« Le discours aux insurgés » rituel de la révolte à l’écran : du lyrisme au pastiche
p. 117-132
Résumé
Rituel de l’insurrection mise en spectacle, le discours aux insurgés (foule, nobles séditieux, ruraux, groupe révolutionnaire etc.) constitue une scénographie cinématographique tout à fait spécifique, quel qu’en soit le contenu. Du discours modérateur à la harangue insurrectionnelle enflammée en passant par le ridicule, le sermon révolutionnaire porte en lui une série d’archétypes ou de réitérations qui le font exister comme symbole en tant que tel, quel qu’en soit le message. La mise en scène de l’acmé émeutière exprime davantage la révolte telle que l’imagine l’auteur du film (et le public qui y adhère) que la vérité historique, instrumentalisée à des fins idéologiques et/ou divertissantes.
Texte intégral
Introduction
1La harangue à la foule véhicule tout à la fois l’étincelle de la révolte qui met le feu aux poudres avant l’explosion, sa ritualisation à travers des mots, des postures, des inflexions oratoires mais aussi sa mise en spectacle, jusqu’au symbole. On pense à Camille Desmoulins monté sur une table du Palais Royal, à Lénine le poing fiévreusement levé, mais on pourrait se contenter du discours de Lebrac dans le roman de Louis Pergaud La Guerre des boutons. Rituel de l’insurrection, le discours aux insurgés constitue un élément formel cinématographique tout à fait spécifique, quel qu’en soit le contenu idéologique. On peut même avancer qu’en la matière, les mots importent peu au regard du parti pris de la réalisation formelle, véhicule d’idéologie ou tout au moins de connotations politiques :
« Les héros populaires incarnent des valeurs qu’ils personnifient dans la mémoire humaine, et des exemples édifiants2. »
2Ces derniers sont le plus souvent envisagés comme « représentations structurantes des communautés humaines, symbolisant les valeurs morales d’une collectivité », ajoute Florence Boulerie tout en nuançant :
« Beaucoup moins comme acteurs de la vie politique. […] Quand ils sont considérés dans leur rapport à l’histoire politique, les héros sont surtout vus comme des instruments de manipulation3. »
3Apolitique le héros populaire ? À coup sûr, si l’on suit les conclusions d’Umberto Eco qui pointe les risques de contresens dans la lecture et l’interprétation politique de la littérature populaire. Le héros entame sa geste sur le principe de départ d’une lutte, certes juste, mais dont le but est la réparation individuelle. Le meneur révolutionnaire historique serait-il autant que cela dévolu à une cause universelle ? Outre l’origine de l’engagement des acteurs plus ou moins célèbres des révolutions passées, ceux-ci ont dans leur grande majorité le désir essentiel de détruire ou de subvertir l’ordre, sans souvent imaginer ou construire un monde alternatif. Nourri d’idéaux, le révolutionnaire se situe pourtant d’abord dans l’action immédiate (ou désirée telle), sans pour autant que ce court terme n’obère la sincérité de son engagement. Cela confère à son apostolat une perfection formelle indispensable (esthétique ?), passant le plus souvent par une maîtrise parfaite de l’art oratoire. On a beau retrouver dans les archives la trace de cortèges symboliques saluant la mort des héros martyrs du despotisme dans le Paris d’avril 1789, c’est pourtant Camille Desmoulins montant sur une chaise du Palais Royal qui marque la mémoire commune :
« La mutation du héros populaire en héros politique croise obstacles et interrogations : autant les valeurs politiques que le héros pourrait incarner paraissent a priori simples et même parfois un peu schématiques, autant le processus par lequel ces valeurs s’incarnent apparaît complexe et presque obscur4. »
4À l’instar de l’orateur charismatique qui le prononce, le sermon révolutionnaire porte en lui une série d’archétypes ou de réitérations qui le font exister en tant que tel, au mépris de toute notion de réalisme, d’authenticité ou même de vraisemblance. On touche là au cœur de l’imaginaire de la révolte, du frisson palpable galvanisant les foules dont se délecte le spectateur, sans que l’on mesure forcément son désir mimétique ou la force de sidération contenue dans ce morceau de bravoure. Par la parole, il y a l’acte de baptême transformant le sacrifice individuel (dans toute son acception chrétienne) en lien social (donc politique), cristallisant la rancœur anonyme de la multitude. Ce danger potentiel n’a absolument pas échappé aux professionnels du cinéma, Hollywood se faisant fort avare en la matière et préférant l’appel enthousiaste de Robin Hood devant ses preux compagnons à une verve propagandiste toujours suspecte. Nous sommes ici confrontés au confluent d’une multitude de topoï littéraires ou historiques déclinant le discours de révolte selon une gamme plus variée qu’on ne le soupçonne a priori. Tradition littéraire et romantique héritée de Walter Scott (Rob Roy, 1817), légende républicaine de la Révolution française, mais aussi glorification du discours fondateur, depuis Bonaparte toisant sa première armée d’Italie jusqu’aux grands leaders syndicaux du XXe siècle, mais encore une culture de tréteaux et du théâtre de foire, bonimenteur. Tout ceci se mélange, dans une confusion permanente du réalisme et de la caricature, du tribun et du matamore, du sublime et du ridicule entrelacés selon les modulations souhaitées par les auteurs. Cette polysémie constitue un précipité hautement instable qui, au fil des décennies, s’inscrit au cœur même de l’imaginaire collectif et des luttes autour du « roman national » dont la narration est ontologiquement polémique. Déjà lors du bicentenaire de la Révolution de 1789, Marc Ferro écrivait :
« C’est qu’actuellement plus que jamais, l’histoire est un enjeu. […] En effet, la démocratisation de l’enseignement et la diffusion des connaissances historiques par d’autres moyens – cinéma et télévision – contribuent à éclairer le citoyen à la fois sur le fonctionnement de sa propre cité et sur les usages et utilisations politiques de l’histoire.
Dans ces conditions, on l’imagine, l’histoire est sous surveillance. Au reste, on observe que plus la diffusion du savoir est large, et plus le contrôle sur la production historique est étroit. Tantôt il émane de l’État, de ses organismes, et on y voit le signe que la liberté ne règne pas. Tantôt la “liberté” régnant, ce contrôle émane de la société et le débat sur l’histoire occupe alors le devant de la scène. Il s’élargit alors et sont mis en cause à la fois l’enseignement de l’histoire, de la philosophie, etc.5. »
5« Enseignement », le vilain mot est lâché. Alors que les dernières décennies multiplient les tentatives pour rendre attractive la matière historique (au prix de vifs débats sur la chronologie, l’emploi des sources, la montée de l’iconographie et son caractère trop « illustratif » – la liste est loin d’être exhaustive), le cinéma prétend depuis tout aussi longtemps rompre avec sa dimension propagandiste assumée jusque dans les années 1950. Il se pose en « simple divertissement », à quelques exceptions près, et se drape dans l’innocence de l’amuseur public lorsqu’on le taxe à l’occasion de colporter messages ou visions. Encore ne faut-il pas minorer la simple sottise de certains scénaristes ou réalisateurs qui, par ignorance, se contentent de véhiculer le cliché du film précédent sans la moindre arrière-pensée. Il ne s’agit pas ici d’opérer la moindre typologie préalable au sein du corpus cinématographique mais de l’interroger au contraire dans sa substance même, au travers d’extraits de films que l’on aura souhaités représentatifs, selon des périodes, des styles et des pays bien distincts. « Le cinéma a en quelque sorte acquis au XXe siècle le pouvoir d’être le marqueur du temps en se situant dans son époque tout en en révélant les contradictions, les tensions, les débats, les adhésions ou les rejets6. »
6Pour ce faire, on a fait le choix d’une scène spécifique, empruntée tout à la fois à l’imagerie d’Épinal et à l’inconscient révolutionnaire : le discours aux insurgés. Le problème se pose alors de savoir si certaines permanences ne sont pas décelables à travers les différents épigones d’une même dramaturgie. On peut s’interroger sur les variations apportées au fil des œuvres à ce qui est autant un exercice de style qu’un climax de la révolte, ainsi que sur l’équivoque qui en découle. Les extraits de film produits et commentés ici témoignent de la permanence de la harangue révolutionnaire qui offre le spectacle de la transformation d’un héros populaire (fut-il un personnage historique) en « héros du peuple », pour reprendre la distinction opérée par Florence Boulerie7. Cette évolution confirme l’anonyme originel au rang de leader, avec une possible dimension religieuse en germe dans sa fusion avec son auditoire subjugué.
7À partir d’un film référence, Spartacus (1960) de Stanley Kubrick, qui offre au spectateur une scène de harangue aux accents christiques, il s’agit d’identifier certains infléchissements notables de ce canevas initial qui traduisent à la fois une sécularisation, une humanisation et même une dégradation (triviale ou sordide) du meneur révolutionnaire, à l’origine messianique. Au fil des décennies, le lyrisme laisse effectivement place au pastiche, traduisant le contexte des différents films concernés. C’est ce moment particulier des œuvres cinématographiques comportant des mouvements révolutionnaires et l’évolution du traitement d’une scène emblématique comme le discours au peuple que l’on se propose d’étudier, dans son conformisme comme dans ses différentes variantes et leurs significations. Ou, comme l’avait si bien formulé Walter Benjamin en son temps, « feuilleter le film comme l’atlas historique d’un moment donné8 », sans que celui-ci soit d’ailleurs forcément le moment représenté par l’action.
Enflammer la foule
8En prélude à la fameuse bataille de Spartacus, le réalisateur ose une mise en parallèle étonnante entre, d’un côté, le discours de l’insurgé devant la foule d’esclaves, hommes et femmes, enfants et vieillards, massée devant lui (en contre bas) pour l’écouter, et de l’autre le discours de Crassus aux légions. Cette scène peut être interprétée comme une sorte de manifeste formel sur ce que n’est pas un discours de révolte, et donc, a contrario, sur ce qu’il est. Les termes employés par Spartacus n’ont que peu d’importance. L’essentiel du message réside dans les images. Spartacus est filmé de dos, en train de s’adresser à la foule. De la sorte, il n’est pas magnifié. C’est la masse des esclaves qui emplit le cadre, soulignant la silhouette de son chef, moins un guide qu’un dénominateur commun. La foule est filmée en plan large (Kubrick en a les moyens, le souci des figurants et de leur nombre se pose à la plupart des réalisateurs qui doivent souvent composer avec la pénurie), puis en plans rapprochés qui captent l’expression de certains visages, figés. Le silence est extatique. Spartacus est en hauteur, les yeux de tous sont donc levés vers lui. Kubrick multiplie les contrechamps sur la foule au son de la voix de Kirk Douglas. Le dispositif champ/contrechamp figure ici un lien organique, essentiel entre l’orateur et son auditoire, en devenant l’élément rhétorique premier de la harangue au peuple. En revanche, le discours de Crassus est filmé en plan général. L’orateur n’est plus qu’une silhouette, en contre-plongée de surcroît ou bien de dos en plongée, la profondeur de champ évoquant géométriquement l’inhumanité des cavaliers. Pas de plan large similaire sur les troupes de face : les légionnaires sont de dos. Tous ces éléments expriment la discipline aveugle, la notion de totalitarisme n’étant pas trop forte pour définir ce que Howard Fast et Stanley Kubrick sous-entendent dans le militarisme romain. Il n’y a aucun lien entre le chef et ses troupes. Pas de plan serré sur le visage d’un soldat romain, un plan général arrière déshumanisant, pas de contrechamp sur le discours de Crassus, sinon sur Charles Laughton sceptique, voire écœuré. Les légionnaires acclament leur chef mécaniquement, alors que les esclaves demeurent solennels, ceci contribuant encore au tragique.
9Cela pose le problème du traitement de la foule, masse humaine, au cinéma : des manifestations trop débridées peuvent vite tomber dans l’outrance, donc en décalage par rapport à l’émotion souhaitée. La foule muette ou murmurante met en valeur l’orateur, le discours, mais ce au détriment du vraisemblable. Nous ne sommes pas là dans la harangue mais dans une variante qui renvoie au Christ sur le mont des Oliviers (à une exception : l’intonation, plus dure, de l’exhortation finale). Une fois de plus, c’est la ferveur populaire qui est au centre de la scène, ce qui suggère un postulat sur lequel nous reviendrons : plus le discours est enflammé, plus il côtoie l’excès, l’emphase donc la caricature, et au final le ridicule ou le pathétique9. Crassus comme Spartacus sont d’abord filmés en plans rapprochés, afin de renforcer la comparaison. Mais lorsque la caméra s’éloigne du général romain, elle se rapproche de l’esclave avec un gros plan sur Kirk Douglas. Évidemment, ce dernier sourit lorsque Laurence Olivier est glacial. Au-delà de la seule dichotomie entre Bien et Mal, c’est tout l’enjeu héroïque qui repose sur la physionomie, la gestuelle de l’orateur, et ce au détriment de la force des mots prononcés. Ce choix formel, tout autant que l’inspiration ou l’écriture scénaristique qui en est l’origine, détermine intrinsèquement l’anachronisme. Un cinéma de reconstitution historienne est voué au statut d’œuvre d’art et d’essai. Encore une telle tentative pose-t-elle peut-être plus de questions qu’elle n’en résout. Le discours au peuple interroge finalement davantage le sens et la forme même de l’exercice, l’instant de cristallisation entre le meneur et la foule que l’épisode historique qu’il prétend apparemment restituer. Comme dans la réalité, la forme importe plus que le fond. Le discours aux insurgés est une scène invariablement filmée en extérieur. Nous sommes plus proches de la figure romantique que de la vraisemblance. Le bruit de la mer renforce encore la communion avec la nature.
10Ce rapport aux éléments se retrouve dans Alexandre Nevski (1938) alors que l’idéologie sous-tendant le film est censée être fort différente. Chez Eisenstein, c’est le tocsin qui rythme la scène, articulé avec la musique de Prokoviev qui fait littéralement surgir le peuple de la terre pour se précipiter vers Novgorod où survient le héros. De même que la scène de Kubrick est archétypale, toute la séquence d’Eisenstein est à ce point fulgurante qu’elle en fixe les codes tout en les épuisant et en les rendant impossibles à reprendre dans un film postérieur, hors une intention déclarée de pastiche. La dimension religieuse y est équivalente, mais d’un traitement bien distinct sinon par le dispositif champ/contrechamp déjà signalé.
11La montée d’Alexandre Nevski à la tribune est filmée en plan général. Au départ, on a de la peine à identifier le protagoniste principal. La foule, les troupes arrivant sont bien de dos, mais en mouvement, et c’est justement ce mouvement qui conduit l’œil dans la profondeur du champ, vers le promontoire où le discours va avoir lieu. L’orateur est filmé en plan large, mais toujours en légère contre-plongée, la foule en plongée. Le discours est lyrique, ponctué par la cloche, et rendu encore plus imposant par le statisme de Nicolaï Tcherkassov10. Rien de commun avec les archives filmées montrant les discours de Lénine ni avec les reconstitutions du film Octobre ni avec la harangue inaugurale de la révolte sur le pont du Cuirassé Potemkine. La foule s’incline servilement, sans l’enthousiasme des esclaves de Spartacus dans l’écoute du discours. L’explosion du peuple en armes n’en sera que plus vive à la fin de la harangue, là où les troupes de Spartacus adopteront une attitude plus militaire en regagnant les cantonnements. Les seules figures identifiables sont celles des protagonistes nommés du film, la ferveur individuelle sublimant ici la levée du peuple. Au-delà des plans extraordinaires exprimant la mobilisation générale, de nombreux ouvrages ont souvent eu l’occasion d’expliquer en détail qu’il ne s’agit pas d’un discours révolutionnaire mais d’un appel à connotation nationaliste11. Le culte du chef irradie littéralement la scène et la substance même de la colère du peuple mène à l’encensement de la figure tutélaire (couronnée de flammes par les torches brandies), acclamée comme telle au nom de l’identité nationale et non du bouleversement social. À la limite, la musique évoque inconsciemment une puissance de révolte quasi indépendante du discours en lui-même et celui-ci pourrait disparaître tout bonnement sans modifier la structure narrative du soulèvement en masse contre les chevaliers Teutoniques. Mais, justement, discours il y a : contingence obligée pour Eisenstein ou finalité de la scène comme du film ? Éternelle question. On observera tout de même que, phénomène inattendu, le cinéma soviétique n’aura réalisé aucun film notable sur la Révolution française, malgré une déférence obsessionnelle à la période. Refus de sa fin tragique ? L’argument ne tient pas si l’on considère le traitement conséquent de la Commune de Paris. La crainte d’un parallélisme immanent entre des figures militaires fossoyeuses de la levée en masse prolétarienne, Staline risquant d’apparaître comme un nouveau Napoléon ? Cela semble bien spécieux. Gageons plutôt que les sans-culottes incarnent moins le prolétariat industriel en lutte que les communeux de 1871, et que le sentiment de rejet contre les armées envahisseuses de 1812 demeure vivace même un siècle plus tard.
12La Révolution française n’est pas un sujet si fréquent dans le cinéma hexagonal, souvent prompt à en caricaturer les excès. Les références sont légion des récents Danton d’Andreï Wajda, jusqu’à L’Anglaise et le Duc d’Éric Rohmer, de Lady Oscar de Jacques Demy, à Liberté, Égalité, Choucroute de Jean Yanne ou aux Chouans de Philippe de Broca, lesquels, dans des genres bien contrastés, relèvent tous du réquisitoire. Souvenons-nous de Charles Denner debout à la proue d’un navire américain au début des Mariés de l’an II de Jean-Paul Rappeneau, le bras levé, célébrant les vertus définitives de la grande Révolution chère à Rousseau et offrant une ode à la première terre enfin libérée du joug éternel du despotisme. À ce moment, Jean-Paul Belmondo lui montre les cadavres flottant autour du navire, provenant plus ou moins des exactions de Carrier puisque les protagonistes se rendent à Nantes. Il faut revenir au Front populaire pour trouver une célébration sans ambages de la Révolution. Un point de vue bien différent du traitement meta-religieux de Kubrick et d’Eisenstein domine le discours à la foule filmé par Jean Renoir au début de La Marseillaise (1938), celui de la sécularisation.
13Nous sommes à l’entame de la Révolution. L’œil spectateur trouve l’itinéraire qui consiste à entrer dans la scène (ici en semi extérieur) par un travelling avant dans le dos de l’auditoire. Cela donnera plus de force aux plans faciaux du public. La transition du premier au second orateur aide à introduire la scène, par une pseudo pédagogie d’une naïveté telle (« Le citoyen va vous résumer la situation »/« – Je résume la situation ») que l’amusement qui en découle est certainement volontaire. C’est Renoir qui dispose son public de la façon la plus réaliste (si l’on comprend ce terme par la proximité d’une salle de réunion syndicale et non une section de sans culottes), tandis que l’objectif rapproche lentement l’orateur. Évidemment, la harangue est enflammée, dénonçant les factieux du haut d’une estrade improvisée. Ici, on s’attend à un plan large, laissant libre cours à la possible gestuelle de l’orateur fiévreux, point de liaison probable entre l’image tutélaire d’un Desmoulins et l’actualité du Front populaire. Or, il n’en est rien. L’acteur est filmé en plan serré, afin de donner plus de force aux mots, au ton… Et l’on retrouve le dispositif de contrechamps sur la foule dont les cris scandent et renforcent le discours, pour un effet de symbiose constitutif de l’exercice. Même si ce contrechamp sur la foule n’est utilisé ici qu’à une occasion, il met un ou deux personnages pittoresques en scène, approuvant l’orateur et provoquant l’explosion favorable des voisins tonitruants. Il s’agit à la fois de figurer l’anonymat de la foule et de personnaliser le peuple, pour transcender cette sorte de dialogue ritualisé avec l’orateur. Celui-ci obtient d’ailleurs le silence par gestes secs, qui fleurent quelque peu la férule du maître d’école et rappellent (de fort loin) l’autoritarisme soviétique de l’extrait précédent. Il y a ici un traitement pour le moins hiératique de la fièvre révolutionnaire.
Amuser, sidérer la foule
14C’est justement à la quête d’une dimension joyeuse de l’« émotion » (au sens de révolte) que s’attelle Joris Ivens sur le tournage de Till L’espiègle (Joris Ivens et Gérard Philipe, 1956), en continuité avec l’effort des réalisateurs engagés pour rapprocher le cinéma du peuple. Le choix de l’œuvre de De Coster est déjà un programme en soi, puisque le roman débute sous forme de farce pour s’achever en une dramaturgie flamboyante de la révolte populaire. Tout est là pour une harangue à la mesure du talent de Gérard Philipe, en contradiction assumée avec la connotation religieuse des deux premiers films étudiés tout comme le hiératisme de Renoir. Son personnage, Till, s’est déguisé en moine pour parler à la foule. C’est donc par l’ironie qu’il campe un orateur déchaîné, semblant parodier l’émeutier alors qu’il appelle réellement à la subversion. Le discours s’ancre sur une évocation utilisant la voix off de l’acteur, qui poursuit son propos filmé en plan serré. On retrouve la difficulté à faire correspondre le verbe avec les images développées par les mots. Une fois de plus, le rituel scénique vient peu à peu recouvrir le discours en renouant avec sa norme formelle. L’acteur peut être lyrique, il n’est pas filmé en continu. Son discours est scandé par des images montrant la réception des mots par l’auditoire. Contrechamp sur la foule, debout : « Ben, il parle comme Till ! », s’exclame un villageois, alors que d’autres se dépêchent de suivre les conseils de l’orateur. C’est sans doute la version la plus conforme à ce que l’on attend du discours insurgé, mais Ivens la complexifie d’une approche double. Tantôt Till parle au naturel, tantôt il passe en un clin d’œil à l’autodérision et à un traitement gentiment caustique des excès de la prestation oratoire. Gérard Philipe parvient à rendre perceptibles ces systoles, mais c’est surtout la caméra qui, en s’éloignant, accentue l’aspect comique des gesticulations du comédien, lequel tourne carrément au pantin lorsque survient le dialogue de la forge. Alors l’orateur n’est plus qu’un fond sonore et une silhouette désarticulée s’agitant dans la profondeur du champ et s’opposant à la rotondité gémissante de Jean Carmet. Cette scène est d’une fidélité éblouissante à l’esprit du livre mais ce point de vue est peut-être trop compliqué. Le film est un échec retentissant. On ne peut pas mener la sécularisation de la révolte jusqu’à mélanger l’insurrection et la subversion comique sans risquer de désemparer le public. Son rôle est déterminant car
« les modes de réception délimitent ce qui dans l’objet sera retenu et ce qui ne le sera pas et concourent donc à sa définition en tant qu’objet populaire. Ce sont souvent eux qui confèrent leurs statuts aux objets : ils participent à la construction de la trame du “populaire”12 ».
15Hollywood l’a compris depuis les origines, en insérant dans les films d’aventures des scènes à forte connotation religieuse, comme dans Le Capitaine Blood de Michael Curtiz en 1935. Le héros évadé s’empare d’un navire et signe un vrai contrat de piraterie devant ses anciens compagnons d’esclavage. Après la lecture et la signature d’un vrai document, le début du discours proprement dit campe Errol Flynn de dos, surplombant l’auditoire depuis le pont. Puis il y a une contre-plongée sur l’orateur qui livre un discours tenant autant du prêche que de la harangue. Le traitement de Curtiz montre la dextérité du cinéaste autrichien à intégrer les codes du cinéma hollywoodien. La dernière image induit une moindre distance entre le chef pirate et ses matelots, par un travail subtil qui confond presque les différents champs et crée un effet de « corps » entre Blood et son équipage. Mais ces derniers disparaissent presque complètement et ne sont plus qu’une présence anonyme et sonore, un auditoire aux ordres. A contrario de « la relation de la célébration héroïque et de la construction de la nation comme instance de l’identité collective et comme élément clé du politique13 », la révolte hollywoodienne n’est que refus individuel du despotisme et, de ce fait, dénuée de substrat idéologique. Ne demeure que la connotation religieuse : le chef de la révolte « juste » est légitime a priori, son rapport à son auditoire relevant dès lors de l’autorité exigeant une soumission aveugle. Hollywood d’un côté, l’Europe du sien tracent chacun deux sillons distincts du film de divertissement, presque en opposition l’un de l’autre. Si l’on compare la solennité du Capitaine Blood, avec Cartouche, on reste stupéfait devant la différence de ton, pour ces deux films de divertissement.
16À l’exact opposé de Curtiz, Philippe de Broca s’ingénie à restituer la stéréotypie la plus réjouissante du bandit libertaire et narquois scellant un pacte de fidélité avec les compagnons de sa bande (Cartouche, 1962). Ici se pose la question de la définition du discours aux insurgés : Mandrin, Robin des bois, les films de pirates font-ils véritablement partie du thème insurrectionnel qui nous rassemble ? On peut en discuter. Ainsi Marc Ferro note-t-il avec justesse :
« Le révolté ne met pas en cause l’ordre établi, mais ses excès, ses abus, ses injustices. En outre, le héros révolté, le bandit bien aimé, défenseur des petites gens, est souvent un aristocrate de naissance ou du moins un chevalier qui met en pratique le code de valeurs de la noblesse. Qu’il s’agisse de Zorro (Le signe de Zorro de Fred Niblo et Douglas Fairbanks, 1920) ou de Robin des bois, héros de nombreux films aux États-Unis […]. Il en va de même en France pour les révoltes qu’animent Mandrin ou Maurin des Maures ou encore Cartouche interprété par Belmondo, voire Cadet-Rousselle (1954)14. »
17Il n’est pas certain que Marc Ferro soit un habitué inconditionnel du visionnage de Cartouche tant la gouaille rebelle du personnage dément les propos de l’historien. Le reste du constat demeure tout à fait exact. L’intérêt est que le discours, florilège de la faconde de Belmondo habitant le rôle de Cartouche, place tout de même quelques piques subversives appelant à la destruction de l’ordre établi. Jean-Paul Belmondo surjoue, c’est dans son rôle, et renvoie à une part du jeu de Gérard Philipe dans l’extrait précédent. Mais ici le registre de lecture est nettement plus simple. À la frontière stricte entre le premier degré et la parodie, Cartouche distribue des phrases ronflantes, s’attirant les vivats de la cour des Miracles en un jeu de champ/contrechamp déjà constaté plus haut. Il est entouré par les gueux, et le travelling arrière créant l’effet de plongée souligne cette vision. Mais il s’élève lentement en prenant du champ et de la hauteur par la montée de l’escalier à la fin du discours. Ce qui pose problème, dans cette séquence, c’est l’accentuation des contrechamps sur le public, les plans serrés plus près et un certain statisme qui découle des acclamations, de même qu’un effet loupe sur les trognes et les hourras. Ce n’est plus chez l’orateur qu’on peut déceler des signes de caricature, mais bien dans l’expression de la foule. Le genre du film est définitivement comique. Ce que la scène perd en gravité, le film le récupère en simplicité. Il est dès lors dépourvu du moindre élément messianique ou même politique. Est-ce pour cette raison que sa sortie est un triomphe ? Dès que la révolution se limite au seul panache de la figure emblématique, les enjeux se diluent dans le pli de la cape et les cliquetis de l’épée. Voleur anonyme et minable au début du film, Dominique-Belmondo se révèle en « Cartouche » dont le combat adopte peu à peu la rancœur populaire. Jean-Pierre Albert note :
« On pourrait même dire qu’une idéologie démocratique-égalitaire est mieux à même qu’une pensée de la hiérarchie naturelle de promouvoir les figures de l’héroïsme : l’exception héroïque apparaissant sur un fond d’égalité des droits et des devoirs, l’écart entre le rôle joué et l’identité devient évident. Nous sommes tous des héros potentiels parce que rien de ce que nous sommes et de ce à quoi nous sommes légalement tenus ne nous prédestine à ce rôle15. »
18Deux fois le terme de « rôle » est employé ici dans l’analyse qui évoque bien un « jeu ». Est-ce la raison pour laquelle la révolte devient cinématographiquement un succès, peu à peu dépourvue de sa valeur d’incarnation ? La sécularisation menée par les Renoir et Ivens entre les années 1930 et 1950 serait pervertie par une gouaille évoquant dès lors Gavroche plus que Valjean, le pied de nez plus que la rébellion. La dichotomie entre la singularité de l’orateur et le traitement caricatural de la foule en délire semble devenir récurrente dans les années 1970.
19C’est précisément en opposition avec le cinéma de genre, mais aussi le traitement traditionnel du film de révolte, que Gilles Pontecorvo réalise Queimada en 196916.
20L’auteur s’efforce de prendre l’exact contre-pied formel de ce qui précède. Le discours débute sur le gros plan d’un auditeur, anonyme. Puis un travelling latéral crée un effet circulaire censé abolir la subordination constatée dans les autres séquences. Pas de plan général, l’emphase est minorée autant que possible, sans pour autant renoncer à la solennité. La caméra conclut par un plan serré sur l’orateur suivi brièvement de son acolyte, puis un dernier plan fixe. Le révolutionnaire délivre alors son appel aux armes sans fioritures oratoires. À l’exorde de son discours, il s’avance. Le dispositif suggère qu’il ne marche pas « vers » mais « dans » la foule. Le contrechamp quasi obligé sur l’auditoire n’est pas livré en illustration des mots, mais en réception finale du discours. La foule, silencieuse, regarde celui qui vient de parler. Puis la question fuse : « Est-ce que vous savez tirer ? » Le discours révolutionnaire laisse place à la pédagogie. Le révolté pragmatique, Marlon Brando, explique alors comment utiliser un fusil, et ce « cours » de combat révolutionnaire utilise les mêmes codes de contrechamps sur l’auditoire, montré presque plus captivé par la leçon que par la harangue. Il n’y a plus la moindre dimension religieuse, le moindre lyrisme ou emphase, encore moins d’humour : mots et actes bénéficient d’un semblable traitement formel. Par la suite, l’éclatement de la liesse, la fête, la symbiose de l’orateur et de son auditoire se fait sur les cadavres de soldats combattus et tués. Cette violence elliptique et la joie qu’elle déchaîne font encore partie du discours prononcé et les images s’efforcent de se rapprocher plus avant du verbe. Passionnant par l’intention et la réflexion qui le sous-tendent, le film déçoit dans son ensemble par une certaine monotonie émanant de ce parti pris « naturaliste ».
Du lyrisme à l’emphase, du ridicule au pastiche
21La quête de réalisme peut aboutir à une vision sordide de la révolte. Dans Que la fête commence, en 1975, Bertrand Tavernier imagine le destin d’un hobereau breton fanatique d’indépendance régionale sous la régence de Louis XV. Une bonne part des codes abordés auparavant est subvertie dans le but de faire ressortir le dérisoire, la violence et la part d’illumination propre à toute radicalité aveugle.
22Dans les deux discours ici produits, l’orateur n’est pas en situation de parole mais à cheval. À chaque fois, Jean-Pierre Marielle survient au galop, ce qui renforce l’aspect improvisé de son propos et lui retire à l’avance la moindre solennité. En illustration, sa monture lui sert d’estrade. La virulence semble tourner à vide car, pour la première fois, il n’y a aucun contrechamp sur l’auditoire. La brutalité du personnage est encore davantage privée de sens par l’élargissement du plan du second discours. Seul demeure le timbre de la voix de Marielle (enregistrée en studio et non pas in situ). Les gesticulations du marquis de Pontcallec accentuent la dérision de son combat. On aurait pu parler de ridicule si la sincérité absolue de l’orateur, sa colère bouillonnant en permanence, ne le faisait basculer dans le fanatisme à consonance religieuse. Ici, la solitude du héros n’est pas romantique, elle est contingente, donc pitoyable. À l’opposé, lorsqu’à la fin du film le régent (Philippe Noiret) s’adresse à la paysanne dont le frère vient d’être écrasé par son carrosse, il ne peut trouver ses mots. La monarchie est coupée du peuple et l’aristocrate nimbé de lumière n’est plus qu’un homme désincarné, en proie au doute et donc aphasique.
« Le héros, choisi et exposé pour son évidence sans ombres comme un parangon d’humanité, pourrait effectivement se dissoudre. Or, il n’en est rien puisque l’héroïsme en vient à désigner mais selon des modalités très diverses, cet “autre” intériorisé qui, occupant toute la place, est désormais le grand inconnu. […] Cette intériorisation conduit à remodeler les fondements, les occasions et les manifestations de la grandeur au point que les formes de cette nouvelle expérience ont été subsumées dans une catégorie à la fois floue et centrale, l’antihéros17. »
23La révolution à venir est déjà exprimée par la délégitimation inscrite dans le retournement de la figure héroïque, muette en face de la fureur populaire. Plus tard, lorsque le romantisme s’emparera de l’antihéros pour en faire à son tour un révolté déchu, ce ne sera pas pour caractériser une révolte picrocholine comme celle du marquis de Pontcallec mais l’utopie, la révolution impossible. C’est ainsi que l’exprimeront au cinéma les frères Taviani dans Allonsanfan (1974) à travers la figure de Fulvio Imbriani, avatar du révolutionnaire Carlo Pisacane.
24Mieux encore : alors que Tavernier exprime dans l’ultime image de Que la fête commence le ferment de la Révolution à venir, il figure ici par la première prise de parole (en tout début du film) la racine contre-révolutionnaire de ce qui deviendra la chouannerie. Le discours insurrectionnel trouve ici une variante utilisant la désincarnation du verbe, l’incapacité à toucher les foules (par manque de foule !) et à sortir de la crainte imprimée par l’orateur. Pontcallec est un pur révolté, mais il ne peut faire corps avec ceux qu’il cherche à enrôler dans sa lutte. La subordination de la foule à l’orateur n’est pas une résultante de la harangue mais son préalable. Il n’y a donc ni mobilisation ni conséquences. Paradoxalement, la vraisemblance s’en trouve augmentée. L’irréalité du discours aux insurgés ne viendrait-elle pas de sa stéréotypie formelle a priori, à rebours de tout rapport au réel ? Nous sommes bien ici dans un héritage littéraire ou symbolique, sans le moindre souci d’authenticité historique, quelle que soit la minutie de la reconstitution formelle.
25C’est également ce que permet de constater la dimension de pastiche émanant d’une scène de Mon oncle Benjamin d’Édouard Molinaro (1969). Là encore, le choix du livre n’est pas anodin. Au XIXe siècle, Claude Tillier identifie, dans un XVIIIe siècle mythique, le nerf de la révolution qu’il appelle de ses vœux. Cette magnification rétrospective lui permet de contourner la référence directe à 1789, et de célébrer la subversion, le rire et l’Art comme supérieurs au seul volet politique ou idéologique de la remise en cause. Dans le contexte de 1968, l’adaptation de Molinaro prend une dimension particulière qui voit la scène du discours insurrectionnel tourner au pastiche assumé et vaudra au film une accusation de conservatisme qui contribuera à son insuccès. Tous les codes abordés plus haut sont ici retournés. Nous sommes au cœur des années 1970, lorsque le grand public s’amuse désormais du pastiche des accents lyriques de la révolte. Il n’y a plus de discours mais une suite de phrases proclamées qui visent plus à maintenir la liesse de l’assistance, à entretenir son soutien qu’à déclencher la colère. C’est bien une prétendue vacuité des discours d’usine ou de cours d’université qui est ici en ligne de mire. Visuellement, la foule de dos envahit l’écran et les manifestations de son enthousiasme masquent un peu plus l’orateur qui les déclenche. Les verres levés en regard des fourches et des faux évoquent plus une kermesse qu’une insurrection. Les orateurs sont deux, puis trois sur la tribune de fortune, et leurs conciliabules subvertissent un peu plus la harangue en théâtralisant complètement la scène pour en ridiculiser le symbole. Le jeu des acteurs, par l’emphase, renforce la démarche visuelle. Les contrechamps sur la foule suscitent les observations déjà faites pour Cartouche : plus les plans sont serrés sur le public – non plus à l’unité pour isoler un ou deux visages expressifs mais bien au cœur de la foule même –, plus la caméra renforce un effet de loupe qui a pour conséquence de rendre le sujet caricatural. Les physionomies sont rougeaudes, un peu patibulaires, les trognes avinées… Les applaudissements frôlent la beuverie et vont jusqu’à l’absurde lorsqu’ils célèbrent le nom de Tite-Live, que Jacques Brel prend comme référence dans une envolée lyrique. Pour autant, il s’agit là d’une farce et non d’une attaque directe de la révolte. « La guerre est remise à une date ultérieure ! », annonce Paul Frankeur dans un désappointement général vite nuancé par l’invitation à vider les tonneaux de la cave. Paradoxalement, il y a une énergie dans cette bonne humeur, une subversion en creux qui provient moins de la scène représentée que de l’ambiance. Cet enthousiasme peut contaminer le spectateur, induisant une critique de l’ordre établi, le rituel des discours politiques aux masses entrant peut-être dans cet ordonnancement statique que dénonce le réalisateur. La subversion par l’enthousiasme collectif est plutôt propre au cinéma italien des années 1960 avec Belfagor le magnifique d’Ettore Scola, ou la série des Brancaleone de Mario Monicelli (tous deux réalisateurs de gauche).
Conclusion
26Ceci nous permet d’évoquer le rapport au contexte de ces quelques films ayant pour trait commun une scène emblématique de discours au peuple. Il ne semble pas surprenant que les années 1930 et 1960 soient à ce point représentées dans cette sélection. Réduit à peau de chagrin dans les années 1940 et 1950, de même qu’à partir des années 1980, le discours aux insurgés disparaît notablement des reconstitutions historiques attenantes à la période (large) qui nous intéresse aujourd’hui. Faut-il y voir un signe des temps ? Loin de la moindre authenticité historique, le matériau filmique s’inscrit a contrario dans un régime d’historicité permettant de questionner l’évolution du rapport entretenu par les différents publics avec l’idée de révolte. De ce fait, on peut s’étonner du choix de Spartacus en amorce de la réflexion. Cet écart à la démarche méthodologique proposée (consistant à organiser les sources selon leurs dates de création et non la cohérence chronologique des faits qu’elles dépeignent) ne s’explique que par la très vive difficulté de projeter des œuvres antérieures aux années 1930. Si l’on considère le film Cabiria de Pastrone comme la chronique d’une « révolte » de Carthage contre Rome, ou le discours du maure de Venise dans l’Othello de Welles, l’étude de ces films aurait permis d’aboutir à un certain nombre de remarques formelles similaires, même s’il s’agit bien plus de mobilisation que de révolution. Le point commun de ces proclamations repose sur la dénonciation d’un ennemi signalé avant tout par la menace de son pouvoir arbitraire, laquelle exige une émancipation par un sursaut collectif. Le héros est donc avant tout un fédérateur. Outre le fait que cela faisait débuter l’analyse par l’Antiquité, le talent de Kubrick permet surtout de poser les bases essentielles du propos. Spartacus met en scène une sorte de harangue « originelle », tournée autour de l’incarnation à connotation religieuse. Cette brève approche comparative a voulu montrer comment la sécularisation du « discours au peuple » fait appel à une expérience ou à une sensibilité militante du spectateur, tout en perdant une part de sa valeur d’incarnation jusqu’à atteindre le dérisoire de l’anti héros ou le rire de la caricature. Cette dernière peut d’ailleurs se révéler positive et cultiver la gouaille de l’orateur, plutôt que sa solennité. Dans le cinéma des années 1970, le héros se dépare de ses atours hypnotiques et se décharge de l’incarnation de la révolte collective en reprenant sa vitalité originelle d’individu hors du commun et non plus au-devant du commun. Le peuple reste émotif, versatile mais évolue vers le ridicule. Le spectateur se conforte dans une réception distanciée et critique (cynique ?) de l’énergie révolutionnaire, significative du contexte de création et diffusion de l’œuvre. Comme le diagnostique Michel Foucault, c’est la fin du héros, « et s’il n’y a pas de héros, c’est qu’il n’y a pas de luttes18 ». C’est en tant que consécration de la figure héroïque incarnant la révolte tour à tour collective et universelle que le « discours aux insurgés » constitue un exercice de style comportant des réitérations importantes mais aussi des divergences notables pour un panorama moins normé qu’en apparence. L’originalité de certaines démarches traduit peut-être mieux que le reste l’engagement formel et politique des réalisateurs, la fibre qui les anime, quelles que soient leurs origines ou leur culture. De toute évidence, le discours aux insurgés appelle à une réflexion au moins équivalente sur les publics visés que sur les préoccupations des réalisateurs. Enfin, si ces scènes oratoires se rappellent à nos souvenirs comme des rituels à ce point normés, c’est peut-être parce que nous avons tendance à confondre en ce domaine notre expérience réelle et notre imaginaire. Comme le définit Antoine De Baecque à propos de la forme cinématographique,
« ce culte du moment privilégié où affleurent les souvenirs des images qui ont fait l’histoire, cette phénoménologie du détail transgressif et significatif, cette religion du “je me souviens” où, d’un coup, tout parle grâce aux connexions culturelles et historiques universelles établies par le cinéma19 ».
27À quel degré de mimétisme ou de distanciation se placent les différents extraits que nous venons de parcourir ? « Les ensembles imaginaires, les modes de représentation, les grands rêves culturels, les mythes agissent comme des facteurs positifs et déterminent des faits matériels c’est-à-dire ce que font les hommes20. »
28Cela montre à l’évidence que le questionnement de la monstration du phénomène révolutionnaire est loin d’être épuisé.
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BIBLIOGRAPHIE
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Schumlevitch Éric, « Réalisme socialiste et cinéma. Le cinéma stalinien (1928-1941) », Paris, L’Harmattan, 1996.
Notes de bas de page
2Extrait du communiqué de presse de l’exposition Héros populaires, 22 mai 2001-10 juin 2002, M.-Cl. Groshens (commissaire de l’exposition), Paris, musée des Arts et Traditions populaires, cité par F. Boulerie, Le héros populaire, un héros politique ?, Paris, Eidôlon, 2012, p. 7.
3Ibid., p. 8.
4Ibid., p. 19.
5M. Ferro, « Révoltes et révolutions », in M. Ferro (dir.), Révoltes, révolutions au cinéma, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, 1989, p. 10.
6A. De Baecque, « Comment le cinéma et l’Histoire s’entre appartiennent », in C. Delporte, L. Gervereau et D. Maréchal (dir.), Quelle est la place des images en histoire ?, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2008, p. 78.
7F. Boulerie, op. cit., p. 11.
8W. Benjamin, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Folio », t. III, p. 441-442.
9Le livre de Howard Fast ne comporte pas la scène du discours. Celle-ci a donc été conçue pour le cinéma, certainement parce qu’elle équivalait à un passage obligé du film. Il est piquant de noter que le roman entier est truffé de mentions qui font de Spartacus un être « doux », parlant bas, presque furtif… Parti pris littéraire intransposable à l’écran pour un film épique.
10Sur les relations entre marxisme et héroïsme, voir O. Faliu et M. Tourret (dir.), Héros, d’Achille à Zidane, Paris, BNF, 2007, p. 55.
11P. Bauchy, « Notes sur Alexandre Nevski », Cahiers du cinéma, n ° 226-227, janvier-février 1971 ; J. Mitry, Eisenstein, Éditions universitaires, 1978 ; B. Amengual, Que viva Eisenstein !, L’Âge d’Homme, coll. « Histoire et théorie du cinéma », 1981 ; É. Schumlevitch, Réalisme socialiste et cinéma. Le cinéma stalinien (1928-1941), L’Harmattan, 1996.
12J.-P. Esquenazi, « La production du populaire : écueils, principes, propositions », in Ph. Le Guern et J. Migozzi, Production(s) su populaire, Limoges, PULIM, 2004, p. 433.
13P. Centlivres, D. Fabre et F. Zonabend (dir.), La Fabrique des héros, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1998, p. 3.
14M. Ferro, op. cit., p. 34.
15J.-P. Albert, « Du martyr à la star, les métamorphoses des héros nationaux », in P. Centlivres, D. Fabre et F. Zonabend (dir.), op. cit., p. 25.
16L’action se passe à la fin du XVIIIe siècle sans précision, mais à l’autre bout du monde. Je m’autorise donc à faire entrer l’œuvre dans le corpus sélectionné.
17D. Fabre, « L’atelier des héros », in P. Centlivres, D. Fabre et F. Zonabend (dir.), op. cit., p. 291.
18Voir « Entretiens avec Michel Foucault », Cahiers du cinéma n ° 251-252, juillet-août 1974, p. 5-15.
19A. De Baecque, « Comment le cinéma et l’Histoire s’entre appartiennent », in C. Delporte, L. Gervereau et D. Maréchal (dir), Quelle est la place des images en histoire ?, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2008, p. 78.
20G. Durand, « Structures et récurrences de l’Imaginaire », in J. Le Goff et alii, Histoire et imaginaire, Paris, Poiesis Radio-France, 1986, p. 144.
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