Chapitre 1. Les principes d’élection des aidants
p. 23-53
Texte intégral
1Les pratiques d’entraide demeurent une « boîte noire », écrit Michel Messu (2000, p. 130), « dans laquelle opèrent pêle-mêle les contraintes normatives du droit civil, les règles tacites des traditions locales, communautaires ou religieuses, les manières de faire électives, ou encore les formes d’expression du refoulé et des éventuels dénis affectifs ». Les enquêtes qui traitent des solidarités familiales témoignent en effet de la complexité des pratiques d’entraide, qui imbriquent des sentiments de dette, de l’affect et du statut. La mise en exergue de ces trois registres laisse pourtant entière la question du fonctionnement de l’aide entre acteurs, en particulier des règles qui sous-tendent ces pratiques.
2Ce chapitre vise à poser les jalons théoriques du fonctionnement de l’entraide. Précisément, on se propose d’examiner d’après quels principes les acteurs perçoivent les appuis extérieurs qui leur sont disponibles et choisissent leurs aidants au sein de leur entourage. Pour analyser les principes d’élection d’un aidant, on s’appuiera sur différentes dimensions des relations : leur contenu normatif, leur histoire, leur insertion dans une structure relationnelle ; on tiendra également compte des incertitudes du processus d’échange auquel l’aide participe et des outils de contrôle du bon déroulement des échanges. Ces deux aspects serviront à définir différents modes de régulation de l’entraide au sein des relations.
LES RÔLES COMME RÉGULATEURS DES CONTENUS RELATIONNELS
3Pour rendre compte de la manière dont les acteurs qui entrent en interaction ajustent leur comportement les uns vis-à-vis des autres, sans négocier au préalable les frontières et les contenus de leurs relations, un certain nombre d’anthropologues et de sociologues ont introduit et utilisé le concept de « rôle ».
Les rôles et leur structure interne
4Ralph Linton (1968 [1936]), le premier, souligne la nécessité de concevoir des modèles de comportement réciproque pour rendre compte du fonctionnement des sociétés humaines. Les individus – du fait de leur appartenance à des catégories socialement constituées selon leur sexe, leur âge, leur position au sein de la structure de parenté et au sein d’un système de stratification spécifique à la société globale dans laquelle ils vivent – occupent un statut parfois attribué, parfois acquis, qui délimite leur champ de participation à la vie du groupe. Ce statut fixe un ensemble de droits et de devoirs que les acteurs doivent respecter envers les autres. Lorsque les acteurs mettent en œuvre les droits et les devoirs qui incombent à leur statut, ils remplissent un rôle. Dans ce sens, dire que les acteurs tiennent un rôle signifie que les individus sont engagés dans des relations en vertu de règles qui d’une part déterminent des manières d’agir envers les autres, et d’autre part spécifient les catégories d’individus qui peuvent être concernées par un type particulier de relation. Ces règles précisent les contenus autorisés, interdits ou possibles, et indiquent auprès de, et en fonction de, quelles catégories de personnes, ces contenus peuvent ou doivent être accomplis, ou encore sont proscrits.
5Les rôles que les individus exécutent ne renvoient pas à des entités réelles ou concrètes, mais à des modèles de comportements qui se manifestent et s’actualisent au cours d’une interaction. En tant que modèles, ils n’interviennent pas comme des images figées et parfaites de comportements explicites à reproduire à l’identique, identifiables et exécutables dans chaque situation d’interaction, ils opèrent plutôt comme une grammaire qui oriente les comportements en fonction du déroulement présent et des déroulements possibles d’une interaction. Les rôles servent ainsi de guides pour organiser des comportements compatibles avec ceux des autres individus qui participent au même environnement social.
6Comme les individus sont insérés au sein de différentes unités sociales – ils appartiennent à un voisinage, à une famille, à une organisation professionnelle, à des organisations plus ou moins formelles liées à des activités associatives ou de loisirs, etc. – ils ne disposent pas d’un rôle, mais d’un répertoire de rôles1 interdépendants qu’ils doivent harmoniser selon les situations d’interaction auxquelles ils prennent part. Les acteurs composent avec leurs rôles en fonction du contexte qui confirme ou fournit des indications quant aux comportements appropriés, et qui hiérarchise le type de rôle en jeu au cours d’une interaction, relayant les autres au second plan (Hannerz, 1983 [1980]).
7La détermination des rôles s’appuie en grande partie sur les expressions sémantiques diacritiques communément utilisées pour désigner et catégoriser les individus. Les catégories linguistiques – qui nomment les rôles – informent les individus des comportements qu’ils doivent satisfaire. Néanmoins, les dénominations des rôles renvoient le plus souvent à une caractéristique prescriptive fondamentale, car, précise Siegfried F. Nadel (1970 [1957], p. 62-67), les rôles ne constituent pas une simple collection de droits et de devoirs, ils possèdent au contraire une structure interne « de type hiérarchique, dans laquelle les différents attributs occupent des positions distinctes » selon la manière dont leur absence affecte la perception et l’exécution d’un rôle. L’auteur isole ainsi deux positions extrêmes « d’attributs périphériques » et « d’attributs fondamentaux », et une position intermédiaire « d’attributs suffisamment importants ».
8Les attributs sont périphériques quand leur absence ne modifie pas la perception et l’exécution des rôles. Par exemple, l’absence de vouvoiement au cours d’une interaction entre un enseignant et un étudiant ne modifie pas la tenue des rôles distincts ; elle marque une distance différente. Un attribut peut également être périphérique dans la mesure où il n’a pas besoin d’être actualisé en regard du contexte dans lequel se déroule l’interaction. Le fait qu’un individu soit parent d’un ou de plusieurs enfants n’interfère pas avec son rôle professionnel d’enseignant ou de médecin : la méconnaissance de la position au sein de la structure de parenté de chacun des protagonistes intervient peu dans le cours de la relation qui s’établit entre des élèves et un enseignant dans le cadre des activités pédagogiques, ou entre un médecin et son patient lors d’une consultation médicale.
9L’absence des attributs « suffisamment importants et intégrés à la série » laisse naître une différence tangible dans la mise en œuvre des rôles. Cet écart est appréciable au cours d’une interaction lorsque l’exécution d’un rôle est imparfaite, c’est-à-dire quand la relation diffère sensiblement du processus idéal propre à un rôle. Elle est également perceptible lorsque la relation provoque une sanction ou suscite une critique verbale sans que l’assise de la relation soit remise en cause. Ces formes de désapprobation indiquent l’existence d’une déviation du comportement effectif par rapport au comportement attendu. Quand on dit, par exemple, d’une femme qu’elle est une « mauvaise épouse » parce qu’elle ne soigne pas son mari malade. Le refus de prodiguer des soins entre en contradiction avec le devoir socialement construit qui voudrait qu’une épouse s’occupe de la santé et du bien-être de sa famille, mais il ne met pas nécessairement en cause sa position et son rôle d’épouse. Non seulement parce que son statut matrimonial est déterminé légalement et que sa dénégation nécessite des procédures juridiques spécifiques, mais aussi parce que l’image idéale de la « bonne épouse » comporte d’autres devoirs auxquels elle se conforme en effectuant, par exemple, de nombreuses tâches ménagères.
10Les attributs sont fondamentaux quand leur absence transforme radicalement et entrave l’identité du rôle d’un individu. Cette absence prive la relation d’un ajustement convenable des comportements. Si un ami est celui qui combine un ensemble d’activités de sociabilité effectuées en commun (comme aller ensemble boire un verre, aller ensemble au cinéma, ou pratiquer un sport en commun, etc.), et le partage d’un certain degré d’intimité, l’absence de confidences ne permet pas de distinguer facilement l’ami d’une simple connaissance rencontrée périodiquement ou régulièrement dans le cadre d’activités de loisir. Ces attributs fondamentaux, définis par le label du rôle, impliquent la série des attributs supplémentaires et leur confèrent leur légitimité. En leur absence, les attributs périphériques n’ont plus la même signification pour la détermination du rôle. Les activités communes de sociabilité gagnent une signification spécifique du fait de l’existence des liens de confidence.
11La distinction entre les différents attributs des rôles renvoie au fait que les normes assignent des obligations et des interdictions avec des degrés variables, et laissent des marges de manœuvre pour une exécution correcte d’un rôle. Les prescriptions explicites s’apparient aux attributs fondamentaux des rôles parce qu’un défaut d’exécution en modifierait la perception. Par contre, l’ensemble des contenus souhaitables, tout comme les obligations qui présentent un caractère idéalisé, peuvent être assimilés à des attributs suffisamment importants : leur absence ne remet pas fondamentalement en question le type de rôle joué, bien qu’elle altère parfois le bon déroulement de l’interaction.
12Selon les catégories relationnelles, les ressources qui circulent entre les acteurs peuvent donc être analysées de manière différente. Certaines ressources circulent entre les partenaires parce qu’elles appartiennent à l’ensemble des attributs fondamentaux des rôles, assimilable à un corps d’obligations du rôle, sous peine de remettre en cause la consistance et l’existence même des rôles et de conduire à des sanctions vis-à-vis des contrevenants. Par contre, de nombreuses ressources circulent entre les partenaires sans être un constituant fondamental des rôles, bien qu’elles leur soient plus ou moins nécessaires et qu’elles soient liées les unes aux autres.
13Parce qu’ils constituent un système hiérarchisé d’attentes guidant les acteurs pour ajuster leurs comportements à l’égard de ceux avec lesquels ils entrent en interaction, tout en leur permettant d’échafauder leurs propres modes d’actions, les rôles peuvent être entendus comme un instrument de régulation des contenus des relations. Ce système d’attentes établies à l’égard d’autrui, issues du travail récurrent de normalisation et de moralisation des relations sociales, est à même d’influencer le choix des partenaires aidants selon deux voies : soit en restreignant les catégories de partenaires potentiels, soit en désignant des catégories de partenaires souhaitables, voire obligés, selon les situations rencontrées.
Les attentes de rôles à l’égard de l’entraide
14Dans l’objectif de vérifier la pertinence des hypothèses émises par Siegfried F. Nadel à propos de la structure interne des rôles, Linton C. Freeman et Danching Ruan (1997) examinent l’existence d’associations entre des catégories de liens et les aides que les acteurs espèrent en cas de besoin. En définissant les rôles comme des attentes légitimes de comportements – c’est-à-dire comme l’ensemble des conduites que les acteurs attendent de manière idéale de leurs partenaires – les deux auteurs montrent que des formes d’assistance sont plus fréquemment associées à certains noms de rôles2. Ils observent, en effet, des liaisons plus ou moins systématiques entre le rôle de voisin et des aides qui nécessitent une proximité géographique : pour effectuer des courses en cas de maladie immobilisante, pour réaliser de menus travaux de bricolage ou d’entretien de la maison. Le rôle de collègue se rapporte essentiellement à des demandes professionnelles, éventuellement à un soutien émotionnel lorsque les individus désirent exprimer certaines de leurs difficultés personnelles. Les attentes concernant les amis sont plus variées que celles qui affectent les autres relations non apparentées ; en ce sens, le rôle d’ami se rapproche de certains rôles familiaux, tout en étant fortement associé à l’écoute et à la parole. Avec les amis, on parle de son mal-être personnel, des difficultés qui surgissent au sein de son couple ou dans le cadre de son travail. Les relations familiales, elles, sont très fortement attachées à l’aide, mais les attentes vis-à-vis de chaque membre de la parenté sont moins précises et concernent des domaines d’activité variés. Les apparentés semblent devoir aider leurs proches dans n’importe quelle circonstance.
15Linton C. Freeman et Danching Ruan concluent de leur analyse d’une part que les acteurs imputent certaines aides à certaines catégories de relations, et d’autre part que les différents types de relations impliquent un nombre plus ou moins élevé d’aides. Ils mettent ainsi en évidence le fait que les rôles sont plus ou moins spécialisés (on entend par « rôles spécialisés » des rôles qui ne remplissent qu’une fonction) ou polyvalents (qui remplissent plusieurs fonctions) – à la réserve près que leur étude des modèles de rôles porte sur des contenus instrumentaux, oublieux d’autres fonctions des relations, tels l’affection, le contrôle, etc. Dans le domaine de l’entraide instrumentale, les rôles familiaux semblent extrêmement polyvalents alors que les rôles externes à la parenté, exceptés les amis qui occupent une place intermédiaire, apparaissent beaucoup plus spécialisés.
16Les modèles de comportements excluent réciproquement certaines relations du champ de l’aide. En effet, les individus s’interdisent de demander des soutiens à certaines catégories de relations parce qu’ils jugent ces demandes inconvenantes. Ou, autre manière de l’observer, certaines aides sont plus « permissives » que d’autres, dans la mesure où elles autorisent le recours à des catégories plus ou moins nombreuses de partenaires. Les individus distinguent nettement parmi leurs parents et leurs proches ceux à qui ils demanderaient un type d’assistance et ceux à qui ils ne le demanderaient pas, jugeant ces demandes inopportunes (Petite, 1997). Ainsi, les relations conjugales, filiales et amicales interdisent l’exécution d’un faible nombre d’aides : sur quatorze aides étudiées3, en moyenne une aide est perçue comme inconvenante ou indésirable pour les conjoints, quatre aides pour les relations filiales et amicales. Toutes les autres relations proscrivent un nombre plus élevé d’aides : en moyenne, six aides sont dites inconvenantes ou indésirables pour le reste des relations de la parenté, et neuf aides pour les autres relations non apparentées.
17Ces interdits varient selon le type d’assistance recherchée. Les demandes de soutien à propos de l’entretien quotidien du foyer (lessive, ménage) se limitent à certaines relations familiales, les parents, le conjoint. Ces interventions dans le quotidien de la vie privée semblent inadaptées aux non-apparentés, particulièrement quand il s’agit des voisins et des collègues. De même, la production des soins en cas de longue maladie est réservée aux membres de la famille restreinte, en particulier aux mères ou aux filles. Les aides concernant l’entretien ponctuel du foyer (des travaux d’aménagement du logement, au cours d’un déménagement, la garde de la maison pendant les vacances…) sont, elles, permises pour tous les types de relations. Plus contraignantes, les discussions à propos des désaccords familiaux ou des difficultés personnelles ne semblent autorisées qu’auprès des amis et de quelques membres de la parenté proche. L’emprunt d’argent paraît lui malvenu pour la totalité des relations, à l’exception notable des parents.
Le réseau relationnel, un espace de contrôle de la conformité normative
18En admettant que le choix d’un aidant est orienté par le canevas normatif qui trame le contenu des relations, on suppose également l’existence de procédés qui garantissent le respect des attentes de rôle. Il s’agit de comprendre pourquoi les acteurs acceptent de suivre ces injonctions ou ces recommandations. Réciproquement, comment peuvent-ils s’assurer que leurs proches ne refuseront pas les aides normalement attendues ?
19Émile Durkheim (1895) invite à penser que les individus appliquent les devoirs qui leur incombent parce que toute résistance est immédiatement sanctionnée. L’irrespect des règles de droit entraîne une réaction juridique, soit pour empêcher le viol des règles, soit pour réparer les préjudices causés par leur transgression. De même, ceux qui ne se soumettent pas aux « conventions du monde » provoquent des réactions immédiates (rires, éloignement, etc.), une sanction tout aussi efficace que des peines judiciaires. La question du respect des attentes de rôle est ainsi posée en termes de sanction et de contrôle social.
20Le contrôle social des attentes de rôle peut être traité à la fois : en termes d’ajustement réciproque des rôles, qui lit la conformité aux injonctions normatives d’un individu comme une manière d’obtenir de ses partenaires qu’ils se conforment à leurs obligations d’aide (et répondent convenablement à ses demandes d’aide) ; en termes de respect du « bien commun », qui replace la conformité aux normes dans sa dimension collective, parce qu’elles concernent des relations insérées dans des systèmes relationnels plus vastes.
21En termes d’ajustement réciproque des rôles, les acteurs ont intérêt à respecter ce qu’on attend d’eux s’ils souhaitent éviter de rester en peine de ressources qu’ils devraient normalement facilement obtenir. En ne tenant pas correctement leur rôle, ils s’exposent à des refus de la part de leur entourage. Par exemple, en refusant de jouer convenablement leur rôle de soutien financier, des parents peuvent s’attendre à des réactions négatives de leurs enfants qui priveront leurs parents d’aides auxquelles ces derniers pourraient s’attendre à l’heure de leur vieillesse. De même, un individu qui ne répond jamais aux appels pressants d’un ami pourra se voir refuser à son tour l’aide qu’il sollicite.
22Mais le respect des attentes de rôle n’est pas réductible à un ajustement entre deux individus. Les normes sont des constructions sociales qui se concrétisent dans les actions des individus qui peuvent à leur tour, sous certaines conditions, affecter l’existence des normes. Dès lors, le comportement de chaque individu menace la cohésion normative de l’ensemble des acteurs. Par exemple, quand des parents ne tiennent pas les engagements de leur rôle vis-à-vis de leurs jeunes enfants, ils peuvent simultanément remettre en cause les rôles des grands-parents (qui s’occupent de leurs petits-enfants), mais également celui des oncles et tantes, etc. Le respect des attentes de rôles engage les différents acteurs des réseaux : dans ce sens, il importe que tous les individus se soumettent à ces normes. C’est pourquoi, selon James S. Coleman (1994 [1990]), les normes n’existent que dans la mesure où un droit de contrôle extérieur est socialement reconnu et défini ; c’est-à-dire qu’un droit spécifique de sanction est délégué à d’autres acteurs. L’efficacité des normes est conditionnée à la reconnaissance, accordée à certaines personnes, de la fonction d’assumer légitimement la charge de sanctionner les autres4.
23Ces sanctions prennent des formes plurielles : elles adoptent la forme de récompenses lorsqu’elles encouragent des actions jugées convenables (des actes conformes à la norme reconnue et admise), ou adoptent la forme de punitions lorsqu’elles ont pour objet d’inhiber des actions jugées non conformes (des actes qui entrent en contradiction avec la norme reconnue et admise). Parler d’actions orientées par des normes ne signifie donc pas que les acteurs obéissent à des conduites prescrites ou proscrites, parce que la pression des modèles est telle qu’ils s’y soumettent, mais que les comportements des individus, guidés par les intérêts matériels ou psychologiques qu’ils poursuivent ou recherchent, sont contrôlés soit par des autorités extérieures jugées compétentes, soit par des personnes plus ou moins directement impliquées par ces conduites – l’application des sanctions étant reconnue et consentie par celles-là mêmes qui sont potentiellement en mesure d’en subir les fruits.
24L’administration des sanctions est toutefois rarement nécessaire. Il suffit que les acteurs anticipent les récompenses ou les punitions que leur conduite, conforme ou déviante, peut susciter. La menace des sanctions agit parce qu’à travers leurs relations, les individus recherchent des formes de gratification. Le processus d’association entre des individus, s’il est fondamentalement basé sur l’obtention de bénéfices matériels et instrumentaux, s’enracine dans « des processus psychologiques primaires », tels que des sentiments d’attraction des uns envers les autres et le désir des individus d’obtenir différentes formes de gratifications sociales (Blau, 1996 [1964]). Ces formes de récompenses conduisent d’ailleurs des relations naissantes à se développer pour leur propre raison d’être et leur propre finalité, pour ce qu’elles procurent de reconnaissance sociale. L’anticipation de l’approbation – entendue comme le jugement positif porté globalement sur l’individu, ses actions ou ses opinions – ou de la désapprobation devient un élément de l’intérêt que les acteurs ont à accomplir une action souhaitée. Les individus adoptent donc des comportements qui concordent avec les attentes générales parce qu’ils ont des intérêts psychologiques, sociaux et instrumentaux à le faire, et qu’a contrario, celui qui viole la norme admise déclenche des réactions punitives.
25En considérant que le choix d’un aidant est influencé par les rôles, on admet également qu’il est contrôlé par des partenaires autres que la personne sollicitée – en d’autres termes, que le choix d’un aidant est effectué sous le regard des autres partenaires. Ces derniers, dans la mesure où ils sont en relation directe avec les aidants souhaités et le requérant, garantissent le respect des contenus obligés, possibles ou interdits du rôle de chacun. Autrement dit, les rôles fonctionnent comme des instruments de régulation des relations parce que les acteurs sont assujettis aux jugements négatifs et aux appréciations positives de leurs congénères.
LA « CONFIANCE » COMME RÉGULATEUR DE L’ENTRAIDE
26Les normes sociales ne suffisent cependant pas à rendre compte de l’ensemble des contenus relationnels. Les relations sont en effet le support et le produit d’échanges, qui se révèlent cruciaux parce qu’ils offrent une assise « matérielle » qui scelle les liens. Surtout, ces échanges sont le bras armé de l’élaboration des bonnes manières de faire entre les acteurs, qui instruisent la confiance nécessaire à l’entraide.
L’aide, une ressource échangée au sein d’une relation
27La plupart des enquêtes étudiant les aides que les acteurs peuvent recevoir ou donner, assimilent certains contenus à de l’aide, supposant que leur exécution est a priori identifiée par les personnes comme une aide donnée. On observe néanmoins une ambiguïté constante entre ce qui est déclaré comme aide par les acteurs et les contenus désignés comme tels par les chercheurs (Petite, 1997). Si chacun d’entre nous semble en effet en mesure, dans sa pratique quotidienne, de différencier ce qui appartient au domaine de l’aide de ce qui n’y appartient pas, les frontières ne s’établissent vraisemblablement pas autour d’activités propres au registre de l’aide. Des activités sont entendues comme aide donnée ou reçue dans certaines relations, sans être pour autant perçues comme telle dans d’autres relations. Par exemple, les activités ménagères réalisées par des femmes sont parfois considérées par leurs conjoints (hommes) comme une aide qui leur est directement apportée ; d’autres, sans nier que ces tâches soient exécutées par leur épouse, ne se sentent pas aidés parce qu’ils jugent que ces activités relèvent de la responsabilité d’une épouse et qu’ils ne se sentent pas directement concernés par la réalisation de ces activités. Cet exemple illustre l’ambiguïté qui entoure la qualification des tâches effectuées par chacun : parfois les acteurs les considèrent comme une aide reçue ou donnée, parfois non. Or, la différenciation des contenus ne repose pas tant sur les types d’activités effectuées par les autres que sur la définition des responsabilités des uns envers les autres et sur le fait que l’exécution de certaines tâches soit reconnue comme incombant plus spécifiquement à certaines personnes. Aussi, certaines tâches ménagères ne sont pas reconnues comme « aide » parce qu’elles sont considérées de la responsabilité des épouses, et non de celle des maris.
28Dans un domaine voisin, Yves Grafmeyer (1999) évalue à quelles conditions les diverses formes d’hospitalité par les parents ou par les proches sont considérées comme des aides données par les uns et reçues par les autres. Ses analyses le conduisent au constat suivant : les périodes d’hébergement dont les individus ont pu bénéficier au cours de leur vie, ont été largement sous-estimées lors de l’enquête5 « Proches et parents » au moment où les enquêtés devaient répertorier les différentes aides qu’ils avaient reçues. L’analyse des entretiens effectués en complément du questionnaire auprès de personnes qui avaient bénéficié de l’hospitalité d’un de leurs proches, révèle des registres de justification hétérogènes face aux situations d’accueil qui expliquent leur occultation. Dans au moins deux circonstances, l’hébergement n’est pas considéré comme une aide. La première consiste en ce que Yves Grafmeyer appelle « un processus de déplacement de la dette » : les bénéficiaires de l’hébergement n’estiment pas recevoir une aide de leurs proches ou de leurs parents, parce que les donneurs sont demandeurs de la mise en œuvre de leur propre hospitalité. Dans ce cas, si aide il y a, elle n’est pas donnée aux bénéficiaires de l’accueil puisque l’hébergement bénéficie aux hôtes eux-mêmes et qu’il ne se légitime pas comme une réponse apportée à une difficulté passagère. Dans le deuxième type de situation explorée, les bénéficiaires de l’hospitalité ne se considèrent pas en situation de débiteur, parce que le type de lien qui les unit aux hôtes suffit en soi à justifier leur demande ; la dette est déniée « au nom des obligations du lien » qui excluent de manière intrinsèque l’idée que l’hébergement puisse être assimilé à une aide reçue. Dans ces deux situations, ce qui est nié n’est donc pas tant le fait que les uns soient les hôtes et que les autres bénéficient de leur accueil, mais que l’hébergement puisse être considéré comme une aide reçue. L’aide est déniée, soit parce que les bénéficiaires apparents de la situation ne sont pas les bénéficiaires réels de l’accueil, soit parce que l’hospitalité appartient aux contenus explicites, a priori unanimement partagés, du rôle des accueillants – dans le cas présent, les parents. Et puisque la dette est rejetée, l’hébergement ne suscite pas l’attente d’un retour, quelle qu’en soit la nature.
29Ces remarques soulignent combien la notion d’aide s’apparente étroitement à celle d’échange, d’une aide évincée dès que la nécessité d’une réciprocité est niée6. D’un côté, le retour est nié parce que celui qui reçoit n’est paradoxalement pas le « receveur » – paradoxe ou ambiguïté qui s’observe dans de nombreuses situations. Par exemple, quand les grands-parents s’occupent de leurs petits-enfants : l’aide donnée bénéficie-t-elle aux parents qui, pendant ce temps, peuvent vaquer à d’autres occupations ? ou aux grands-parents, qui maintiennent ainsi une relation spécifique avec leur descendance (enfants et petits-enfants), qui en tirent une forme « d’utilité » sociale, etc. ? La désignation des personnes bénéficiaires des tâches effectuées est parfois une véritable gageure, parce qu’elle met sur la sellette les relations et la manière dont chacun s’engage envers les autres. De l’autre côté, le retour est nié parce que ceux qui donnent le font en vertu des obligations qui leur incombent. Les deux exemples présentés (hospitalité et tâches ménagères) illustrent l’aspect crucial de la perception des responsabilités de chacun. Tant qu’il est considéré du devoir impératif des parents de subvenir aux besoins de leurs enfants, il ne sera pas question de parler d’aide ; tant qu’il est considéré du devoir de l’épouse de s’occuper de certaines tâches ménagères, son mari n’estimera pas qu’elle lui vienne en aide.
30La perception de l’aide joue de la porosité des formes relationnelles, tout en obligeant les acteurs à identifier les bénéficiaires des échanges et à reconnaître les responsabilités de chacun. Car l’aide n’apparaît qu’en marge des prescriptions de rôle et lorsque les destinataires apparents coïncident avec les bénéficiaires réels des ressources. L’adéquation des bénéficiaires réels aux bénéficiaires apparents résulte en grande partie des carences des individus récipiendaires : soit qu’ils doivent les effectuer eux-mêmes, soit qu’ils ne disposent pas des compétences, des informations, du temps, etc., nécessaires pour les accomplir, soit qu’ils sont dans l’incapacité de les effectuer à cause d’un empêchement momentané.
31Dans le cadre de cette enquête, sont donc considérées comme « aides », les ressources qui circulent en marge des obligations de rôle et qui sont soumises à des règles d’échange. Dès lors, la compréhension des flux propres à l’aide passe par l’analyse d’une partie des ressources qui circulent entre les individus – celles qui participent aux échanges multiples et variés entre les partenaires. Cette propriété de l’aide introduit plusieurs incertitudes, liées au fonctionnement même des échanges interpersonnels.
Les caractéristiques de l’échange social
32Parmi les différentes analyses de l’échange social, on évoquera, pour rendre compte du choix d’un aidant, celle avancée par Peter M. Blau (1996 [1964]) qui assied sa définition de l’échange sur des motivations individuelles, et non comme un phénomène social total de sociétés qui s’obligent mutuellement (Mauss, 1950). La formulation de l’échange social chez Peter M. Blau s’arc-boute à une conception du processus d’association entre les individus gouverné par les récompenses (économiques, psychologiques, symboliques) que les acteurs escomptent ou anticipent. Relèvent ainsi de l’échange social, l’ensemble des actions volontaires – c’est-à-dire des actions qui ne sont pas le résultat de la coercition physique ou des normes intériorisées – motivées par ce que les individus peuvent en attendre en retour et les actions qu’elles amènent effectivement de leurs partenaires7. Le processus d’échange social repose alors sur le principe suivant : les individus se séparent de certaines de leurs ressources parce qu’ils peuvent en anticiper d’autres.
Obligations « ouvertes » et formes de la réciprocité
33Pour caractériser les transactions relevant du processus d’échange social, Peter M. Blau les compare à celles qui relèvent de l’échange économique, considérant que ces deux modes de circulation des ressources présentent des différences et des similarités8.
34Qu’il soit économique ou social, l’échange entre individus (ou groupes d’individus) suppose l’existence d’obligations pour que celui qui donne reçoive à son tour. Une des particularités fondamentales des obligations contractées à travers le processus d’échange social est qu’elles prennent la forme « d’obligations ouvertes », alors que les obligations engagées au sein de transactions économiques sont contractuelles (Blau, 1996 [1964]). Dès lors, les partenaires d’échanges sociaux sont tenus par une attente générale de réciprocité, sans que son contenu soit établi, ni négocié, au préalable.
35La réciprocité se définit comme le fait de rendre une prestation contre une autre, que cette contre-prestation soit différée ou non, qu’elle se fasse au donataire ou pas ; elle implique un produit qualitativement semblable, identique ou différent de la prestation initialement reçue. La réciprocité admet la poursuite d’un « équilibre général », distinct de la notion d’égalité entre des ressources données et reçues (Reynaud, 1997). Cet équilibre est, pour autant, un phénomène difficilement appréciable dans la mesure où la nature des ressources qui circulent est hétérogène et où l’échange s’accomplit sur une échelle de durée variable. La réciprocité reste donc à la discrétion des partenaires. À un moment donné, un retour estimé convenable doit être accompli, alors même que les individus ne savent pas précisément ce qui doit leur être rendu. Néanmoins, le fait que les acteurs prennent conscience des défauts ou des absences de réciprocité – jusqu’à entrer en conflit avec leurs proches – indique qu’ils évaluent, d’une manière ou d’une autre, les ressources qui circulent entre eux et le temps nécessaire à leur circulation.
36Bien que floue, la réciprocité reste primordiale pour analyser le processus d’échange, car elle permet d’identifier les « limites » d’un échange : l’échange se clôt au moment même où un donneur initial redevient receveur. Il devient alors possible de lui attribuer une forme, et de distinguer des échanges restreints qui mettent en scène une réciprocité mutuelle au sein de relations dyadiques et des échanges généralisés qui impliquent un cycle parmi un ensemble de partenaires où aucun ne reçoit de celui à qui il donne.
37Peter P. Ekeh (1974) identifie deux formes d’échanges restreints :
- des « échanges restreints exclusifs » qui concernent la circulation de ressources au sein de dyades isolées : un individu A donne et reçoit d’un individu B ;
- des « échanges restreints inclusifs » où les dyades sont impliquées avec d’autres dyades dans un réseau : A donne et reçoit de B ; C donne et reçoit de D, etc., et où les individus peuvent changer de partenaire, A donne et reçoit de D, B donne et reçoit de C, etc.
38Il identifie également deux formes d’échanges généralisés :
- des « chaînes d’échanges généralisés » où chaque unité du processus est équivalente, elle donne et reçoit de deux partenaires différents : A donne à B qui donne à C qui donne à A ;
- des « échanges généralisés en réseau » orientés vers un groupe (A donne à B et C ; B donne à A et C, etc.) ou orientés vers l’individu (B et C donnent à A ; A et B donnent à C, etc.).
39Ces deux formes d’échanges généralisés impliquent des droits et des devoirs nécessairement collectifs dans la mesure où chaque membre a intérêt à ne faire que recevoir : il importe en effet que les acteurs se sentent obligés de donner.
L’absence de médium universel
40L’échange économique est acquitté à l’aide d’un médium universel gradué – la monnaie – qui dote les ressources échangées d’une valeur objectivée. L’absence d’un tel intermédiaire pour les flux de ressources qui relèvent de l’échange social, rend entière et complexe l’évaluation des ressources que les acteurs donnent ou reçoivent. La nature des ressources échangées est, en effet, par définition hétérogène : il peut s’agir aussi bien d’informations, d’objets matériels, de services, de gratifications, etc. La valeur des ressources échangées est par ailleurs rarement appréciable : si les biens matériels sont potentiellement quantifiables et dépersonnalisés par la valeur acquise au sein du système marchand, les ressources qui expriment le lien, l’affection, le plaisir d’être ensemble, ne se comptabilisent que difficilement.
41Georg Simmel (1900) insistait en son temps sur la capacité de la monnaie de résoudre la complexité des échanges parce qu’elle exprime la valeur des biens (objets matériels, prestations…) entre eux. Les ressources n’ont pas de valeur en soi ; leur valeur réside dans la relation qu’elles entretiennent entre elles, dans leur interchangeabilité. En servant d’étalon de mesure universel, symbolique et extrinsèque aux relations qui supportent l’échange, la monnaie investit les diverses ressources d’une valeur objectivée et établit une équivalence entre elles qui permet de les comparer les unes par rapport aux autres.
42Or, au cours du processus d’échange social, les contractants ne peuvent se référer à une mesure extérieure comme la monnaie. Et comme les ressources échangées sont plus ou moins intrinsèques à la relation qui les met en circulation, leur valeur évolue selon l’intérêt des acteurs à donner des gratifications à autrui – surtout dans ces cas extrêmes où elles expriment l’existence même du lien. C’est pourquoi, l’équivalence entre des ressources est le fruit d’appréciations individuelles propres aux relations dans lesquelles les transactions sont réalisées. Les bénéfices issus d’échanges sociaux sont, par conséquent, moins « détachables » de la source qui les procure que lors d’échanges économiques. La valeur des ressources dépend ainsi de la relation qui les fait circuler.
La dimension temporelle de l’échange
43Le processus d’échange social impose par ailleurs une période de temps plus ou moins longue pour son accomplissement. Une réciprocité à la hâte serait en effet perçue comme une forme d’ingratitude : le retour à une chose donnée se doit d’être « différé et différent » sous peine de constituer une offense. Pierre Bourdieu (1980a) insiste sur l’opposition fondamentale entre d’une part, le phénomène du «donnant-donnant » qui rend concomitant le don et le contre-don et le prêt qui revient à une forme d’échange contractuelle puisque la nature du retour est prédéfinie, et d’autre part, le processus d’échange. Pour que l’échange dissimule les intentions visées (la réciprocité) – et que les individus adhèrent à cette croyance – il faut que la circulation des ressources conserve un caractère spontané et informel, ce qui n’advient qu’en inscrivant l’échange dans le temps. La restitution immédiate d’un objet identique équivaudrait au refus de recevoir ; surtout, elle dénoncerait le caractère d’obligation, la volonté de faire de son partenaire un obligé et révélerait le lien de subordination qui s’établit au cours de l’échange.
44Pierre Bourdieu souligne combien l’échange de biens et de services repose sur une forte ambivalence : pour que ce processus fonctionne correctement, les acteurs ne doivent pas ignorer complètement sa logique générale et la nécessaire réciprocité, mais elle doit être tenue secrète, sous peine de rendre manifestes les obligations contractées et les intentions poursuivies. C’est pourquoi, la période qui s’écoule entre les deux moments-clefs de l’échange – le moment du don et celui du contre-don – est capitale. Une bonne gestion de ce temps consiste à retarder suffisamment le moment du contre-don, de sorte qu’il n’apparaisse pas comme le retour obligé. Elle permet de faire comme si l’échange n’était pas intéressé. Elle permet également de déguiser les obligations contractées entre les protagonistes en des signes de générosité et d’altruisme. La spontanéité ne transparaît donc qu’à partir du moment où la pratique sociale de l’échange se déploie dans le temps.
45La nécessité d’un temps intercalaire entre le moment du don et celui du contre-don est d’ailleurs l’objet des stratégies individuelles. Les plus rusés seront ceux qui parviennent à transformer un retard en « retardement stratégique ». En dehors du jeu qui oblige à tarder de rendre sous peine d’offusquer l’autre, être à la place de celui qui doit retourner s’avère avantageux. Car celui qui a reçu est maître de la suite des événements, alors que le donateur demeure en situation d’attente. Tant que le terme de l’échange est de son côté, que le receveur est sollicité parce qu’il doit donner à son tour, il reste maître du jeu social. Par contre, dès qu’il retournera l’objet, il « perdra la main » et le contrôle de ses intentions au sein de cette relation. Tout le jeu social lié à l’échange consiste donc à attendre une période acceptable, pour les uns comme pour les autres, avant de rendre ; il faut savoir attendre sans trop différer, pour éviter de franchir la barrière de l’inconvenance et demeurer dans le cadre des bienséances sociales.
La confiance, une propriété émergente de l’histoire des relations
46L’échange informel de ressources évolue au gré d’une forte incertitude qui pèse sur l’obligation de réciprocité, dont les points d’achoppement sont autant l’évaluation des ressources qui circulent que le temps nécessaire à leur troc. Ce processus suppose donc l’existence et le développement d’une confiance commune qui permet d’anticiper que chacun des acteurs s’acquittera convenablement de ses obligations.
47Selon Peter M. Blau (1996 [1964]), la confiance entre des partenaires se bâtit à partir d’échanges récurrents et satisfaisants sur le long terme. Elle émerge de l’expérimentation d’échanges successifs au cours desquels les acteurs testent la conformité de leurs partenaires aux exigences de la réciprocité. Celui qui entreprend de mettre ses ressources à la disposition des autres n’est pas a priori assuré du retour ; il doit tester l’honnêteté de ses partenaires par des procédés d’essais et d’erreurs. L’initiative du don est en cela toujours risquée. C’est pourquoi, les échanges sont entamés par le biais de transactions mineures – c’est-à-dire au moyen de transactions qui requièrent une confiance limitée, parce que le risque pris en termes d’investissement relationnel est minime. Le déroulement de ces petites transactions sert de « mise à l’épreuve » de la relation, autorisant, en cas de bonne issue, la réalisation d’échanges dont les investissements matériels et affectifs sont plus importants. La confiance en la loyauté de ses partenaires, expérimentée au travers d’échanges réguliers à partir desquels les individus anticipent leurs comportements ultérieurs, repose sur la conviction nécessairement partagée que les acteurs se comporteront dans le futur de manière analogue au passé. Elle suppose que chacun reproduira ses comportements antérieurs.
48Réfléchissant à ce qui amène les individus à briser ou pérenniser leurs liens, Caryl E. Rusbult et Bram P. Buunk (1993) élaborent un modèle pour expliquer l’engagement des individus au sein de leurs relations. Leur approche tient simultanément compte du degré de satisfaction personnelle et psychologique (définie en termes de récompenses obtenues comparativement aux coûts et aux attentes générales) qu’une relation procure, de sa comparaison avec des relations alternatives et de l’échange des ressources – admis comme une forme d’investissement relationnel. Elles mesurent l’engagement des individus au sein de leurs relations aux ressources investies. Parmi les ressources mises à la disposition des acteurs, et qui comptent parmi les bénéfices qu’ils peuvent retirer de leurs relations, elles distinguent des « ressources intrinsèques » – celles qui signifient le lien et qui participent au processus même d’émergence et de développement des relations – et des « ressources extrinsèques » pour lesquelles la relation, préexistante, n’est qu’un vecteur des flux. L’investissement des ressources intrinsèques est crucial parce qu’il intensifie l’engagement relationnel en augmentant le coût de rupture de la relation : rompre une relation signifierait abandonner ces investissements accumulés. Or, une partie des ressources intrinsèques directement investies au sein de la relation (l’affection, « l’énergie émotionnelle », le temps passé ensemble, etc.) n’est pas récupérable, ni compensable, dès que la relation cesse d’exister. Les individus ont donc un intérêt9 à proroger des relations au sein desquelles ils ont investi de nombreuses ressources intrinsèques ; c’est-à-dire des relations qui s’inscrivent déjà dans la durée. Dans ce cadre, la confiance repose sur ces investissements non compensables, ni récupérables, en cas de rupture de la relation. Les transactions passées, d’où naît la confiance, ne seraient donc pas seulement des modèles de conduites reproduites lors de transactions futures, mais serviraient surtout de garantie à la volonté de pérennisation du lien.
49La plupart des recherches s’accordent à attribuer aux échanges les fonctions de création et de pérennisation des liens – soit parce qu’ils créent une dette réversible entre les partenaires (Bloch et Buisson, 1991 ; Godbout et Charbonneau, 1993), soit parce qu’ils soutiennent les investissements relationnels entre les partenaires (Rusbult et Buunk, 1993). Cette dépendance étroite entre l’émergence et la permanence des relations et les flux d’échanges amène à penser que chaque moment critique de ce processus (le don, sa réception, le contre-don) met les individus devant une alternative entre « créer ou maintenir un lien » ou « s’y dérober ou le rompre ».
50Selon Jean-Daniel Reynaud (1997), l’initiative du don possède cependant une caractéristique supplémentaire : elle est l’invocation et la mobilisation même d’une « règle endogène » qui non seulement appelle à la reconnaissance du lien qui s’établit entre les partenaires, mais qui astreint également les contractants à respecter les engagements explicites ou implicites invités par cette initiative. Si la confiance s’élabore et s’acquiert à partir de séries d’expériences communes qui construisent progressivement les termes des échanges, elle ne repose pas seulement sur une simple anticipation de la reproduction des conduites passées ou sur les investissements accumulés. Ces expériences communes créent, précisent et mettent à l’épreuve les règles communes qui fixent les bonnes manières d’échanger entre les partenaires. Les règles mobilisées ne sont donc pas immuables et transcendantes à l’activité humaine, elles en sont, au contraire, le produit. Ces règles sont créées et instaurées, parfois mises à l’épreuve au fil du processus d’échange. Les échanges successifs recèlent la propriété étonnante de préciser les contenus des règles qui gouvernent le processus même d’échange entre les acteurs.
51En particulier, puisque les obligations du processus d’échange sont ouvertes, lui seul peut en définir l’équité. La règle signifiée par l’initiative d’un don, en partie indéterminée, sera complétée, précisée ou corrigée lors du contre-don. Un échange équitable n’est donc pas tant un échange dont les différentes ressources données s’égalisent, mais plutôt un échange qui se poursuit sans mécontentement excessif et où chacun des acteurs trouve des justifications et des « bonnes raisons » – pour reprendre l’expression de Raymond Boudon – aux actions des uns et des autres. Jean-Daniel Reynaud ne nie pas que les règles d’échange s’insèrent au sein de catégories de pensées et de dispositions acquises et préexistantes, ni qu’elles s’appuient sur des règles exogènes, mais il en souligne surtout le caractère idiosyncrasique.
52Cette approche du fonctionnement des relations rejoint l’élaboration théorique des « règles de convenance », conceptualisées par Robert Paine (1969) et reprises par Graham A. Allan (1979), qui déterminent « ce qui est pertinent pour une relation, ce qui est permis et désirable, et ce qui sort des frontières ». Selon Graham A. Allan, les entités cognitives qui orientent les relations ne se définissent pas seulement en termes de rôles, c’est-à-dire par la perception de ce qui est permis ou de ce qui est indésirable selon des catégories typiques de relation. Chaque relation singulière se construit également des représentations des possibles et des interdits qui émergent de leur histoire – qui se résume pour une grande part à l’histoire de leurs échanges – relativement aux attentes des rôles. Ces schèmes, qui ont rarement besoin d’être rendus explicites10, orientent les contenus et le développement ultérieur des relations, en s’affranchissant des indications des rôles pour exprimer des modes d’échange singuliers et originaux.
53La confiance ne reposerait donc pas sur des obligations de réciprocité exogènes et données, préexistantes et immuables, mais elle serait une perception et un engagement de la relation, élaborés à partir des expériences interindividuelles et des arrangements ad hoc que les obligations morales de réciprocité viennent appuyer et raffermir.
La confiance comme exercice du contrôle social
54La confiance n’est pas seulement une caractéristique issue de l’histoire des relations, elle est également une propriété des structures relationnelles au sein desquelles les relations s’insèrent. En effet, si les individus s’acquittent habituellement de leurs obligations de réciprocité en dépit de l’absence de contrats qui les appuient, c’est en grande partie parce qu’un manquement aura des conséquences néfastes. Comme toute norme sociale émergeant de la tension entre les intérêts individuels et les intérêts collectifs, l’obligation de réciprocité est soumise au contrôle des partenaires, c’est-à-dire à l’application de sanctions gratifiantes ou punitives de certaines personnes avec lesquelles les individus sont en relation11. Ces sanctions sont d’autant plus manifestes et sensibles que les échanges au sein d’une relation interpersonnelle mettent en jeu non seulement la répartition des ressources entre les deux partenaires qui échangent, mais également la répartition des ressources au sein des réseaux dans lesquels cette relation s’insère.
55L’insertion des relations dans une structure et la nécessaire circulation des ressources en son sein font que certains membres peuvent être conduits à défendre les intérêts collectifs, en vérifiant et garantissant la bonne tenue des échanges au sein de chaque relation dyadique qui la constitue. Les pénalités multiples, effectives ou envisagées, qui sont encourues dès que les individus manquent à leurs obligations, exercent une pression souvent suffisante pour qu’ils s’acquittent sous une forme appropriée et acceptable de leurs devoirs, et qu’ils restituent d’une manière convenable la ou les ressources qui leur sont données. Notamment, parce qu’en adhérant aux principes moraux admis et reconnus par le réseau au sein duquel ils sont insérés, les individus suscitent l’approbation et se construisent une bonne réputation, fort utile pour leurs interactions ultérieures.
56La bonne réputation constitue en effet une ressource collective décisive au sein d’un réseau. L’échange entre deux acteurs se trouve ainsi médiatisé par le réseau qui alloue aux protagonistes une compensation symbolique directe et durable, en dédommagement du respect des usages et des attentes collectives, souvent contraires à leurs intérêts propres et immédiats. Les individus reçoivent des récompenses gratifiantes indirectes, en échange de leur conformité à des règles d’échange qui peuvent être désavantageuses pour eux. La manifestation et la démonstration de leur probité, qui consacre leur bonne réputation, s’apparente de cette façon à « un taux de crédit élevé » qui permet aux personnes concernées d’obtenir des bénéfices12 (Blau, 1996 [1964]). Cette bonne réputation peut être en soi désirable dans le sens où elle répond aux gratifications psychologiques primaires recherchées au travers du processus d’association ; elle peut également être souhaitée dans la mesure où elle conditionne la poursuite des échanges. En effet, une personne qui échoue dans la réciprocité est souvent accusée et se voit condamnée ; les manquements à la norme de réciprocité conduisent à une mauvaise réputation, dont une conséquence décisive peut être l’exclusion de l’individu contrevenant des différents circuits d’échange.
57Le principe d’une sanction extérieure, assurée par les partenaires, suppose que la relation entre deux individus soit sous l’égide d’au moins une tierce personne. James S. Coleman (1994 [1990]) considère que la structure relationnelle minimale requise pour qu’une sanction puisse être appliquée est une triade transitive, car l’exercice du droit de sanction engendre un coût social non négligeable pour celui qui l’exerce. Pour qu’un acteur décide d’assumer sa tâche d’administrateur de sanctions, il faut qu’il y trouve un bénéfice quelconque ; il ne peut appliquer une sanction, seul. Cette structure relationnelle élémentaire place chacun des trois acteurs sous le contrôle des deux autres. D’une part, l’existence d’une relation entre les deux partenaires d’un troisième rend possible une action commune : ils peuvent sanctionner conjointement, ou menacer de le faire, le partenaire fautif, en entravant les opportunités du contrevenant, en censurant simultanément le recours auprès de l’autre partenaire. Cette action de contrôle commun rend la menace plus efficace. Et dans la mesure où ces partenaires assument en commun l’exercice de la sanction, ils en partagent et en réduisent le coût. D’autre part, la relation entre deux acteurs (par exemple, les individus A et B) amenés à appliquer leur droit de sanction vis-à-vis d’un troisième (l’individu C), intègre en elle-même des intérêts et des procédures de contrôle qui peuvent inviter l’un (l’individu A) à influencer le comportement de l’autre (l’individu B), et ce dernier à s’y soumettre. La relation entre A et B est en effet soumise aux intérêts de chacun et au fait qu’ils disposent de ressources dont l’autre pourrait avoir besoin. Cette possession de ressources et l’intérêt que l’un a à favoriser ses contacts avec l’autre, peuvent être utilisés par un des acteurs dans le but d’inciter ou de contraindre l’autre à exercer son droit de sanction : un acteur qui est l’obligé d’un autre peut ainsi payer une partie de ses dettes en assurant seul la sanction vis-à-vis du partenaire commun qui contrevient à la norme. Dans ce cas, le coût social de la sanction est compensé par le remboursement (ou une partie du remboursement) de son assujettissement. Il peut aussi être compensé par l’approbation qu’il reçoit d’avoir assuré seul la sanction pour l’ensemble des personnes directement ou indirectement impliquées par la conduite déviante de la personne qui a transgressé la norme. Néanmoins, dans l’un ou l’autre cas, la menace d’une sanction ne peut être effective et efficace qu’à partir du moment où celui qui exerce la sanction dispose de moyens suffisants pour inquiéter le partenaire contrevenant. Soit qu’il dispose de ressources dont ce dernier pourrait avoir besoin, soit qu’il peut le menacer de ne pas honorer ses obligations envers lui. Dans ce dernier cas, l’administrateur de la sanction doit être soutenu par d’autres pour qu’il ne soit pas sanctionné à son tour ; le droit de ne pas s’acquitter de ses propres obligations doit en effet lui être reconnu.
58Au cours du processus d’échange entre des acteurs, le réseau des connaissances communes constitue donc non seulement une importante source de ressources, mais s’avère également une source de contrôle des actions des différents partenaires le constituant : il contrôle la conformité des conduites des partenaires vis-à-vis des interdits et des attentes de rôle, il veille au bon déroulement des échanges, menaçant de sanctions ceux qui dérogent à leurs obligations de réciprocité. Du fait de l’encadrement des acteurs au sein d’un réseau de connaissances communes, la régulation des échanges entre deux acteurs ne se réduit pas à la relation interpersonnelle et à son élaboration historique d’où émergent des règles qui soutiennent la réalisation des échanges ; cette régulation se pose également en termes de contrôle de la conformité des conduites des acteurs. Autrement dit, la confiance provient de leur insertion dans une structure relationnelle qui interdit de se comporter n’importe comment.
LES PRÉFÉRENCES ENCADRÉES DE L’ÉLECTION D’UN AIDANT
59Dans cet espace du fonctionnement relationnel constitué des attentes de rôles et des règles particularistes qui naissent de l’histoire des relations, chacune soumise au contrôle de tiers, il s’agit désormais de comprendre d’après quelles règles un acteur choisit ses aidants.
Trois logiques de circulation des ressources
60Le processus de sélection qui conduit à demander l’aide d’un partenaire spécifique met en jeu la dimension plurielle des relations. Les contenus des relations sont autant le fruit : a) des modèles cognitifs attachés aux différents rôles ; b) du développement singulier des relations ; c) de l’insertion des relations dans un ensemble global et structuré de contrôle. Ces trois facettes des relations font chacune référence à des modes de régulation complémentaires de leurs contenus qui, parce qu’ils apposent des contraintes sur les contenus relationnels possibles et effectifs, interviennent d’une manière ou d’une autre au moment de choisir un aidant.
61Un premier mode de régulation repose sur les modèles de conduite associés aux rôles incarnés par les partenaires impliqués dans une relation. Ces modèles facilitent l’ajustement des manières d’agir des uns vis-à-vis des autres en précisant ce qui est idéalement interdit, obligé ou possible, voire souhaitable, avec ses différents partenaires. Ils permettent ainsi aux acteurs d’identifier parmi les personnes qui composent leur réseau relationnel, celles qui peuvent être tenues pour des aidantes légitimes, mais également d’exclure d’office un certain nombre de partenaires.
62Les relations ne se réduisent toutefois pas à des entités cognitives abstraites et idéalisées, elles se manifestent aussi et surtout par des actes concrets d’échange de ressources, d’échange de paroles, d’activités communes, etc. Un deuxième mode de régulation émane de la concrétisation de chacune des relations au travers d’échanges et de leur développement biographique. Les échanges, parce qu’ils sont un moyen de tester les relations, génèrent un sentiment de confiance. Ils sont également et surtout l’instrument de l’élaboration des règles tacites communes qui précisent ce qui est, ou sera, permis et ce qui est, ou sera, inadéquat pour une relation singulière. L’élaboration de ces règles particularistes, qui définissent les limites des relations interpersonnelles, est plus ou moins facilitée en fonction du degré d’institutionnalisation des relations. Certains contextes de naissance des relations favorisent l’émancipation des liens de leur rôle originel – quand ils émanent des dispositions stratégiques des partenaires (i. e. les relations amicales); d’autres rendent ce travail plus ardu – quand les liens naissent d’éléments contextuels (i. e. les relations de travail).
63Un troisième mode de régulation est conditionné par le fait que les relations mettent en circulation des ressources qui intéressent d’autres partenaires. Rarement autonomes, les relations s’insèrent au sein de systèmes de relations plus ou moins denses, comprenant un réseau de connaissances communes à même de surveiller et de sanctionner la conformité des comportements de chacun. Les contenus des relations sont ainsi portés au regard des partenaires communs qui vérifient leur conformité aux attentes générales, garantissant que les intentions ou les demandes des partenaires ne soient pas trop extravagantes, et qu’aucuns ne soient entièrement lésés lors d’échanges.
64Ces trois modes de régulation des relations encadrent la circulation des ressources entre des partenaires, parmi lesquelles l’aide constitue une sous-catégorie substantielle. Surtout, ils s’articulent les uns par rapport aux autres, en complément ou en concurrence, pour orienter les relations dans leurs actes concrets et accompagner leur destinée.
65On distingue plusieurs logiques de circulation des ressources articulant ces trois modes de régulation des contenus relationnels. Les flux de ressources entre les acteurs peuvent être représentés par un schéma intégrateur, dont le principe d’ordination repose sur la manière, plus ou moins normée (en termes d’attentes de rôles) ou plus ou moins personnalisée (en termes de règles de convenance), dont les relations s’organisent. Cet ordonnancement s’appuie sur une perception différenciée, mais interdépendante, voire parfois subordonnée, des relations personnelles. Les relations peuvent être en effet perçues plutôt comme des figures concrétisées de catégories relationnelles abstraites, ou plutôt comme des relations singulières dont les propriétés résultent de l’histoire interpersonnelle. Dans cette perspective, la circulation des ressources s’inscrit dans un continuum organisé selon la manière plus ou moins normée dont les flux sont régulés, au sein duquel se détachent trois positions théoriques critiques qui combinent chacune différemment les trois dimensions régulatrices des relations.
66On identifie à un extrême du continuum des conduites impératives. Les ressources mises en circulation dans le cadre de ces conduites impératives résultent des obligations fondamentales des rôles qui prescrivent les ressources qui doivent nécessairement circuler au sein des différents types de relations, indépendamment des retours qu’elles suscitent. On tient compte ici des ressources qui doivent impérativement circuler, sous peine de nier l’identité des rôles incarnés par les acteurs. Dans ce cas, les ressources distribuées sont une réponse stricte à des prescriptions relationnelles intériorisées, et il n’est donc pas question de parler stricto sensu « d’échange » de ressources13. Par exemple, les rôles de parents prescrivent des devoirs minimums de prise en charge, de soins, d’attentions, d’affection, d’éducation, etc., à l’égard de leurs jeunes enfants. Ces prescriptions, légalement reconnues et réaffirmées, préfigurent les caractères des liens entre les parents et leurs enfants, et prédisposent les uns comme les autres à certains actes. La logique de circulation des ressources au sein de ces conduites impératives se présente donc essentiellement en termes d’obligations normatives. Puisque ces impératifs sont directement associés aux prescriptions fondamentales des rôles qui leur donnent leur signification, l’avènement biographique des relations n’a que peu d’incidence sur la distribution des ressources. Fortement intériorisées, les normes qui régulent ces comportements n’ont que peu besoin de contrôle extérieur du réseau des connaissances communes.
67Mais les normes manifestent très souvent une certaine tolérance : elles autorisent ou interdisent des pratiques et des comportements avec une vigueur variable. Certaines normes de rôle arborent également un caractère abstrait et général, souvent isolé de tout contexte et des spécificités de chacun, qui nécessite ou induit une certaine accommodation de chacun aux particularismes des uns et des autres. On distingue alors une position intermédiaire d’échanges normés, où la circulation des ressources ne repose plus sur les impératifs catégoriques, mais sur les prescriptions ou interdictions des rôles, souples quant à leur exécution. Certains actes, quoiqu’imposés, sont très souvent l’occasion d’interprétation, voire de négociation, parce que l’histoire des relations l’y autorise. La circulation des ressources est prédéfinie par les caractéristiques des rôles engagés qui précisent des types d’échange attendus. Les rôles familiaux fournissent, là encore, une illustration de l’existence d’échanges normés. Tout en précisant le cadre général de la prise en charge des enfants, les devoirs des parents sont souvent décrits en des termes vagues et prennent parfois une tonalité différente selon les étapes successives de la relation de filiation. Aussi certaines obligations, parce qu’elles sont engagées à des moments particuliers des cycles de vie, deviennent négociables, tout en induisant des contreparties à plus ou moins long terme. C’est ainsi que les soutiens prodigués par les parents lorsque les enfants quittent le domicile parental, leur sont retournés quand, vieillissants, ils ont besoin à leur tour d’assistance. Les enfants s’occupent de leurs parents, non seulement parce que cette tâche leur est dévolue mais également parce que leurs parents se sont occupés d’eux ; ces aides données les pressent à devenir aidants. C’est pourquoi le concours financier des parents lors de l’installation de leurs enfants peut s’apparenter à une assurance placée devant un avenir incertain : les appuis passés affermissent la recevabilité des soutiens futurs. La logique de circulation de ces échanges normés repose donc sur la « mise en pratique » et la négociation des rôles relationnels impliqués. Le réseau des connaissances communes remplit sa fonction de contrôle, en veillant au respect des attributions de rôle : il surveille que les contenus des échanges ne dévient pas trop du cadre fixé par les rôles concernés, tant sur le plan des interdits que des obligations ; il peut également contrôler le respect de la réciprocité des échanges14.
68À l’autre extrême du continuum, on identifie des échanges ouverts. Là, le contenu de ce qui circule n’est pas déterminé à l’avance. Pour autant, celui qui reçoit quelque chose est dans l’obligation d’effectuer un retour. L’échange des ressources est confié à la discrétion des partenaires, dans les limites des proscriptions de rôle. La logique des échanges ouverts repose donc essentiellement sur des règles particularistes élaborées par les acteurs au fil de l’histoire de leur relation. Ces règles, qui émergent des échanges qui concrétisent et donnent vie aux relations, orientent le type de ressources qui seront distribuées et celles qui ne le seront pas au sein de chaque lien. De façon plus ou moins implicite, elles fournissent ainsi des informations sur la manière dont les échanges peuvent être soldés. Ces règles, parce qu’elles se construisent en s’émancipant des rôles, ne s’en détachent pas complètement. Les acteurs ne peuvent donc les omettre sous peine de nier leurs armatures, mais les rôles ne sont plus l’unique organisateur de l’orientation et de la réalisation des échanges. Dès lors, la sanction du réseau des connaissances communes ne porte plus tant sur la nature des ressources échangées que sur le respect du principe de réciprocité des échanges. Les relations amicales présentent un bel exemple de liens qui fonctionnent en grande partie sous le couvert d’échanges ouverts. L’amitié, tout en étant une valeur institutionnalisée, offre de grandes libertés aux individus pour organiser et inventer leurs relations, tant au niveau de leurs contenus que de leurs règles – c’est même une qualité des liens amicaux que de s’émanciper de contenus plutôt formels pour composer et développer des contenus singuliers aux partenaires engagés (Allan, 1979). L’amitié, qui valorise la charge émotive du lien, repose sur l’existence des échanges qui maintiennent et enrichissent le lien, et dont la vertu est de rendre tangible et concrète une relation fondée essentiellement sur des sentiments (d’affection, de proximité, de confiance, etc.), à tel point que le fait d’être dans un processus d’échange compte tout autant que les ressources échangées.
69Obéissant à une logique d’échange, la circulation des aides s’inscrit dans l’espace de régulation allant des échanges normés aux échanges ouverts. Aussi, l’aide s’insère dans un jeu qui allie : a) les prescriptions et les interdictions des rôles ; b) les règles particularistes élaborées par les protagonistes ; c) et le contrôle bienveillant des tiers. Mais, parce que les prescriptions de rôles autorisent un « conformisme ouvert », l’histoire des relations est souvent décisive pour définir des échanges singuliers, de sorte que les acteurs disposent d’une marge de manœuvre suffisante pour choisir leurs aidants.
Choisir ses aidants
70Certaines études s’appliquent à rendre compte de l’émergence et de la permanence des relations interpersonnelles comme le résultat de choix « rationnels » opérés par les individus15. Dans une telle perspective, s’interroger sur les principes du choix d’un aidant revient à poser deux questions : a) comment les acteurs définissent-ils leur « réservoir d’opportunités », c’est-à-dire l’ensemble de leurs aidants potentiels ? ; b) pourquoi les acteurs peuvent-ils préférer s’engager dans des échanges normés ou dans des échanges ouverts ? En d’autres termes, il s’agit d’expliquer d’après quels critères les acteurs peuvent choisir un de leurs proches plutôt qu’un autre.
La théorie du choix rationnel
71La théorie du choix rationnel repose sur le postulat que les individus sélectionnent, parmi toutes les options qui répondraient à la satisfaction de leurs objectifs ou de leurs aspirations, celle qui correspond à une plus grande optimisation du rapport entre les avantages procurés et les inconvénients induits. L’option choisie serait donc celle qui apporterait des bénéfices supérieurs. Si les individus agissent de façon à atteindre les objectifs qu’ils se sont fixés de la manière la plus avantageuse possible, des contraintes pèsent sur leurs choix et influencent la probabilité que certaines préférences puissent être atteintes. Ces contraintes reposent en grande partie sur le fait que les individus sont insérés dans une structure relationnelle qui facilite et entrave simultanément l’accès aux ressources visées. Dès lors, choisir la meilleure solution consiste pour les acteurs à opter pour l’action préférable en fonction des fins qu’ils poursuivent et des opportunités dont ils disposent, limitées par des contraintes structurales.
72Appliquée au domaine des relations, la théorie du choix rationnel affirme d’une part que l’individu peut choisir d’établir une relation et d’y investir plus ou moins de ressources, et d’autre part qu’il peut choisir d’investir ses ressources dans une relation plutôt que dans une autre. L’engagement dans une relation dépend des niveaux de satisfaction psychologique, symbolique, économique, etc., procurés par chaque relation, des investissements réalisés dans le passé et de la comparaison entre les inconvénients et les avantages offerts par chaque relation (Coleman, 1990). Cependant, les acteurs peuvent bénéficier, à travers leurs relations, de ressources multiples, qui consistent autant en des biens ou des services matériels qu’en des récompenses psychologiques et symboliques. La nature composite de ces ressources n’interdit pas la complémentarité des unes et des autres, elle la favorise même parfois. Dès lors, le fait que les individus sélectionnent un partenaire parmi d’autres ne signifie pas qu’ils choisissent toujours celui qui leur apporte un plus grand profit matériel, car les fins visées peuvent être autant l’accès à des bénéfices matériels que la pérennité de la relation. Les acteurs ne poursuivent donc pas, à travers leurs engagements relationnels, un but ultime à l’exclusion de tous les autres16. Par ailleurs, l’engagement relationnel est spécifique en ce sens qu’il ne dépend pas du choix d’un seul individu mais des choix de deux individus.
73Des élaborations théoriques ont légèrement modifié cette perspective de la rationalité de l’acteur pour en atténuer le postulat. Considérer que les individus agissent en choisissant la meilleure opportunité parmi toutes celles dont ils disposent, présuppose en effet que les individus soient capables d’identifier toutes les options possibles, d’explorer, de mesurer et de comparer les bénéfices et les coûts potentiels de chacune de ces options. Or, les opérations de calcul nécessaires à la comparaison des différentes options s’avèrent complexes et malaisées pour des choix qui impliquent des liens, dans la mesure où les relations servent de vecteur à la circulation de ressources diversifiées dont la valeur est plus ou moins dépendante de la relation elle-même. Certains auteurs considèrent que le choix rationnel d’une option ne signifie donc pas nécessairement que le choix définitif et effectif des individus sera le meilleur possible, dans le sens où l’option choisie prendrait la tête d’un ordre de préférence établi à partir de la comparaison de rapports objectivés entre les inconvénients et les avantages occasionnés par chaque opportunité (Boudon, 1993). Choisir rationnellement une option signifie plutôt que l’acteur agit selon une solution qui satisfait aux conditions d’un problème circonstanciel donné, sans être forcément la meilleure, mais qui peut être justifiée et présentée comme la « bonne réponse » apportée au problème posé. La solution est préférée dans le sens où elle est une réponse adéquate parmi d’autres réponses éventuelles – du moins, que l’acteur la conçoit comme telle et qu’il pense qu’elle sera partagée et acceptée par d’autres. Une solution préférée est donc une solution dont la signification est intelligible et explicable17, et qui acquiert une certaine légitimité aux yeux de tous. Dans cette perspective, l’appréciation qui amène à établir préférentiellement des types d’échange au sein d’une relation au détriment d’autres relations disponibles, ne répond pas uniquement à des critères universels et objectivables d’optimisation des gains en fonction des coûts, mais elle dépend surtout de la manière dont un acteur considère la pertinence de son choix et de la possibilité de justifier et de légitimer ce choix auprès de ses partenaires.
Les contraintes de la composition du réseau personnel
74Le choix d’un partenaire aidant passe d’abord par une estimation des alternatives possibles. Le réservoir des aidants est évidemment limité par le réseau de relations de chaque individu18 : une personne ne peut pas, par exemple, solliciter son frère ou sa sœur pour l’aider à s’occuper de ses parents âgés si elle n’en a pas, ou plus. De ce fait, comprendre et expliquer un choix concret – ou envisagé – d’un aidant impose de tenir compte de la composition effective du réseau personnel des acteurs en ce qu’elle définit les opportunités réelles. Pour autant, en matière d’aide, toutes les relations qui composent le réseau d’un acteur ne se situent pas sur un même pied d’égalité.
75Les modèles cognitifs, qui orientent plus ou moins formellement le contenu des relations, instaurent une première frontière entre les différents liens. En exprimant des interdits, ils écartent certaines relations du champ des aidants potentiels ; en formulant des attentes, ils encouragent la sollicitation d’autres relations. Toutefois, la perception des attentes de rôles peut conduire les acteurs à se construire une image factice des aidants, dans le sens où elle ne coïncide pas nécessairement avec les opportunités réelles des individus. Ces derniers peuvent imaginer quelqu’un auquel ils aimeraient recourir – car ce soutien entre dans les attentes de son rôle – quand bien même cette solution leur est, dans les faits, inaccessible. L’identification des aidants potentiels résulte alors de la correspondance des aidants idéalement suggérés par la carte mentale des rôles et de la disponibilité effective des relations.
76La composition du réseau personnel ne conditionne pas seulement le choix d’un aidant en limitant le réservoir des aidants, elle peut également en modifier la teneur. Observant comment la composition des réseaux personnels influence la manière dont les individus perçoivent les soutiens qu’ils sollicitent, Elke Bruckner et Karin Knaup (1990) concentrent leur attention sur les effets induits par l’existence (et son contraire, l’absence) de conjoint et d’enfants adultes sur la désignation des aidants. Elles constatent que l’absence ou la présence de ces deux relations modifie l’ordonnance des choix. Dès qu’il existe, le conjoint apparaît presque toujours sollicité, alors que son absence conduit à des choix beaucoup plus diversifiés. Leur enquête introduit l’idée d’un ordonnancement des aidants, de sorte que le choix d’un aidant se pose également en termes de substitution des différentes alternatives offertes par le réseau personnel.
Le choix d’un mode de régulation des échanges
77Parce qu’elle participe aux ressources échangées, l’aide impose un retour dont ni la nature, ni le temps nécessaire à sa réalisation, ne sont clairement et explicitement définis. Au sein du réservoir des aidants potentiels, le choix d’un aidant doit prémunir de plusieurs menaces : de l’incertitude inhérente au processus d’échange social, de la mauvaise volonté ou du désaccord du partenaire désiré, de la désapprobation des partenaires tiers. Dès lors, entrer dans une relation d’aide ne consiste pas seulement à choisir un partenaire avec lequel l’acteur est lié par une relation dont les caractéristiques particulières (catégorielles ou personnelles) autorisent la tenue de certains échanges. L’émergence d’une relation d’aide consiste également à choisir un mode de régulation des échanges approprié aux protagonistes, dont la logique est fortement induite par les caractéristiques des relations entretenues. Dans la mesure où les acteurs choisissent leurs aidants à partir des caractéristiques des relations qu’ils entretiennent avec chacun de leurs partenaires, ils sélectionnent simultanément le mode de régulation de leurs échanges et le mode de justification de leurs choix, qui conviennent à la situation donnée et qui apparaîtront légitimes aux yeux de « tous ». On émet ainsi l’hypothèse qu’à travers leur choix, les acteurs acceptent de se plier à un mode particulier de régulation des ressources qu’ils mettent ou mettront en circulation.
78Cette conception du choix d’un aidant comme choix d’un mode de régulation s’appuie sur le fait que les individus disposent d’une latitude importante pour se conformer ou non aux prescriptions normatives. Elle admet une conception des normes confiées à un jeu d’interprétations par lequel chaque individu peut « négocier, marchander, menacer, lutter » selon les objectifs plus ou moins conscients qu’il cherche à atteindre et selon les intérêts de chacun quant à la maîtrise des ressources (Hannerz, 1983 [1980], p. 134-136). Bien évidemment, toutes les normes ne sont pas identiquement soumises à la discussion. L’idée même de conduites impératives exclut toute négociation possible. Par contre, les conduites qui engagent les acteurs au sein d’échanges, qu’ils soient normés ou ouverts, autorisent des débats et des tractations. Mais l’interprétation de ces entités cognitives « ne consiste pas seulement à […] apporter des nuances ou des inflexions personnelles », elle se compose dans la mise en place de véritables stratégies individuelles ou collectives (Reynaud, 1997, p. 19). À travers ces stratégies les acteurs émettent et défendent des préférences, opèrent des choix au cours desquels ils sélectionnent les partenaires avec lesquels ils comptent s’engager dans une relation d’aide ou d’entraide qui leur assure des modes d’échanges spécifiques.
79Conséquence du degré d’institutionnalisation et de normalisation des relations, les aides attendues sont plus ou moins explicites et astreignantes selon les catégories relationnelles. Les travaux de Linton C. Freeman et de Danching Ruan (1997) signalent à cet égard des différences notables selon les labels de rôles. Les liens de la famille restreinte énoncent suffisamment ouvertement des aides pour encourager les individus à intégrer leur demande dans le cadre d’échanges normés. Les injonctions des autres rôles (les amis, mais également certains membres de la famille éloignée) sont, elles, plus floues et imprécises, de sorte qu’une demande de soutien ne peut être formulée qu’à la mesure du développement biographique et affectif de certains liens, favorisant l’entrée de l’aide au sein d’échanges ouverts.
80La liaison entre les attentes de rôle et l’histoire des relations – et dès lors, le glissement d’échanges normés à des échanges ouverts – ne se réduit cependant pas à un simple processus d’autonomisation des contenus relativement aux rôles originaux. La vie passée avec ses parents n’enlève rien au cadre normatif dans lequel s’inscrivent les relations entre les parents et les enfants ; tout juste autorise-t-elle des formes de relations moins attendues. Les relations se transforment parfois, sans que le cadre d’émergence originel des liens ne soit abandonné. Il en va ainsi de collègues qui deviennent amis, qui par la grâce d’événements modifient les contours de leur relation première, donnant naissance à d’autres types de liens s’acheminant vers un label d’amitié. Mais il est possible que ces partenaires n’abandonnent jamais leur statut de collègue dans la représentation que chacun se fait de cette relation, y compris quand les individus ne travaillent plus au sein de la même organisation.
81Ainsi, les acteurs polarisent leurs relations, soit vers une simple mise en pratique des modèles normatifs, soit vers une entité singulière résultant du développement historique des liens. Cette dualité, constitutive des relations, induit un façonnement suffisamment souple des liens pour laisser place à des jeux d’interprétation, de marchandage ou de manipulation des modes d’appréhension et de justification des contenus possibles et des modes d’échange des ressources. Évidemment, ces jeux sont d’autant plus ouverts que les relations se sont émancipées de leur contexte de construction normative. Une personne peut ainsi solliciter sa sœur pour l’aider à s’occuper d’un parent malade et justifier ce choix par le fait que ce type d’aide correspond aux aides attendues de la part d’une sœur, sous-entendant que s’occuper des parents est une tâche dévolue aux enfants. Mais cette même personne peut également solliciter les conseils de sa sœur, à propos d’un problème professionnel, parce qu’elles ont toujours beaucoup parlé ensemble des difficultés qu’elles rencontraient. En ce sens, les individus choisissent et négocient les critères de légitimité qui les amènent à choisir un partenaire.
82Les échanges normés sont contraignants dans la mesure où ils se réfèrent à des représentations collectivement partagées. Les attentes de rôle sur lesquelles ils reposent, affectent à chaque partenaire des devoirs spécifiques et formulent les échanges circonstanciés de part et d’autre. De ce fait, ils ne laissent aux individus qu’une étroite marge de manœuvre pour décider du contenu même de leur échange et pour négocier les ressources qui seront échangées. Une personne vieillissante pourra par exemple solliciter ses enfants, alors même que des conflits entre eux persistent ; cette demande se justifiera par les devoirs qui imposent aux enfants de concourir au bien-être de leurs parents âgés en réponse aux nombreux travaux que ces derniers ont réalisés pour eux au moment de leur première installation. Si les enfants ne peuvent refuser par principe leur appui, ils pourront par contre négocier l’opérationnalisation de leurs soutiens, leurs modes d’engagement, eu égard à leurs autres obligations. En adoptant des modes d’échanges normés, les acteurs hypothèquent des situations de négociation qui ne porteront pas sur les types de contenus mis en circulation par chacun, mais sur leur mise en œuvre.
83Mais parce qu’ils se rapportent à des prescriptions de rôles, les échanges normés permettent une certaine stabilité de l’aide, car les liens pourront facilement être rappelés à l’ordre lors de circonstances particulières, y compris ceux qui se maintiennent dans un état de latence. Cette assise normative rend possible le déploiement d’échanges au cours d’une période de temps relativement longue. La détermination collective des contenus des échanges facilite également le contrôle des membres du groupe dans lequel la relation d’échange s’insère. Néanmoins, pour que ces échanges se déroulent dans des cycles longs, la structure relationnelle de contrôle doit être relativement stable. Les travaux qui étudient les normes d’entraide montrent d’ailleurs que les principaux liens concernés par des obligations de soutien sont des relations de la famille restreinte, qui présentent deux propriétés fondamentales : ce sont des relations durables (comparativement aux autres relations), ce sont des relations insérées dans une structure relationnelle constituée et pérenne.
84A contrario, les échanges ouverts sont basés sur l’élaboration de règles particularistes. Dans la mesure où les contenus sont propres à chaque relation, les attentes à leur égard sont moins aisément partagées. Ce caractère de singularité et d’intersubjectivité des échanges, qui laisse une plus grande part à la négociation (entre les deux partenaires, mais également auprès des tiers) rend plus difficile le contrôle des échanges de la part des connaissances communes. Parallèlement, ces échanges ouverts offrent des marges de manœuvre importantes aux individus pour décider et négocier leurs contenus. Chacun des partenaires peut débattre avec l’autre de sa contribution et de son engagement selon son champ de compétences, ses désirs, le temps qu’il est prêt à dispenser, etc. Ainsi quand les individus demandent à leurs amis ou à leurs voisins de venir bricoler dans leur maison, ces derniers peuvent plus facilement refuser ou limiter leur temps de présence. Ils disposent également d’une plus grande liberté pour trouver les retours qualitativement ou quantitativement équivalents. Mais la contribution de chacun aux moments particuliers est d’autant plus importante que, contrairement aux relations basées sur une dimension plus normative, la pérennité des relations est basée sur des critères interpersonnels. Ce sont bien les échanges, les règles qui les soutiennent et celles qui en résultent, qui entretiennent l’existence des relations. Ces relations imposent l’accomplissement d’actions concrètes plus ou moins régulières pour être alimentées et enrichies. Il en va par exemple des échanges de confidence qui ponctuent les relations amicales ; les confidences, souvent contingentes à des circonstances dramatiques ou joyeuses de la vie personnelle, sont rendues possibles par les discussions « entre-deux » qui maintiennent le lien. Autrement dit, les individus peuvent être amenés à entrer dans le jeu d’échanges ouverts et à les résoudre rapidement pour conserver les relations qui les lient aux autres et qui manqueraient de péricliter le cas échéant.
85Le corollaire de ces relations moins formalisées est qu’elles sont insérées dans des structures relationnelles qui, bien que parfois extrêmement denses, présentent a priori une moindre stabilité. En dehors du fait qu’il est plus malaisé de contrôler des échanges organisés à partir des négociations interpersonnelles, les instances de contrôle sont également plus variables. L’instabilité de la structure de contrôle prêche pour une résolution des échanges au cours d’une échelle de temps plus courte.
86Le modèle théorique du choix des aidants repose ainsi sur trois éléments :
- la détermination des aidants potentiels, c’est-à-dire l’ensemble des partenaires auxquels les individus pourraient demander une aide en vertu des attentes de rôles ;
- les opportunités effectives dont les acteurs disposent ;
- les différentes logiques de régulation des ressources, dont l’aide présente la spécificité d’appartenir à des circuits d’échanges pour lesquels la nature des ressources échangées et le temps nécessaire à sa réalisation ne sont pas préalablement définis.
87Les chapitres suivants auront à cœur d’éclairer, au moyen d’une enquête par questionnaire19 réalisée auprès d’un échantillon de 198 habitants de Lille âgés de 35 à 65 ans, trois aspects de ce processus de choix. Tout d’abord, on étudiera la teneur des devoirs idéaux d’entraide pour chaque type de relation, en examinant leur diversité sociale. Ensuite, on examinera dans quelle mesure la désignation des aidants renvoie à des logiques de régulation différentes selon les circonstances. Enfin, on explorera dans quelle mesure la désignation des aidants s’appuie sur des ordres de préférence qui ordonnent les aidants les uns après les autres, compte tenu de la composition des réseaux personnels.
Notes de bas de page
1 La notion de rôle comporte depuis son origine une ambiguïté. Comme l’individu est engagé dans différentes situations relationnelles, il dispose d’un répertoire de rôles inhérents aux différents contextes relationnels auxquels il appartient, mais Ralph Linton parle également du rôle de l’individu dérivant de la totalité des rôles qu’il doit exécuter au sein de l’unité globale dans laquelle il vit. Le concept de rôle désigne donc à la fois les différents types de comportements qu’un acteur doit assumer du fait de sa participation à un environnement relationnel donné et la position générale qu’il peut revendiquer du fait des différents rôles qu’il occupe au sein de la société globale à laquelle il appartient.
2 Linton C. Freeman et Danching Ruan souhaitent identifier : a) les associations entre des noms de rôle et des comportements espérés ; b) la similarité des différents rôles ; c) les associations systématiques entre différents comportements espérés – au moyen d’analyses factorielles. Ils constatent, dans les pays occidentaux pour lesquels ils disposent de données, que les rôles familiaux occupent une place centrale qui témoigne de leur association avec plusieurs types de conduites attendues, alors que les catégories de relations non apparentées occupent des positions plus éloignées du centre du nuage ; leur position étant directement associée à des attentes de comportement précises.
3 Les quatorze situations étudiées se réfèrent à des aides « lourdes » et exceptionnelles (soins en cas de maladie, emprunt d’une somme d’argent importante…) ou à des services qui facilitent l’organisation de la vie quotidienne (accompagnement en voiture à un endroit précis, aides pour des démarches administratives, surveillance du logement pendant les vacances…). Chaque personne enquêtée était amenée à se prononcer sur les soutiens potentiels qu’elle pouvait attendre de différents partenaires. Pour chaque situation, elle devait distinguer ceux auxquels elle pourrait demander chacune de ces aides, et ceux auxquels elle ne pourrait pas le demander, soit parce qu’elle n’en avait pas envie, soit parce que cette demande lui semblait inconvenante.
4 James S. Coleman accepte l’idée que des normes peuvent être suffisamment intériorisées pour que les individus censurent leur propre action. Mais, même dans ce cas, l’autocensure est liée à la légitimité d’un contrôle extérieur et à l’anticipation de sanctions extérieures probables : l’individu se conduit d’une manière attendue parce qu’il « sent » les récompenses générées par des conduites en accord avec la norme reconnue et admise, ou parce qu’il « sent » les punitions susceptibles d’être générées par des conduites en contradiction avec la norme.
5 Enquête réalisée par l’INED en 1990.
6 Yves Grafmeyer souligne cependant que les individus enquêtés parlent rarement de manière spontanée des formes de ressources qu’ils donnent à leurs hôtes comme des contreparties à l’hospitalité dont ils ont bénéficié. La conscience d’un échange n’apparaît bien souvent que advient nécessaire de justifier les positions de chacun, c’est-à-dire le plus souvent quand les relations se posent en termes conflictuels.
7 Cette approche d’acteurs motivés par l’anticipation des répliques à leurs actions n’implique pas qu’ils manifestent explicitement leurs attentes et leurs intentions. Au contraire, comme la gratuité des dons et de l’aide demeure une norme commune tenace, une partie du jeu qui s’instaure lors des transactions va consister à déguiser les intérêts poursuivis et les obligations de réciprocité pour les rendre imperceptibles (Bourdieu, 1980a).
8 D’aucuns objecteront que cette opposition n’a pas de sens dans la mesure où l’échange économique appartient aux échanges sociaux, et préféreront la notion de « troc » pour parler des échanges interindividuels qui ne rentrent pas dans le cadre des marchés économiques. On conservera néanmoins le terme d’échange social, plus couramment employé, pour parler des pratiques apparentées au troc.
9 Intérêt que les deux auteurs définissent en termes d’incitations individuelles et psychologiques à maintenir les relations.
10 Suggérer que des règles de convenance gouvernent les contenus et les échanges des relations interindividuelles ne signifie pas que les individus les formulent explicitement. Au contraire, elles sont le plus souvent tacites ; elles deviennent l’objet de discussion et de délibération en cas de manquement unilatéral à la règle. Ce sont les manquements à la règle qui provoquent leur énonciation (Allan, 1979).
11 Cf. la partie de ce chapitre intitulée « le réseau relationnel, un instrument de contrôle de la conformité normative ».
12 Cela ne signifie pas que ces récompenses gratifiantes reçues du groupe soient suffisantes pour « équilibrer » les échanges.
13 Rappelons que seules les conduites individuelles qui ne sont pas le résultat d’une coercition physique ou de normes intériorisées sont englobées sous le terme d’échange (Blau, 1996 [1964]).
14 Mais dans la mesure où ces échanges se déroulent à plus ou moins long terme, la possibilité de ce contrôle suppose une certaine stabilité de la structure relationnelle qui se charge des sanctions.
15 Cf. les travaux de Mart van der Poel (1993a) concernant la taille et la composition des réseaux de relations personnelles ou ceux de Gerhard van de Bunt (1999) sur le choix et le maintien des relations amicales.
16 La détermination des objectifs individuels pourrait également être longuement discutée. Cette approche des actions humaines prête notamment, et peut-être artificiellement, aux individus une forte capacité d’identifier et de légitimer des besoins précis et des objectifs explicites à atteindre, ce qui est sans doute loin d’être le cas dans les nombreuses situations de la vie quotidienne.
17 Dire que l’acteur peut rendre compte du sens de ses actions n’implique pas que l’acteur en détienne tout le sens, mais implique seulement que le sens de ce qu’il fait ne lui échappe pas totalement, et qu’il peut être partagé par d’autres (Boudon, 1993).
18 Nous ne cherchons pas ici à déterminer pourquoi et comment les relations existent, mais à observer l’usage qu’en font les acteurs. Le lecteur se reportera aux nombreux travaux qui ont étudié comment des contraintes structurales pouvaient influencer la composition effective des réseaux personnels (à titre d’illustration, cf. les ouvrages de Claude S. Fischer [1982a] et de Peter M. Blau et Joseph E. Schwartz [1984]).
19 Le déroulement de cette enquête, ainsi que le questionnaire, sont présentés en annexe.
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