L’intérêt pour les affaires du monde : équilibrer les puissances
p. 35-41
Texte intégral
1C’est à la commission des Affaires étrangères que le député puis sénateur de la Sarthe fait entendre le plus sa voix et ses idées. Inlassablement, au cours de ses trente années de vie parlementaire, il assène ses critiques envers la politique coloniale, tout en réfléchissant aux nouvelles relations économiques qui se tissent à l’orée du XXe siècle. Dans la concurrence économique dont il perçoit l’importance et la diffusion à l’échelle mondiale, d’Estournelles définit la place que l’Europe devra tenir, en cherchant à s’unifier pour maintenir son rang.
La critique de la politique coloniale
2À partir de 1830, la France constitue un nouvel empire colonial, qui atteint son plein développement après 1880. La discussion générale du budget à la Chambre des députés permet traditionnellement un débat sur la politique intérieure et extérieure. Au cours de son mandat de député, de 1895 à 1904, Paul d’Estournelles profite de cette tribune pour exposer son opinion, critique, sur la politique coloniale menée par la France.
3L’une de ses principales mises en garde concerne notamment une expansion coloniale qu’il décrit souvent comme déraisonnée. Paul d’Estournelles de Constant reproche à la France sa fièvre de la kilométrie ou « kilométrite » et définit ainsi la politique coloniale française : « toute acquisition nouvelle est un gain, quelque onéreuse, inutile, compromettante et dangereuse qu’elle puisse être18 ». Pourtant, il dit lui-même ne pas être « un détracteur systématique [des] entreprises coloniales19 » françaises et se réfère à sa participation à l’organisation du protectorat tunisien. À l’annexion qu’il qualifie de présomptueuse et de coûteuse et à laquelle il s’oppose vivement lors de l’affaire de Madagascar en 1896, il préfère « la politique du protectorat si simple, si souple, si économique20 ». Il voit deux dangers à l’« expansion coloniale déréglée » de la France : « les sacrifices en hommes [et] en argent », peu compatibles avec la faiblesse de la natalité et la situation financière du pays, et les « complications internationales21 », sources de conflits politiques et militaires. À la proposition de coloniser la Chine, Paul d’Estournelles répond qu’il préfère « coloniser la France22 » et garder les capitaux français pour mettre en valeur le domaine national et colonial. En séance à la Chambre des députés le 26 novembre 1900, Paul d’Estournelles réclame en ces termes l’arrêt de l’expansion coloniale : « Il faut que notre domaine d’outre-mer soit limité pour que notre administration y soit humaine, sage, prudente, qu’elle s’inspire des vraies traditions de la France et de la civilisation ; pour que notre administration ne puisse nous entraîner dans des conflits avec nos voisins et les indigènes23. »
4C’est que, selon lui, l’économie coloniale risque de devenir une concurrente de l’économie nationale. Paul d’Estournelles, il faut éviter que « la production coloniale, au lieu de devenir […] un auxiliaire et un complément de la production nationale, [ne] devienne, au contraire, une concur24 ». Afin de préserver l’économie française, il préconise la production dans les colonies de marchandises indigènes à échanger contre des produits français, la vente à l’étranger des produits dont la France est déjà pourvue et l’acheminement en France des produits qui lui manquent ; il importe de faire ainsi des colonies des clientes, et non des rivales, du domaine colonial une ressource, et non une charge.
5Enfin, l’existence d’une représentation coloniale au Parlement lui apparaît comme dangereuse à terme. Pour lui, une « bonne et fructueuse administration [des] colonies n’est pas conciliable avec le principe de la représentation coloniale25 ». Il souhaite donc voir supprimée la représentation coloniale à la Chambre des députés et au Sénat des territoires les plus récemment colonisés. Il pense, en effet, que ces colonies ne devraient pas avoir le droit d’élire des représentants qui peuvent ensuite délibérer sur le budget ou décider de la guerre ou de la paix, alors que la majorité de leurs électeurs est composée d’indigènes qui n’ont pas d’état civil, dont les institutions sont très différentes de celles de la France, qui ne parlent pas français et qui ne sont pas soumis aux impôts ni aux lois militaires. Il présente donc devant la Chambre des députés plusieurs propositions de loi tendant à supprimer la représentation au Parlement des colonies des Indes, de la Cochinchine, du Sénégal (en 1898 et 1903) et de l’Algérie (en 1901 et 1903). Sa connaissance des enjeux coloniaux lui permet de mesurer d’autres évolutions majeures qu’il perçoit notamment en Extrême-Orient que l’expansion coloniale doit assurément épargner selon lui.
La question asiatique : débat sur le « péril jaune »
6Ses critiques de la colonisation trouvent leur illustration dans la réflexion qu’il mène depuis longtemps sur la présence française en Extrême-Orient. À la fin du XIXe siècle, alors qu’il est encore diplomate et que le conflit sino-japonais vient de se terminer par la victoire des Japonais, comme les puissances européennes se positionnent pour se partager la Chine, Paul d’Estournelles alerte le gouvernement français sur les dangers à vouloir coloniser l’Extrême-Orient : l’Europe fournit à la Chine des outils qu’elle utiliserait demain contre les marchés occidentaux et la France ne serait pas épargnée. Il n’est pas entendu. Il dit d’ailleurs lui-même « qu’il a connu l’ingrate situation de Cassandre, qu’on l’écoutait, mais qu’on riait de ses prophéties » et que « ses rapports étaient classés […] enterrés vivants26 ».
7Dégagé de son devoir de réserve et nouvellement élu, il publie, le 1er avril 1896, dans la Revue des deux Mondes un article sur « Le Péril prochain, l’Europe et ses rivaux », dans lequel il expose ses craintes à voir des capitaux européens migrer vers « l’Empire des ténèbres » pour y construire des usines et des infrastructures, utilisées par une main-d’œuvre abondante et bon marché. Dès lors, il emploie toute son énergie à mettre en garde la France et l’Europe contre ce que lui et d’autres appellent désormais « le péril jaune ». Il met à profit tous les liens qu’il a tissés pendant sa carrière diplomatique, interrogeant amis et relations de par le monde et entretenant une abondante correspondance faite de comptes rendus et de rapports avec de nombreux observateurs. Il multiplie en France et en Europe les conférences, publie nombre d’articles dans la presse économique et politique (fig. 24), et apporte notamment sa contribution à l’ouvrage Le Péril jaune publié par Edmond Théry en 1901. Il intervient chaque fois que cela lui est possible à la Chambre pour défendre son point de vue. À ceux qui, comme le député conservateur Denys Cochin27, voient en Asie 400 millions d’acheteurs à conquérir coûte que coûte, il oppose qu’il y voit, lui, 400 millions de producteurs qui mettent en danger l’économie à bout de souffle des pays européens (fig. 25). Si on reconnaît aux Chinois les qualités à imiter, pour Paul d’Estournelles, procurer à la Chine des moyens de production, c’est en faire une « colossale usine de contrefaçon ». Les Japonais se sont déjà engagés sur cette voie et dans tous les domaines, y compris artistiques et littéraires.
8Paul d’Estournelles est convaincu qu’à vouloir trop étendre ses frontières dans toutes les parties du monde, la France accroît sa surface de vulnérabilité et multiplie de manière irraisonnée le nombre de ses adversaires potentiels. Vouloir imposer ses lois et sa civilisation, ses outils de communication et de transport constitue clairement pour lui un leurre. La révolte des Boxers, qui éclate en 1899 le conforte dans son opinion que la France et l’Europe ont tout à perdre en fournissant, sous le prétexte économique, des armes aux Chinois. L’histoire lui donne malheureusement raison, puisque les armes se retournent très rapidement contre les Européens. Le mouvement des Boxers initialement dirigé contre les réformes de l’impératrice douairière Cixi et les étrangers, est utilisé par celle-ci contre les seuls étrangers. La révolte s’achève par le siège des légations étrangères à Pékin28 entre le 2 juin et le 14 août 1900. Un corps expéditionnaire de 100 000 hommes constitué par l’« Alliance des Huit nations29 » – dont la France – est envoyé pour les libérer et inflige à la Chine une rapide défaite. La révolte réprimée, Paul d’Estournelles ne baisse pas pour autant la garde dans son combat contre la colonisation à outrance et la conquête des territoires chinois. La seule voie possible doit être, selon lui, l’entente commerciale avec la Chine dans la justice et le respect du peuple chinois. Il continue ses interventions à la Chambre, assure ses amis chinois de son soutien et de celui de la France, comme en témoigne la correspondance qu’il échange avec Lou Tseng Tsiang, ministre plénipotentiaire, francophile, représentant de la Chine à la première conférence pour la Paix de La Haye et momentanément premier ministre de la république chinoise (juin-septembre 1912), alors qu’une révolution a mis fin entre octobre et décembre 1911 à la dynastie Qing. D’Estournelles, après ce changement fondamental dans l’histoire politique de la Chine, n’hésite pas à interpeler le président de la République Raymond Poincaré en 1913 sur « l’intérêt moral et même matériel de la France à ne pas donner à Pékin l’impression que son Gouvernement serait peu bienveillant à l’égard du nouveau régime30 », une république dirigée par Sun Yat-sen, fondateur du Kuomintang, le parti nationaliste chinois. L’esprit de son combat est exprimé dans ces phrases écrites à son ami chinois en 1912 : « J’ai toujours cru en l’avenir de la Chine et je suis convaincu que ce qu’on appelle le “péril jaune” peut devenir un grand remède pour l’Europe, à la condition de regarder la situation bien en face et de traiter la Chine avec justice, sympathie et confiance, comme elle le mérite31. »
Construire l’Europe face aux puissances émergentes
9Plutôt que dans l’agrandissement de l’espace colonisé, le parlementaire estime que la France doit jouer un rôle dans l’approfondissement des relations qui existent entre les États européens. On ne sait si le sénateur sarthois avait connaissance du discours prononcé par Victor Hugo lors du congrès de la Paix de 1849, dans lequel il annonçait avec une emphase prophétique « les États-Unis d’Europe ». Toujours est-il qu’il chercha à définir ce que serait l’avenir des États-nations européens dont il saisit avec acuité les graves oppositions, mais dont il perçoit aussi la fragilité dans une économie de plus en plus structurée à l’échelle mondiale.
Pour une fédération européenne
10La France se doit d’être la « vigie » de l’Europe et Paul d’Estournelles préconise une politique nouvelle d’union : la division affaiblit les nations et les rend vulnérables, affirme-t-il dans un discours à la Chambre des députés le 21 janvier 1902. Il multiplie des conférences sur la « politique de la paix et la fédération européenne » à l’École des hautes études sociales, à Paris. L’organisation de la paix en Europe ne peut avoir pour objet et pour base qu’une fédération. Il défend l’idée d’une union douanière des États européens – première étape vers une union politique – qui permettra de faire face à l’assaut d’une concurrence émergente, représentée par le « péril américain » et bientôt par le « péril jaune ». Le député sarthois reprend les thèmes déjà abordés à la Chambre, qui déclenchent une vive polémique dans La Dépêche de Toulouse entre décembre 1902 et janvier 1903. La politique des concessions possibles entre l’Allemagne et la France relève d’un « modèle de musique illusionniste ». Ses illusions et sa trop grande générosité sont une faiblesse impardonnable pour beaucoup.
11À peine une semaine après la fin de cette polémique, d’Estournelles lance à la Chambre un autre cri d’alarme : les difficultés financières de la France, que le président de la Chambre des députés Paul Deschanel32 juge passagères, sont le prélude à d’autres plus graves, auxquelles les peuples européens doivent chercher un remède commun. La cause première du déficit étant les dépenses militaires (54 % des recettes sont absorbées par les charges de l’armement), il faut donc orchestrer une réduction conjointe des armements en Europe. L’action visionnaire d’Estournelles en faveur d’une Europe unie et fédérée, économiquement forte et militairement moins dispendieuse, pose les jalons de la construction européenne de la seconde moitié du XXe siècle.
12C’est aussi face à la croissance de la puissance américaine et de nouvelles économies que le rôle des États d’Europe doit être redéfini. La concurrence effrénée que se livrent les grands États européens s’exprime à la fois par des tensions entre empires coloniaux et par des démonstrations somptuaires de puissance. Partout, d’Estournelles s’attache à démontrer l’épuisement économique de l’Europe en armement « au moment où surgissent à l’horizon les forces non seulement économiques, mais navales et militaires de ces puissances d’outre-mer dont on oublie trop de parler : les États-Unis […] l’Australie fédérée d’hier et le Japon armé, entraîné comme on sait33 ».
13Les craintes que suscite l’irruption de l’acteur américain sont vite contrebalancées par la tradition d’une main tendue par-dessus l’océan entre les deux républiques, qu’alimentent les souvenirs de La Fayette et les vers de Victor Hugo. Au cours du mois de décembre 1901, le député sarthois, alors chargé d’affaires à La Haye, prend connaissance de l’intention d’un donateur anonyme – en réalité, Andrew Carnegie – de mettre des capitaux à la disposition de la Cour de La Haye. Cet encouragement arrive à point nommé, en même temps qu’une invitation à se rendre au printemps 1902 aux festivités de l’Union League Club de Chicago pour y représenter la France. Paul d’Estournelles de Constant prépare donc son premier voyage aux États-Unis avec l’idée de mettre en place des échanges d’affaires, culturels ou intellectuels, mais aussi de promouvoir l’arbitrage en piquant l’orgueil américain, qui ne saurait laisser les seules nations européennes décider de l’équilibre entre les puissances dans le monde. Le 5 février 1902, il embarque en compagnie de son fils Arnaud à Cherbourg sur un transatlantique allemand et pose le pied sur le quai de New York le 11. Il est accueilli par l’Alliance française, la chambre de commerce française, le maire de New York, avant son entrevue avec le président Roosevelt, le 18 février. Il se rend ensuite à Chicago où il assiste à la célébration de George Washington et au centenaire de la naissance de Victor Hugo. Puis, après une courte visite à Toronto et Montréal, il donne une conférence à l’université de Columbia (New York) avant de s’en retourner vers la France le 6 mars 1902, à bord, cette fois, de la Bretagne.
14Un second voyage le conduit aux États-Unis en avril-mai 1907 pour l’organisation de la branche américaine de la Conciliation internationale et la préparation de la seconde conférence de La Haye. Enfin, il conserve, tout au long de sa vie, une grande intimité avec le président Theodore Roosevelt, qu’il invite personnellement à un séjour en France en décembre 1904. Il est délégué par le Sénat en décembre 1919 pour participer à la réception du président Woodrow Wilson à Brest, lors de sa venue en France pour négocier les traités de paix. C’est avec Nicholas Murray Butler (1862-1947), président de l’université Columbia à New York (1902-1945), président de la fondation Carnegie (1925-1945) et futur prix Nobel de la paix en 1931, qu’il noue une relation amicale nourrie par la correspondance régulière que les deux hommes entretiennent de 1902 à 1924. Pas moins de 1 500 lettres connues et conservées à ce jour sont écrites à Butler par Paul d’Estournelles de Constant, surtout à partir de la déclaration de guerre en 1914.
Notes de bas de page
18 Journal officiel, Chambre des députés, séance du 26 novembre 1900. Arch. dép. Sarthe, 12 J 137.
19 Journal officiel, Chambre des députés, séance du 8 décembre 1899. Arch. dép. Sarthe, 12 J 137.
20 Ibid.
21 Ibid.
22 Ibid.
23 Journal officiel, Chambre des députés, séance du 26 novembre 1900. Arch. dép. Sarthe, 12 J 137.
24 Journal officiel, Chambre des députés, séance du 8 février 1898. Arch. dép. Sarthe, 12 J 137.
25 Ibid.
26 Théry E., Le Péril jaune, préface de Paul d’Estournelles de Constant., Paris, Félix Juven, 1901, p. 6.
27 Denys Cochin (1851-1922). Député de Paris depuis 1893, porte-parole des catholiques monarchistes à l’assemblée, il s’oppose à la politique de séparation des Églises et de l’État. Rejoignant l’« union sacrée » en 1914, il exprime là le ralliement des catholiques à la République et devient ministre d’État dans le gouvernement Briand à l’automne 1915 puis accepte le poste de soussecrétaire d’État aux Affaires étrangères dans le gouvernement Ribot au printemps 1917.
28 Ce siège inspira le film bien connu du réalisateur Nicholas Ray Les 55 jours de Pékin (1963).
29 Ces huit nations alliées sont : les États-Unis d’Amérique, le Japon, La France, l’Autriche-Hongrie, l’Allemagne, l’Italie, le Royaume-Uni, la Russie.
30 Arch. dép. Sarthe, 12 J 94.
31 Ibid.
32 Paul Deschanel (1855-1922). Député républicain modéré d’Eure-et-Loire de 1885 à 1920, président de la Chambre des députés de 1898 à 1902 et de 1912 à 1920, président de la République en 1920, sénateur en 1921-1922, président de la commission des Affaires étrangères.
33 Journal officiel, Chambre des députés, séance du 23 janvier 1902. Arch. dép. Sarthe, 12 J 137.
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Paul d'Estournelles de Constant
Ce livre est cité par
- (2018) Experts et expertises en diplomatie. DOI: 10.4000/books.pur.167946
Paul d'Estournelles de Constant
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