. Dit autrement, il se pourrait très bien que les fortes proportions enregistrées de conjoints sollicités soient la simple conséquence du nombre élevé d’enquêtés qui vivent en couple alors que peu disposent d’amis ou d’enfants. À l’opposé, il se pourrait que la proportion faible de recours aux voisins ne soit qu’une manière détournée de découvrir le peu d’enquêtés qui entretiennent des relations avec leur voisinage.
Neutraliser les effets de composition du réseau
28Pour mesurer les effets des obligations ou des interdictions de rôle sur la désignation des partenaires, il n’est pas nécessaire de saisir toute la diversité relationnelle offerte par les réseaux, seulement de considérer les relations sous l’angle de leur appartenance catégorielle. L’acception d’un arbitrage inféré des attentes de rôle postule des dénominations suffisamment expressives et directives pour que les relations catégorisées sous un même label soient interchangeables ou assimilables les unes aux autres. Ce n’est donc pas tant les relations dans leurs aspects singuliers qui importent à présent, que la référence aux rôles qui les sous-tendent parce qu’ils indiquent des comportements obligés ou interdits. Que les acteurs possèdent plusieurs partenaires d’un type (qu’ils aient par exemple plusieurs frères et sœurs, plusieurs amis) ne nous intéresse pas ici autant que le fait qu’ils disposent d’au moins un partenaire d’une catégorie (d’au moins un frère ou une sœur, d’au moins un ami) pour répondre à leurs difficultés. La clause minimale d’observation des opportunités offertes par les réseaux apparaît donc très réduite : elle requiert que les acteurs disposent d’au moins un partenaire par rôle. Le cas échéant, ils sont structuralement contraints d’entreprendre des choix au moyen d’autres motifs que les attentes de rôle.
29Deux indices ont été construits pour chacun des deux choix opérés dans le réseau : la proportion de personnes qui disposent d’au moins une relation pour chaque catégorie étudiée (la fréquence d’une opportunité) et la proportion de personnes qui ont choisi un partenaire d’une catégorie parmi celles qui possèdent au moins un partenaire de cette catégorie (le taux de mobilisation).
30Pour le premier choix, la fréquence d’une opportunité sur l’ensemble de l’échantillon est calculée en fonction du nombre de personnes enquêtées qui disposent d’au moins un partenaire de la catégorie étudiée. Pour le second choix, elle est calculée en fonction des mêmes disponibilités diminuées des premiers choix opérés. Comme la deuxième personne sélectionnée était censée répondre à la défaillance de la première, il était interdit de désigner le même partenaire. C’est pourquoi la structure des opportunités des seconds choix diffère sensiblement de la première – surtout en ce qui concerne les conjoints. Une fois les services du conjoint sollicités, ce dernier était éliminé des partenaires possibles parce que cette catégorie ne comporte, par principe, qu’un/qu’une titulaire du rôle.
31Le taux de mobilisation indique la probabilité de choix d’un rôle quand un partenaire est disponible. De manière absolue, on considérera qu’un choix est privilégié dès qu’une très large majorité des personnes qui disposent d’au moins un type de relation arbitre en faveur d’un membre de cette catégorie – quand, par exemple, toutes les personnes qui vivent en couple font appel à leur conjoint. Au contraire, un choix est refusé quand « aucune » de celles qui disposent d’au moins un partenaire d’une catégorie ne le sollicite. La construction des taux de mobilisation neutralise le fait que des relations puissent ne pas être choisies à cause d’une impossibilité, conséquente de la composition des réseaux. De cette manière, les rejets – surtout quand ils sont répétés entre le premier et le deuxième choix – peuvent être lus comme la manifestation d’interdits normatifs. Mais encore, parce que les personnes ne pouvaient choisir qu’un seul partenaire, les taux de mobilisation possèdent une autre propriété importante : ils indiquent à eux seuls des probabilités de choix relatives aux autres choix ; c’est-à-dire qu’ils tiennent compte de l’interdépendance des choix entre les différentes catégories de relations. En d’autres termes, il est possible de comparer les taux de mobilisation comme un rapport de choix entre les différentes catégories de relation.
32La décomposition des éléments qui président aux choix nécessite une analyse détaillée du fait de sa complexité. Pour simplifier la présentation des informations enregistrées, sans se perdre dans des exemples disparates, on a décidé de privilégier l’analyse des résultats pour seulement deux circonstances : l’assistance recherchée lorsqu’on s’occupe d’un de ses parents âgés et la sollicitation d’un interlocuteur pour parler de ses problèmes personnels. Ces deux situations serviront de fil conducteur à la présentation des résultats.
33Ces situations ont l’avantage de mobiliser des compétences particulières (la parole et l’écoute, les différentes dimensions de la prise en charge des personnes âgées), elles s’inscrivent dans des domaines où la connaissance sociologique est relativement balisée, mais également elles renvoient à des champs de représentations différentes, tant concernant les obligations normatives associées à chaque rôle que plus généralement, les habitudes et les compétences qu’elles suggèrent. Elles sont d’autant plus intéressantes que les prescriptions normatives qu’elles énoncent mettent en jeu des catégories relationnelles plus ou moins nombreuses, plus ou moins confinées à certains cercles sociaux (la famille), ou étendues à des types de relations diversifiées (la famille, les amis…). Plus encore, l’une met en jeu une relation par nature hiérarchique (la relation de filiation) alors que la seconde a tendance à être l’objet de relations homophiles. La comparaison de ces deux situations permet de dégager des logiques tantôt similaires, tantôt différentes, de choix des acteurs. Elle permettra surtout de dévoiler deux modes d’arbitrage relativement antinomiques.
« Aider les aidants » des personnes âgées dépendantes : les obligées des obligé (e) s
34Les principaux partenaires appelés à participer à la prise en charge des parents âgés sont les membres de la fratrie : 46 % des personnes qui disposent d’un frère ou d’une sœur s’adressent à l’un d’entre eux en premier, 44 % d’entre elles sollicitent également l’un d’eux en solution alternative. Les autres partenaires privilégiés sont les conjoints, mais quasi uniquement en premier recours : 43 % de ceux qui vivent en couple choisissent dans un premier temps leur conjoint. Ces choix privilégiés – les frères et sœurs d’une part, le conjoint d’autre part – coïncident avec les exigences et les attentes de chacun de ces deux rôles. L’aide occasionnée par la prise en charge des parents âgés entre dans les modèles de conduites dessinés par ces deux rôles. La perception générale des devoirs moraux d’entraide semble donc décider de l’orientation des demandes vers ceux qui doivent apporter cette aide, de sorte que, quand les personnes enquêtées disposent au sein de leur réseau personnel d’un conjoint ou de frères et sœurs, elles les mobilisent aisément. Certains éléments favorisent ou contrecarrent néanmoins l’expression de ces deux préférences.
35Les activités non rémunérées de soins ou du travail domestique demeurent des tâches largement dévolues aux femmes (Favrot, 1988 ; Favrot-Laurens, 1996). Autant au sein de représentations sociales qui associent, comme une donnée « naturelle », le domaine de la maison, des soins et de la famille aux femmes, qu’à travers les manières très concrètes dont les couples organisent la répartition des tâches de chacun. Les femmes exécutent la majeure partie des activités familiales, et particulièrement celles qui entourent et associent le travail de santé et le travail domestique8 (Bungener et Horellou-Lafarge, 1987 ; Cresson, 1995). Cette perception des activités de soins, dont celles qui concernent le bien-être et la santé des personnes âgées, comme des attributs essentiellement féminins, est largement confirmée par les choix des acteurs enquêtés : 69 % des partenaires sollicités (pour le premier et le deuxième choix) sont en effet des femmes9.
36Le genre apparaît d’autant plus déterminant que le type de relations n’impose pas des obligations d’entraide très franches. Les proches sont plus facilement désignés parmi les femmes quand ils n’appartiennent pas à la fratrie. Ainsi, près de quatre cinquièmes des enfants sollicités et des personnes extérieures à la famille sont des femmes. La proportion de femmes est encore plus importante parmi les aidants de la famille élargie : 86 % de ces apparentés appelés à contribuer à la prise en charge des personnes âgées sont des femmes. L’introduction du genre comme une dimension prépondérante du processus de sélection des aidants n’est plus aussi importante dès qu’il s’agit de la fratrie et du couple. La sollicitation des frères et sœurs amenuise perceptiblement la division sexuelle ; de même, les disparités entre les hommes et les femmes sont moins saillantes pour les conjoints. Dans ces deux cas, le sexe des partenaires pèse cependant d’un poids différent selon les moments de sélection – choisir un premier aidant, choisir un soutien alternatif – tout comme il n’intervient pas de manière identique selon les membres de la fratrie ou les conjoints. Là encore, la question de la disponibilité relationnelle se pose, mais cette fois-ci, dans sa dimension sexuée.
37La proportion de femmes est moins élevée quand les individus font appel à leur fratrie que lorsqu’ils sollicitent d’autres relations. Lors du premier choix, 58 % des collatéraux sélectionnés seraient des sœurs et 42 % des frères. Ces écarts entre les sexes vis-à-vis de la fratrie s’accroissent légèrement au moment du second choix : 37 % des membres de la fratrie sélectionnés seraient des frères et 63 % seraient des sœurs. Mais tous n’ont pas la même liberté de choisir entre un frère et une sœur. Or, la présence d’un frère ou d’une sœur n’influence pas les choix de manière similaire. Seuls 37 % de ceux qui feraient appel à leur frère disposent également d’une sœur, alors que 51 % de ceux qui font appel à leur sœur disposent également d’un frère. Cet écart enseigne que le choix d’une sœur est favorisé en dépit de la disponibilité d’un frère, alors que le choix d’un frère semble plus contraint par l’absence de sœur.
38La norme liée au genre, qui voit les femmes comme les principales sources de soutien direct ou indirect auprès des personnes âgées, ne semble que très légèrement contrebalancée par le très fort consensus qui entoure les devoirs des enfants (par extension, de l’ensemble des membres de la fratrie) de s’attacher à œuvrer au bien-être de leurs parents. Sans entrer frontalement en conflit, ces deux normes (celle qui associe les soins aux femmes et celle qui dicte des devoirs d’assistance des enfants aux personnes âgées) s’ajustent pour nuancer l’importance de la dimension sexuelle et se conformer aux obligations de la fratrie. Si les préférences des personnes enquêtées se portent quasi exclusivement vers les femmes, les hommes commencent à faire l’affaire s’ils sont des frères.
39Les attitudes envers les conjoints apparaissent quelque peu différentes. Les hommes composent une part majoritaire des conjoints mobilisés en second. Mais on peut nuancer dès à présent l’ampleur de cette élection masculine, dans la mesure où la proportion de conjoints mobilisés en second par rapport aux autres relations (fratrie, membres de la famille éloignée, enfant) reste modérée. Derrière l’opposition entre un premier choix féminin et un second choix masculin se cache la diversité des attitudes des hommes et des femmes. Les hommes interrogés font très largement appel aux services de leurs compagnes pour s’occuper de leur parent âgé : 47 % d’entre eux sollicitent leur conjointe. Les préférences des femmes enquêtées se portent davantage, dès le premier choix, vers des partenaires extérieurs à leur couple : elles s’adressent plus volontiers à leurs frères et sœurs, à leurs filles ou aux membres féminins de leur parenté éloignée. Les conjoints masculins n’interviennent dans la prise en charge des personnes âgées qu’à titre exceptionnel. Si les hommes sollicitent volontiers les services de leur conjointe pour les aider à prendre en charge leurs parents âgés, les femmes recherchent davantage des solutions étrangères à leur couple, dans les limites de leur parenté.
40Geneviève Favrot (1988, p. 75) insiste sur la dissymétrie fondamentale du maintien à domicile des personnes âgées, où la responsabilité des femmes mariées est toujours engagée, simultanément à celle de leur mari lorsqu’il s’agit de leurs beaux-parents, seules lorsqu’il s’agit de leurs parents. La prise en charge de leurs beaux-parents apparaît comme une exigence de leur rôle que les maris n’ont pas à tenir. Les femmes connaissent une déficience relationnelle quasi tragique : elles ne disposent pas d’une « femme à la maison » qui doit les seconder dans cette tâche. Elles se voient alors contraintes de mobiliser d’autres partenaires. Pour supplanter l’absence de devoirs des hommes, les femmes ne s’adressent pas plus souvent aux membres de leur fratrie que ne le font les hommes. La difficulté qu’elles ont à solliciter leur conjoint se traduit par un recours plus systématique aux autres femmes de leur parenté : leurs filles, les femmes de la famille éloignée en général, et les belles-sœurs10 en particulier. Ces dernières sont une réelle source de soutien pour les femmes, et sont très souvent mobilisées en solution de remplacement.
41Pour terminer, on notera que certaines relations ne sont pratiquement jamais sélectionnées. Rares sont les personnes enquêtées qui s’adressent à leurs parents, leurs voisins, leurs collègues, leurs amis et leurs relations de simple connaissance, alors même qu’ils composent une part importante de leur réseau.
42L’absence des parents est une conséquence directe de la manière dont la situation est décrite. La formulation de l’événement à l’origine de l’aide recherchée exclut d’emblée la possibilité de faire appel aux parents, dans la mesure où elles les présentent comme les principaux bénéficiaires des attentions. Cette mise en scène, qui s’attache à étudier les aides apportées à ceux qui prennent en charge leurs parents âgés, rend difficile l’identification de ces derniers comme des aidants potentiels.
43Par contre, l’absence des collègues, des voisins, des amis et des relations de simple connaissance manifeste la réelle résistance que rencontrent les personnes enquêtées à s’adresser à des partenaires non apparentés. Cette régularité de l’absence de choix trahit l’inconvenance qu’il y aurait à demander l’aide de personnes que l’on connaît peu ou qui ne sont pas unies par des liens formels – même distendus – aux principaux bénéficiaires des aides. Les relations extérieures à la parenté semblent ainsi éliminées du réservoir de soutiens potentiels ; les seuls partenaires admis sont circonscrits à la famille proche ou féminine élargie.
« Trouver à qui parler » : un gage de la proximité des liens
44La recherche d’un interlocuteur pour discuter de ses problèmes personnels présente une configuration de choix quelque peu différente. Les conjoints se révèlent être, bien plus que précédemment, les premiers partenaires sollicités : trois cinquièmes des personnes qui vivent en couple s’adressent à leur compagnon. Le taux de mobilisation des conjoints au moment du second choix témoigne également de ce souhait express de dialoguer avec eux, même si cette préférence est moins marquée : un cinquième de ceux qui disposent d’un conjoint non choisi en premier requiert son écoute. Les amis sont les autres relations privilégiées. Toutefois, les individus les sollicitent plus fréquemment comme une solution alternative, en réponse à la défaillance des premières personnes sollicitées : s’ils ne sont que 21 % à réclamer leur écoute en premier lieu, 39 % s’adressent à eux en seconde instance.
45En dehors de ces deux préférences clairement identifiables – pour le conjoint et pour les amis – aucune autre relation ne reçoit les faveurs des personnes interrogées, sans pour autant être dédaignée. Les taux de mobilisation manifestent une péréquation des choix entre les différentes catégories relationnelles. Seules trois d’entre elles, qui embrassent des liens dont la nature est a priori hétérogène, sont plus rarement mobilisées : les membres de la famille élargie, les simples connaissances et les voisins. Contrairement à la situation précédente où l’existence de normes prohibant le recours à certains partenaires était sérieusement envisageable, aucune de ces relations n’apparaît explicitement comme une solution taboue. L’éventail des opportunités relationnelles semble, dans le cas du soutien émotionnel, beaucoup plus ouvert et malléable, alors qu’il était limité à certains membres de la parenté pour la prise en charge des parents âgés.
46L’étude des obligations d’entraide a montré que les conjoints et les amis doivent endosser la fonction d’interlocuteurs quand les acteurs éprouvent des difficultés face aux aléas de la vie. Ce devoir d’écoute et de parole assigne une mission aux conjoints et aux amis qui recouvre des motifs pluriels et hétéroclites : il s’agit autant de discuter de ses inquiétudes personnelles, de ses soucis professionnels, que de ses préoccupations à propos des enfants. Les relations conjugales et amicales, qui valorisent fortement l’intensité des sentiments, se nourrissent et se construisent autour de ces discussions multiples. À l’opposé, les discussions attendues des autres relations se cantonnent à des sujets précis et spécialisés. C’est ainsi que les collègues sont des interlocuteurs essentiellement requis pour débattre de son travail.
47La très forte mobilisation des conjoints concorde avec les représentations communes et véhiculées de l’obligation « de tout entendre et de tout dire » entre les conjoints. Que les amis soient une solution alternative ne contredit pas leurs devoirs de confidence, elle confirme seulement un phénomène déjà commenté : les conjoints sont les aidants prioritaires. Cette priorité peut s’expliquer par l’existence d’un ordre de préférence socialement construit qui enjoint de recourir à son conjoint avant d’ouvrir son univers de soutien à d’autres relations. Elle peut également provenir du fait que les relations conjugales comportent des qualités qui favorisent l’échange de paroles. Ces relations impliquent la confiance, de l’affect et de la bienveillance ; elles sont facilement accessibles, etc.
48La logique d’une élection basée sur l’existence d’obligations voudrait que les partenaires privilégiés pour parler de ses problèmes personnels diffèrent sensiblement selon les couches sociales, puisque les obligations revendiquées ne sont pas identiques.
49On observe effectivement des différences entre les catégories supérieures et les catégories populaires de la population enquêtée. Les catégories supérieures font avant tout appel à leur conjoint ou à un ami : la moitié s’adresse à leur conjoint, un sixième à leurs amis. Les membres des catégories populaires ont des recours plus dispersés : trois dixièmes sollicitent leur conjoint, un cinquième mobilise leurs amis, un septième s’adresse à leurs enfants. Cette lecture des premiers choix selon les catégories sociales amène déjà une nuance : si les premières sollicitent prioritairement leur conjoint, les secondes voient dans leurs enfants des interlocuteurs potentiels. Le deuxième choix présente également des attitudes contrastées. Deux cinquièmes des catégories supérieures sollicitent leurs amis. Les choix des catégories populaires sont eux plus dispersés, ils se rapportent essentiellement à des membres de la parenté proche : la fratrie et les enfants. Lors du second choix, les catégories supérieures privilégient leurs amis, pendant que les catégories populaires préfèrent leurs enfants ou leurs frères et sœurs11.
50Un résultat désavoue les attentes de rôles. Les parents sont aussi peu choisis par les catégories populaires que par les catégories supérieures. Or, un des profils de rôles soutenus par les couches populaires leur octroie des obligations de confidence, tant sur le plan des conseils professionnels, que des difficultés rencontrées avec ses enfants, que sur celui des problèmes personnels. Si les obligations influencent de manière décisive l’élection des interlocuteurs, les membres des catégories populaires devraient polariser leurs choix vers leurs parents. L’absence des parents constitue ici un fait ostensible et contradictoire.
51La non-sollicitation des parents rejoint cependant d’autres observations. Olivier Galland (1997), en décrivant la nature et les formes des discussions entre les enfants et les parents, constate que l’étendue des sujets abordés avec les parents décroît à mesure que les enfants avancent en âge et à mesure que ces derniers s’installent en couple. Les questions touchant à la vie intime sont les sujets les moins partagés entre les parents et les enfants : les enfants maintiennent une certaine réserve vis-à-vis de leurs parents dès qu’il s’agit d’aborder des sujets intimes. Alexis Ferrand et Lise Mounier (1993) signalent également le peu d’empressement des acteurs à parler de leur vie sexuelle et sentimentale avec leurs parents. Les relations de confidence sont des relations homophiles : on parle plus fréquemment avec des personnes de même âge, de même milieu social. Les seuls qui discutent le plus de leur intimité avec leurs parents, loin d’être issus des milieux populaires, sont les membres des professions intermédiaires (Galland, 1997).
52Le fait que les membres des catégories populaires ne sollicitent pas leurs parents mais s’adressent à leurs enfants s’explique en partie par les (in) disponibilités des personnes enquêtées. Que ce soit lors du premier ou du second choix, ceux qui recourent à leurs enfants sont insérés dans des systèmes relationnels plus inhabituels : ils ont moins souvent que les autres des parents à disposition. Plus de quatre cinquièmes de ceux qui se confient à leurs enfants n’ont plus de parents, alors que globalement seul un tiers des individus enquêtés appartient à des réseaux sans parents. Par contre, la présence ou l’absence de parents ne paraît pas déterminante dans le fait de s’adresser à son conjoint ou à un ami, ni même à d’autres membres de sa parenté (frères et sœurs) ou à des partenaires non apparentés (collègues ou voisins). La composition altérée des réseaux de ceux qui privilégient leurs enfants atteste d’un possible glissement des choix, des parents vers les enfants. L’idée d’un glissement des choix des parents aux enfants peut sembler surprenante, car le rôle d’enfant ne renferme pas de telles obligations qui permettraient d’arbitrer en leur faveur. Plus encore, la relation qui lie les parents à leurs enfants ne peut être appréhendée à l’identique de la relation qui lie les enfants à leurs parents.
53Les études des Genevois revendiquent la forte dissymétrie des attentes que les parents et les enfants formulent à l’égard des uns et des autres, et du soutien qu’ils seraient prêts à s’accorder. Les parents ne refuseraient pas de subvenir aux besoins de leurs enfants sans attendre d’eux une assistance analogue (Coenen-Huther et al., 1994). On a également constaté que les obligations d’entraide exprimées à l’égard des parents, et celles que ces derniers profèrent à l’égard de leurs enfants, ne sont pas homologues – à une exception majeure près qui concerne les soins. Nombreuses sont d’ailleurs les ressources échangées entre les parents et les enfants (transferts monétaires, dons d’objets, aides domestiques…) qui suivent quasi exclusivement des chemins descendants, sans trouver leurs compléments dans une réciprocité directe et immédiate – en tout cas aisément perceptible (Attias-Donfut, 1995). Dans ces conditions, faire appel à un de ses enfants plutôt qu’à un de ses parents, apparaît comme un acte singulier qui manifesterait un indéniable renversement des impératifs normatifs et qui s’effectuerait alors même que les enfants ne sont pas les interlocuteurs évidents en l’absence de parents.
54Le large éventail des partenaires sélectionnés, la sollicitation des enfants contre l’absence de parents, plaident en faveur d’un mode d’arbitrage des aidants moins normé pour parler de ses problèmes personnels que lors de la prise en charge des parents âgés. Les travaux sur la confidence suggèrent une dimension supplémentaire aux discussions intimes : la recevabilité affective à aménager des relations fondées sur l’échange de paroles. Les travaux qui instruisent la parole sur la sexualité soulignent combien ces confidences sont conditionnées par certaines propriétés formelles des liens : une affinité réciproque d’une part, le « caractère privé du lien peu contraint par des rôles sociaux institutionnalisés » d’autre part. Ces propriétés favorisent l’émergence de liens qui satisfont et concordent avec les objets soumis à la discussion – les aventures sexuelles ou amoureuses, la vie de couple, les problèmes ou les maladies liées à la sexualité… – qui requièrent la confiance et le sceau du secret (Ferrand et Mounier, 1993, p. 1458-1459). Les discussions à propos des problèmes personnels supposent également une certaine confiance entre les partenaires – celle que les histoires privées ne soient pas galvaudées ; elles sont également censées prodiguer de la compassion, des encouragements, du soutien… Toutes ces formes émotionnelles et instrumentales des relations renvoient au plaisir de parler ensemble et au désir d’aborder des sujets intimes, et scellent les relations (Ferrand, 1991). Cette forme d’assistance trouve ainsi sa particularité dans sa dualité : elle suppose et entérine la privauté et l’intimité des liens.
55Les relations choisies par les acteurs – que ce soit les conjoints ou les amis – sont, il est vrai, soumises à des obligations de paroles, mais ces deux relations reposent simultanément sur des sentiments d’affection, sur des affinités qui présument et vivent du développement d’une intimité et de règles propres aux partenaires engagés. Certains travaux témoignent de la manière dont les sentiments amoureux sont devenus un des fondements de la relation qui unit les membres d’un couple (Kaufmann, 1993). De même, la création d’une relation amicale va souvent de pair avec l’émergence des sentiments de proximité. Le recours aux amis est d’autant plus aisé que les prédispositions à une écoute attentive ou à l’énonciation de paroles rassurantes et apaisantes sont perçues comme des qualités intrinsèques à la relation amicale, tant au niveau des attentes déclarées qu’au niveau des engagements observables (Bidart, 1997 ; Ferrand, 1991).
56Les relations conjugales et amicales s’élaborent dans le temps en valorisant l’émergence d’une affinité réciproque et la conquête d’une certaine intimité. À côté des obligations de ces deux rôles, ces relations témoignent donc de fait de qualités qui favorisent l’apparition de la confidence. Autrement dit, la légitimité statutaire accordée par la perception des devoirs de réconfort ne suffit pas pour discuter effectivement de ses problèmes personnels. La confidence nécessite d’autres propriétés, émergeant de l’histoire singulière de chaque relation interpersonnelle – à savoir des sentiments d’affection ou l’élaboration minutieuse d’une intimité commune. Dans ce cas, l’intimité conquise encourage et légitime, en plus du statut ou en elle-même, le choix des aidants.
Le jeu de disqualification des relations
57La perception des devoirs idéaux apparaît prépondérante quand il s’agit de trouver un appui pour s’occuper des parents âgés, moins primordiale quand il s’agit de discuter de ses problèmes personnels avec quelqu’un. Dans cette dernière situation, les recherches sur la confidence augure d’un mode de sélection plus interpersonnelle. Si l’élection d’un partenaire est facilitée par les obligations normatives ou encouragée par l’histoire spécifique des relations, elle peut également être encadrée par des interdictions de rôles. Le protocole d’enquête demandait à chaque personne interrogée de sélectionner deux partenaires qu’elle ne choisirait sous aucun prétexte. Ces exclusions ont évidemment des significations différentes. Elles peuvent relever d’interdits qui circonscrivent les relations. On a, par exemple, entrevu les frontières normatives qui délimitent le cercle des aidants auxquels les acteurs s’adressent lorsqu’ils prennent en charge leurs parents âgés. Elles peuvent aussi résulter de conflits entre les proches, ou encore des sentiments d’incompétence des personnes devant les difficultés rencontrées. Tout comme le fait de sélectionner un partenaire relève de plusieurs dimensions qui organisent les préférences, la disqualification des partenaires procède de plusieurs facteurs. Pour dégager les prohibitions de la pluralité des facteurs qui conduisent à la disqualification des proches, on propose de comparer les relations absentes des choix et les relations exclues. À partir du moment où les partenaires ne sont jamais choisis et où, parallèlement, ils sont très fréquemment exclus, les exclusions peuvent être interprétées comme la marque d’interdits. Il s’agit donc d’appréhender les choix privilégiés à l’aune des exclusions, pour révéler les oppositions qui structurent la perception des réseaux relationnels.
58Il émerge de la comparaison des relations choisies et des relations exclues un certain nombre d’oppositions qui préfigurent l’existence de limites qui structurent le réseau entre les aidants potentiels et les autres. Le réseau de relations est construit sur des interdictions qui circonscrivent le réservoir des partenaires pouvant légitimement être une source de soutien. Une première intuition se confirme : il existe bel et bien des proscriptions qui circonscrivent le cercle des partenaires aidants lorsqu’on s’occupe d’un de ses parents âgés. Cette comparaison manifeste simultanément les marges de manœuvre des acteurs devant certaines de leurs relations. En particulier, elle montre comment certaines relations sont parfois considérées comme des aidants potentiels, tout en étant fréquemment exclues. Deux aspects retiendront particulièrement l’attention : d’abord, l’ambiguïté des acteurs envers la famille élargie lorsqu’ils s’occupent de leurs parents âgés ; ensuite, et contre toute attente, leurs hésitations à discuter avec leurs amis de leurs problèmes personnels.
La famille proche : le territoire réservé de la prise en charge des parents âgés
59La comparaison des relations choisies et des relations exclues lors de la prise en charge des parents âgés éclaire la ligne de clivage qui s’opère entre la famille au sens large et les non-apparentés. La très faible proportion de collègues, de voisins, d’amis et de simples connaissances désignés comme aidants se conjugue avec une forte proportion de collègues, de voisins, d’amis et de simples connaissances auxquels il est exclu de demander assistance. Cette non-sélection récurrente enregistre la place très réduite accordée aux relations extérieures à la famille dans l’image qu’ont les acteurs des aides offertes par leur réseau. Elle dévoile combien les partenaires non apparentés sont des solutions impossibles, émergeant de réelles interdictions de recourir à ces types de relations12.
60Ces proscriptions à l’égard des partenaires non apparentés renvoient au découpage, particulièrement prégnant au sein des sociétés urbaines, qui isole fortement les différentes sphères relationnelles. Cette séparation, plus ou moins revendiquée et utilisée par les acteurs eux-mêmes, est à la fois générée et protégée par des restrictions normatives qui interdisent certaines associations et certaines articulations entre les différentes sphères relationnelles (Hannerz, 1980).
61Cette comparaison témoigne également du relatif flou qui organise les appuis de la famille étendue. Les proches de la parenté élargie sont autant éconduits qu’ils sont sollicités. Cette dualité interdit de penser l’exclusion des personnes de la famille étendue comme le résultat des prohibitions de rôles. Les femmes de la famille élargie s’avèrent d’ailleurs une source de soutien importante, en particulier pour les femmes. La famille élargie reste cependant une catégorie qui regroupe un ensemble de relations extrêmement hétérogènes ; elle rassemble des apparentés dont les positions, au sein de la structure de parenté, sont suffisamment diversifiées pour que les contenus des relations qui la composent soient sans rapport les uns par rapport aux autres.
62Le fait de les privilégier ou de les exclure peut alors être interprété comme un indice de la plus ou moins grande proximité des apparentés aux parents indirectement concernés par les soins prodigués. En d’autres termes, les apparentés peuvent être préférés quand ils occupent une position au sein de la structure de parenté relativement contiguë des parents âgés, comme d’autres peuvent être exclus parce qu’ils sont éloignés des bénéficiaires de ces appuis. Dans cette perspective, le fait que des membres de la parenté élargie soient exclus et que d’autres soient préférés ne serait que le fruit de la variété structurale des relations réunies dans cette catégorie descriptive.
Les sentiments affectifs nécessaires au soutien émotionnel
63La comparaison des relations choisies et des relations exclues pour parler de ses problèmes personnels révèle une autre configuration (que la division famille/non famille) des oppositions qui structurent le réservoir des partenaires aidants.
64Les partenaires les plus souvent exclus appartiennent à la famille élargie et à cet ensemble relativement indistinct formé par les simples connaissances ; ces exclusions se conjuguent avec une faible occurrence de choix. La conjonction des refus et de l’absence de choix peut s’interpréter comme le signe de proscriptions qui interdisent de parler de ses problèmes personnels avec des partenaires dont les relations ne sont pas agies par de l’affect. Contrairement aux interdictions en cas de prise en charge des parents âgés, qui renvoyaient à l’absence d’attaches formelles des partenaires avec la sphère familiale ou avec les bénéficiaires indirects des soutiens recherchés, le trait commun aux relations de la parenté élargie et aux simples connaissances tient au faible degré du sentiment de proximité qui anime ces interactions. Catherine Bonvalet, Dominique Maison, Hervé Le Bras et Lionel Charles (1993) notent la rareté des sentiments de proximité prononcés à l’égard des membres de la parenté élargie. Le nombre des apparentés désignés par les acteurs comme « proches » avoisine près de cinq apparentés13, qui appartiennent quasi exclusivement au cercle très limité de la famille restreinte (Bonvalet et Maison, 1999). De même, les relations inventoriées sous le terme de simples connaissances regroupent des partenaires rencontrés épisodiquement en des occasions précises et ponctuelles, ou des personnes contactées exceptionnellement – parfois par l’intermédiaire de proches – dans un contexte conjoncturel qui place les personnes en situation d’interaction… Ce sont des relations objectivées par un lieu de rencontre fixe (dans le cadre d’activités associatives, dans un club de gym, etc.), par les menus services que les uns et les autres ont pu se rendre au cours de circonstances particulières, sans qu’émerge une véritable relation commune et revendiquée comme telle, enfin par la jeunesse des relations qui n’a pas pu donner lieu à l’expression d’une complicité propre à débattre de sujets sensibles et délicats14.
65Les relations entretenues avec les partenaires les plus fréquemment exclus se caractérisent par un faible degré d’intimité et de proximité affective. Cette déficience relative des critères affinitaires semble effectivement décourager les échanges de paroles qui touchent à la vie privée. La frontière qui discrimine les partenaires potentiels et les autres ne s’appuie donc pas sur les caractéristiques des relations dans leurs aspects génériques – évinçant des relations appartenant à certains mondes sociaux. Elle repose plus vraisemblablement sur des traits spécifiques des liens comme autant de signes d’une originalité relationnelle et de l’enrichissement d’un lien qui a vu le jour au gré des circonstances et des rencontres.
66La nécessité des sentiments de proximité pour devenir un interlocuteur se confirme autrement. Si les amis restent des partenaires privilégiés et attendus du fait de leurs obligations de rôles – un quart des relations sollicitées sont des relations amicales – la proportion d’amis exclus est loin d’être négligeable. Cette proportion d’amis évincés suggère que le fait de considérer ses partenaires comme amis n’est pas une clause suffisante pour parler de son mal de vivre avec eux. Ce ne serait donc pas tant le type de relation – se penser et se dire amis – qui autoriserait la confidence, que les caractéristiques singulières des relations entretenues avec certains amis. Les amis appelés posséderaient des qualités propres au lien entre deux partenaires qui émergent des événements qu’ils ont connus, vécus et expérimentés ensemble. Autrement dit, les qualités du lien compteraient plus que le type de lien.
67La capacité des amis à devenir des interlocuteurs privilégiés, qui expliquerait la priorité donnée aux relations amicales, est une conséquence du processus de production de l’amitié qui laisse une incroyable liberté aux acteurs pour inventer une relation commune, dont les traits souhaités et défendus autorisent ou valorisent les confidences. Les relations amicales, contrairement aux autres types de relations, ne s’appuient pas sur des contextes d’interaction liés à différentes sphères d’activités, comme les relations qui se créent et subsistent au sein d’une entreprise, d’un club de sport, d’une paroisse, d’une association, etc. Elles sont le fruit d’un lent processus de maturation par lequel les acteurs construisent une relation singulière à partir d’interactions premières qui influencent et déterminent leurs formes futures, et, comme le suggère Graham A. Allan (1979), qui définissent leurs règles propres. Dans cette perspective, l’originalité des relations amicales est d’être capable de décontextualiser les liens de leur lieu d’émergence et de se libérer des contraintes imposées par un environnement particulier. La décontextualisation des liens offre une formidable liberté aux acteurs pour inventer et aménager une relation qui leur est propre, autorisant notamment la confidence.
68La priorité donnée aux relations amicales ne résulterait donc pas tant des obligations normatives que les acteurs attribuent à ces liens que des potentialités libérées par leurs modalités de fonctionnement. En d’autres termes, si les amis sont plus souvent sollicités que les autres partenaires, ce ne serait pas tant à cause des prescriptions normatives de cette relation, que grâce à ses modes de fonctionnement, fondés sur une émancipation des contraintes contextuelles originelles, qui laissent libre court à l’expression d’interactions singulières, délibérées et agencées par les acteurs. Cette perspective suggère plus généralement que les relations amicales, loin d’être des entités définitivement fixées, sont des entités flottantes, révocables et en devenir. La transformation des liens amicaux au fur et à mesure de leur histoire a pour conséquence la variété potentielle de leurs inscriptions entre plusieurs figures : des collègues amis, des collègues pas tout à fait amis, des amis anciens collègues, etc. Ces modalités d’émergence des relations électives peuvent ainsi rendre compte de certains choix moins attendus, notamment des personnes qui parlent de leurs problèmes personnels avec leurs collègues, avec leurs voisins, etc.
69La comparaison des relations choisies et des relations exclues réaffirme certains principes de sélection des partenaires qui diffèrent selon les situations.
70La quête d’une aide pour s’occuper de ses parents âgés est très solidement ancrée dans une opposition qui divise le réseau entre les membres de la famille et les autres. Cette opposition s’ajoute aux usages qui identifient le travail profane de santé comme une tâche essentiellement féminine. Au sein de la sphère familiale, certains partenaires sont hautement privilégiés (les conjointes, les frères et sœurs); les attitudes à l’égard des autres membres de la parenté sont plus contrastées : ils peuvent être autant exclus que sélectionnés.
71Dans le cas des discussions à propos des problèmes personnels, l’opposition qui organise le réseau s’appuie plus sur les modalités de développement des relations que sur l’appartenance catégorielle. Les interlocuteurs sont davantage désignés par la dimension affective ou le caractère privé et interpersonnel du lien – qui autorisent l’éclosion de la confidence – que par la perception catégorielle des possibles et des interdits.
72L’analyse détaillée de ces deux situations conduit à envisager pour chacune une logique de sélection des partenaires.
73Le choix d’un partenaire pour participer à la prise en charge des parents âgés apparaît orienté par les obligations et les interdictions des rôles d’une part et par les représentations qui associent les compétences et les qualités requises à une très forte division sexuelle d’autre part. La rareté des partenaires non apparentés appelés à rendre service laissent présager que le réservoir des opportunités est fortement serti par des proscriptions de rôle qui interdisent de recourir à leur soutien. Ce réservoir d’aidants est également circonscrit par des représentations sociales tenaces, des habitudes de vie persistantes et des formes de partage du travail social entre les hommes et les femmes qui assignent la prise en charge des personnes âgées principalement aux femmes. Cette prérogative féminine n’est battue en brèche que par l’obligation unanimement reconnue des enfants de s’occuper de leurs parents âgés (et des frères et sœurs de seconder ceux de la fratrie qui s’en chargent). Par contre, l’obligation des membres du couple d’aider leur conjoint ne va pas au bout de cette assignation féminine ; bien au contraire. Si les hommes s’adressent facilement à leur conjointe, les femmes recherchent des soutiens féminins au sein de leur parenté, sans briguer l’assistance de leur conjoint. Le recours à l’autre membre du couple apparaît comme une solution facile offerte aux hommes qui profitent de la « bonne volonté » attendue de leur compagne.
74Les préférences des individus interrogés apparaissent donc fortement guidées et légitimées par trois normes : celle qui institue le « travail domestique de santé » comme un domaine réservé aux femmes, celle qui impose aux enfants de prendre soin de leurs parents âgés, et celle qui interdit de recourir à des personnes étrangères à la famille. Si la deuxième norme nuance quelque peu la première, le fait que le conjoint paraisse également comme un aidant obligé ne la contrecarre pas. Les seuls partenaires sélectionnés qui ne répondent pas directement aux attentes, et envers lesquels les attitudes des personnes enquêtées sont contrastées, sont les femmes de la famille élargie. Les femmes ont couramment recours à leurs services pour parer leurs difficultés à solliciter leur conjoint, mais elles ne mobilisent pas n’importe quelles apparentées, elles mobilisent principalement leurs belles-sœurs. Or ces dernières ont des liens structuralement proches des parents dépendants et, à en croire les résultats de Geneviève Favrot (1988), doivent faire montre d’une réelle solidarité envers leur époux, lorsque les parents de ce dernier deviennent dépendants.
75Le choix d’un partenaire pour discuter de ses problèmes personnels apparaît beaucoup plus ouvert et moins orienté par la perception des obligations morales de soutien. Certaines personnes enquêtées privilégient des relations au détriment des relations normativement attendues (les membres des couches populaires font fi de l’obligation des parents de partager les problèmes personnels de leurs enfants, préférant recourir à leurs frères et sœurs ou à leurs enfants, etc.). D’autres encore refusent de s’adresser à leurs amis, rompant ouvertement avec les attitudes qu’elles revendiquent à leur égard. Les préférences des acteurs pour choisir un interlocuteur ne semblent pas réductibles aux prescriptions normatives. Leurs confidents sont autant distingués et désignés pour leurs qualités intrinsèques que pour leur appartenance à une catégorie relationnelle particulière. Les travaux menés sur les relations de confidence suggèrent d’ailleurs la nécessité d’une intimité et d’une proximité affinitaire pour que ce type de lien émerge, qualités qui se retrouvent au sein des relations conjugales et amicales, complétant ainsi les attributs de ces rôles.
LES PRÉFÉRENCES : UNE CHRONIQUE D’ENTRAIDE
76L’approche précédente décompose le choix des aidants comme une projection catégorielle des relations. Cette analyse témoigne de l’importance du statut relationnel dans certaines situations et montre que la variabilité de composition des réseaux personnels explique une partie des écarts aux injonctions normatives. D’autres aspects des relations peuvent toutefois légitimer une demande d’aide. On se propose d’observer dans quelle mesure les expériences relationnelles des individus favorisent, influencent ou découragent les préférences des acteurs, et l’articulation possible entre la dimension statutaire et les caractéristiques singulières des relations : ces modes de légitimité de l’aide se complètent-ils ? Se contrecarrent-ils ? Loin d’épuiser la multiplicité des sources de recevabilité des demandes, on étudiera deux propriétés des relations humaines : a) l’usage de la réciprocité attendue entre les partenaires ; b) leur degré d’intimité et les sentiments de proximité.
77Une demande d’aide s’insère dans un processus qui englobe de nombreux échanges de ressources. Parce qu’elle participe à ces échanges, l’aide s’appuie sur les échanges passés, présents, voire envisagés. Le processus d’échange, bien qu’incertain, impose des obligations de réciprocité, où les ressources données appellent un retour. Celui qui « avance » des ressources acquiert alors une certaine légitimité à demander de l’aide.
78Les relations, y compris les plus formelles, sont par ailleurs l’objet de sentiments. Les sentiments d’affection ou de proximité facilitent le développement de relations d’entraide. Jean-Hugues Déchaux (1990a) note à ce propos, la forte imbrication des fonctions instrumentales et des composantes affectives entre parents et enfants. Certains aspects de la vie affective ne sont pas dissociables des échanges de biens ou de services, la solidarité matérielle s’appuyant et se nourrissant des sentiments d’affection et de confiance, qui se renforcent des aides et des services. Que ces sentiments soient présumés du fait des liens, tel que le juge Jean-Hugues Déchaux de la confiance à l’égard des relations parentales, ou qu’ils se conquièrent, ils encouragent les comportements solidaires. Le talent des échanges d’aide est que les relations y puisent leur force : l’entraide scelle, maintient et développe les liens. Les acteurs peuvent alors s’adresser à leurs proches, non parce que leur statut le commande, ou parce que les ressources engagées avec eux leur sont favorables, mais parce que la relation a une puissance affective qui les y encourage.
79Étudier ce qui détermine l’établissement des préférences entre ces deux propriétés des relations pose quelques difficultés, puisqu’elles peuvent s’adjoindre à la dimension statutaire, comme elles peuvent la contrebalancer. Mais encore, la désignation des aidants n’est pas pareillement soumise aux injonctions normatives pour des soins aux parents âgés ou pour parler de ses problèmes personnels. Ces deux circonstances nécessitent alors un examen distinct.
80Les résultats concernant les soutiens recherchés lors de la prise en charge d’un parent âgé laissent entendre une résolution fortement normative des choix. Dès lors, soit les qualités intrinsèques aux relations complètent les dispositions normatives. Autrement dit, les personnes sollicitées le sont en vertu des rôles qu’elles occupent mais également en vertu des caractéristiques des relations que les uns et les autres entretiennent ensemble. Ainsi les frères et sœurs sélectionnées seraient également ceux ou celles pour lesquels les personnes enquêtées éprouvent de l’affection et avec lesquels elles maintiennent des liens d’entraide. Soit les caractéristiques des relations n’ont aucune incidence sur les partenaires qui sont appelés. Dans ce cas, les personnes enquêtées font appel à leurs frères ou leurs sœurs quelles que soient les relations qu’elles entretiennent avec les membres de leur fratrie. Dans le premier cas, les obligations des rôles seraient nécessaires mais non suffisantes pour expliquer les demandes d’aide ; l’aide deviendrait possible dès que les acteurs entretiendraient des relations particulières.
81Dans le second cas, les obligations de rôles suffiraient à rendre compte des choix ; les aidants seraient principalement sollicités parce qu’ils occupent un statut spécifique.
82Les préférences émises pour parler de ses problèmes personnels témoignent par contre de la relative faiblesse d’une explication qui se limiterait à observer ces choix en termes normatifs. Les qualités propres aux relations apparaissent nécessaires pour rendre compte de la diversité des choix des individus enquêtés. Il ne s’agit donc plus d’explorer dans quelle mesure les qualités des relations s’inscrivent en complément ou en opposition des prescriptions normatives, mais d’examiner quelles sont les qualités relationnelles requises pour arbitrer en faveur de certains partenaires.
83Parmi les dimensions des relations qui peuvent peser sur la détermination des préférences, on retiendra deux aspects des liens. On observera tout d’abord dans quelle mesure les aides données par les acteurs favorisent l’arbitrage en faveur d’un partenaire – la quantité d’aides données éclairant les investissements effectifs des acteurs et les sentiments de confiance. On explorera ensuite dans quelle mesure les aidants sont mobilisés dans plusieurs circonstances – la polyvalence renseignant les engagements envisagés avec ses partenaires et, de manière sous-jacente, les sentiments de proximité affective.
Dons et contre-dons : des engagements par l’aide
84Il paraît rapidement utopique de penser repérer la chronique des échanges interindividuels tant les ressources qui circulent entre des acteurs sont nombreuses et diversifiées. Tout comme il paraît illusoire de percer à jour les différents cycles d’échange tant l’existence et la valeur des ressources qui circulent est intrinsèque aux relations – au point où elles deviennent parfois l’enjeu même des échanges – et tant la détermination de leur valeur est noyée sous les jugements portés sur ses partenaires et la cristallisation des écarts de position de chacun. Les occasions où les individus inventorient et procèdent aux décomptes de leurs échanges sont relativement rares ; ils apparaissent essentiellement lors de conflits. Obliger, dans le cadre d’un enquête, les individus à pister et à mesurer les ressources qu’ils ont données et celles qu’ils ont reçues, expose les failles et les défaillances de conduites normalement tenues en ignorance – difficilement avouables au regard des normes d’autonomie et des obligations de réciprocité qui condamnent plus ou moins l’endettement. Qui plus est, ce décompte, dicté lors d’une enquête, impose un laps de temps étranger à celui de pratiques sociales qui se déroulent parfois sur le long terme. Cet exercice opère un rapprochement brutal entre les différents moments de l’échange (donner et rendre) alors que « la condition pratique de leur fonctionnement est de différer le retour en lui donnant un contenu différent » (Héran, 1987b, p. 333). Une telle procédure ne respecterait pas l’ordre des pratiques sociales dont elle prétend rendre compte.
85Dans de telles conditions, l’observation d’échanges ne peut être que partielle et détournée. C’est pourquoi, on n’a pas essayé d’examiner toutes les ressources échangées, ni les tâches effectuées par les différents partenaires, du point de vue de la personne interrogée. On a choisi d’observer si certaines ressources (certaines aides) ont été fournies par les personnes enquêtées dans un intervalle de temps restreint – les six derniers mois précédant l’enquête. L’observation des échanges a été évacuée, pour ne considérer que l’aide que les individus ont accomplie pour les partenaires qu’ils sollicitent ou pour ceux qu’ils excluent. Cette approche met en perspective les demandes d’aide dans un contexte d’entraide plus global, en les localisant parmi les ressources récemment données. Elle permet d’examiner dans quelle mesure des aides données dans le passé incitent à recourir préférentiellement à leurs bénéficiaires, et inversement dans quelle mesure l’absence d’aides données décourage ou freine les demandes.
Demander à ceux à qui on a donné : réciprocité et confiance
86Les aides données dans le passé récent permettent d’une part d’étudier en quoi les ressources données autorisent les demandes d’aide en vertu d’un principe implicite de réciprocité, et d’autre part de comprendre les choix à l’aune de la confiance existant entre les partenaires. Cet examen apprécie donc le choix des aidants sous le signe d’une légitimité non plus statutaire, mais qui proviendrait de la matérialisation des relations à travers des échanges de ressources. Ces aides données placent les partenaires en dette qui légitime des retours sous la forme d’une aide. Elles peuvent également être jugées comme le signe de la confiance accordée – confiance entendue comme la possibilité d’anticiper les retours, sans nécessairement connaître son élaboration historique. L’enchaînement des échanges présume en effet que les individus fournissent des aides à leurs proches parce qu’ils imaginent recevoir quelque chose en retour – que ce retour soit immédiat ou retardé, identique ou différent. Le fait de donner un nombre important d’aides à quelqu’un manifeste la confiance qu’on lui porte : ceux qui n’ont pas confiance dans le respect de leurs proches à honorer leurs obligations de réciprocité ne s’engageraient pas avec eux de manière trop importante. Bien évidemment, le nombre d’aides données dans un temps limité est un indicateur d’un engagement unilatéral, qui repose sur une vision parcellaire de la réalité relationnelle. On ne connaît rien des autres ressources données par les partenaires enquêtés au cours de cette même période, ni de celles qu’ils ont reçues. Cet indicateur photographie à gros grains une réalité par essence dynamique et complexe.
87De ces deux perspectives, qui insistent d’une part sur le fait que les aides données par les personnes enquêtées légitiment les demandes d’aide en vertu d’un principe de réciprocité et d’autre part sur le fait qu’on ne donne pas d’aides sans avoir confiance, on prévoit que les personnes enquêtées choisissent de manière préférentielle les partenaires auxquels elles ont donné beaucoup d’aides, et inversement, qu’elles excluent plus facilement ceux auxquels elles ont donné peu d’aides.
88Cependant, puisque les circonstances qui imposent aux personnes à demander l’aide d’un proche impliquent des modes distincts de sélection des partenaires, il y a fort à parier que la légitimité conquise par les aides fournies dans le passé et les sentiments de confiance, n’interviendront pas de manière analogue pour parler de ses problèmes personnels ou pour trouver l’appui d’une tierce personne quand on s’occupe de ses parents âgés.
89Si la sélection d’un aidant quand on s’occupe de ses parents âgés est effectivement fortement contrainte par les obligations et les interdictions de rôles, elle devrait être peu sensible aux acquis de la relation. Le fait de recourir à leurs frères et sœurs ne devrait dépendre qu’à la marge des aides que les personnes enquêtées leur ont données. De même, si le réservoir des partenaires potentiellement aidants est très fortement épuré par les proscriptions des rôles, le fait que les individus enquêtés aient donné peu d’aides à leurs partenaires ne devrait pas influencer radicalement leur élimination. L’exclusion des relations extérieures à la parenté ne devrait pas être très sensible au faible nombre d’aides données.
90Par contre, si les acteurs parlent de leurs problèmes personnels parce qu’ils entretiennent avec leurs proches des relations spécifiques, et non en vertu des exigences des rôles, les aides données devraient peser fortement dans la quête d’une oreille attentive. Les relations privilégiées devraient être celles auxquelles les acteurs ont fourni un certain nombre d’aides ; les relations exclues, celles qui n’ont pas été l’occasion de nombreux services.
91Les informations dont on dispose se présentent sous la forme suivante. Les personnes enquêtées devaient indiquer précisément si elles avaient ou non donné certains soutiens à leurs partenaires à partir d’une liste de douze événements – se rapportant à une offre de ressources – au cours des six derniers mois. Cette description ne concerne pas l’ensemble du réseau des personnes interrogées, mais une sous-partie composée des partenaires qu’elles ont au moins choisis une fois ou au moins exclus une fois, au cours des six circonstances étudiées. Ces informations concernent globalement un sous-ensemble de 1949 relations – sur les 3 938 liens décrits par les 198 individus de la population enquêtée.
92Pour observer dans quelle mesure les aides données peuvent influencer le choix des partenaires, on ne va pas s’intéresser aux types d’aides fournies par les individus mais à leur nombre, supposant que la quantité d’aides données indique des types d’engagements thésaurisés par les personnes à l’égard de leurs proches. La plus ou moins grande polyvalence relationnelle informe de l’ampleur des engagements contractés auprès des autres15. On examine dans quelle mesure le nombre d’aides données aux partenaires choisis et aux partenaires exclus est significativement différent. Les engagements contractés avec les partenaires choisis sont-ils plus importants que ceux pris auprès des partenaires exclus16 ?
L’absence de réciprocité des aidants aux parents âgés
93Les individus enquêtés semblent passer outre les relations qu’ils entretiennent avec les principaux partenaires qu’ils mobilisent. Cette indifférence perceptible vis-à-vis des relations entretenues avec ces partenaires témoigne là encore d’un choix d’aidants fortement orienté par les obligations et les interdictions de rôle qui plantent le décor des relations. Que les personnes enquêtées aient donné peu ou beaucoup d’aides aux membres de leur fratrie ou à leur conjoint, et même à leurs apparentés plus éloignés, n’apparaît pas comme un élément déterminant de leur mobilisation.
94Trop peu de conjoints sont exclus pour comparer les relations entretenues avec les conjoints choisis et les conjoints exclus. Par contre, les frères et sœurs sélectionnés n’ont pas reçu plus d’aides des enquêtés que ceux qui sont exclus. La similarité des comportements à l’égard des relations fraternelles traduit la neutralité des acteurs face à la légitimité qu’ils pourraient retirer des avances d’aides qu’ils ont effectuées ; elle réaffirme l’impact essentiel du caractère statutaire des soutiens envisagés quand le bien-être des parents est en jeu. L’autre source principale de soutien, utilisée surtout par les femmes, émane des membres de la famille éloignée. Mais là encore, le nombre d’aides données n’apparaît pas comme un élément qui incite à les mobiliser : les membres de la famille élargie sélectionnés n’ont pas reçu plus d’aides que ceux éliminés. Ils ne sont pas sollicités en vertu des ressources qui leur ont été données par le passé. Cette constatation n’entre pas complètement en contradiction avec le peu d’obligations attribuées à cette catégorie de relations si l’on se souvient que les principales personnes de la parenté mobilisées sont les belles-sœurs et qu’elles ont des obligations indirectes de solidarité envers les parents de leur conjoint (Favrot, 1988).
95Les faibles effectifs ne permettent pas de comparer le nombre d’aides données aux voisins, aux collègues et aux personnes de simple connaissance, tellement ces partenaires ne sont qu’épisodiquement mobilisés. La régularité de cette absence suffit à lire leur élimination comme un signe de proscriptions normatives, leur aide est rejetée y compris quand ils ont reçu beaucoup d’aides des personnes interrogées. Les aides données dans le passé ne concurrencent pas les interdictions de rôles. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’ils ont reçu de nombreuses aides qu’ils deviennent des partenaires légitimes. À côté de ces relations non apparentées, la sollicitation des amis, quoiqu’exceptionnelle, semble permise. Mais les amis appelés au cours de cette circonstance possèdent des qualités distinctives par rapport à ceux qui sont exclus : ils ont reçu en moyenne plus d’aides des personnes interrogées que les amis exclus. Il apparaît que le nombre d’aides qu’ils leur donnent encourage les acteurs à recourir à leurs amis. Autrement dit, l’interdiction faite aux partenaires extérieurs à la parenté peut être amendée par une autre source de légitimité : il devient possible de solliciter ses amis lorsque de nombreuses aides leur ont été données.
Le jeu de la réciprocité au sein des relations de confidence
96Contrairement à la situation précédente, le choix d’un interlocuteur pour discuter de ses problèmes personnels apparaît plus stimulé par les caractéristiques spécifiques des relations que par la seule perception des obligations de chaque rôle. La variabilité des attitudes des individus à l’égard de leurs amis en était l’illustration majeure.
97Pour bon nombre de relations, les partenaires sollicités ont reçu davantage d’aides de la part des personnes enquêtées que les partenaires éliminés. Cette concentration des choix vers ceux qui ont reçu une quantité plus grande d’aides témoigne de la portée des multiples engagements pris pour qu’une parole à propos de ses problèmes personnels soit envisagée. Les acteurs font préférentiellement part de leurs difficultés à certains proches : ceux avec lesquels ils sont fortement unis (par des aides données), ceux en lesquels ils ont confiance – si on accepte que la confiance construite autour des anticipations des retours ou du respect du principe de réciprocité est concomitante à une confiance plus générale : que les autres ne trahiront pas les relations dans leur intégrité fonctionnelle (les échanges, le partage des peines ou des secrets).
98Vis-à-vis des deux principales relations privilégiées par les individus pour parler de leurs problèmes personnels (le conjoint et les amis), la logique de sélection ne semble pas fondamentalement différente. Si les personnes interrogées font volontiers appel à leurs amis comme le suggèrent les prescriptions de ce rôle, et si, en dépit de ces obligations, elles refusent parfois de les solliciter, le nombre d’aides qu’ils ont reçues des personnes enquêtées permet de les discriminer. Les amis sollicités sont ceux avec lesquels les individus sont déjà impliqués (en moyenne, plus de deux aides données). Ces derniers évincent par contre ceux avec lesquels ils ont un engagement plus mince. La différence est suffisamment significative pour supposer que la sélection des amis est largement soutenue par les aides données dans le passé. La perception de leurs devoirs ne suffit pas pour risquer une conversation à propos de ses problèmes personnels importants ; il faut un « petit plus » pour que ces relations deviennent un espace de confidence : arbitrer en faveur d’un ami n’est vraisemblablement possible que lorsque d’autres aides ont déjà été engagées.
99La situation à l’égard des conjoints est légèrement différente, puisqu’aucun conjoint n’est exclu des interlocuteurs potentiels. On pourrait juger que les prescriptions de ce rôle sont suffisamment fortes pour rendre compte des préférences, mais ce serait oublier que les conjoints occupent une position très spécifique à l’égard de leurs partenaires. En particulier, les relations conjugales se caractérisent par un très grand nombre d’aides données. La sollicitation des conjoints est donc peu sensible aux types de relations entretenues entre les membres d’un couple. En d’autres termes, si les conjoints ne sont jamais exclus, et s’ils sont autant sollicités, c’est qu’ils profitent du grand nombre d’aides qui leur sont données du fait même de la nature du lien qui unit les acteurs. Et par ailleurs, ce sont des relations qui possèdent d’autres caractéristiques favorisant la confidence : elles sont privées, fondées sur des sentiments amoureux, de confiance, etc.
100Certains interlocuteurs échappent toutefois à la légitimité puisée dans l’ampleur des engagements contractés : les parents, les collègues et les simples connaissances. Les personnes enquêtées s’adressent à ces partenaires alors même que leurs liens n’ont pas été l’occasion d’une quantité significativement élevée d’aides données. Si le nombre d’aides données dans le passé encourage vraisemblablement la parole, cette dimension n’apparaît donc pas toujours primordiale. Autrement dit, on parle plus fréquemment avec les personnes auxquelles on a donné beaucoup d’aides – d’autant plus facilement que la parole et l’écoute appartiennent aux exigences de leur rôle – mais on peut aussi parler à des proches que l’on n’a pas beaucoup aidés.
101Cette observation nuance l’aspect déterminant de la légitimité tirée des obligations de réciprocité, sans la remettre entièrement en cause – d’autant que l’indicateur utilisé est assez ténu puisqu’il ne tient pas compte de la nature des aides fournies et repose juste sur l’idée que les échanges interindividuels juxtaposent des ressources multiples et diversifiées. Or, les relations de confidence ont ceci de spécifique qu’elles peuvent fonctionner sur une réciprocité directe et univoque. La confidence est un contenu relationnel à part qui peut se nourrir de lui-même. En d’autres termes, les acteurs peuvent entretenir avec leurs confidents des relations très spécialisées, uniquement liées à la parole. Ce trait propre aux liens de confidence fait que la diversité des aides données n’est pas nécessairement l’élément le plus discriminant, il suffirait que des paroles concernant la vie privée aient existé. Cet argument se vérifie d’ailleurs : 82 % des personnes enquêtées s’adressent à des partenaires avec lesquels elles ont parlé des problèmes personnels de ces derniers. Mais il ne rend pas compte de tous les interlocuteurs sélectionnés : si 94 % des collègues désignés ont parlé de leurs propres difficultés, la réciprocité de la confidence n’est pas une caractéristique fondamentale des relations parentales, ni des simples connaissances.
102L’analyse du nombre d’aides données par les acteurs confirme que le choix d’un proche pour prendre en charge ses parents âgés est peu sensible aux relations que les acteurs entretiennent. Le statut des partenaires suffit à légitimer des demandes d’aide, notamment pour les conjoints et la fratrie. Le choix des membres de la famille élargie ne tire pas non plus sa légitimité des aides données dans le passé. Seuls les amis, partenaires a priori plutôt écartés par l’absence de liens formels avec les bénéficiaires indirects des soutiens, deviennent des aidants quand leur relation a été l’objet de nombreuses aides données. À l’opposé, les personnes enquêtées parlent préférentiellement de leurs problèmes personnels aux partenaires à qui elles ont donné beaucoup d’aides, y compris pour les partenaires attendus, comme les amis et les conjoints. Les aides données dans le passé confèrent une certaine légitimité à parler de sa vie privée. Les acteurs s’adossent à la confiance gagnée dans le passé pour discuter de leurs difficultés. Cependant, tous les interlocuteurs désignés n’ont pas reçu un nombre d’aides important. Sans remettre en cause le caractère fondamental de l’élaboration d’une relation interpersonnelle singulière pour qu’émerge la confidence, l’ampleur des investissements passés n’apparaît pas comme l’aspect le plus déterminant de cette élection.
Des aidants polyvalents : l’imbrication du matériel et de l’affect
103L’analyse précédente observe la légitimité que les individus retirent des aides qu’ils donnent, il s’agit maintenant d’examiner la sélection des aidants en tenant compte des différentes aides qui leur sont demandées. En marge de la légitimité obtenue par le statut relationnel des partenaires et de celle tirée de l’exigence de maintenir un certain équilibre entre les ressources données et reçues par chacun, les acteurs peuvent souhaiter entrer dans des relations d’entraide avec certains proches parce qu’ils désirent tisser des liens spécifiques avec eux. Dans cette optique, ils sélectionnent leurs partenaires, non parce qu’ils sont liés par des obligations de rôle, ni parce qu’ils se sont fortement engagés dans le passé vis-à-vis d’eux, mais parce qu’ils se sentent proches d’eux et que cette proximité affective a pour corollaire un désir d’entraide. À défaut de connaître la nature exacte des sentiments que les enquêtés éprouvent pour chacun de leurs proches, on observe la pluralité des aides qu’ils imaginent leur demander, estimant qu’elle témoigne de la volonté des acteurs de perpétuer et de consolider leurs relations. Cette approche est largement suggérée par les remarques de Jean-Hugues Déchaux (1990a, p. 100) qui souligne que «l’aide est autant le baromètre de l’affection, que l’affection celui de l’aide ». L’imbrication étroite de l’aide instrumentale et de l’affectif suggère en effet que les personnes qui envisagent des rapports d’aides multiples soulignent simultanément la proximité affective avec leurs proches.
104Hormis le rôle de conjoint qui incorpore incontestablement des obligations multiples et variées, pouvant rendre compte de son élection répétée, les devoirs d’entraide des autres rôles sont plutôt basés sur des prescriptions spécialisées : les collègues doivent apporter leurs conseils professionnels, les parents doivent soutenir financièrement leurs enfants, les amis doivent se muer en interlocuteurs compréhensifs pour discuter des difficultés rencontrées. Que les acteurs fassent plusieurs fois appel au même partenaire témoigne d’une plus grande proximité interindividuelle plutôt que des attentes de rôles multiples. Par ailleurs, les différentes circonstances décrites sont suffisamment diversifiées pour réclamer des compétences ou des qualités relationnelles plurielles. Le fait de s’adresser à un même partenaire en des occasions variées ne renvoie donc pas aux aptitudes particulières qu’aurait ce dernier à répondre à un type précis de soutien ; la sollicitation répétée d’un même partenaire peut réellement être appréhendée comme une conséquence des spécificités de la relation mise en jeu.
105La redondance des choix peut également s’expliquer par la commodité matérielle qu’il y a à s’adresser à certains proches, notamment ceux qui vivent à proximité. La proximité géographique rend en effet plus aisée le fait de demander de l’aide. On le constate d’ailleurs, les partenaires choisis de manière répétée habitent plus fréquemment dans le voisinage des personnes interrogées, mais elle ne suffit pas à expliquer la sélection réitérée d’un partenaire18. S’adresser de manière répétée à un même proche ne peut être possible que si les liens sont déjà suffisamment investis par les partenaires. Au reste, la corrélation statistique est relativement élevée entre la quantité d’aides données à un proche et le nombre de services que les personnes enquêtées envisagent de lui demander19 : les personnes sollicitées de manière récurrente sont celles qui reçoivent un plus grand nombre d’aides. La simultanéité des aides données et des aides qu’on projette de recevoir est un indice supplémentaire du fait que les relations ne sont pas seulement des coquilles vides activées au gré des circonstances et des obligations de rôle, mais qu’elles vivent et se nourrissent d’échanges nombreux et réguliers, passés et futurs. Cette vie relationnelle avantage globalement l’arbitrage en faveur de certains proches.
106Ces différentes raisons font que la polyvalence des aides demandées peut être appréciée comme un indice de la volonté actuelle de maintenir ou d’entretenir une certaine proximité relationnelle avec ses partenaires, parce qu’on ne s’engage pas – du moins, on évite de le faire – par des multiples liens avec des partenaires que l’on exècre, dont on se sent très éloigné, ou avec lequel des échanges se sont mal passés.
107Une fois encore, les caractéristiques propres à chacune des relations entretenues par les partenaires ne devraient pas interagir de manière identique pour arbitrer en faveur de certains proches. Puisque l’arbitrage entre les partenaires s’appuie sur des modes de justification différents selon les besoins de soutien, chaque situation étudiée devrait conduire à des résultats différents. Dans le cas de la prise en charge des parents âgés, les personnes interrogées ne devraient pas sélectionner des partenaires auxquels elles envisagent de demander de nombreux autres soutiens et, à l’opposé, exclure ceux auxquels elles projettent de demander peu d’autres aides. En d’autres termes, le choix d’un proche pour s’occuper de ses parents âgés devrait être peu sensible au contexte de soutiens souhaités par ailleurs. À l’inverse, puisque le choix d’un interlocuteur pour parler de ses problèmes personnels nécessite d’entretenir une relation spécifique, les individus enquêtés devraient élire des personnes avec lesquelles ils défendent ouvertement des attaches variées ; ils devraient sélectionner des partenaires à qui ils demandent volontiers d’autres aides et refuser ceux avec lesquels ils n’engageraient pas d’autres demandes de ressources.
108Les personnes enquêtées qui devaient sélectionner un ou deux partenaires dans chacune des six circonstances, pouvaient s’adresser à la même personne, comme elles pouvaient choisir une personne différente selon les circonstances. De manière générale – dans deux cinquièmes des cas – elles s’adressent effectivement plusieurs fois au même partenaire20. Les tableaux suivants comparent le nombre des autres aides demandées à chaque personne sélectionnée pour répondre à une aide particulière et à chaque partenaire exclu dans la même situation. On observe si les partenaires choisis ou rejetés au cours d’une situation sont sollicités pour les cinq circonstances restantes et combien de fois ils sont appelés ; on compare donc le nombre moyen de fois où les partenaires sont appelés dans d’autres circonstances. Les résultats amènent à un constat très fort : selon la situation mise en jeu, les partenaires sollicités ont une place d’aidants privilégiés ou non. Dans le cas de la prise en charge des parents âgés, les partenaires mobilisés ne le sont pas par ailleurs. Par contre, les interlocuteurs sont des aidants polyvalents.
La spécialisation de l’aide à la prise en charge des parents âgés
109Globalement, les partenaires choisis ne sont pas sollicités de nombreuses fois dans d’autres circonstances quand il s’agit d’aider ceux et celles qui prennent en charge leurs parents âgés. Ceux qui sont rejetés ne comptent pas non plus parmi ceux qui sont mobilisés pour d’autres soutiens, mais plus souvent parmi ceux écartés de manière répétée21. Cette demande de soutien est rarement concomitante à d’autres requêtes. Les individus ne semblent donc pas faire grand cas de ce qu’ils pourraient faire par ailleurs avec leurs proches lorsqu’ils les sélectionnent pour les aider à s’occuper de leurs parents âgés. Mais cette caractéristique relationnelle – la polyvalence ou la spécialisation des aides demandées – ne joue pas de manière analogue selon les types de liens.
110Les frères et sœurs, les enfants ou les membres plus éloignés de la famille sollicités ne sont pas plus et pas moins appelés à venir en aide dans d’autres circonstances que ceux qui sont éliminés. Si on considère ces engagements multiples comme le signe d’une proximité affective, on voit que les acteurs n’ont pas besoin de se sentir particulièrement proches des membres de leur parenté pour les appeler à participer à la prise en charge des personnes âgées. Cette faible importance des autres engagements pris se comprend assez bien pour les frères et sœurs quand on sait l’unanimité qui entoure la perception des devoirs des enfants – et par là des membres de la fratrie – de pallier la dépendance de leurs parents. Demander le soutien de ses frères ou de ses sœurs renvoie tout simplement à leurs obligations d’enfants, peu importe la forme et la nature des relations qu’on entretient ou qu’on souhaite entretenir avec eux.
111L’absence d’engagement pluriel avec des membres de la famille éloignée est plus critique. Les individus enquêtés se sentent généralement peu obligés vis-à-vis des membres de leur famille élargie, comme ils attendent peu d’eux. De même que la sélection de ces apparentés ne puise pas sa légitimité dans les ressources avancées par les personnes enquêtées dans un passé récent, elle ne s’insère pas non plus dans un contexte général de demandes d’aides multiples. En d’autres termes, les membres de la parenté élargie appelés à soutenir la prise en charge des parents âgés ne sont pas des personnes avec lesquelles les enquêtés se sont fortement engagés dans le passé, comme ce ne sont pas des personnes avec lesquelles ils envisagent de fixer des liens d’entraide pluriels. Ces apparentés ne sont mobilisés que pour répondre à cette demande précise. La sollicitation de la parenté élargie a surtout une très forte caractéristique, c’est une histoire de femmes qui s’adressent à d’autres femmes. On a déjà signalé comment le recours aux membres féminins de leur famille est une manière de résoudre leur difficulté à mobiliser leur conjoint. Contrairement aux hommes qui bénéficient de l’assistance de leur compagne ou de leur fratrie, elles sont souvent contraintes de trouver des partenaires moins pressentis, qu’elles obtiennent au sein du réseau féminin de la parenté. Parmi ces femmes sollicitées comptent surtout les belles-sœurs, dont la responsabilité est engagée solidairement à celle de leur mari. La sollicitation des belles-sœurs n’est pas un gage d’une relation spécifique, d’une proximité affective existante ou souhaitée, d’échanges d’aides nombreux par le passé. Au contraire, elle est l’exemple même d’un « choix contraint » par une situation (quelqu’un doit s’occuper des parents âgés), par des offres plus ou moins limitées du réseau (il est parfois impossible de demander à des frères et sœurs), par des représentations sociales tenaces (la santé est une affaire de femmes, les épouses doivent être solidaires de leur mari lorsque les parents deviennent dépendants), par des interdictions (il apparaît socialement inconvenant de s’adresser à des personnes étrangères à la famille).
112Les seuls partenaires pour lesquels la spécificité des liens entretenus semble être prise en compte concernent le choix d’un ami. Les amis sollicités sont en effet généralement appelés pour une, voire deux ou trois autres aides. Ces résultats confirment ce qu’on a déjà constaté : les amis peuvent être mobilisés quand on s’occupe de ses parents âgés sous réserve d’entretenir avec eux une relation qu’on peut qualifier « d’aidante polyvalente ». Un ami devient aidant dans une telle circonstance quand il fait montre d’une réelle proximité affective, que cette proximité s’exprime à travers les aides données dans le passé ou qu’elle s’exprime sous la forme des engagements variés qu’on envisage d’avoir avec eux22.
113Ces différentes remarques réaffirment la spécificité de la demande d’aide lorsqu’on s’occupe de ses parents âgés. Le choix d’un aidant dans une telle situation est très peu perméable aux caractéristiques des relations que les acteurs entretiennent réellement avec leurs proches. Seul le choix des amis reste sensible à la physionomie des relations : les amis deviennent des aidants à partir du moment où les relations amicales sont suffisamment intimes et nourries par des échanges d’aides passés et envisageables.
L’insertion de la confidence dans une relation d’entraide
114Toutes relations confondues, les confidents sont en moyenne sollicités pour 2,6 autres aides. À l’opposé, les partenaires exclus de ce soutien psychologique ne sont pas des aidants en d’autres occasions. Les personnes enquêtées se tournent très nettement vers les proches avec lesquels elles engageraient par ailleurs de nombreux liens d’entraide ; elles excluent ceux dont elles n’attendent rien, en aucune circonstance. Pour que de simples conversations laissent libre cours à des propos renvoyant de près ou de loin à des aspects de la vie privée, les relations doivent être construites et anticipées globalement dans des rapports généraux d’entraide.
115L’insertion de la confidence dans un contexte global d’entraide apparaît fondamentale, y compris pour les relations amicales. Les amis avec lesquels on parle sont invités à rendre service en d’autres circonstances, alors que les amis exclus sont ceux à qui on ne demande jamais rien. Pourtant, on l’a dit, le rôle d’ami contient des obligations de soutien psychologique relativement variées : les amis sont attendus comme des interlocuteurs privilégiés pour parler des problèmes personnels, des inquiétudes à propos de ses enfants ou des soucis de couple. Mais il reste, et on en mesure encore ici l’ampleur, que le terme d’amis qualifie des relations peu homogènes. Dans cette architecture de liens hétérogènes, les relations se distinguent par des caractéristiques propres, d’entraide passée et possible, de proximité affective autorisant l’éclosion de paroles intimes.
116L’exemplarité de cette forme d’assistance, nouée autour de la parole et de l’écoute, est de coexister avec d’autres modalités des soutiens. Cette aide n’est pas isolée : certaines lui préexistent, tout comme elle s’accompagne d’autres formes de soutien potentiel – les confidents sont également sollicités à diverses reprises pour répondre à d’autres besoins.
117Cette forme d’assistance est également spécifique dans la mesure où elle nécessite une certaine intimité entre les partenaires et la favorise tout autant. On a constaté que le nombre d’aides données n’expliquait pas le choix de tous les interlocuteurs. Les confidents désignés parmi les parents, les collègues et les relations de simple connaissance ne se distinguent pas par un nombre élevé d’aides reçues dans le passé. Par contre, quel que soit le type de relation, les interlocuteurs seraient actuellement des aidants polyvalents. Si la confidence est plus aisée avec des partenaires dont le type de rôle (le conjoint, les amis) inclut la parole, dont les relations impliquent des sentiments d’affection et une certaine intimité, elle apparaît surtout soumise au développement d’une singularité, perceptible à travers la diversité des aides que les acteurs demandent à leurs proches. Les relations avec les partenaires profitent des aides données dans le passé pour qu’émerge la confidence, mais elles doivent surtout pouvoir être le vecteur de supports futurs.
118La capacité de la confidence à forger l’intimité a pour conséquence que des liens qui ne reposent pas a priori sur un développement affectif fort (par exemple, les voisins, les collègues, les simples connaissances, mais également certains membres de la famille éloignée) peuvent devenir des interlocuteurs privilégiés lorsque le cheminement historique des liens les conduit à devenir l’objet d’une entraide massive, soit qu’ils ont déjà été le support d’aides données, soit que les partenaires estiment que désormais la relation permet des aides diversifiées. La confidence apparaît comme un contenu intermédiaire propre à modifier ou à signifier la modification des relations. Dans la mesure où les relations vecteurs de confidence n’ont pas été l’occasion de dons d’aides importants au cours d’une période récente et dans la mesure où la confidence s’allie au présent d’autres formes d’assistance, les discussions à caractère intime peuvent être appréhendées comme un élément et un symptôme de relations qui se sont transformées, de telle sorte qu’elles sont désormais aptes à accepter des engagements variés. Sans être en mesure de le vérifier dans le cadre de ce travail, on peut se demander si l’émergence de confidences au sein d’une relation ne serait pas un des détonateurs qui rendrait d’autres aides possibles, parce qu’elles fortifient et fondent l’intimité au sein d’une alliance.
***
119L’étude détaillée des préférences dans deux circonstances montre comment les recours recherchés introduisent des logiques d’élection des partenaires très différentes. Chaque situation produit un mode distinct de choix des aidants, proposant des types d’échanges spécifiques. La prise en charge des parents âgés est majoritairement organisée par les obligations et les interdictions des rôles. Le soutien émotionnel est inhérent à la configuration des relations que les partenaires entretiennent. Pour devenir des confidents, les partenaires doivent faire montre d’une certaine intimité, d’entraide préalable ou envisageable. C’est bien le caractère propre des relations, élaboré ou en construction, qui donne le droit à la parole sur sa vie personnelle et non les attentes de rôle.
120Les demandes d’aide qui s’intègrent dans une série d’échanges de ressources variées reposent sur un principe implicite de réciprocité, à contenus évasifs, qui comporte par définition des risques.
121Une des manières de pourvoir à l’incertitude du processus d’échange est de s’appuyer sur les attentes de rôles qui permettent aux acteurs d’envisager des échanges particuliers qu’on a définis en termes d’échanges normés. Comme les obligations normatives définissent des actes et des attitudes à adopter, elles autorisent à anticiper la tenue de certains comportements et laissent présager des retours éventuels sur le long terme. La sollicitation d’un partenaire dans le cas de la prise en charge des parents âgés renvoie à ce mode de régulation : les frères et sœurs, les conjointes et les belles-sœurs sont mobilisés parce que pèsent sur eux de fortes contraintes normatives pour qu’ils s’occupent directement ou indirectement des parents âgés devenus dépendants.
122Mais de nombreuses ressources circulent entre les partenaires sans renvoyer aux attentes des rôles ; elles suivent une logique d’échanges ouverts, régis par un principe implicite de réciprocité sans que le statut des personnes garantisse ou indique le type de ressources qui seront rendues. Une manière de pourvoir à cette incertitude est de s’appuyer sur l’histoire des relations : l’expérience tirée des liens amène les acteurs à anticiper les comportements de leurs partenaires et à présumer du respect des engagements contractés à travers les ressources qui ont été données et reçues. Le recours à un proche pour parler de ses difficultés personnelles semble plus le fruit de l’histoire des relations que la réponse à des injonctions normatives. Les acteurs s’adressent à des personnes avec lesquelles ils souhaitent s’engager parce que la relation le permet : soit qu’elle a déjà été l’objet d’aides données dans le passé, soit qu’elle peut devenir une source de soutiens multiples.
123Il se dégage également de l’examen de ces préférences – à l’ombre des modes de sélection propres à chaque circonstance – une certaine logique relationnelle qui outrepasse les caractéristiques des situations. Les deux relations concernées sont les conjoints et les amis. Les conjoints sont des aidants à la fois obligés et privilégiés, indépendamment des circonstances. L’aide semble à ce point une dimension fondamentale de la relation conjugale que leur sélection est peu sensible au type de soutien demandé. Cette spécificité du conjoint s’explique par la conjonction de plusieurs facteurs : non seulement, le rôle de conjoint intègre des devoirs de soutien multiples, mais la relation conjugale allie d’autres caractéristiques favorables. C’est un lien durable fondé sur une dimension privée et intime, sur des échanges de ressources variés et nombreux, qui favorisent son élection première. Les amis peuvent également devenir des aidants pluriels à condition que le type de relation amicale entretenue l’autorise. Ils peuvent devenir une source importante de soutien – y compris pour des situations qui refusent a priori des partenaires étrangers à la famille – quand les relations ont déjà été l’occasion de nombreuses aides données ou quand elles peuvent l’être sous différentes formes.
Notes de bas de page
1 Nous verrons que les personnes enquêtées ne se sont pas toujours pliées à cette consigne.
2 Les générateurs de noms sont des questions typiques des méthodes d’investigation de l’analyse des réseaux personnels, qui visent à la description de parties du réseau des acteurs. Ces questions ont pour but d’enclencher le processus cognitif de mémorisation des relations pertinentes en regard de la recherche, en évoquant des critères d’identification et de sélection des relations. Pour une analyse des vertus et des avatars des différents générateurs de noms couramment usités cf. Campbell et Lee (1991) et Van der Poel (1993b).
3 La règle de hiérarchisation de Claude S. Fischer est légèrement différente, dans la mesure où son principal critère d’ordonnancement des liens est l’origine probable des relations. Il classe les amis en dernier. À cause de la modicité de notre échantillon, on a choisi de regrouper dans une même catégorie tout un ensemble de partenaires (rencontrés au sein d’associations, considérés comme simple connaissance, etc.). La catégorie « autres relations » est alors plus une catégorie résiduelle qu’une catégorie porteuse d’une signification précise.
4 Un usage précis de la langue française voudrait qu’on parle des choix, qui ont trait à des situations futures, au conditionnel. Cependant, pour éviter d’alourdir l’expression, sauf cas particulier, on emploiera le présent de l’indicatif pour parler de ces choix, les assimilant à des choix effectifs.
5 Différence statistiquement significative à une probabilité inférieure à 0,0001.
6 Idem.
7 Contrairement aux données précédentes, les proportions sont calculées en fonction du nombre de personnes qui ont choisi un premier partenaire, c’est-à-dire qu’elles excluent les personnes enquêtées qui n’ont choisi aucun partenaire aidant pour la situation étudiée.
8 On ne discutera pas ici de la persistance, ni de la constance des disparités sexuelles qui entourent la sphère domestique. Cette réalité sexuée ou les représentations concernant les (pseudo) compétences des hommes ou des femmes seront considérées comme un donné des relations, au même titre que les attributions de rôle, qui associent certains devoirs d’entraide à certaines catégories relationnelles. On n’ignore pas que ce partage sexué des tâches, socialement construit, reste un enjeu fondamental des relations entre les hommes et les femmes.
9 Globalement, le premier choix et le second ne diffèrent pas à cet égard : 70 % des partenaires sélectionnés en premier sont des femmes, 68 % des alternatives envisagées sont également des femmes.
10 Les belles-sœurs (femmes des frères et, plus rares, sœurs du conjoint) représentent 46 % des membres de la famille éloignée sollicités.
11 On notera que les hommes et les femmes des catégories supérieures réagissent à peu près de la même manière : ils sollicitent préférentiellement leur conjoint et leurs amis. La grande différence entre les couches supérieures et les couches populaires tient au fait de parler ou non de ses problèmes avec ses enfants. Mais le recours aux enfants par les catégories populaires est plus souvent le fait des femmes ; en dehors de leur conjointe ou de leurs amis, les hommes de ces catégories se tourneraient plus volontiers, non pas vers leurs enfants, mais vers leurs frères et sœurs.
12 Si les femmes sont préférentiellement choisies, on ne retrouve pas une opposition entre les hommes et les femmes au niveau des exclusions : la proportion des partenaires féminins exclus est équivalente à celle de leurs homologues masculins.
13 Les « parents » cités vont en moyenne de 63 apparentés pour les moins de 35 ans à 46 apparentés pour les plus de 65 ans (Bonvalet et al., 1993, p. 89).
14 Ces caractéristiques des simples connaissances sont une conséquence directe des générateurs de noms employés.
15 La polyvalence des aides données ne peut pas être étudiée de manière univoque selon la nature des relations. Le nombre moyen d’aides données cache une forte disparité des conduites à l’égard des différents types de relation. Si le nombre d’aides données aux conjointes avoisine six aides, ce nombre diminue dès que l’on sort de la toute proche parenté ou dès que l’on considère les relations extérieures à la parenté. Les relations sont alors difficilement comparables entre elles. Le fait d’avoir secouru ses proches dans au moins cinq circonstances est chose banale pour les conjoints, mais devient exceptionnel pour les frères et sœurs ou les amis. C’est pourquoi on a opté pour une comparaison des caractéristiques des partenaires choisis et exclus selon la nature des relations mises en jeu.
16 La comparaison du nombre moyen d’aides données n’est pas toujours possible. Le nombre d’observations est parfois trop petit pour autoriser un calcul de moyenne. Le seuil minimum de relations a été fixé à dix relations.
17 De manière globale, il semble que les partenaires reçoivent en moyenne plus d’aides que les partenaires exclus. Cette différence se comprend si on se souvient qu’elle reflète le comportement des individus vis-à-vis de l’ensemble indistinct de toutes les relations. Elle cache les fortes disparités selon les relations.
18 Le voisinage est ici entendu comme le fait d’habiter dans une commune située à moins de 20 km. Si l’on tient compte de toutes les relations, les personnes enquêtées sollicitent plus souvent plusieurs fois des partenaires qui habitent à moins de 20 km de leur domicile. Par contre, si on ôte le conjoint, dont le rôle est polyvalent et qui vit généralement sous le même toit, la proximité géographique n’apparaît plus comme un élément motivant le choix.
19 La corrélation entre le nombre d’aides données et le nombre d’aides demandées est, pour les 1949 relations, de 0,40 (probabilité < 0,0001). Cette corrélation entre le nombre d’aides données et le nombre d’aides demandées s’élève à 0,45 (probabilité = 0,0001) pour les partenaires sollicités pour participer à la prise en charge des parents âgés et à 0,35 (probabilité = 0,0001) pour ceux avec lesquels on parle de ses problèmes personnels.
Donner beaucoup d’aides à quelqu’un ne présume pas qu’on lui en demandera beaucoup. D’une part, parce que l’aspect historique des relations fait que des déceptions et la remise en cause des liens sont toujours possibles ; d’autre part, parce que les circuits d’échange ne sont pas nécessairement directs. Cette corrélation est assez élevée dans le cadre des deux situations étudiées à cause de leur exemplarité : on demande peu et on donne peu à ceux qu’on appelle pour participer à la prise en charge des parents âgés, on demande beaucoup et on donne beaucoup à ceux avec qui on parle de ses problèmes personnels.
20 Le nombre moyen des sollicitations toutes relations confondues est égal à 1,7 – sur six possibles – avec un écart-type de 1,0. Des différences sont perceptibles selon les types de relations mises en jeu. Les conjoints sont appelés en moyenne 3,2 fois (écart-type = 1,3); les parents, les frères et sœurs et les enfants sont sollicités en moyenne 1,3 fois (écart-type = 1,0) ; les autres relations de la parenté et les relations extérieures à la parenté sont en moyenne sollicitées 0,7 fois (écart-type = 0,9).
21 En moyenne les partenaires exclus lors de la prise en charge des parents le sont pour 1,4 autres aides (écart-type = 1,5). Les « exclusions multiples » concernent surtout les enfants, les membres de la famille éloignée, les voisins, les collègues et les simples connaissances.
22 Les amis sélectionnés ne sont pas des connaissances plus anciennes que les amis exclus.
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