Ladies of English Music (1910-1934) : le règne des sœurs Harrison
p. 77-90
Résumé
Pendant le premier du tiers du XXe siècle, les sœurs Harrison – la violoncelliste Beatrice, les violonistes May et Margaret et la chanteuse Monica – comptèrent parmi les plus brillants interprètes d’Angleterre. En solo, en duo, parfois en trio, elles jouèrent les œuvres de la plupart de leurs contemporains et comptèrent parmi leurs amis Frederick Delius, Edward Elgar, Alexandre Glazounov, Zoltan Kodaly, Arnold Bax, John Ireland, Roger Quilter ou encore Ernest Moeran. Elles furent les dédicataires de nombreuses œuvres, si elles n’en furent pas directement les inspiratrices.
À travers les témoignages de l’époque, est retracé leur parcours professionnel dans un monde encore largement dominé par les hommes ; sont également interrogés la nature de leurs relations ainsi que le lien qui les unissait à leur mère.
Texte intégral
1La violoncelliste Beatrice Harrison est mondialement connue pour avoir enregistré des disques dans son jardin avec un rossignol. Le 19 mai 1924, des ingénieurs de la BBC enregistrent et diffusent en direct un duo entre l’oiseau et Beatrice, interprétant le « Chant Hindou », extrait de Sadko de Rimsky-Korsakov. L’expérience connaît un succès extraordinaire – on compte plus d’un million d’auditeurs – et sera reproduite pendant les onze années suivantes à chaque mois de mai : Beatrice Harrison devient « The Lady of the Nightingale ». Cette image bucolique ne doit cependant pas cacher l’immense talent de Beatrice Harrison et celui de ses trois sœurs, May, Margaret et Monica, qui interprétèrent et inspirèrent les principaux compositeurs anglais durant le premier tiers du XXe siècle.
2Pour parvenir à retracer l’histoire de la famille Harrison, nous nous sommes appuyé sur l’autobiographie de Beatrice Harrison – The Cello and the Nightingales1 – et sur la correspondance des sœurs Harrison disséminée dans divers ouvrages2. Le Delius Trust a également consacré un numéro du Delius Society Journal3 aux sœurs Harrison et a pu recueillir de précieuses confidences de Margaret Harrison.
3Après avoir présenté la famille Harrison et la formation des quatre jeunes filles, nous nous arrêterons sur leurs rapports privilégiés avec les deux compositeurs les plus importants en Angleterre du début du XXe siècle, Frederick Delius et Edward Elgar, à l’origine du renouveau musical britannique. Nous évoquerons ensuite d’autres collaborations, notamment avec leurs contemporains Arnold Bax et Roger Quilter, auxquels leurs noms sont restés attachés. Les sœurs Harrison ont parfois constitué des duos entre elles – au début entre May (violon) et Beatrice (violoncelle), puis entre Margaret (violon, piano) et Beatrice – qu’elles ont mis au service de ces compositeurs. Nous conclurons sur la manière dont elles ont concilié leur vie professionnelle avec leur vie privée.
La famille Harrison
4Les sœurs Harrison sont nées dans une famille de tradition militaire. Leur père, le colonel John Harrison, avait été affecté à la direction du Royal Engineers College en Inde, aux pieds de l’Himalaya à Roorkee. Leur mère, Annie Harrison, avait pu étudier le chant auprès de Sir Georges Henschel et de Manuel Garcia au Royal College of Music à Londres, mais n’avait pas réussi à persuader sa famille de soutenir son ambition de devenir chanteuse professionnelle. Son frère, l’acteur Charles Charrington était un ami proche de Georges Bernard Shaw ; marié à l’actrice Janet Achurch, il introduisit notamment les œuvres d’Ibsen en Angleterre.
5May et Beatrice naquirent toutes deux pendant le séjour de leurs parents en Inde, respectivement en 1890 et 1892. Mais Madame Harrison supportant difficilement la chaleur indienne et souffrant de la pauvreté de la vie culturelle, la famille regagna l’Angleterre peu après la naissance de Beatrice. John Harrison prit la direction du Royal Engineers College à Chatham. Naquirent ensuite Monica, en 1897, puis Margaret, en 1899. Annie Harrison, privée de la carrière musicale dont elle avait rêvé, souhaitait un épanouissement musical et professionnel pour ses filles. Lorsque May et Beatrice obtinrent, à l’âge de onze ans chacune, une bourse du Royal College of Music, le colonel Harrison décida de quitter l’armée pour soutenir sa femme et se consacrer également à la carrière de ses enfants.
6Dans son introduction à l’autobiographie de Beatrice Harrison, Patricia Cleveland-Peck note :
« Il est très difficile d’imaginer à quel point cette attitude était révolutionnaire à cette époque où l’homme était le chef de famille incontesté et où la domination masculine était la norme. D’un seul coup, le premier obstacle que rencontraient de nombreuses artistes, celui de subordonner leur art à la carrière des membres masculins de la famille, a été écarté pour les filles Harrison. Dès leurs débuts, la musique a été considérée comme la plus haute des priorités4. »
7Beatrice nuance toutefois :
« Ma mère eut vraiment à combattre les Harrison et les Lugard pour que l’on devienne musiciennes. À l’exception de mon père bien-aimé, ils étaient remontés contre la musique et la considéraient comme l’œuvre du diable5. »
8L’enfance des jeunes filles fut indiscutablement privilégiée. Elles habitaient une maison spacieuse au 51 rue Corwall Garden à Londres, à une distance raisonnable du Royal College of Music. Une demi-douzaine de domestiques assurait l’intendance. Les cours d’instruments avaient lieu le matin, tandis qu’une partie de l’après-midi était dévolue à l’harmonie et au contrepoint. Les jeunes filles purent bénéficier d’un enseignement musical dès leur plus jeune âge. May commença l’apprentissage du violon à deux ans et Margaret rentra à quatre ans au Royal College of Music. Beatrice apprit très tôt le violon et le piano, avant de se voir offrir un violoncelle de taille adulte à l’âge de huit ans.
9De 1902 à 1907, May étudie le violon avec Fernandez Arbos, violoniste et chef de l’Orchestre symphonique de Madrid – qu’elle accompagne dans une tournée européenne en 1906. Elle donne son premier concert public le 31 mai 1904, à 13 ans, sous la direction de Henry Wood avec le Queen’s Hall Orchestra. À ce concert, May fait la rencontre du violoniste Fritz Kreisler ; elle le remplacera à deux reprises : en 1909 au Festival Mendelssohn d’Helsinki et en 1919 dans le Concerto pour violon d’Elgar sous la direction de Landon Ronald.
10De 1904 à 1908, Beatrice étudie le violoncelle auprès de William Whitehouse, célèbre pour avoir joué avec le violoniste Joseph Joachim et pour avoir fondé le London trio avec le violoniste Achille Simonetti et la pianiste Amina Goodwin, une élève de Clara Schumann. Beatrice donne son premier récital à l’âge de quinze ans, le 29 mai 1907 avec le Concerto pour violoncelle de Saint-Saëns, les Variations Symphoniques de Leon Boëllmann et la création d’une suite de Victor Herbert.
11À la fin de leurs études, les deux jeunes femmes décident d’aller se perfectionner à l’étranger, en sollicitant les enseignements des plus grands professeurs de leur temps. Hugo Becker accepte Beatrice dans sa classe à Francfort. Accompagnées de leur mère, May et Beatrice partent donc pour l’Allemagne en 1908. L’année suivante, Becker part enseigner à la Hochschule à Berlin, tandis que May est acceptée dans la classe de Leopold Auer à Saint-Pétersbourg. La moitié de la famille – le père, Beatrice et Monica – emménagent conséquemment à Berlin, tandis que l’autre moitié – la mère, May et Margaret qui en raison de son jeune âge travaillera avec l’assistant de Auer, Nalbandrian – partent pour Saint-Pétersbourg.
12Pendant l’été 1910, Beatrice suit Becker dans un stage qu’il donne en Italie. Là, la rejoint le compositeur anglais Cyril Scott qui en tombe amoureux. S’il est éconduit, Beatrice et lui resteront néanmoins de grands amis tout au long de leur vie. Scott lui dédiera Pierrot Amoureux (1912) pour violoncelle et piano, Philomel, Pastoral and Reel (1926) et The Melodist and the Nightingale (1930) pour violoncelle et orchestre, ainsi que son Cello Concerto (1937). Becker insiste pour que Beatrice tente le Prix Mendelssohn cette même année 1910 : elle sera la première femme, et la plus jeune concurrente, à le remporter.
13Après avoir passé une année à Saint-Pétersbourg, May rejoint sa sœur à Berlin pour y donner son premier concert public le 7 octobre 1909 sous la direction de Kunwald – elle joue les concertos pour violon de Brahms et de Glazunov. Désormais réunies, May et Beatrice préparent le Double Concerto de Brahms qu’elles donnent le 17 mars 1910 sous la direction de Noë. L’œuvre devient leur « cheval de bataille » et elles vont la donner une soixantaine de fois un peu partout en Europe.
14De son côté, après avoir étudié le violon auprès d’Achille Rivarde, un élève de Pablo de Sarasate, et l’harmonie avec Charles Stanford et Emily Daimond, Margaret donne son premier concert en tant que violoniste professionnelle en décembre 1918. Elle joue deux mouvements de la Sonate de Bach en la mineur, la Sonate pour violon de Debussy et, avec Beatrice, elle donne la première audition de l’Irish Concertino de Charles Stanford pour violon et violoncelle qui leur est dédié.
15Monica est la moins célèbre des sœurs Harrison. Née prématurée et d’une constitution musculaire plus fragile, elle décida de se tourner vers le chant – elle avait une voix de mezzo-soprano. Elle étudia avec Victor Beigel, et fit ses premiers pas professionnels à partir de 1924.
16Par la chronologie de leurs conceptions, les relations entre les quatre sœurs se répartissaient en deux binômes, constituant « deux bataillons » selon l’expression de leur père6 : le premier bataillon avec May et Beatrice, le second avec Margaret et Monica. L’indépendance que prendra progressivement May par rapport à la sororie viendra brouiller ce schéma, rapprochant Beatrice de Margaret.
Frederick Delius et Edward Elgar
17Frederick Delius et Edward Elgar sont les deux piliers du renouveau musical anglais du début du XXe siècle. Le premier incarne une sensibilité impressionniste en marge de l’establishment tandis que le second, musicien très officiel du régime, affiche la grandeur de l’Angleterre victorienne et édouardienne. Il est significatif que les sœurs Harrison aient été associées à ces deux personnalités opposées qui ont ouvert la voie à deux générations de musiciens anglais, la première dominée par Ralph Vaughan Williams, la seconde par Benjamin Britten.
18Le 3 décembre 1914, Beatrice et May jouent le Double Concerto de Brahms sous la direction de Sir Thomas Beecham. À la fin du concert, le critique Samuel Langford les présente au compositeur Frederick Delius, qui est enthousiasmé par leur interprétation – il était pourtant particulièrement hermétique à l’art de Brahms ! Il leur propose aussitôt d’écrire un double concerto à leur intention.
19Le compositeur qui, jusqu’alors, avait majoritairement écrit pour la voix ou pour orchestre (Sea-Drift, A Mass of Life, In a Summer Garden), se trouve ici confronté à une forme d’écriture, le concerto pour soliste, qui lui est peu familière7. Comme sa maison de Grez-sur-Loing (en France, en Seine-et-Marne) est réquisitionnée pendant la guerre, le chef d’orchestre Thomas Beecham met à sa disposition un appartement à Londres et une maison à Watford. Delius peut ainsi élaborer son œuvre avec l’aide de ses dédicataires May et Beatrice Harrison. Il sera également assisté du compositeur anglais Peter Warlock (pseudonyme de Philipp Heseltine). Beatrice se souvient :
« Delius restait assis de longues heures, un gros coussin et la partition sur les genoux, entouré de quatre terriers écossais qui prenaient un grand intérêt à l’affaire et lui léchaient périodiquement les doigts ; cela le faisait sursauter et tout envoyer dans les airs – il devait alors tout recommencer. Heseltine tapait vigoureusement [au piano] les parties d’orchestre tandis que moi, angoissée, je jouais chaque passage encore et encore jusqu’à ce que Delius soit convaincu que ça allait bien avec le violon8. »
20Margaret Harrison décrit plus précisément encore la collaboration :
« Il arrivait avec quelques mesures, huit mesures, et les jouait. Delius au piano – c’était quelque chose ! Il essayait de les faire sonner. Beatrice les jouait. Nous disions “N’écrivez pas cela en octaves” ou quelque chose comme ça, et il corrigeait. Le sol était jonché de bouts de partitions9. »
21Preuve de la confiance que Delius leur accorde, il écrit à Beatrice :
« Vous pouvez changer ce que vous voulez dans les traits de mon Concerto… Je pense que cela sonnera bien avec l’orchestre10. »
22La première du Double concerto, naturellement dédié aux deux sœurs, est donnée le 21 février 1920 sous la direction de Henry Wood. Delius écrit : « Le Concerto a été très bien donné – les filles l’ont joué superbement et Wood s’est surpassé – et extrêmement bien reçu – la salle était pleine11. » Dans une lettre à Charles Orr, il précise ses impressions : « Le double a été très bien – bien sûr Beatrice surpasse May : elle a plus de passion et de vigueur – May est très bonne, mais elle est plutôt froide et sans passion12. » Cette courte phrase marque un évident constat : la place prédominante de Beatrice dans le duo, et, par-delà, sur l’ensemble de la sororie. La médiatisation de Beatrice, particulièrement à la suite des expériences musicales avec les rossignols, finira par provoquer une prise de distance de la part de May, contrairement à ses deux autres sœurs.
23C’est pourtant May qui avait créé à Londres la première Sonate pour violon13 de Delius avec Hamilton Harty14 le 16 juin 1915. Elle enregistrera cette sonate avec le pianiste et compositeur Arnold Bax pour la BBC le 29 novembre 1927, puis la seconde15, toujours avec le même Bax, le 23 novembre 1928. Elle aura enfin la primeur de la troisième et dernière sonate, qui lui est dédiée, et qu’elle créera encore avec Bax le 6 novembre 1930 à Londres. À cette occasion, elle se déplacera à plusieurs reprises à Grez-sur-Loing chez le compositeur pour aider Eric Fenby à prendre cette œuvre en dictée.
24Delius écrit également pour Beatrice une Sonate pour violoncelle qui est créée par elle le 31 octobre 1918 avec Hamilton Harty16.
25L’excellent accueil réservé au Double Concerto en 1920 et ses bonnes relations avec Beatrice décident Delius à écrire un concerto pour violoncelle. Profitant d’un nouveau séjour en Angleterre, il se rend dans la maison des Harrison, à Foyle Riding près d’Oxted dans le Surrey. Là, il trouve l’inspiration nécessaire et, surtout, une interprète qu’il sollicite longuement, comme à l’époque du Double Concerto. Beatrice se souvient de ces instants et en parle sur un ton presque mystique :
« C’était le vendredi saint, par l’une des plus parfaites matinées de printemps dont j’aie le souvenir. Assis dans le jardin, Delius baignait littéralement dans la lumière dorée du soleil, parmi les fleurs : les jacinthes, les violettes, et surtout celle qu’il aimait par-dessus tout, la rose Gloire de Dijon, la première à exhaler son parfum. Delius semblait immergé dans sa fragrance17. »
26Le Cello Concerto, dédié à Beatrice, est rapidement écrit. La première en est donnée par un violoncelliste russe, Alexandre Barjansky, le 31 janvier à Vienne, et Beatrice le crée à Londres le 3 juillet 1923 sous la direction d’Eugene Goosens. Elle écrit de manière très juste :
« En jouant le concerto, la soliste doit réaliser que sa partie ne prédomine pas mais doit trouver son chemin à travers les harmonies exquises de l’orchestre, comme une belle rivière traverse un joli paysage en s’écoulant toujours, parfois pure, parfois sombre, tout en restant toujours consciente du flux rythmique de l’œuvre qui semble vibrer à l’infini18. »
27Comme le résume Jelka Delius, « les sœurs Harrison sont dévouées à Fred19 ». C’est au tour de Margaret, prenant la suite de sa sœur May, de s’initier à la musique de Delius. En janvier 1927, accompagnée par le pianiste Gerald Moore, elle vient avec Beatrice rendre visite au compositeur dans sa demeure de Grez-sur-Loing pour lui interpréter ses œuvres pour violoncelle et violon. Beatrice témoigne de cette visite :
« Après le repas, j’ai joué pour Delius et, bien qu’il soit si malade, il m’a semblé heureux et enthousiaste. Nous avons parlé beaucoup de l’Amérique et de la prochaine tournée là-bas grâce à laquelle j’allais faire connaître ses œuvres20. »
28En effet, Beatrice et Margaret partent ensuite pour une longue tournée aux États-Unis. Beatrice interprète le Cello Concerto et la Cello Sonata accompagnée par Margaret au piano21. Jusqu’à la fin de sa vie, Delius pourra compter sur les sœurs Harrison pour interpréter sa musique en Angleterre, à domicile et dans le monde. Elles jouèrent enfin un rôle considérable dans le rapatriement puis l’enterrement du compositeur sur le sol anglais, dans le village de Limpsfield (à côté de leur demeure de Foyle Riding, dans le Surrey). Margaret raconte :
« Delius avait dit à ma mère : “Si je dois être enterré quelque part, je voudrais l’être dans le sud de l’Angleterre”. Et c’est ce que nous avons arrangé. C’est Beatrice et moi qui nous en sommes chargées. Il était de notoriété publique que Delius était athée et on pensait que personne ne voudrait jamais l’accueillir dans le cimetière d’une église. Nous étions amies avec notre recteur, le Révérend Steer, et nous lui avons raconté toute l’histoire. “Accepteriez-vous que Delius soit enterré ici ?” lui avons-nous demandé. “Ce serait un honneur pour moi” a-t-il répondu, “c’est un grand homme et ce qu’il a pu penser n’a rien à voir avec l’héritage qu’il nous a légué”. L’enterrement eut lieu la nuit et la cérémonie le jour suivant22. »
29À ces funérailles, Beatrice joue Caprice and Elegy, l’une des dernières œuvres de Delius qui lui est dédiée.
30Évoquons à présent, plus rapidement, les liens de Beatrice Harrison avec le compositeur Elgar. Le Concerto pour violoncelle d’Elgar, créé par Felix Salmond sous la direction du compositeur le 27 octobre 1919, s’est heurté à l’incompréhension générale des critiques et du public – qui attendaient certainement une œuvre proche du Concerto pour violon. C’est Beatrice qui est choisie pour réaliser l’enregistrement pour His Master’s Voice d’une version raccourcie du Concerto. Lady Elgar, bouleversée par l’interprétation de Beatrice, déclare à la mère de la violoncelliste : « Je pense que votre enfant parviendra à susciter l’amour des gens pour cette œuvre quand elle aura l’occasion de la jouer en public23. » L’enregistrement rencontre en effet un grand succès et Beatrice devient la violoncelliste fétiche d’Elgar, qui ne voudra plus diriger son Concerto qu’en sa compagnie. Mentionnons notamment l’interprétation du Concerto au Three Choir Festival en 1921. Elgar adresse à Beatrice le mot suivant : « Vous n’avez pas à me remercier – C’est à moi de vous remercier sincèrement pour votre exquise exécution du Cello Concerto. Tout le monde était plus que ravi24… »
Les autres collaborations musicales nouées par les sœurs Harrison
31Delius et Elgar ne représentent finalement qu’une petite part des collaborations développées par les sœurs Harrison. Nous avons déjà mentionné l’Anglais Cyril Scott qui dédia quatre de ses partitions à Beatrice et qui la considérait comme la plus importante violoncelliste de son temps. Le même Scott dédia son Double Concerto (1926) pour violon et violoncelle à May et Beatrice. Les deux sœurs inspirèrent de nombreuses œuvres de musique de chambre qui leur sont dédiées et qu’elles créèrent presque toujours avec leurs auteurs :
Cello Sonata (1921) de John Ireland, pour Beatrice ;
Violin Sonata (1923) d’Ernest Moeran, pour May ;
Cello Sonata (1923) de York Bowen, pour Beatrice ;
Jip and slip jig old tunes (1933) de Herbert Hughes, pour May.
32Deux compositeurs eurent des rapports privilégiés avec les sœurs : l’Irlandais Arnold Bax et l’Anglais Roger Quilter.
Arnold Bax
33On connaît la passion unissant Arnold Bax et la pianiste anglaise Harriet Cohen (1895-1967), une histoire d’amour qui débuta dès 1914 et se termina à la mort du compositeur en 1953. Pendant la première guerre mondiale, Bax passa quelque temps chez les Harrison et entretint par la suite une longue amitié professionnelle avec les sœurs. Entre 1927 et 1930, il enregistre notamment avec May les trois sonates pour violon et piano de Delius, ainsi que ses propres sonates.
34Les relations avec May semblent toutefois avoir excédé le cadre d’une amitié professionnelle, en tous cas de la part de May ; elles semblent même avoir été suffisamment ambigües pour inquiéter Miss Cohen25. Dans une lettre à Harriet, Bax réfute tout soupçon d’aventure :
« Quel est le problème avec May Harrison ? Pour autant que je sache, personne n’est “sur moi” en ce moment – et dans tous les cas, vous devez savoir que je ne suis pas attiré par ce genre de femme – trop large pour moi d’un bon tiers ! Elle m’est d’une amusante compagnie à l’occasion, voilà tout26 ! »
35Dans une lettre de décembre 1931, Bax se voit obligé de clarifier les choses auprès de May :
« Ma chère, Je crois que je serai toujours une frustration pour vous. Votre dernière lettre m’a rendu triste pour vous – il semble que vous soyez passée à côté de beaucoup de choses dans votre vie, alors que vous avez mené une existence si riche. Mais je ne crois pas pouvoir beaucoup vous aider, à part comprendre toutes ces choses – ce que je fais, vraiment27. »
36Il est quasiment certain que May Harrison est à l’origine de l’anoblissement de Bax en 193728. Bax lui doit également vraisemblablement son titre de Maître de la musique royale, qui le voit succéder à Elgar29. La rivalité entre Harriet et May se poursuivra après la mort du compositeur, comme en témoigne cette lettre adressée par la pianiste à la BBC en juin 1954 :
« Mlle May Harrison, une vieille amie de Sir Arnold, m’a dit qu’elle voulait donner un Concert pour son anniversaire et qu’elle souhaitait que j’y joue. Je n’ai pas eu le cœur à lui dire “non” bien que, comme vous l’imaginez, elle m’ait seulement devancé car j’aurais voulu en donner un moi-même30. »
37Les relations de Bax avec Beatrice sont d’un autre ordre. La violoncelliste crée la Sonate pour violoncelle et piano – qui lui est dédiée – avec Harriet Cohen à Londres en 1923. Bax lui écrira également une Rhapsodic Ballad pour violoncelle seul, achevée le 3 juin 1939, mais Beatrice ne la jouera jamais en public pour ne pas s’exposer à la jalousie de sa sœur – Bax, en effet, n’a jamais dédié l’une de ses œuvres à May. Il est intéressant de noter que cette œuvre est la seule composée par Bax pour un instrument solo en dehors du piano.
38Lorsque Beatrice interprète son Cello Concerto31, Bax lui écrit :
« Ma chère Beatrice,
Je veux vous écrire un mot pour vous remercier de votre interprétation parfaite, mardi dernier. Vous êtes une personne stimulante et j’aimerais vraiment écrire plus de musique pour le violoncelle si c’est vous qui la jouez32. »
Roger Quilter
39Les Harrison rencontrent Roger Quilter à l’occasion des concerts pour les soldats en 1916. En septembre, Quilter et May interprètent un pastiche du compositeur Percy Grainger, grand ami de Delius, Handel in the Strand. Quilter et May continuent à se produire ensemble avec des ensembles de chambre jusqu’à la fin de la guerre. Quilter dédie à May deux arrangements de mélodies pour violon et piano, « Dream Valley33 » et « Love Song to Julia34 » qu’ils jouent le 7 juin 1917 à Wigmore Hall.
40Un an plus tard, c’est au tour de Margaret de se voir dédier un arrangement, pour violon et piano, celui de la mélodie « Rosamunde », extraite du cycle Where the Rainbow Ends. Quilter et Margaret le jouent le 4 décembre 1918. À Monica, Quilter dédie un arrangement de « Dream Valley » pour voix, piano et violoncelle et le cycle des Three Pastoral Songs (opus 22, 1921) sur des poèmes de Joseph Campbell. Pour Beatrice, enfin, il transcrit l’une de ses mélodies, « L’amour de moy » ; cette pièce sera jouée très souvent par la violoncelliste qui finira par l’enregistrer en 1933. Elle ne sera, en revanche, jamais publiée.
41Parmi les rencontres de compositeurs non britanniques qui émaillèrent la vie musicale de Beatrice, on retiendra les noms de Zoltan Kodaly, dont elle fit connaître la Sonate pour violoncelle, de Gabriel Fauré, avec lequel elle joua l’Elégie lors d’une soirée privée, et encore d’Alexander Glazunov, d’Ignacy Paderewski et de David Popper.
42Nous disposons bien d’une autobiographie de Beatrice Harrison mais la violoncelliste reste silencieuse sur sa vie privée ; elle mentionne seulement quelques demandes en mariage (Cyril Scott, le chef d’orchestre Eugene Goosens) et le livre s’achève sur cette profession de foi :
« Maintenant que je regarde par la fenêtre, à travers le portail en fer forgé du côté de la forêt, c’est une joie de me projeter au-delà et de repenser aux bois d’antan, aux parfums de jacinthe, aux villes, à la musique, à tous les merveilleux souvenirs et, par-dessus tout, à mon immense amour du violoncelle, qui a été le sens et le but de ma vie35. »
43Le mode de vie des sœurs Harrison s’organisait autour de la figure de leur mère, à l’exception de May qui, supportant mal la notoriété de Beatrice, prit ses distances avec sa famille. Elle s’installa seule à Londres et enseigna au Royal College of Music de 1935 à 1947. On peut parler ici d’un véritable matriarcat : non seulement Annie gérait les affaires courantes, mais elle était l’imprésario de ses filles. Son décès laisse celles-ci, en particulier Beatrice, désemparées :
« Ce fut ensuite la plus grande tragédie de nos vies. Ma mère, l’inspiration de ma musique et de toutes les belles choses, rendit l’âme. C’était sa voix qui m’apprit à chanter au violoncelle – notre musique ensemble était quelque chose à part dans ce monde et souvent j’en rêve maintenant. […] Ma mère s’était donnée aux autres et le monde semblait désolé et vide sans elle36. »
44Après le décès de sa mère en 1934 – année qui voit également les morts d’Elgar, de Delius et de Holst –, les apparitions en public de Beatrice se font de plus en plus rares ; son dernier concert a lieu le 20 juillet 1958 au Coventry Cathedral Festival of the Arts. Beatrice, Margaret et Monica vécurent ensemble jusqu’à la fin de leurs jours37 dans leur maison de Foyle Riding, entourées d’une foule d’animaux. Aucune d’elle – May comprise – ne se maria ni n’eut d’enfants.
45Si les sœurs Harrison purent bénéficier de conditions d’éducation privilégiées et eurent la chance de vivre pendant une période historique extrêmement fertile en ce qui concerne la création musicale, elles surent, par la force de leur talent, s’attirer l’admiration des principaux compositeurs de leur époque dont elles épousèrent les esthétiques différentes avec une remarquable souplesse. Soutenue par son mari, leur mère joua un rôle déterminant dans la possibilité pour les quatre femmes de mener une carrière de concertiste à partir de 1910. Conseillère artistique, critique, intendante, imprésario, l’omniprésence de la figure maternelle caractérise le parcours des quatre sœurs – seule May résista en partie à son emprise. Il serait vain de s’interroger sur la nature plus ou moins pathologique de cette relation extrêmement fusionnelle. Il est en tous les cas certain qu’elle fut une incontestable source d’enrichissement pour l’art musical britannique.
Notes de bas de page
1 Harrison Beatrice, The Cello and the Nightingales. The Autobiography of Beatrice Harrison, P. Cleveland-Peck (dir.), Londres, John Murray, 1985.
2 Carley Lionel, Delius, A Life in Letters, vol. II, Londres, Scolar Press, 1999; Foreman Lewis, Arnold Bax, A composer and his time, Woodbridge, Boydell Press, 2007 (1re éd.: 1983); Langfield Valerie, Roger Quilter, His Life and Music, Londres, Boydell Press, 2003; Moore Gerald, Am I too loud?, Londres, Macmillan, 1962; Scott Cyril, Bone of contention, Londres, Arco Publishing Co, 1969.
3 Delius Society Journal, no 87, Automne 1985.
4 Harrison B., The Cello and the Nightingales…, op. cit., p. 18: « It is difficult to imagine just how unusual a move this was in the days when the man was the undisputed head of the household and male dominance completely the norm. At one sweep the first hurdle at which many women artist used to fall was removed from the Harrison girls, that of having to make their art play a subservient role to the careers of the male members of the family. From the very beginning music was recognised as being of the highest priority. »
5 Ibidem, p. 34: « My mother really had to fight the Harrisons and the Lugards to make us musicians. Except for my beloved father they were all terribly against music and called it the work of the devil. »
6 Ibid., p. 43.
7 Delius ne s’est jamais totalement satisfait du seul concerto qu’il ait écrit avant, le Concerto pour piano, plusieurs fois remanié.
8 Harrison B., The Cello and the Nightingales…, op. cit., p. 104: « Delius sat for hours with a large cushion and the score on his knees, surrounded by four of our Scottie dogs, who took great interest in the proceedings and periodically licked his fingers which made him jump, throw everything in the air and have to begin again. Heseltine banged out the orchestral part, while I, hot and anxious, played each passage over and over again until Delius was satisfied that it corresponded perfectly with violin. »
9 Miller Malcolm, « Pilgrimage to the Past: A Meeting with Margaret Harrison », Delius Society Journal, no 117, Été/Automne 1995, p. 20: « He would bring over a few bars, eight bars, and play it through. Delius at the piano – that was something! He would try it out. Beatrice would play a bit. We would say “Dont’t write it in octaves” or something similar, and he would change it. The floor would be covered with bits of paper. »
10 Harrison B., The Cello and the Nightingales…, op. cit., p. 29: « Please alter anything you like in the figures of my Concerto… I think it will sound well with orchestra. »
11 Lettre de Frederick Delius à sa femme, 22 février 1920: « The Concerto went wonderfully well – The girls played superbly and Wood surpassed himself – It was enthusiastically received – The house was crowded […]. »
12 Lettre de Frederick Delius à C.W. Orr, 16 mai 1920: « The “double” went off very well indeed – of course Beatrice outweighs May: she has more passion and vigor – May is very good but rather cold and unimpassioned […]. »
13 En réalité, cette « première » sonate est la deuxième, la première, en si majeur, ayant été désavouée par le compositeur.
14 Arthur Catteral a créé la sonate à Manchester en février 1915.
15 La création de cette seconde sonate a lieu le 7 octobre 1924 par Howard Jones et Albert Sammons.
16 Beatrice Harrison jouera cette sonate à la Salle Gaveau le 6 juin 1919. Il s’agit de l’une des rares exécutions d’œuvres de Delius à Paris.
17 Harrison B., The Cello and the Nightingales…, op. cit., p. 115: « It was on Good Friday, one of the most perfect spring mornings I remember, and as Delius sat in the garden, he was literally bathed in the golden sunlight among the flowers; the bluebells, the violets and above all the flower he loved so well, the Gloire de Dijon rose, the very earliest to breathe its perfume. Delius seemed to steep himself in its fragrance. »
18 Harrison B., The Cello and the Nightingales…, op. cit., p. 119. « From the Performer’s point of View », Musical Bulletin, août 1927: « In playing the Concerto the soloist had to realize that his part does not predominate but should weave its way through the exquisite harmonies of the orchestra, almost like a beautiful river passing through a lovely landscape ever flowing on, sometimes clear and sometimes in shadow, but ever conscious of the rhythm of the work which seems in the end to vibrate into eternity. »
19 « The Harrison’s are devoted to Fred » (lettre de Jelka Delius à Percy Grainger, 30 mars 1927).
20 Harrison B., The Cello and the Nightingales…, op. cit., p. 141: « After the lunch, I played to Delius and although he was so ill he seemed happy and enthusiastic and we talked much of America and the forthcoming tour in which I was to bring out his works. »
21 « Margaret Harrison remembers », The Delius Society Journal, no 87, Automne 1985, p. 16: « My limited piano-playing was enough to enable me to accompany in the Cello Sonata, so Beatrice and I played it everywhere. » (« Mon jeu pianistique, quoique limité, me permettait d’accompagner la Sonate pour violoncelle, alors ma sœur et moi la jouâmes partout. »)
22 « Margaret Harrison remembers », The Delius Society Journal, art. cité: « Delius had told Mother, “When I am buried, I want to be buried in the South of England”. And that’s what we arranged. It was Beatrice and myself who did it. It had gone around that Delius was an atheist and it was said that nobody would want to bury him in a churchyard. We were good friends with our rector, the Rev. Steer, and we told him the whole story. “Could you let Delius be buried here?” we asked him. “I will be honoured to do it”, he replied. “He is a great man and whatever he thought has nothing to do with the legacy he has left us.” The burial was done at night and the ceremony was the next day. »
23 Harrison B., The Cello and the Nightingales…, op. cit., p. 121: « I think your child will make people love this work when she has an opportunity of playing in public. »
24 Lettre de Elgar à Beatrice Harrison, 9 septembre 1912. Citée dans Harrison B., The Cello and the Nightingales…, op. cit., p. 124: « It is not right you should thank me – I thank you most sincerely for your exquisite performance of the Cello Concerto. Everyone was more than delighted… »
25 Foreman L., Arnold Bax¸ op. cit., p. 265.
26 Ibid., p. 256: « What is this nonsense about May Harrison! To the best of my belief no-one is “after me” at the present time – and in any case you must know that that type does not attract me in the very least – at the lowest reckoning a third to large! She is an amusing occasional companion and that is all. »
27 Ibid., p. 266: « My dear, I feel I shall always be a dissatisfaction to you. Your last letter made me very sad about you – for you seem to have missed a great deal in life in spite of having led such a varied existence. But I don’t believe I can help you very much except by understanding all these things – as I do indeed. »
28 Ibid., p. 342.
29 Ibid., p. 359.
30 Ibid., p. 406: « Miss May Harrison, an old friend of Sir Arnold’s, said she wanted to give a Concert on his birthday and I play in it. I had not the heart to say “no” although, as you can imagine, she just beat me to it as I wanted to give one myself. »
31 Créé par Gaspar Cassado le 15 mars 1934.
32 Harrison B., The Cello and the Nightingales…, op. cit., p. 30: « My dear Beatrice, I want to write a line to thank you for your perfect playing on Tuesday. You are quite an inspiring person and I should really like to write more music for the cello, if you play it. »
33 Extrait des Three Songs of William Blake, opus 20.
34 Extrait du cycle Cherry Ripe, opus 8.
35 Harrison B., The Cello and the Nightingales…, op. cit., p. 167: « Now as I look out of this window, through the wrought-iron gates towards the woods, it is a joy to gaze beyond and dream once again of the bluebell woods of long ago and the cities and the music and all the wonderful memories and above all of my intense love of the cello which has been the meaning and purpose of my life. »
36 Ibid., p. 156: « Then came the greatest tragedy of our lives. My mother, the inspiration of my music and all things beautiful, passed away. It was her voice that taught me to sing on the cello – our music together was something out of this world and I often dream of it now. […] My mother gave herself to others and the world seemed desolate and bare without her. »
37 May Harrison décède en 1958, Beatrice en 1965, Monica en 1983 et Margaret en 1996.
Auteur
Son activité de compositeur l’a amené à écrire de la musique de films : il a signé les partitions de nombreux courts-métrages et d’une trentaine de documentaires pour la plupart des chaînes télévisées françaises.
Contact : je.rossi@wanadoo.fr
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