Révoltes suggérées et annonce de la Révolution française : Que la fête commence de Bertrand Tavernier
p. 133-145
Résumé
À sa sortie, le film Que la fête commence a été critiqué sur plusieurs choix du réalisateur. D’une part, la période de la Régence aurait été dépeinte de façon à la fois trop libertine et trop sombre, induisant de ce fait l’idée de la fin prochaine d’un monde vermoulu. La scène finale, qui voit des paysans brûler le carrosse a été considérée comme artificielle et fausse. Elle évoque irrésistiblement les violences de l’été 1789, la « Grande Peur » alors que le film se déroule au début des années 1720. Y aurait-il intentionnalité de Tavernier dans ce choix ?
Texte intégral
Introduction
1Le film Que la fête commence, d’une durée de près de deux heures, est présenté au public en 1975. C’est le deuxième long-métrage de Bertrand Tavernier, après L’Horloger de Saint-Paul. Selon ses propres dires, Tavernier a voulu faire un film « libre et polémique » ; il désire « faire comme si le cinéma avait été inventé en 17201 ». Affirmation péremptoire dont le sens paraît cependant un peu énigmatique : le cinéaste souhaiterait-il placer sa caméra auprès du Régent et écouter les bavardages de sa petite cour tout en observant l’agitation rébellionnaire du marquis de Pontcallec en Bretagne et les spéculations financières de Law rue Quincampoix à Paris ? Le scénario, la mise en scène et les dialogues de son film sont pleins de vie, de la vie intime et de la tristesse des protagonistes (l’obsession de la mort qui caractérise Philippe d’Orléans à l’occasion du décès de sa fille Joufflotte, dès le début du film), comme de leurs aspirations (les plus exaltantes, celle de la « République de Bretagne » rêvée par le marquis de Pontcallec, et les plus personnelles, celle de l’abbé Dubois voulant devenir archevêque). Les scènes paillardes et les scènes de ripaille, situées dans des décors riches, ruisselants d’objets et de valets, sont nombreuses et ont fait le succès du film. Cette notoriété, obtenue pour de mauvaises car trop partielles raisons, a été immédiate mais a aussi obscurci d’autres aspects du film.
2Dans l’interview citée, Tavernier se réclame de l’écriture d’un Claude Manceron (Les Hommes de la Liberté, série dont les deux premiers volumes étaient déjà parus en 1975) et, citant Michelet, annonce qu’il veut retrouver dans cette période « le souffle précurseur de 1789. Pour la première fois le gouvernement a des entrailles humaines et sent la faim de la France ». Il est vrai que dès la mort de Louis XIV en 1715, une vérité très noire s’est fait jour : le ressentiment d’un peuple misérable à l’encontre du roi défunt et les obsèques du « plus grand roi du monde », qui avaient dû se dérouler de nuit, avaient été entachées de cris, de chansons, d’épitaphes et d’inscriptions sur les murs pour le moins disgracieuses à son égard. Alexandre Dumas ne se fait pas faute d’en citer quelques-unes : « À Saint-Denis comme à Versailles, il est sans cœur et sans entrailles2 », ainsi que le graffiti sur la statue de la place des Victoires à Paris : « Tyran de bronze, il fut toujours ainsi3. » Tavernier suit le chemin ouvert par ces écrivains aussi glorieux que populaires et bien informés, et révèle une lecture de l’Histoire présentant le gouvernement de Philippe d’Orléans comme un gouvernement libéral, moderne et compatissant. Les quatre protagonistes de son film sont ainsi qualifiés par Tavernier : les trois hommes, un libéral (le Régent), un cynique (l’abbé Dubois), un idéaliste (Pontcallec). La jeune Émilie, seul personnage de fiction, permet d’introduire de la douceur dans le scénario. Mais elle fait montre également d’un grand fatalisme ; putain dévouée, confidente compatissante, elle en a déjà tant vu malgré son jeune âge ! Émilie est une sorte de fil rouge caractérisant à la fois la gentillesse et presque l’innocence de celle qui est entièrement dévouée à la personne du Régent – mais aussi la dégradation des mœurs et la cécité d’une société corrompue jusqu’à la moelle, aveugle. C’est d’ailleurs à Émilie que la jeune paysanne adresse des paroles vengeresses en regardant par-delà le carrosse en flammes…
3Le film rencontre un succès public immédiat et reçoit un assez bon accueil de la part de la critique. Le pari était pourtant risqué tant le genre des films historiques, des « films en costumes » est délicat et la période traitée bien méconnue. C’est un film libre, qui joue avec les codes cinématographiques pour dire une certaine vision de la Régence. Mais il est mal reçu par la plupart des historiens universitaires qui font remarquer que Tavernier ne traite pas assez de l’Histoire de France, ni de l’histoire de la France, en particulier de l’histoire des transformations économiques et politiques du pays ; ils insistent sur l’idée qu’il aurait exagérément insisté sur les mœurs dépravées du duc d’Orléans et de son conseiller l’abbé Dubois et, en contrepartie, aurait minoré la vitalité des forces d’opposition qui sont réduites ici à deux histoires : la tentative d’insurrection de la Bretagne sous l’impulsion du marquis de Pontcallec et les entreprises financières plus ou moins frauduleuses du banquier Law. Fréquenter l’Histoire avec un grand « H » n’est jamais sans risques, et de nombreux spécialistes universitaires érudits se sont élevés pour dénoncer des erreurs factuelles, ce qui n’est pas grave en soi car une œuvre artistique n’est pas un cours d’histoire académique, mais aussi des partis pris idéologiques dans la lecture de la Régence par Tavernier, un artiste engagé, davantage à l’écoute des petits et des humiliés qu’à celle des détenteurs du pouvoir, comme il l’avait montré précédemment dans L’Horloger de Saint Paul.
4La réception du film par le public, plutôt bonne, est fondée sur de nombreux contre-sens, dus en partie à la campagne de promotion qui insistait davantage sur les scènes de sexe que sur la tentative de soulèvement de la Bretagne par le marquis de Pontcallec. Mais l’aspect noir du film et sa désespérance ne sont réellement ressentis par les spectateurs qu’après la scène finale (le carrosse du Régent incendié par des paysans en colère) qui a été souvent interprétée comme une annonce des événements de l’été 1789 dans les campagnes, ce que l’on a nommé « La Grande Peur ».
Masques et fictions
5Passons à présent à l’analyse du film de Bertrand Tavernier Que la fête commence (1975) dont l’action se déroule durant la régence de Philippe d’Orléans (1715-1723). Nous sommes plus précisément dans les années 1718-1720 qui sont marquées par la fin de la conspiration de Cellamare, la tentative de soulèvement de la Bretagne autour du marquis de Pontcallec, la spéculation sur les billets de banque et l’effondrement du système de Law4. Dans sa narration comme dans sa mise en scène, le film distille finement les marques des tensions de toutes natures perceptibles entre les individus ainsi que les références parfois subliminales à la mort. L’insurrection fomentée par le marquis de Pontcallec et sa tentative pour entraîner les Bretons dans la constitution d’une « République de Bretagne » est une révolte nobiliaire qui tente de s’agréger des soutiens parmi les paysans. Nous avons choisi d’examiner ce qui, dans l’œuvre de Tavernier, révèle les tensions de toutes natures qui y sont finement distillées. Plusieurs signes peuvent ainsi être mis en évidence : les rats dessinés sur les guidons des paysans bretons en prière au début du film, les propos de la paysanne à la fin en passant par les propos tristes et désabusés du Régent sur la mort de sa fille. Progressivement le dévoilement d’une révolte possible passe par le registre des représentations : on voit des ciels nuageux en Bretagne, des scènes d’enlèvement d’enfants, vrais ou hypothétiques, dans la lande, des paysans se précipitant sur un cheval mort, des violences dans les rues de Paris mais aussi des scènes de renversement du monde chez le Régent. La séquence qui nous retiendra spécifiquement est une scène allégorisante montrant l’arrivée fantasmatique de « la misère, le désespoir et le crime », personnages de fiction qui participeront aux parties fines d’Orléans et de Dubois. Cette modalité d’écriture par les symboles et les allégories permet au cinéaste d’atteindre à l’Universel. La scène finale en revanche, très critiquée à la sortie du film, nous montre une révolte ponctuelle, celle de quelques paysans mettant le feu au carrosse du Régent qui vient de renverser une charrette de foin et de tuer un enfant. Elle annonce explicitement la Révolution qui surviendra en 1789. Observés avec attention, les ressorts de l’écriture filmique permettent de percevoir des signes indiquant, de façon certes furtive et souvent décalée, les premiers indices du grand renversement du monde à venir.
Une écriture filmique originale
Des lieux peu nombreux
6Malgré les rires et les fêtes, le film baigne dans une atmosphère sombre. De nombreuses scènes se déroulent de nuit, dans des espaces clos (les différentes résidences de campagne du duc d’Orléans). Les lieux sont peu nombreux. La Bretagne est figurée de manière assez conventionnelle, à travers landes, forêts et côtes rocheuses, mais aussi dans quelques châteaux austères et quelques villages désertés. Une scène est particulièrement remarquable pour illustrer le sentiment de mort dans lequel baigne la totalité du film, a contrario des scènes galantes à la Watteau de la Régence. Dans un village, un prêtre va de maison en maison clouer des planchettes de bois sur lesquelles figurent les noms de ses habitants à présent défunts. Un bref dialogue s’ébauche avec un des compagnons de Pontcallec : le prêtre nous informe en lui répondant : « De quoi meurt-on en Bretagne ? De faim. » Le long travelling de la scène d’ouverture montre les paysans, hommes, femmes et prêtres en prière, se déplaçant le long d’une côte abrupte ; au premier plan, un peu à part, un colporteur propose une poupée à deux fillettes, les prend par la main pour les emmener chez leur mère, dit-il. Les paysans le repèrent, l’accusent de vouloir enlever les deux petites filles. Le colporteur prend la fuite. Une longue course-poursuite se déroule alors, sous le regard hautain d’un Pontcallec à cheval. Alors que l’homme tente éperdument d’échapper à ses poursuivants, Pontcallec se précipite l’épée à la main, s’acharne sur lui en lui demandant de confirmer si c’est bien le Régent qui l’a payé pour enlever les enfants. Le malheureux hère n’en peut mais, et il expire sans avoir dit un mot. Pontcallec harangue les paysans en leur affirmant que c’est bien un criminel. La scène ensuite se déplace et montre le ténébreux marquis et ses compagnons, des cavaliers masqués, arrivant ainsi dans son château assez ruiné.
7Autres lieux d’élection, les résidences du Régent. Elles ne sont pas identifiées par des noms (à l’exception de la toute fin du film où il ordonne qu’on le conduise au Palais-Royal). Ce sont des résidences de campagne (Rambouillet ou Marly) ou des maisons de plaisance, assez petites et discrètes. Il y a peu de scènes parisiennes – quelques scènes d’agiotage rue Quincampoix et la séquence de l’enlèvement des filles de joie – et peu de Versailles, le château qui n’est pas exalté pour ses splendeurs mais au contraire (à la 38e minute) un lieu associé à la mort et à la saleté : on y voit un rat mort avec lequel jouent les enfants et des valets se promenant constamment avec leurs seaux pour permettre aux courtisans d’uriner dignement ! Versailles est également le lieu de tous les échecs. Dans une scène remarquable, le maréchal de Villeroy tente d’ajuster le tir des canons afin de distraire Louis XV : hélas, tous les tirs sont ratés (autour de la 40e minute). Malgré la demande de l’enfant-roi, il n’y a personne dans le carrosse-cible (« un mannequin, ce n’est pas amusant » dit l’enfant).
8Parmi les lieux dans lesquels se déroule le film, il y a quelques églises. Ces scènes sont peu nombreuses : on assiste aux obsèques de Joufflotte, fille du Régent et on suit Dubois batifolant dans une église, de la sacristie à l’autel, à l’annonce de la réalisation de ses ambitions.
Des contrastes marqués
9Le film est dès le début placé sous le signe de l’opposition Pontcallec/Argent. Le premier est présent dans des scènes d’extérieur, associé à la vie, à la force, à la révolte : à la fin du film seulement, on le retrouve dans son cachot, avec ses compagnons, avant l’inéluctable exécution. Le nom de Pontcallec est cité pour la première fois à la 6e minute tandis que la notion d’Argent arrive à la septième avec le terme « billet de banque » ; on assiste immédiatement après à des discussions avec le comte de Horn sur la valeur de la monnaie-papier ; ces propos s’achèvent, psychanalytiquement, avec une réflexion sur la mort. La mort, réelle à présent, s’invite chez le Régent : dans une ambiance funèbre, atmosphère sombre et musique douce, se déroule l’autopsie de la duchesse de Berry, fille du duc d’Orléans. Des fumées d’encens entourent les protagonistes. Le Régent ne prononce qu’une seule parole : « J’ai des enfants fous », à la quinzième minute. Mais, très vite, l’arrivée des filles de joie censées dissiper la tristesse de ce deuil crée une diversion. Dans ce film foisonnant, on rencontre aussi la sombre histoire de la conjuration de Cellamare, avec les implications de la Couronne espagnole ; on comprendra progressivement par la suite le rôle de la spéculation de Law et ses conséquences dans la population, au-delà des agioteurs parisiens. Après presque une heure et demie de film (une heure vingt-quatre minutes exactement), on voit des paysans protester parce qu’ils ne peuvent plus vendre leurs billets qui ont perdu leur valeur… Ainsi, les spéculations de Law sont présentées non pas seulement dans le cadre restreint des agioteurs de haut vol et de la rue Quincampoix mais aussi à travers ses conséquences dans les tréfonds du pays. Vision audacieuse, qui ne correspond guère à celle que les historiens universitaires avaient l’habitude de diffuser, mais qui présente l’avantage de pointer du doigt la frilosité durable des Français à l’égard de la monnaie papier.
10Notons quelques moments importants pour notre propos : le Régent à Dubois « La misère ne peut pas faire d’un paysan le frère d’un noble » ; Louis XV enfant qui veut assister à des exécutions capitales, comme si c’était un amusement ; le médecin du duc d’Orléans, Chirac, disant : « Les pauvres meurent parce qu’ils sont tristes. » Et la réponse du Régent : « Les pauvres ne savent pas lire… »
La misère, le désespoir et le crime
11La scène des masques figurant l’arrivée de trois personnages se nommant eux-mêmes « la misère, le désespoir et le crime » est précédée d’une impressionnante mise en images de toutes les tensions préexistantes :
- l’exécution de Pontcallec et de ses compagnons ;
- la colère du Régent contre Dubois parce que celui-ci ne lui a pas fait suivre les lettres de Séverine (une orpheline protégée du duc d’Orléans et qui voulait entrer au couvent) ;
- la visite chez la diseuse de bonne aventure conduite par Émilie.
12Cette scène résonne comme le point de non-retour de l’histoire du Régent dans la mesure où la prophétie est dite par une petite fille qui « voit » une couronne sur la tête du Régent. Ce dernier s’en défend, expliquant qu’il y a déjà un roi en France et montrant sa lassitude personnelle. Il échange des propos désabusés avec Émilie dans l’escalier en colimaçon – encore une bonne idée de mise en images – qui les conduit vers la sortie. Ils présentent tous les deux un visage triste et sombre.
13Passons à la description de cette scène qui nous semble parfaitement révéler les prémices de la Révolution française dans la mesure où ces trois « personnages » figurent au rang des causes de la Révolution. La scène des masques se déroule à plus d’une heure et demie (1 h 37 minute exactement) du début du film qui en compte presque deux heures (114 minute). Trois personnes vêtues de guenilles arrivent dans la résidence – c’est une petite bâtisse de campagne – dans laquelle se prépare une fête. Elles sont accueillies par un valet en livrée rouge qui leur demande : « Qui êtes-vous ? » Elles répondent : « La misère, le désespoir et le crime… » On les fait entrer et on entend la voix du Régent dire :
« S’il est un lieu où la misère, le désespoir et le crime sont les bienvenus, c’est ici, vous êtes mes plus fidèles sujets. Tels que le roi Louis XIV mon oncle vous a donnés à moi, je vous laisserai à mon neveu Louis XV qui vous transmettra à son successeur encore plus nombreux car la misère, le désespoir et le crime font beaucoup d’enfants ! Donnez-vous la peine d’entrer et que la fête commence ! »
14Le spectateur du XXe siècle qui sait que le successeur de Louis XV n’est autre que Louis XVI reçoit cette assertion comme le présage d’un avenir encore plus sombre que le présent !
15Un homme est revêtu de feuilles de papier ; visuellement, il ressemble aux caricatures contre-révolutionnaires hostiles aux assignats qui avaient ciblé le député Camus comme le responsable de la création de cette monnaie-papier : permanence de la détestation des billets de Law ! Il dit : « Ah ? Je crois que l’on peut me donner la palme, non, c’est moi le plus misérable. Je suis le système de Law, autrement dit la banqueroute, la faillite, le vol. » Et l’assemblée présente de s’esclaffer de l’air entendu de ceux qui sont au-dessus de ces contingences… Sur ces entrefaites, arrive une femme avec des longs cheveux gris pendants sur les épaules et le visage caché derrière un masque. Elle dit, d’un air sentencieux : « Et moi je suis la grande dame du royaume, et je suis venue chercher un mari. » On entend le Régent lui demander d’ôter son masque, ce qu’elle fait, dévoilant un autre masque à tête de mort. Une fois totalement démasquée, on reconnaît madame de Parabère (interprétée par Marina Vlady), qui, durant tout le film, est l’une des protagonistes les plus égrillardes des séquences libertines. Lorsqu’elle demande : « À qui allez-vous me marier ? », le Régent lui répond : « À la banque, naturellement, quel beau couple, la misère et la banque, quelle belle noce ! Allez venez… » Et la fête de reprendre de plus belle, avec repas, musique et divertissements sexuels de toutes sortes. Lorsque la caméra fait un gros plan sur l’orchestre, le spectateur s’aperçoit que tous les musiciens sont des aveugles et qu’ils sont tristes. Une brève conversation s’engage entre Orléans, Émilie et Dubois. Ce dernier, maigre et crachant ses poumons, soutient qu’ils sont tristes parce qu’ils sont aveugles. Émilie : « C’est ce que je vois qui est triste. » En revanche, le Régent minimise en soutenant : « C’est une mascarade. » Émilie lui reproche de se moquer des miséreux et lui signale qu’il aurait dû inviter des pauvres ; « Mais c’est qu’ils me voleraient ! » lui répond le Régent, de plus en plus cynique. On assiste ensuite à un long développement du Régent sur le fait que les musiciens sont aveugles de naissance, donc ils ne le savent pas eux-mêmes, et c’est pour ça qu’ils jouent bien… On ne saurait être plus sarcastique et cautionner les inégalités, quelles qu’en soient l’origine ou la nature. Ce que le spectateur enregistre à cet instant précis, c’est que pour comprendre les problèmes du royaume, il faut les jouer sous forme de mascarade et s’en moquer, mais surtout ne pas les régler car c’est vraiment trop difficile. Le pouvoir, qui préfère danser sur un volcan, en a peur !
16Après une scène de repas plus ou moins orgiaque qui se termine d’ailleurs sous la table, les dames étant occupées à donner du plaisir aux messieurs, le retour à la réalité est brutal. Le Régent se plaint d’une odeur de pourriture qu’il sent partout. Il ouvre les fenêtres, puis hume sa propre main et comprend que c’est de lui que vient l’odeur. Nous sommes à huit minutes de la fin du film et l’action, en se déplaçant vers l’extérieur, prend une autre dimension, plus violente. Dans un premier temps, il demande à Dubois de lui couper la main et lui tend même un couteau. Dubois refuse, lui conseille d’aller voir son médecin, Chirac. C’est à ce moment précis que le Régent mentionne le nom du Palais-Royal, sa résidence parisienne, où nous n’arriverons jamais, l’accident avec la charrette des paysans se produisant juste après. Angoissé, le Régent demande à ce que le carrosse accélère sa marche. Arrivé dans une clairière, l’équipage princier heurte violemment une charrette de foin dans laquelle dort un garçonnet. La charrette se retourne et l’écrase. Les paysans accourent ; une jeune femme se saisit de l’enfant mort. Le carrosse du Régent s’est arrêté un peu plus loin. Orléans, Dubois et Émilie en descendent, accompagnés de quelques serviteurs. Attristé, Orléans demande à la jeune paysanne, intimidée, si elle connait la petite victime. Elle parle peu, dit simplement : « C’est mon frère. » Orléans lui propose de faire venir ses parents au Palais-Royal et la confie à Émilie. Lors de cette brève séquence, deux mondes sont opposés : celui de la paysanne affligée, mutique, qui regarde le Régent et son beau monde aristocratique, sans comprendre ce qu’ils lui veulent et celui d’Orléans, sincèrement peiné mais qui pense sans doute qu’un peu d’argent suffira à consoler le petit monde des campagnes. Un carrosse de secours arrive à bride abattue et le Régent s’en va (s’enfuit ?) en laissant Émilie auprès des paysans. Le spectateur perçoit vite la montée d’une tension incoercible, symbolisée par la proposition de cette aumône qui ne peut en aucun cas réunir les deux mondes. Dans le monde de Philippe d’Orléans, la tension monte aussi : il prend à partie Dubois, qu’il force à monter à côté du cocher : « La place des valets », celle qu’il n’aurait jamais dû quitter, explique-t-il ! Retour sur la scène de l’accident. La paysanne marche vers le carrosse accidenté, le frappe avec violence, puis le brûle entièrement avec l’aide des autres paysans. Les gardes du Régent s’enfuient, effrayés par tant de brutalité. Émilie, restée seule auprès de l’enfant, montre sa peur. Elle tente de fermer les yeux du garçonnet mais la paysanne l’en empêche, relève la tête du mort et dit : « Non, laisse les ouverts, il faut qu’il voie ça et toi aussi ma belle ! »
17Alors, une voix (masculine) off signale que la paysanne relève la tête du mort et lui dit : « Regarde, petit frère, regarde comme ça brûle bien ! » ; et elle ajoute : « Et on va en brûler d’autres, beaucoup d’autres ! » L’effet est saisissant et il est surligné par la musique écrite par le Régent lui-même. La caméra se déplace pour faire un gros plan sur le carrosse finissant de se consumer… Brûler des carrosses en 1720, brûler des châteaux en 1789, le rapprochement avec la Grande Peur se fait immédiatement dans l’esprit des spectateurs.
La réception du film
18On l’a noté au début de cet article, la réception du film a été bonne de la part de la critique. Citons quelques médias de la presse magazine généraliste et spécialisée avant de nous pencher sur le cas contraire, illustré par l’émission de télévision Les Dossiers de l’écran.
19Ainsi peut-on lire dans Le Monde sous la plume de Jean de Baroncelli, le 28 mars 1975 :
« Autour de ces deux personnages superbement incarnés par Philippe Noiret (le Régent) et Jean Rochefort (l’abbé Dubois), le récit s’organise. Non selon une ligne dramatique continue, mais comme une mosaïque d’événements qui se complètent les uns les autres […]. L’un des mérites de ce film est sa crédibilité. En nourrissant son récit d’anecdotes authentiques (les mariages à la chaîne des hommes et des femmes expédiés en Louisiane, la séance de lanterne magique – déjà le cinéma porno), en accumulant les détails pittoresques et révélateurs (les masques des chirurgiens, les seaux hygiéniques portés par les valets, les mercenaires du sexe, chargés de remplacer les bambocheurs défaillants), en mettant dans la bouche de ses personnages des répliques dont la verdeur est confirmée par les “mémoires” du temps, Tavernier trace un tableau exact de ce que pouvait être la vie quotidienne sous la Régence.
Il fait mieux en montrant qu’au fil des siècles les problèmes ne changent guère. […] L’Horloger de Saint-Paul nous avait fait découvrir le talent de Bertrand Tavernier. Mais L’Horloger était un film relativement facile à réussir. Avec Que la fête commence, le réalisateur affrontait une épreuve beaucoup plus périlleuse. L’élégance, la vigueur, l’allégresse avec lesquelles il a dominé son sujet confirment la multiplicité et la solidité de ses dons. Que la fête commence est une fête pour l’esprit et les yeux. »
20De son côté, Jean-Louis Bory écrit dans Le Nouvel Observateur publié le 24 mars 1975 :
« C’est un régal. Drôle, vivant, mordant, pétant le feu. C’est un film historique qui n’a aucun des défauts des films historiques […]. Que la fête commence est aux films “en costumes” ce que les livres de Claude Manceron sur la Révolution française sont aux thèses sorbonnardes : une réussite de l’érudition camouflée. Un souffle passe, qui est peut-être le vent de l’histoire, mais plus encore la respiration de la vie […]. Et pourtant, l’érudition est là […]. Il est vrai que Philippe d’Orléans, régent de France, était ce prince cultivé, intelligent, libéral, libertin mais velléitaire. Un diable dont Dubois eût été le suppôt ? Mais un diable comme on les aime ; parce qu’ils sont en avance sur leur temps. Il est vrai que l’époque, sur fond de misères populaires et de violence de tout acabit, était à l’insolence et à l’élégance et à ce raffinement du goût dont la musique du Régent, utilisée par Bertrand Tavernier, avec l’aide d’Antoine Duhamel, apporte la preuve et la présence exquises. Tavernier a été conquis : étonné, amusé. Double émotion qu’il nous transmet avec exactitude : on s’étonne et on s’amuse. C’est trop beau pour être vrai, et c’est vrai ! Et comme il est drôle que ce soit vrai ! D’où l’entrain du film. Et le nôtre. Le mouvement emporte, c’est l’allégresse du galop… »
21En 2010 encore, lors de l’édition du film sur DVD, Nagel Miller écrit dans Télérama (27 novembre 2010) que ce film est une fresque
« cocasse, pleine de verve, d’humour et de mots irrespectueux, dont la vérité historique est attestée par les études de Michelet ou de Philippe Erlanger. Les notables, hauts en couleur, sont incarnés par de prodigieux comédiens dont Tavernier a encouragé la démence jubilatoire. Jean Rochefort et Jean-Pierre Marielle n’ont peut-être jamais été aussi grands ».
22Il est frappant de constater que ces trois critiques, qui se rejoignent dans leur enthousiasme pour le film, saluent toujours la reconstitution historique et donnent les références des livres qui ont inspiré Tavernier (Jules Michelet, La Régence, qui constitue le tome 5 de son Histoire de France, 1863 ; Philippe Erlanger, Le Régent, 1938) mais oublient (Dumas, La Régence et Louis XV, 1850) sans doute considéré comme un auteur de fiction pure ! Considérant que ce film est effectivement un film historique, « en costumes », Jean-Louis Bory, fait un parallèle avec les livres de Claude Manceron sur la Révolution française (Les Hommes de la liberté, cinq volumes parus entre 1972 et 1989, dont deux seulement à la date de la sortie du film). Pour lui, il y a le même souci de précision – il va même jusqu’à employer le terme « d’érudition ». Confrontant les récits de Manceron et de Tavernier à ceux des Sorbonnards, il se félicite que l’on trouve dans les œuvres artistiques le souffle de la vie. On est frappés aussi de voir que chez ces commentateurs la référence à la Révolution française est immédiatement présente. C’est d’ailleurs bien cela que le public avait perçu de la fin grandiose du film.
23En revanche, l’émission des Dossiers de l’écran diffusée le 20 septembre 1977, consacre le fossé – qui, en l’occurrence, s’avère être un gouffre – entre le cinéma (et son public), d’une part, et les historiens universitaires, d’autre part. La présentation de l’émission était assurée par Alain Jérôme, dont le rôle devra être examiné car le dispositif du plateau comme la direction des débats ont une influence sur les propos échangés. Les participants sont une historienne, Claude Dulong, et ses confrères Jean Meyer, professeur à l’université de Rennes, Yves-Marie Bercé, professeur à l’université de Limoges, et Pierre Goubert, professeur à la Sorbonne. Edgar Faure, auteur de plusieurs livres d’histoire remarqués dont La banqueroute de Law a également été invité5.
24D’entrée de jeu, Alain Jérôme met en garde les téléspectateurs, et en particulier les parents, sur la nature du film (« film libertin » « des scènes pourraient choquer »…). Une mise en garde qui vide le film d’une partie de son contenu au profit de l’écume promotionnelle en vogue à l’époque. Il fait ensuite la présentation des participants et les invite à résumer leurs avis sur le film. Edgar Faure, l’invité-star du plateau, qui monopolisera d’ailleurs la parole, affirme que le système de Law « n’était pas ce qu’on croit – et dit – habituellement, mais qui aurait pu réussir ». Claude Dulong proteste contre la débauche montrée à l’écran. Pierre Goubert, lui, est assez favorable au film et soutient qu’il montre bien un état de la société française au début du XVIIIe siècle. Yves-Marie Bercé s’intéresse aux révoltes, son sujet de recherches, et, plus tard dans l’émission, il expliquera que le traitement de celle de Pontcallec n’est pas correct. Enfin, Jean Meyer constate que l’on a une idée fausse des noblesses françaises et que ce film les renforce. Pour mémoire, les travaux de recherche de Jean Meyer portaient sur la noblesse à l’époque moderne. Chacun est donc dans son rôle et parle de soi d’abord, de ses recherches, sans guère se préoccuper d’un film dont la nature est par essence différente d’un cours d’histoire, a fortiori d’une recherche pour thèse universitaire. La discussion s’engage ensuite et Alain Jérôme donne la parole à Jean Meyer qui assène : « Le problème de la Régence n’est pas abordé. » Là, le film est déjà enterré car s’il n’existe pas de régence, le Régent serait-il hors-sol ? Concernant l’affaire de Pontcallec : « C’est une image stéréotypée, classique et banale […] fausse et injurieuse pour les Bretons », poursuit Meyer, le plus intempérant de la bande. Bercé, plus jeune et plus attentif aux phénomènes de l’histoire des représentations, est plus nuancé lorsqu’il indique que ce film s’inscrit dans la lignée du légendaire de la Régence et qu’une « idée fausse est un fait vrai ». Nous sommes ici au cœur de l’histoire des représentations et du rôle du cinéma dans la narration historique. En forçant le trait, ou en ajoutant un élément totalement inventé, les auteurs de scénarii et les réalisateurs de films réussissent souvent à dire le vrai par ces moyens détournés alors qu’un récit étroitement fidèle à l’Histoire aurait risqué d’être linéaire et plat. On peine à mesurer l’audace de tels propos dans la bouche d’un historien universitaire de la France des années 1970 ! L’idée fausse serait de penser la régence du duc d’Orléans comme une suite sans fin de fêtes et de débauches, sur fond de ruine du royaume. Yves-Marie Bercé insiste sur le fait que, même si la réalité n’était pas celle-là, la succession de Louis XIV ne pouvait qu’être obscure. Après les fastes du Roi-Soleil, les guerres de la fin du règne ont annoncé un temps de crise. Par ailleurs, il regrette l’absence de Paris et celle du peuple, mais rien dans le scénario ne pouvait justifier que la caméra s’y déplace (en dehors des scènes de la rue Quincampoix et des scènes d’enlèvement des prostituées). Edgar Faure, le politique-lettré est extrêmement critique et acide envers le film, comme d’ailleurs les autres historiens, à l’exception notoire de Pierre Goubert. Plusieurs donnent même des détails d’érudition pure : quand Claude Dulong rappelle que Dubois n’était pas prêtre, Bercé rajoute qu’il avait reçu la tonsure chez les Doctrinaires de Brive et fait ensuite un développement hors de propos sur cette question de tonsure.
25Pour sa part, Alain Jérôme, qui est en communication avec les téléspectateurs grâce au service SVP s’étonne que les spectateurs soient moins choqués que prévu pour un film qui lui semble presque pornographique… Décalage entre le représentant de la bien-pensance convenue dans les médias de l’époque et la réalité de l’ensemble des téléspectateurs. Sans faire un minutage rigoureux de l’émission, il faut noter que Pierre Goubert aura eu très peu la parole. À part la présentation liminaire, qui montrait qu’il était la seule personne à avoir une opinion positive sur le film, il n’aura eu l’occasion de s’exprimer que deux fois. À une question de téléspectateur transmise par SVP : « Comment Philippe d’Orléans est-il devenu Régent ? », il répond brièvement et regrette l’absence du duc du Maine dans le film. Par la suite, interrogé par Alain Jérôme sur l’abbé Dubois, il s’apprête à prendre la parole mais il est coupé par Jean Meyer qui se lance dans un long développement, totalement hors sujet, sur la politique internationale à propos de Philippe V, roi d’Espagne etc. Goubert pourra dire deux mots en fin d’émission sur les dettes de l’État et le système de Law mais Meyer le coupe à nouveau. Lorsque l’émission s’achève, tous se lèvent, se saluent, serrent la main d’Alain Jérôme et poursuivent leurs conversations – on n’a pas le son puisque le générique défile. On aperçoit Pierre Goubert, seul, qui semble hésiter car ses trois collègues, auprès de l’animateur, font une sorte de rempart de leurs dos ; il prend ses affaires et s’apprête à partir. L’émission est coupée à ce moment-là. Ainsi, le seul historien qui n’était pas hostile au film s’est trouvé marginalisé et n’a pratiquement pas eu la parole.
26Les mots employés par les historiens sont très critiques et ressortent davantage de l’opinion personnelle que de l’argumentation scientifique (« grotesque », « fantasme », « ridicule », « faux », etc.). L’annonce éventuelle de la Révolution française dans la scène finale, que tout le monde a comprise, n’attire que leurs sarcasmes : rien ne laissait présager quoi que ce soit, rien à voir avec la Régence… Bien sûr ! Les malices de la mise en scène télévisuelle et la conduite des débats, de façon partiale, par l’animateur ont transformé cette émission des Dossiers de l’écran consacrée à Que la fête commence en exécution capitale. Le film, dont la carrière était déjà brillante, n’en a pas souffert comme on a pu le voir en 2010 lors de l’édition du DVD. Il demeure un film brillant quoique sombre, qui juxtapose fêtes et frustrations et annonce la Révolution à venir.
Bibliographie
BIBLIOGRAPHIE
Delage Christian et Guigueno Vincent, L’Historien et le film, Gallimard, 2004.
Dumas Alexandre, La régence et Louis XV, Paris, Dufour et Mulat, 1850.
Engelbert Manfred, « Le discours historique de Bertrand Tavernier dans “Que la fête commence” », Les Cahiers de la Cinémathèque, no 51-52, 1989, p. 109-115.
Faure Edgar, La banqueroute de Law, Paris, Gallimard, 1977.
Ferro Marc, Cinéma et Histoire, Paris, Denoël et Gonthier, coll. « Bibliothèque Médiations », 1977.
Matuszewski Boleslas, Une nouvelle source pour l’histoire du cinéma, 1898.
Notes de bas de page
1 Interview de l’époque trouvée sur le site Universciné, [http://www.universcine.com/articles/bertrand-tavernier-faire-comme-si-le-cinema-avait-ete-invente-en-1720].
2 A. Dumas, La régence et Louis XV, Paris, Dufour et Mulat, 1850, p. 3.
3 Ibid.
4 Sur la conspiration de Cellamare, ourdie avec l’aide de l’Espagne pour éliminer Philippe d’Orléans de la Régence, voir encore un roman d’Alexandre Dumas, Le chevalier d’Harmental, 1849 ; tout récemment, Joël Cornette a publié une somme sur l’affaire Pontcallec, Le marquis et le Régent : une conspiration bretonne à l’aube des Lumières, Paris, Tallandier, 2008 ; l’ouvrage d’Edgar Faure, La banqueroute de Law, Paris, Gallimard, 1977 reste encore d’un très grand secours.
5 E. Faure, La banqueroute de Law, Paris, Gallimard, coll. « Trente journées qui ont fait la France », 1977.
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