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De l’art de tenir (ou non) sa « promesse » : les révoltes paysannes de 1788… et demi dans la fiction télévisuelle

p. 147-160

Résumé

À 30 ans d’intervalle, deux fictions télévisuelles du service public – 1788, une réalisation de Maurice Failevic en 1978 et 1788… et demi une réalisation d’Olivier Guignard en 2011 – s’intéressent aux révoltes paysannes de 1788. Le téléfilm de Maurice Failevic, diffusé à deux reprises en dix ans dans le cadre des Dossiers de l’écran, appartient à l’école du docu-drama le plus exigeant et constitue « l’exemple même de la télévision de création appliquée à un moment d’histoire » (Télérama). La série humoristique en six parties d’Olivier Guignard est un divertissement « déjanté » qui se moque ouvertement des conventions de la fiction historique sérieuse : caractère mélodramatique et extravagant des intrigues, diversité des genres et des tonalités avec recherche permanente de ruptures, par l’anachronisme du 180 langage notamment. Cet article s’efforce de mettre en évidence comment, à partir de deux « promesses » irréductibles l’une à l’autre et qui commandent des choix a priori très différents en matière de représentation, ces deux fictions mettent en scène la révolte paysanne. Dans le téléfilm de Maurice Failevic, les paysans, les plus souvent murés dans un silence embarrassé, sont contraints de recourir à la médiation de professionnels de la parole pour traduire leur révolte dans le langage de la philosophie des Lumières… Les paysans d’Olivier Guignard sont au contraire très expressifs et la violence révolutionnaire ici mise en scène renvoie d’une certaine façon aux images d’Épinal des révoltes paysannes du début de la Révolution, avec des paysans vociférant fourches et faux à la main, sur fond de châteaux en flammes dans la nuit… Ce qui frappe néanmoins avant tout dans toutes ces scènes de violence populaire que nous propose la série d’Olivier Guignard, c’est le registre sérieux qui les caractérise et qui contraste avec les scènes « déjantées » que l’on trouve par ailleurs dans cette fantaisie en costumes, qui se voulait volontiers iconoclaste. De fait, les paysans révoltés apparaissent plus menaçants que ridicules et sont l’objet d’une étrange mansuétude de la part du réalisateur qui semble les protéger de la dérision généralisée, qui n’épargne par ailleurs aucun autre personnage de la série. En témoignant ainsi d’un respect inattendu pour l’un de ses protagonistes majeurs, la série « déjantée » a porté atteinte à la cohérence d’ensemble de son projet fictionnel et a finalement déçu ceux des téléspectateurs qui avaient cru à sa capacité à bousculer totalement les règles convenues du genre historique sérieux. De toute évidence, docu-drama et série historique pop, quelle que soit au départ leur « promesse » respective, semblent se retrouver dans la représentation également respectueuse du peuple et de ses colères légitimes : dans le sérieux documentaire comme dans le divertissement déjanté, il est des représentations sacrées, voire taboues – et celle du peuple en colère en fait visiblement partie – auxquelles on ne saurait s’attaquer, fût-ce dans un contexte de dérision généralisée.


Texte intégral

Introduction

1À 30 ans d’intervalle, le service public de télévision s’est intéressé, dans le cadre de deux fictions en costumes : 1788, une réalisation de Maurice Failevic en 1978 et 1788… et demi une réalisation d’Olivier Guignard en 2011, aux révoltes paysannes de 1788 que les historiens s’accordent d’ordinaire à considérer comme les prémices de la Révolution française. Si la date – 1788 – est commune aux deux fictions, le titre de la seconde, avec son appendice fellinien, introduit une distance qui, de fait, nous renvoie à deux « promesses2 » télévisuelles radicalement différentes. Le téléfilm3 de Maurice Failevic, diffusé sur Antenne 2 à deux reprises en dix ans dans le cadre des Dossiers de l’écran, appartient à l’école du docu-drama le plus exigeant et au registre de la fiction ouvertement « cognitive4 » ; la série5 d’Olivier Guignard est une série humoristique où le désir de « feintise ludique6 » l’emporte et elle appartient à la catégorie des « fictions patrimoniales de divertissement7 » : elle n’est pas sans évoquer, par certains de ses choix rhétoriques et son hybridation générique, le film Marie Antoinette de Sofia Coppola (2006), une des références revendiquées par le réalisateur. Les deux fictions télévisuelles partagent la même diégèse, avec des références communes aux premiers soubresauts révolutionnaires, mais proposent deux écritures fictionnelles que rien ne semble pouvoir réconcilier, tant les intentions auctoriales sont différentes. Il ne s’agira pas ici de confronter ces deux fictions à l’aune de la seule vérité historique en mesurant leur « degré d’historicité » et « la part d’invention, d’imaginaire, de fiction-invention8 » que chacune peut recéler. Il n’est pas non plus dans notre intention d’introduire de jugement de valeur entre l’une et l’autre tant il est vrai que les productions télévisuelles doivent être jugées « du double point de vue de leur généalogie causale (comment sont-elles produites ?) et de leur usage (comment sont-elles utilisées, comment fonctionnent-elles ?) » et pas seulement « dans un questionnement quant à leur vérité9 ». Il nous importera en revanche de mettre d’abord en évidence comment, à partir de deux « promesses » irréductibles l’une à l’autre et de conditions pragmatiques de production, de programmation et de réception qui commandent des choix a priori très différents en matière de représentation, ces deux fictions mettent en scène la révolte paysanne. Nous verrons ensuite qu’elles participent néanmoins également, mais chacune à sa manière et dans son genre, de notre imaginaire de la Révolution et du peuple révolté : dans le sérieux documentaire comme dans le divertissement déjanté, il est des représentations sacrées, voire taboues – et celle du peuple en colère en fait visiblement partie – auxquelles on ne saurait s’attaquer, fût-ce dans un contexte de dérision généralisée.

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Deux « promesses » antagonistes

2Dans son ouvrage consacré à « l’histoire au petit écran », Isabelle Veyrat-Masson présente ainsi le téléfilm de Maurice Failevic : « On n’y trouve ni héros, ni intrigue, ni acteurs reconnaissables, la mise en scène est extrêmement discrète. On sent bien que chaque fait, sinon chaque parole (elles sont très rares) s’appuient sur des documents10. » On ne saurait mieux dire pour qualifier la rigueur documentaire et le refus du spectaculaire de ce docu-drama en forme de chronique villageoise qui, avec un souci constant de reconstitution archéologique des travaux et des jours paysans, s’efforce de rendre compte au plus près et au plus juste de l’émotion populaire qui s’empare d’un petit village de Touraine à la veille de la Révolution. Ce compte rendu scrupuleux de cette révolte qui emprunte d’abord la voie de la contestation légale (les paysans font un procès au seigneur local pour rupture du « droit de pâture communale » inscrit depuis toujours dans les usages) dessine une géographie économique et sociale d’une grande vérité historique : en haut de la pyramide se trouve le comte, désargenté et grondant contre les repus et profiteurs de Versailles, au point que lui aussi réclame des États généraux ; viennent ensuite le bourgeois, déjà propriétaire foncier, qui va faire fortune au début de la Révolution (et à la fin du film) en rachetant les terres seigneuriales et le paysan propriétaire (maître Coquart, le protagoniste d’un film dans lequel il n’y a pas de héros) qui vit dans un équilibre précaire. Enfin, en bas, tout en bas, on trouve les plus pauvres, les « glaneurs » (lesquels sont le plus souvent des glaneuses) qui récoltent ce qu’il reste après que l’Église a prélevé la dîme, le seigneur le champart et avant que le paysan puisse enfin faire fructifier au mieux ce qu’il lui reste de sa récolte11. Le monde est vu selon le point de vue, très local, des paysans pour qui le roi, lointain et peu incarné, reste à l’abri des critiques et demeure un recours espéré contre les vilenies du seigneur local, le véritable ennemi.

3Cette vision très documentée des débuts de la Révolution, inspirée très directement par les travaux d’Albert Soboul12, est proposée au téléspectateur avec une remarquable économie de moyens dans la réalisation et un évident refus du spectaculaire : nombreux plans fixes, lents travellings mettant en scène, si l’on peut dire, les travaux paysans, lenteur assumée d’une narration sans aspérités, où la chronique l’emporte sur la péripétie. Et, même lorsque l’émotion populaire finit par l’emporter, la violence des révoltés nous est rapportée sans effet de manche. Maurice Failevic est un réalisateur militant, qui ne cache pas son adhésion à une lecture marxiste de l’Histoire et qui revendique une écriture documentarisante de la fiction. Tout est réuni ici, dans une transposition télévisuelle des méthodes historiques de l’École des Annales, pour faire de ce téléfilm « l’exemple même de la télévision de création appliquée à un moment d’histoire13 ».

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4Cette chronique de la France des États généraux d’environ une heure quarante, qui se veut fidèle à la vérité historique parce que telle est sa « promesse », a, de manière significative, été programmée à deux reprises – en 1978 et 1988 – dans le cadre des Dossiers de l’écran sur la chaîne publique Antenne 2, ce qui témoigne, même en 1988, de la prégnance et de la persistance des intentions très pédagogiques des « maîtres d’école » qui firent les beaux jours de la télévision française pendant les trois premières décennies de son histoire. De plus, en 1988, la rediffusion s’inscrivait bien évidemment dans la perspective du bicentenaire de la Révolution qui se préparait alors. On est donc bien là dans le cadre d’une télévision qui veut faire école mais qui, loin d’une histoire académique qui cède parfois aux sirènes du spectaculaire des champs de bataille, se contente d’explorer avec rigueur et modestie la vie des humbles, de ceux qui font l’Histoire quand ils n’en sont pas les premières victimes.

5Ce contexte de programmation, très pensé dans une perspective d’éducation historique et patrimoniale, n’est évidemment en rien comparable à cet espace de divertissement – le plus souvent familial – que France 3 offre aujourd’hui le samedi soir à ses téléspectateurs. Espace télévisuel dans lequel va être programmé cet ovni télévisuel qu’est 1788… et demi. La fiction du samedi soir sur France 3 est certes souvent historique, tout au moins en costumes, mais elle se doit d’être légère et plutôt consensuelle dans ses images et ses discours ; elle vise en général un public plutôt assez âgé. Il n’est pas sûr que la série d’Olivier Guignard s’inscrive a priori dans ce cadre de programmation tant le cynisme assumé des personnages, la diversité des registres, l’anachronisme revendiqué sont, nous allons le voir, autant d’ingrédients susceptibles de heurter la sensibilité téléspectatorielle de l’amateur des ronronnantes aventures de Louis la Brocante14

6Les scénaristes de la série, Sylvain Saada et Martine Moriconi, même si « comme tout le monde, [ils se sont] renseignés [et ont] lu Restif de la Bretonne, Molière, Beaumarchais… », affirment ne pas avoir voulu faire « quelque chose d’académique ou pédagogique ». Et même s’ils prétendent s’appuyer sur des événements réels, ils formulent clairement la « promesse » de la série : « On revendique […] le style décalé des costumes et du maquillage. Comme dans le Marie-Antoinette de Sofia Coppola, on voulait apporter quelque chose de très moderne, tant dans les dialogues que dans la musique. On s’est autorisé certains anachronismes et des décrochages contemporains dans le langage du XVIIIe siècle15. » Le réalisateur Olivier Guignard ajoute que le but était de « faire une série qui revisite les codes du film en costumes, tel qu’on le voit habituellement à la télévision16 ». 1788… et demi est en effet une comédie « au rythme très pop17 » qui nous narre les aventures rocambolesques d’une famille d’aristocrates désargentés et quelque peu libertins : le comte, séparé de son épouse réfugiée dans un couvent, a fort à faire avec ses trois filles qui se révèlent très séduites par quelques-unes des manies du siècle : la science (avec quelques restes de sorcellerie) pour l’aînée, la mode (versaillaise) et le sexe pour la puînée alors que la plus jeune fait volontiers le coup de feu et succombe aux charmes des soubrettes… Ce divertissement « déjanté » se moque ouvertement des conventions de la fiction historique sérieuse : caractère mélodramatique et passablement extravagant parfois des intrigues18 qui font s’agiter ces aristocrates un peu fous ; diversité des genres et des tonalités (policier, aventure picaresque, cape et d’épée, grand style larmoyant ou grand guignol, fantastique, etc.) avec recherche permanente – ou presque, nous allons y revenir – de ruptures, par l’anachronisme du langage notamment – ce qui apparaît éminemment provocateur dans une fiction qui se prétend néanmoins historique. On y entend par exemple l’intendant du château – un ancien esclave affranchi ! – décrire en ces termes la situation financière de son maître : « Comte, on n’a plus une thune, on est raides, on est fauchés. » tandis que d’autres attendent avec impatience et gourmandise que les paysans mettent enfin « le souk19 au château » ! La bande-son, qui mêle musique classique et rock, participe également du déjantement d’une série qui s’achève sur une sorte de flash mob dans le couvent où s’était réfugiée la comtesse…

Du silence… à la vocifération

7À partir de ces deux promesses radicalement différentes, pour ne pas dire antagonistes, quelle représentation du peuple en colère ces deux fictions télévisuelles nous proposent-elles ? D’une manière sans doute assez attendue, la première privilégie la force du silence tandis que l’autre met en scène, bruyamment, le cri collectif. Et les paysans de Failevic sont aussi taiseux que ceux de Guignard sont vociférants, sans être pour autant beaucoup plus éloquents…

8Pour faire parler ses paysans, Maurice Failevic a recours de manière assez conventionnelle à ce « parler paysan » que l’on trouve déjà chez Molière (à partir des patois de l’Île-de-France) et qui repose sur un certain nombre de caractéristiques phonétiques, lexicales et syntaxiques20 que les hommes de lettres qui se sont échinés à faire parler le peuple21 ont, si l’on ose dire, popularisées. Petit florilège :

« – Ça s’est-y ben passé ?
– Arrêtez-donc. Vous n’avez point le droit.
– Le roi, c’est ben l’un d’entre eux, not’ bon roi Louis. »

9Avec, bien entendu, l’utilisation systématique du pluriel à la première personne « J’avions… » et, du moins chez le père Coquard, un accent très traînant, qui se donne pour une reconstitution archéologique du phrasé de la France d’Ancien Régime. L’exigence de rigueur documentaire22 se conjugue à la force du symbole : il s’agit de signifier tout un idiolecte qui trahit un état et qui provoque le mépris de classe de la part des nantis. Quand le comte, seigneur du village, entend le jeune fils Coquard qui fait des études de droit à la ville parler comme un avocat, il s’impatiente de ce « foutu langage » dans la bouche d’un fils de paysan et d’une telle aisance à prendre la parole…

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10C’est que les paysans, d’ordinaire, ne sont guère habiles à s’exprimer ou alors ils le font davantage avec leur corps qu’avec les mots, comme le notait Jules Vallès : « Ils se donnent des coups de coude dans les côtes, en manière de chatouillade. Ils rient comme de gros bébés ; quand ils éclatent, ils renâclent comme des ânes, ou beuglent comme des bœufs23. » La maîtrise de la langue est un instrument de pouvoir et, le plus souvent, ils n’ont à opposer que leur embarras à ceux qui les oppriment par l’autorité de leur verbe.

11Dans le téléfilm de Maurice Failevic, pour s’informer et s’exprimer, les paysans n’ont guère d’autres moyens que de recourir à la médiation de professionnels de la parole. À deux reprises, un colporteur informe la communauté villageoise des événements révolutionnaires en cours. Mais quand le père Coquard voit l’intendant du seigneur prélever le champart dans son champ, il reste impuissant et silencieux, les bras croisés comme seule manifestation possible de son refus.

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12Et, quand le moment est venu de rédiger les cahiers de doléance, et alors que le jeune Coquard presse les paysans d’exprimer leurs demandes, le silence se fait… Quand, après bien des moments de balbutiements et d’hésitations, les langues se délient peu à peu, la revendication est abrupte, désordonnée et bientôt violente, mais uniquement focalisée sur les problèmes du village. Il faut que le jeune paysan éduqué, devenu bourgeois du Tiers et qui sera leur représentant à Chinon, fasse la synthèse de leur propos et traduise leur révolte dans le langage de la philosophie des Lumières… Cette très longue séquence est un des moments forts de ce téléfilm, qui en compte beaucoup, et traduit à merveille cette économie (dans toutes les acceptions du terme) de la parole24 que nous venons d’évoquer.

13Le silence d’abord embarrassé des paysans de Maurice Failevic, révélateur d’une absence de familiarité avec le langage des représentants du pouvoir, n’est pas spectaculaire. Et il ne saurait guère convenir à la mise en scène « déjantée » de 1788… et demi. Les paysans que met en scène Olivier Guignard se doivent d’être beaucoup plus expressifs et, comme le dit Charlotte, la fille aînée du comte, après les avoir dangereusement affrontés, ce sont des « braillards » qui, ajoute-t-elle avec mépris « n’ont du courage qu’en meute ».

14Lors du premier épisode, le châtelain, un passionné de balistique qui rêve d’en découdre avec les Anglais, a fait un essai de tir au canon… qui a détruit plusieurs bâtiments appartenant aux paysans. Ceux-ci ont perdu une partie de leurs provisions pour l’hiver. Un plan montre d’abord une menace muette qui s’exprime sur les mines médusées des victimes de la canonnade mais le ton monte néanmoins très vite et très nettement et des revendications de dédommagement s’expriment. Dans une séquence ultérieure, alors que les filles du comte font du théâtre, insouciantes et cyniques, badinent et singent Marie-Antoinette, des paysans en colère (une jeune fille servante au château a disparu – on apprendra qu’elle a été assassinée) les agressent, fourches et faux à la main. Dans une mise en scène de la violence populaire assez convenue, les paysans, visages patibulaires, couturés, menaçants, vocifèrent et traitent les filles avec brutalité et vulgarité : « sorcière », « putain », éructent-ils. La scène est d’une assez grande violence, dans le langage et les actes : une des filles gifle le leader paysan en le traitant de « gueux » et il faut l’intervention d’un prêtre et du serrurier qui aide le comte dans ses rêveries balistiques pour sauver les filles d’une situation délicate.

15Lors d’une discussion ultérieure entre le fermier général Ronchette – qui affame les paysans en même temps qu’il abuse le comte – et le père de la jeune fille disparue, ce dernier traite encore les filles du château de « sorcières » et de « putains » avant d’ajouter : « Je te jure que si elles lui ont fait du mal, je fous le feu à leur château, je les brûle au milieu ! » – en faisant référence à des paysans en Bourgogne qui se sont révoltés contre le château parce qu’ils n’avaient plus de farine. Dans le cinquième épisode, les paysans en colère sont sur le point de pendre Victoire, la fille aînée, qu’ils accusent de la mort de Ninon (la jeune fille disparue) et de celle de son père, récemment survenue. Dans le dernier épisode enfin, les paysans – comme dans le téléfilm de Failevic – attaquent le château, mais de nuit, flambeaux à la main et avec des ricanements sardoniques à l’idée de ce qu’ils vont faire subir aux aristocrates… La violence révolutionnaire ici mise en scène renvoie d’une certaine façon aux images d’Épinal des révoltes paysannes du début de la Révolution : paysans vociférants et violents, fourches et faux à la main ; châteaux en flammes dans la nuit…

16Images stéréotypées, auxquelles nous a habitué le tout-venant de la production cinématographique ou télévisuelle, et contre lesquelles, précisément, s’était construite l’écriture filmique de Maurice Failevic.

17Ce qui frappe néanmoins avant tout dans toutes ces scènes de violence populaire que nous propose la série d’Olivier Guignard, c’est le registre sérieux qui les caractérise et qui contraste avec les scènes « déjantées » que l’on trouve par ailleurs dans cette fantaisie en costumes. Cette tonalité sérieuse dénote et surprend dans une série qui se veut, nous l’avons vu, essentiellement humoristique, voire iconoclaste. De fait, les paysans révoltés apparaissent plus menaçants que ridicules et sont l’objet d’une étrange mansuétude de la part du réalisateur qui semble les protéger de la dérision généralisée, qui n’épargne par ailleurs aucun autre personnage de la série. La meilleure preuve de ce respect quelque peu inattendu que leur témoignent le réalisateur et ses scénaristes, c’est que les paysans sont les seuls à être épargnés par les anachronismes langagiers qui caractérisent tous les autres personnages. Ils ont un langage frustre et vigoureux, parfois grossier, nous l’avons vu, qui correspond à leur statut de rustres mais nul « parler paysan » ici – dont l’effet eût été tout différent de ce qu’il est chez Failevic ! – et nulle incongruité linguistique : ce ne sont pas les paysans qui veulent mettre « le souk » au château… Ils se contentent, nous l’avons vu, de vouloir y « foutre le feu » et de brûler les aristocrates « au milieu »… Ah, ça ira, ça ira… « Les aristocrates à la lucarne », comme le titre Télérama25.

Le peuple sacralisé

18Est-ce à dire qu’on ne plaisante pas avec la misère du peuple ? D’une manière générale, dans 1788… et demi, la dérision recule à partir du troisième épisode – ce que précisément la critique regrettera en disant que la série n’est pas allée jusqu’au bout de sa « promesse ». Mais, de toute évidence, ce sont d’abord les paysans, les gens du peuple, dont on prend la souffrance au sérieux, qui sont épargnés par le grotesque et la dérision qui touchent peu ou prou tous les autres personnages.

19Dans le deuxième épisode, après la mort d’un paysan après un accident, le fermier général Ronchette – le méchant par excellence de la série – se rend au village : on y voit des maisons délabrées, des intérieurs pauvres et nus. Ronchette rappelle « l’usage » : « plus de bras au champ plus de maison », en conséquence de quoi la femme et les enfants doivent libérer la maison où vivait le défunt avec la famille que son travail faisait vivre. Dans une scène ultérieure, le comte, tout en rappelant la « règle », se montre plus magnanime et accepte que les paysans restent dans la maison. Les filles qui accompagnent leur père dans cette visite ethnographique en ressortent troublées, alors qu’en bien d’autres circonstances elles font preuve d’un cynisme absolu :

« La cadette : – Mais quelle misère !…
Le comte : – C’est Dieu qui en décide, ma chérie.
La puînée (d’ordinaire uniquement préoccupée de ses toilettes et fan de Marie-Antoinette) : – […] tout pue ici… mais c’est abominable, cette odeur. L’aînée (d’un air pénétré) : – C’est justement celle de la misère. »

20Nulle ironie ici comme on pourrait s’y attendre ! Et le téléspectateur assiste, un peu inquiet quant à la cohérence d’ensemble du projet fictionnel, à l’étrange conversion de ces aristocrates, jusque-là hautaines et superficielles, à la sordide réalité des campagnes… Le peuple est sacré, semble-t-on nous dire, même dans une série « pop » et impertinente… Certes, nous l’avons montré, la représentation de la misère populaire est quelque peu caricaturale et la mise en scène de sa violence – cris, vociférations de braillards – est conventionnelle mais le peuple n’est jamais moqué, comme si on ne pouvait toucher à l’un de ces lieux de mémoire26 qui fondent notre appréhension commune du passé. En conséquence, quand Sylvain Saada, l’un des scénaristes, déclare : « Clairement, on ne se place pas du côté de la paysannerie », on peut ne pas être d’accord avec lui. Ou alors il faut comprendre que l’entreprise de destruction iconoclaste ne concernait pas les paysans – dont la légitime révolte ne devait pas être mise en cause – et que le jeu de la dérision ne concernait décidément que ceux à qui l’histoire a donné tort. Inattendue leçon de morale politique dans une œuvre qui promettait de tout bousculer en multipliant les détournements…

21De fait, on assiste finalement ici à une (assez classique) danse sur le volcan d’aristocrates qui vivent dans l’inconscience leurs derniers beaux jours et il semble bien que le cynisme et l’insouciance qui caractérisent les personnages du mauvais côté de l’Histoire soient d’une certaine manière punis par la dérision dont ils sont l’objet.

22La presse, dans son ensemble, ne s’y est d’ailleurs pas trompée, retrouvant soudain le sens du sérieux :

« Croulant sous les dettes de jeu et cultivant leur insouciance dans une existence dédiée aux plaisirs, le père et ses filles vivent dans un monde en pleine décrépitude, ignorant les signes d’une Révolution en marche » (Télérama, 15 janvier 2011).

« Les Saint-Azur sont des aristos, libertins et déjantés. La France s’apprête à leur couper la tête, ils ne voient rien venir » (Télé 7 jours, 15-21 janvier 2011).

23Martine Moriconi, l’autre scénariste de la série, confirme d’ailleurs le message :

« Ces gens vivent dans leur monde, et n’ont absolument pas conscience de ce qui se prépare. Les privilégiés ont souvent une incapacité à voir le petit volcan qui gronde et qui va un jour leur péter à la gueule… » (Télérama, 11 février 2010).

Conclusion

24Que conclure, à l’issue de cette confrontation entre deux représentations du peuple révolté a priori si dissemblables ? De toute évidence, docu-drama et série historique pop, quelle que soit au départ leur « promesse » respective, semblent se retrouver dans la représentation également respectueuse du peuple et de ses colères et dans l’exaltation de la légitime violence révolutionnaire. Et si la justesse historique de 1788 n’a jamais été contestée, de nombreux commentateurs s’accordent pour dire, nous venons de le voir, que 1788… et demi, la série déjantée, arrive néanmoins à dire deux ou trois choses justes sur la Révolution qui s’annonce. Mais c’est peut-être là que le bât blesse car si le téléfilm de Maurice Failevic, dans la rigueur documentaire qui le caractérise, s’efforce de coïncider avec une certaine forme de véracité historique qui correspond à son engagement initial, on ne peut s’empêcher de voir dans les étonnantes retenues de la série d’Olivier Guignard une forme de respect un peu convenu, qui n’est pas dénué d’une certaine dose de politiquement correct, ce qui, d’une certaine manière, est le contraire de l’esprit « pop » par ailleurs revendiqué… Le « vrai mélange des genres » voulu et revendiqué par le réalisateur a-t-il été, comme il le souhaitait initialement, « pour une fois assumé27 » ? On peut en douter et se demander si ce n’est pas en effet cette façon de ne pas aller jusqu’au bout de sa propre fantaisie qui a desservi la série, tant auprès du public que de la critique, qui ne demandait pourtant qu’à se laisser séduire…

25Cette proposition qui se voulait iconoclaste n’a pas véritablement convaincu le public de France 3. Lors de la diffusion en deux soirées en janvier 2011, l’audience fut plutôt décevante, et la part d’audience (PDA) davantage encore : la série est arrivée les deux fois en quatrième position derrière TF1, France 2 et M6, avec 7,1 % de PDA et 1 611 000 téléspectateurs pour les trois premiers épisodes le 15 janvier et 5,2 % de PDA et 1 249 000 téléspectateurs pour les trois derniers le 22 janvier28. Ces chiffres médiocres pour une série de prestige, avec un recul non négligeable du nombre de téléspectateurs d’une semaine sur l’autre, montrent bien que la série n’a pas accroché ni fidélisé son public. Le public plutôt âgé et familial du samedi soir sur France 3 a sans aucun doute été décontenancé par le « mélange des genres » perçu comme un insupportable patchwork.

26Sandra Benedetti, dans L’Express du 15 janvier 2011, se fait, avec une ironie acerbe, l’interprète de ce désarroi et de cette déception devant le caractère hybride de l’ensemble, titrant significativement sur une « histoire d’aristos du XVIIIe siècle qui a le cul entre deux escabelles » :

« D’un côté, un comte impécunieux et ses trois filles en butte à des malséants encombrés de rapières, comme dans un film de cape et d’épée. De l’autre, des anachronismes délibérés, gros comme deux obèses dans un couloir. Des “ça me gonfle” enjolivés d’imparfaits du subjonctif, du baroque badigeonné de rock et des ruffians qui se déboîtent l’iliaque tout à trac sur des riffs de guitare. Il doit y avoir plus grotesque, mais pas de ce côté-ci de la galaxie. »

27Isabelle Hanne argumente une identique déception dans Libération le 14 janvier 2011 mais elle met davantage l’accent sur les demi-mesures d’un projet qui n’assume pas véritablement ses choix. Elle regrette un « 1788… et demi » mais « pas révolutionnaire » :

« Comme son nom l’indique, 1788… et demi situe l’intrigue quelques mois avant la Révolution française. Comme son nom le promet, ça va être fun, décalé, troisième degré, ouais. Dans cette mini-série historique de six épisodes, réalisée par Olivier Guignard (le Repenti, Un village français), on suit une famille d’aristos foufous et désargentés. […] On a lu ici qu’elle était la “première série historique pop” sur le service public, et là qu’elle avait une dimension “glam rock”. Alors pourquoi pas, on n’a rien contre, mais 1788 et demi ressemble surtout à un mélange pas franchement utile de Ridicule – en moins bien, pour la langue, les Lumières, et le libertinage – de Kaamelott – en moins bien, pour la comédie historique, le burlesque en costume – de Marie-Antoinette, de Sofia Coppola – en moins bien, pour le vocabulaire, les préoccupations et la bande originale anachroniques – et, pardon, d’un clip de Mozart, l’opéra rock… »

28Tout cela promettait d’être « fun, décalé » mais à l’arrivée, ça ne l’est qu’… à demi ! En trahissant partiellement ses intentions premières, par volonté de faire passer, malgré tout, un message et en témoignant d’un respect inattendu pour l’un de ses protagonistes majeurs, la série « déjantée » a décontenancé – mais pas pour les bonnes raisons qu’elle espérait – et finalement déçu ceux des téléspectateurs qui avaient cru à sa capacité à bousculer les règles convenues du genre historique sérieux, comme avaient su le faire au cinéma, dans les années 1970, les Monthy Python, un de ses modèles revendiqués29

REPÈRES AUDIOVISUELS

29 1788, téléfilm de 1 h 39 min. Réalisation de Maurice Failevic. Diffusion le 25 mars 1978 et le 15 novembre 1988 sur Antenne 2.

30 1788… et demi, série en six parties de 52 mn. Réalisation d’Olivier Guignard.

31Diffusion sur France 3, les 15 et 22 janvier 2011.

PRESSE

32 L’Express, 15 janvier 2011.

33 Libération, 14 janvier 2011.

34 Télérama, 25 mars 1978, 9 novembre 1988, 11 février 2010 et 15 janvier 2011.

35 Télé 7 jours, 15 janvier 2011.

Bibliographie

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BIBLIOGRAPHIE

Deloffre Frédéric, « Burlesque et paysannerie », Cahiers de l’Association internationale des Études françaises, no 9, 1957, p. 250-270.

Jost François, Introduction à l’analyse de la télévision, Paris, Ellipses, 1999.

Nora Pierre (dir.), Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 3 tomes, 1997.

10.3917/telev.004.0011 :

Papin Bernard, « La fiction patrimoniale de divertissement. Promesses et modalités rhétoriques d’une hybridation générique », Télévision, no 4, 2013, p. 13-28.

Schaeffer Jean-Marie, « Fiction et croyance », in N. Heinich et J.-M. Schaeffer, Art, création, fiction. Entre sociologie et philosophie, Éditions Jacqueline Chambon, coll. « Rayon Art », 2004, p. 163-186.

Veyrat-Masson Isabelle, Quand la télévision explore le temps. L’histoire au petit écran, Paris, Fayard, 2000.

Notes de bas de page

1 Cet article a été élaboré avec l’aide de l’ANR dans le cadre du programme Qu’est-ce que la création télévisuelle, no ANR-08-CREA-027.

2 Nous donnons à ce mot le sens que lui a donné François Jost : la « promesse » est « l’acte unilatéral » par lequel une chaîne s’engage envers le téléspectateur en termes générique et pragmatique. À charge pour ce dernier de vérifier si la promesse a bien été tenue : « D’abord témoin passif des engagements que la chaîne prend devant lui, il peut vérifier, quand elle passe des paroles aux actes – de la bandeannonce à l’émission, par exemple – si la promesse est tenue. » F. Jost, Introduction à l’analyse de la télévision, Ellipses, 1999, p. 20.

3 Un téléfilm de 1 h 39 min. Diffusé une première fois le 25 mars 1978, une seconde fois le 15 novembre 1988.

4 J.-M. Schaeffer, « Fiction et croyance », in N. Heinich et J.-M. Schaeffer, Art, création, fiction. Entre sociologie et philosophie, Éditions Jacqueline Chambon, coll. « Rayon Art », 2004, p. 173.

5 En six parties de 52 mn, France 3, les 15 et 22 janvier 2011.

6 J.-M. Schaeffer, op. cit., p. 173.

7 Cf. B. Papin, « La fiction patrimoniale de divertissement. Promesses et modalités rhétoriques d’une hybridation générique », Télévision, no 4, 2013, p. 13-28.

8 I. Veyrat-Masson, Quand la télévision explore le temps. L’histoire au petit écran, Fayard, 2000, p. 84.

9 J.-M. Schaeffer, op. cit., p. 172-173.

10 I. Veyrat-masson, op. cit., p. 83.

11 La très belle séquence des glaneuses ouvre le téléfilm et lui donne d’entrée son rythme et sa tonalité.

12 Lequel rédigea la préface de l’édition de 1788 aux Éditions Sociales, avec débats entre historiens et cinéastes (dont Jean-Louis Comolli).

13 Télérama, 9 novembre 1988, p. 139.

14 Louis la Brocante, série française avec Victor Lanoux dans le rôle principal. 13 saisons depuis 1998. Diffusion en règle générale le samedi soir.

15 Télérama, 11 février 2010.

16 Dossier de presse de la série. Il ajoute, peut-être imprudemment : « Avec une volonté d’offrir une image à la Barry Lyndon et un esprit à la Deville et Companeez, comme dans Benjamin ou les Mémoires d’un puceau. »

17 Télé 7 jours, no 2642 du 15-21 janvier 2011, p. 38.

18 Par exemple, la comtesse se réfugie dans un couvent pour y filer le parfait amour… avec un rabbin qui vient lui rendre visite en cachette… Le rabbin est le chef d’une communauté qui vit dans la forêt.

19 À noter cependant que les termes « thunes » et « souk », employés ici dans des expressions qui les font sonner moderne à nos oreilles, sont en fait des mots d’un usage déjà ancien, voire antérieur au XVIIIe siècle. C’est ainsi que « souk » qui est attesté depuis 1835 se rencontre, sous des formes diverses, dès le XVIIe siècle. Cf., Dictionnaire historique de la langue Française, A. Rey (dir.), Le Robert, 1998, t. PR-Z, p. 3587.

20 F. Deloffre, « Burlesque et paysannerie », Cahiers de l’Association internationale des Études françaises, no 9, 1957, p. 250-270.

21 Cf. par exemple la phrase célèbre de Michelet : « Je suis né peuple, j’avais le peuple dans le cœur… Mais sa langue, sa langue, elle m’était inaccessible. Je n’ai pu le faire parler », Michelet, Nos fils, 1869.

22 Dont on peut discuter la pertinence ici, tant ces conjectures linguistiques sont hasardeuses.

23 J. Vallès, L’Enfant, Gallimard, coll. « Folio », 1987 (1884), p. 93.

24 Il est cependant des moments où le silence paysan, de contraint qu’il était par l’absence d’éducation, devient une force, transformé qu’il est en arme de résistance passive : quand une vache appartenant à un paysan qui ne peut plus payer ce que le seigneur exige de lui est mise aux enchères, les paysans d’abord se taisent, refusant d’entrer dans le jeu des enchères, avant que l’un d’entre eux ne s’adjuge l’animal pour quelques sous afin de le restituer à son légitime propriétaire.

25 Numéro du 11 février 2010.

26 Cf. P. Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, Gallimard, coll. « Quarto », 3 tomes, 1997.

27 Dossier de presse de la série.

28 On remarquera d’ailleurs que cette programmation un peu précipitée en deux soirées (deux fois près de trois heures !) de cette série de six épisodes ne témoignait pas d’une réelle confiance du programmateur, lui-même peut-être surpris et inquiet de sa propre audace… ou conscient au contraire que la « promesse » n’avait été que partiellement tenue.

29 Sacré Graal (1975) et La vie de Brian (1980).

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