Une morale collective de l’engagement révolutionnaire en exil. Les réfugiés polonais en France sous la Monarchie de Juillet
p. 163-174
Texte intégral
1La « Grande Émigration » polonaise, qui débute après l’écrasement de l’insurrection de Varsovie en septembre 1831, amène plusieurs milliers de réfugiés polonais à traverser l’Europe orientale pour gagner la France. À la fin des années 1830, le gouvernement estime ainsi que près de 5 000 Polonais touchent des subsides du ministère de l’Intérieur français1, sans compter les quelques milliers de réfugiés non subventionnés qui, quant à eux, restent dans l’ombre. Cette « Grande Émigration » polonaise est rapidement très divisée d’un point de vue politique, clivée entre une frange conservatrice dirigée par le prince Adam Czartoryski, et un parti démocratique incarné d’abord par un « Comité national polonais », puis par la « Société démocratique polonaise » fondée en 1832 et active jusqu’au début du Second Empire. Si l’historiographie polonaise portant sur la Grande Émigration s’est penchée sur les ruptures idéologiques qui ont pu scinder les réfugiés malgré la foi catholique qui les rapprochait initialement2, les travaux français ont peu abordé les activités politiques des Polonais et sont restés marqués par une approche locale. Plusieurs monographies ont ainsi fait l’histoire des dépôts constitués dans les départements pour accueillir et contrôler les Polonais au début des années 18303.
2C’est sous un angle quelque peu différent que la Grande Émigration peut être éclairée, en interrogeant la morale révolutionnaire véhiculée par certains de ses membres dans la France de la Monarchie de Juillet. Le discours moral sur l’exil que ces Polonais ont ainsi produit visait à prescrire des règles et des préceptes collectifs, à proposer un modèle de conduite applicable à la communauté dans son ensemble. Chez les réfugiés polonais de la tendance démocratique, ce discours était sans conteste sous-tendu par des ambitions révolutionnaires : les démocrates polonais présentaient d’une part leur exil en France comme un ultime acte d’intransigeance et de bravoure contre les forces de l’oppression, dans le prolongement même de la révolte de Varsovie de 1830-1831. Mais, d’autre part, ils tendaient aussi à proposer un code de l’engagement insurrectionnel en exil, en empruntant un vocabulaire moral, voire religieux, les exilés les plus actifs politiquement étant dépeints comme des « martyrs » de la liberté. Leurs écrits politiques – les journaux rédigés depuis la France, ou encore les manifestes publiés dans des opuscules – ont tenté d’expliquer comment une révolution nationale pouvait être fomentée depuis l’étranger, et tout particulièrement depuis la France, décrite comme le berceau des révolutions européennes. Assumant le rôle de prophètes révolutionnaires, les démocrates polonais en exil ont bel et bien constitué des figures de public moralists, pour reprendre l’heureuse formule de l’historien britannique Stefan Collini4.
La « Grande Émigration » polonaise et la France (1831-1832)
3Avant même de nous interroger sur la morale, de nature révolutionnaire ou non, qui aurait été portée par les réfugiés polonais de la « Grande Émigration » installés dans la France de la Monarchie de Juillet, sans doute est-il nécessaire de rappeler quelques faits élémentaires sur l’exode de milliers de Polonais vers la France, peu après les Trois Glorieuses5. Tout commence par la capitulation de l’armée nationale polonaise à Varsovie en septembre 1831, après presque un an de combats contre l’armée russe. Très rapidement, se pose la question du devenir des milliers de combattants polonais6 qui ont échappé à la peine de mort ou à la déportation en Sibérie. La France annonce dès lors son intention d’accueillir les officiers polonais qui souhaiteraient rejoindre le royaume et va jusqu’à organiser une filière d’évasion par le biais de ses ambassades en Prusse et en Autriche. Les chargés d’affaires français délivrent des passeports jusqu’à la France aux rescapés, et déterminent l’itinéraire que ceux-ci devront respecter. La France n’est certes pas le seul pays d’Europe occidentale à accueillir des réfugiés polonais après 18317, mais elle totalise près des deux tiers des proscrits de la Grande Émigration. Face à cet afflux de réfugiés, la population française a initialement manifesté un vif enthousiasme. Comme le dit le député Jules Laguette-Mornay à la Chambre en 1833 :
« On prend en France un intérêt bien réel aux réfugiés espagnols, portugais et italiens, mais celui que la nation porte aux Polonais est beaucoup plus vif. Je pourrais ajouter que cette sympathie a pénétré la masse de la population française8... »
4Tandis que la population française semble avoir accepté avec bienveillance la venue de ces réfugiés, comme en témoigne la vogue des banquets organisés en leur honneur ou encore la floraison de « comités polonais9 », l’accueil des Polonais a néanmoins constitué pour les autorités françaises un véritable défi, à la fois humanitaire, financier et politique. Une fois les Polonais arrivés en France, les ministères de l’Intérieur et de la Guerre ont exercé sur eux une intense surveillance, en les répartissant dans des dépôts situés en province, comme ils le faisaient déjà auparavant pour les autres réfugiés, et en leur octroyant des subsides réguliers qui allaient vite se transformer en puissants moyens de contrôle. Le ministère de l’Intérieur a instauré à partir de 1832-1833 un système de révision des titres de réfugiés secourus : celui-ci reposait sur la création de commissions de révision départementales et d’un comité central, chargés d’examiner chaque dossier de réfugié et de trancher sur l’origine, politique ou non, de la migration vers la France. Comme le dit Guizot à la Chambre des députés au début d’avril 1832, avant même l’adoption de la première grande loi sur les réfugiés étrangers, il s’agit par ce biais d’empêcher que des « vagabonds, des repris de justice, ou même des hommes simplement malheureux viennent usurper des secours destinés à une infortune spéciale qui ne peut obtenir, dans sa propre patrie, aucun soulagement10 ».
Un discours intransigeant sur l’exil
5Dans ce contexte de suspicion pesant sur les motivations des réfugiés étrangers, les démocrates polonais installés dans la France de la Monarchie de Juillet développent un discours intransigeant sur l’exil. Celui-ci consiste d’abord à enraciner l’idée d’une intégrité morale des Polonais, qui, de manière plus nette encore que d’autres étrangers, ont été contraints de quitter leur pays sous la menace de mort ou de déportation. Telle est la signification de l’adresse à la nation française que publient en novembre 1832 Léonard Chodźko et Joachim Lelewel, ce dernier assumant alors la présidence du « Comité national polonais » constitué à Paris un an plus tôt. Dans cette adresse, les auteurs soulignent que contrairement à d’autres exilés étrangers dont la cause véritablement politique du départ peut être mise en doute, les Polonais sont issus des « débris d’une armée immolée en combattant pour une cause qui est la vôtre11 », celle de la révolution. Ils développent ainsi la thèse selon laquelle la France, loin de pouvoir soupçonner les Polonais d’abuser de son hospitalité, se trouverait au contraire dans l’obligation morale de les accepter sur son sol, en raison de la dette contractée par la Grande armée auprès des Polonais12. Mais c’est aussi l’idée d’une continuité entre les convulsions révolutionnaires françaises, depuis 1789 jusqu’aux journées de juillet 1830, et la révolution de Varsovie, qui justifie ce devoir moral de la France vis-à-vis des Polonais :
« Nous savons suffisamment, et personne ne songe à nous le disputer, que nous possédons des droits à votre hospitalité ! Nous ne citerons point d’anciens faits à l’appui de cette assertion [...]. Le sentiment généreux du peuple français nous est une assurance que le séjour de quelque mille réfugiés ne saurait paraître à charge à la France, tant qu’elle professera les principes de la Monarchie de Juillet13. »
6Si l’hospitalité accordée aux réfugiés politiques représente aux yeux des démocrates polonais un devoir pour le gouvernement français, qui n’a par ailleurs pas voulu intervenir militairement pendant l’insurrection de Varsovie, cela ne signifie pas pour autant que les réfugiés doivent s’abstenir d’observer une conduite morale durant leur séjour en exil. Parmi les impératifs qui sous-tendent le code déontologique de l’exilé se trouve un ensemble de prescriptions économiques et financières. Ce code de conduite implique ainsi que les réfugiés qui contractent des dettes excessives soient mis au ban de la communauté, mais aussi que les Polonais doivent rapidement chercher à se rendre indépendants de l’aide financière attribuée par le ministère de l’Intérieur. Dans les pétitions adressées au préfet de la Vienne par les Polonais relevant du dépôt de Poitiers apparaît le leitmotiv de l’indépendance financière dans le pays d’asile. En 1835, certains réfugiés disent ne pas vouloir « demeurer sans aucune occupation dans le pays étranger » et souhaitent « utiliser [leur] temps en cultivant les beaux-arts », tandis que dans une requête datant de 1839, d’autres exilés polonais présentent la reprise d’études comme un moyen de ne pas rester trop longtemps à la charge du pays d’accueil14.
7À cet égard, le code de conduite défini par les réfugiés polonais rejoint les prescriptions peu à peu diffusées par le ministère de l’Intérieur auprès des réfugiés que celui-ci secourt, ce qui prouve que la morale des proscrits est loin d’être toujours révolutionnaire15. Censés suivre un comportement économique exemplaire, les réfugiés polonais sont aussi tenus de participer régulièrement aux moments de sociabilité qui rythment la vie de la communauté en exil. Parmi ceux-ci figurent les banquets, qui célèbrent chaque année l’anniversaire de la révolution de Varsovie du 29 novembre. S’inspirant du modèle du banquet libéral à la française étudié par Vincent Robert16, les banquets polonophiles se multiplient au cours des années 1832-1833, pour se pérenniser jusqu’à la fin de la Monarchie de Juillet. Au cours du banquet organisé à Paris le 29 novembre 1846, le discours prononcé par Aimé Zarczynski, ancien nonce à la Diète de Pologne, montre à quel point le rituel du banquet est conçu comme un moyen de rendre sa cohésion au groupe en exil :
« Ô mes frères ! de quelque nuance d’opinion et de sentiment que vous soyez, dans quelque coin d’un monde que vous vous trouviez dispersés [...], vous tous frères par le sang, les mœurs et le martyre ; en présence de tant d’infortunes et de douleurs, unissez vos cœurs et vos pensées dans un seul faisceau17... »
8Ces manifestations de cohésion visent à rappeler au réfugié qui y prend part qu’il fait partie d’un groupe national, certes expatrié et dispersé, mais qui ne doit pas se fissurer. Le réfugié est également mis en garde contre toute tentation de s’intégrer trop durablement à la nation française. Dès l’année 1832, les leaders de la frange démocratique de la Grande Émigration prennent ainsi conscience des risques que pourrait impliquer un long séjour en exil pour l’intégrité du combat national. Dans leur adresse au peuple français, Chodźko et Lelewel affirment leur attachement à une nationalité polonaise qui reste encore à construire :
« Quelles que soient la force et les violences de nos persécuteurs, notre nationalité nous est tellement chère, que nous, dans notre exil, ainsi que nos compatriotes dans les fers de Nicolas, nous saurons la conserver également intacte18. »
9Une telle prise de position implique par exemple que les réfugiés polonais ne doivent pas chercher à acquérir la nationalité française. Aussi les demandes de naturalisation déposées par des Polonais entre le début de la Monarchie de Juillet et la Seconde République sont-elles restées très peu nombreuses – étant toujours inférieures à la trentaine chaque année19, sauf en 1848, du fait de l’ouverture temporaire de l’accès à la naturalisation liée à l’adoption du décret du 28 mars 184820. Entre 1830 et 1852, seules 661 demandes de naturalisation ont été effectuées par des Polonais en France21, dont 172 – soit 26 % des dossiers enregistrés – pour la seule année 1848. S’ils n’ont pas sollicité la citoyenneté française, les Polonais ont encore moins cherché à obtenir « l’admission à domicile ». Ce statut créé par l’article 13 du Code civil napoléonien, peu à peu interprété comme un préalable à la naturalisation, était pourtant recherché pour lui-même au cours de la première moitié du XIXe siècle. L’obtention de l’admission à domicile permettait en effet aux étrangers de jouir pleinement des droits civils en France : droit de léguer ses biens, de contracter librement, d’ester en justice22... Or seuls 174 Polonais ont demandé à bénéficier de l’admission à domicile entre 1830 et 1852. Sous la Monarchie de Juillet, le nombre de dossiers déposés est ainsi toujours resté inférieur à la quinzaine. Les injonctions des leaders démocrates ont donc produit les effets escomptés sur les réfugiés, qui sont majoritairement restés attachés à la revendication de la seule nationalité polonaise.
Une morale de l’engagement révolutionnaire en acte
10Le code de conduite défini par les réfugiés polonais tend donc à rejoindre celui que l’administration française a peu à peu défini. Néanmoins, la morale des réfugiés n’est pas toujours aussi conformiste. Celle défendue par les associations des réfugiés polonais de la tendance démocratique se veut tout à la fois patriotique et révolutionnaire. Après la création du « Comité national polonais » par Joachim Lelewel à Paris en novembre 1831, cette première société connaît en 1832 une scission, qui donne lieu à la fondation à Paris d’une nouvelle association en mars, la « Société démocratique polonaise », active jusqu’en 1862. Son acte fondateur prouve combien celle-ci cherche à instaurer, ou plutôt à restaurer une morale collective capable de cimenter le groupe des proscrits. Le texte condamne les « sacrifices personnels les plus étendus », qui ne donnent pas à « la cause [polonaise] l’utilité requise23 », et préconise au contraire une pensée collective de la révolution, qui permettrait d’aboutir à la création d’un État démocratique en Pologne.
11Malgré la promotion d’une révolution patriotique, la « Société démocratique polonaise » se heurte à de nombreux obstacles dans l’application de son programme, du fait des entraves apportées par le gouvernement français. En février 1834, le ministère de l’Intérieur oblige par exemple tous les adhérents présumés de la Société, identifiés dans les dépôts de réfugiés en province, à signer un renoncement définitif à toute forme d’activité poli - tique : ceux qui ne se plieraient pas à cette obligation risquent d’être immédiatement expulsés hors de France. Les inquiétudes nourries par le ministère de l’Intérieur au sujet de la « Société démocratique polonaise » tiennent au rôle que celle-ci est soupçonnée de jouer aux côtés de l’opposition française au régime de Juillet. Une circulaire d’octobre 1835 dénonce la présence de membres de la gauche française au sein même de cette association d’exilés qui rassemble alors près de 1 300 adhérents24 :
« Le comité de l’un des dépôts [de réfugiés] qui font l’objet de cette lettre vient de prouver qu’il embrassait dans toute son étendue l’acception du terme démocratique [...]. Des Polonais mêlés à des Français, indignes de ce nom, ont prêté serment de renverser le gouvernement qui leur accorde l’hospitalité et l’existence. Les tribunaux sont saisis et se prononceront25. »
12De plus, comme en témoigne la suite de cette circulaire, le gouvernement soupçonne aussi la « Société démocratique polonaise » de connivence avec la mouvance mazzinienne, bien représentée parmi les réfugiés italiens installés en France à la même époque. Rappelons que Giuseppe Mazzini a fondé la « Jeune Italie » en 1831 lors de son séjour en exil à Marseille, et qu’après son expulsion du royaume, il a été contraint de s’exiler à nouveau en Suisse en 1833, où il a créé la « Jeune Europe » l’année suivante. En 1835, le gouvernement redoute donc tout particulièrement une coalition entre ces deux branches révolutionnaires de l’exil polonais et italien sur le sol français :
« La contagion [de la Jeune Europe] a-t-elle gagné les dépôts polonais ? Je n’en ai pas la certitude, mais la crainte [...]. Un comité démocratique existe-t-il dans le dépôt placé sous votre surveillance ? Ce comité se révèle-t-il par des actes extérieurs, par des correspondances ? Les membres du comité, ou les Polonais appartenant au dépôt, feraient-ils partie d’associations secrètes ? L’initiation de la Jeune Europe aurait-elle pénétré parmi eux ? [...] Il s’agit d’un grand intérêt et d’un danger réel. Comment des associations secrètes et démagogiques se flatteraient-elles d’être tolérées dans un pays qui proscrit les associations politiques indigènes ? Les unes deviendraient le nouveau lien des autres et le foyer révolutionnaire se perpétuerait26. »
13Bien que limitée dans ses actions par une surveillance constante, la « Société démocratique polonaise » a bel et bien eu pour objectif de raviver la flamme révolutionnaire, sinon en France, du moins en Pologne. Comme le dit une autre circulaire datant de la fin de la Monarchie de Juillet, elle a cherché à « opérer avec la plume ce que l’insurrection polonaise n’a pu faire avec l’épée27 ». Sous la monarchie censitaire, la Société s’est essentiellement illustrée par la diffusion d’écrits contestataires : ceux-ci ont pu prendre la forme de périodiques, comme le journal T. D. P., paru clandestinement d’août 1832 à janvier 183328. La « Société démocratique polonaise » s’est aussi tournée vers la publication de manifestes, comme elle l’a fait en 1832 au moment de sa fondation, en 1834 à deux reprises29, en 1836, avec le « grand manifeste de Poitiers30 », ou encore à la fin du mois de février 184631, durant l’insurrection de Cracovie.
14Mais à cette dernière date, ce n’est pas uniquement par la plume que la « Société démocratique polonaise » a tenté de véhiculer un idéal révolutionnaire. En février 1846, la Galicie est en effet devenue le théâtre d’une révolte touchant à la fois Cracovie et les campagnes du sud-est de la ville32. À Cracovie, ville libre et seule enclave restée indépendante après le partage de la Pologne de 1815, la « Société démocratique polonaise » avait envoyé des volontaires en armes, recrutés parmi les exilés polonais installés en France, pour fomenter la révolte. Cette insurrection, mal préparée et fragilisée en amont par les arrestations subies par certains démocrates avant même leur arrivée à Cracovie, a rapidement fait long feu. Peu après cet échec, la Société doit faire face à un net durcissement des contrôles exercés par les autorités françaises, qui s’opposent notamment à partir du mois de mars à tout déplacement de réfugié polonais vers le théâtre des opérations. Le 17 mars, le ministre de l’Intérieur rappelle ainsi à son confrère des Affaires étrangères que toutes les mesures doivent être prises pour « empêcher [les réfugiés appartenant à la “Société démocratique polonaise”] de sortir de France33 ».
15Si elle a envoyé des volontaires depuis la France dès le début de l’année 1846, la Société a également contribué à l’aide matérielle apportée aux insurgés. Elle s’est chargée d’organiser de nombreuses souscriptions auprès des réfugiés polonais vivant en France, afin de faire parvenir des fonds aux insurgés de Cracovie et de soutenir l’effort révolutionnaire. Ces appels de fonds ont cependant donné lieu à des abus : au printemps 1846, la « Centralisation » [Centralizacja], comité directeur de la « Société démocratique polonaise », est en effet accusée par les souscripteurs d’avoir procédé à d’importantes malversations au moment de l’insurrection. Un rapport de la préfecture de police de Paris, qui date certainement du mois de mai 1846, dénonce le réfugié Jan Alcyato, « répudié par ses amis politiques » de la Centralisation pour s’être approprié « une somme de 30 000 à 40 000 francs appartenant à la caisse » destinée à financer une expédition en Pologne34. Même si le réfugié en question est exclu de l’association, cet épisode révèle les failles qui fissurent peu à peu le code moral initialement défini par la « Société démocratique polonaise ». C’est d’ailleurs pour répondre aux enjeux moraux soulevés par le comportement de certains de ses membres que la Société est amenée à réviser ses statuts en 1847. Composés de 141 articles35, les nouveaux statuts contraignent les adhérents à fournir certains détails autobiographiques essentiels36 et à signer une déclaration par laquelle ils s’engagent à « respecter les devoirs d’un membre de la Société » (article 34). Au titre de ces devoirs, il est par exemple demandé aux réfugiés de « travailler, dans l’esprit et la tendance de la Société [...], pour le bien général », de s’acquitter régulièrement de leur quote-part prélevée sur leur revenus, mais aussi et surtout d’être toujours des « modèle[s] de conduite morale, même dans la vie privée » (article 39). Après les déboires connus par l’association en 1846, celle-ci cherche à se ressaisir, et à conjuguer plus étroitement le respect d’un code déontologique à un engagement insurrectionnel au profit de l’avenir de la Pologne.
Perpétuer une morale collective : les questions posées par la deuxième génération
16La morale révolutionnaire des réfugiés polonais ne se traduit pas seulement à travers les efforts menés par la « Société démocratique polonaise » pour contribuer à distance à la construction de la nation polonaise. Le séjour en France suscite aussi des projets, politiques et éducatifs, qui visent à perpétuer la morale de l’exil de génération en génération. La poursuite du combat national se pose avec acuité pour la deuxième génération, celle qui a été élevée ou qui est née en France à partir des années 1830. Même si d’un point de vue juridique, les enfants de réfugiés nés sur le sol français n’obtiennent pas la nationalité française à la naissance, le risque est fort que ceux-ci perdent leur identité polonaise au fil du temps. Les réfugiés politiques de la première génération, arrivés au début des années 1830, se penchent rapidement sur la question et y répondent en créant des écoles polonaises. En 1841, une « Société d’éducation nationale » des enfants des émigrés polonais est fondée à Paris, dans le but de créer un établissement destiné à enseigner la culture nationale aux enfants de réfugiés. L’objectif avoué de ce projet est d’empêcher que ces enfants, nés pour « la plupart de mères étrangères », ne perdent peu à peu leur identité d’origine37. La Société parvient à créer une première « École polonaise » à Châtillon en 1842 qui, après plusieurs déménagements successifs, se fixe dans le faubourg des Batignolles en 1844. Ouverte grâce à l’aide financière d’un général et d’un nonce polonais38, « l’école des Batignolles » se donne pour objectif l’éducation intellectuelle, religieuse et morale de patriotes, capables de régénérer la patrie, y compris par l’action militaire. Comme en dispose l’article 26 du règlement intérieur de l’École, « l’ordre intérieur se rapproche du régime militaire », ce qui se justifie par le fait que
« le but principal que s’est proposé le Conseil d’éducation, en fondant à Paris une École polonaise, a été de donner aux jeunes gens des familles exilées une éducation propre à développer leurs facultés morales, intellectuelles et physiques, et de les préparer à servir leur patrie39 ».
17Il s’agit par là d’éveiller chez les enfants polonais scolarisés aux Batignolles le désir de servir leur pays et de lui consacrer tout leur dévouement40. Le projet moral qui se dégage du programme éducatif de l’École des Batignolles peut donc se définir comme potentiellement insurrectionnel : la scolarité veut préparer des enfants appelés à devenir des défenseurs en armes de la patrie polonaise, qui seront à même de contester le partage de la Pologne. Mais le caractère insurrectionnel du projet éducatif des Batignolles ne va pas sans une forte dimension religieuse : la pratique de la religion catholique est présentée par les fondateurs de l’École comme l’une des « deux bases fondamentales de l’éducation morale41 » données par l’institution.
18La morale politique et religieuse qui est censée gouverner le comportement des réfugiés est un thème apparaissant de manière récurrente dans les écrits et les actes des Polonais établis dans la France de la Monarchie de Juillet. La préoccupation morale, plus forte chez eux que parmi d’autres groupes de proscrits, est sans nul doute liée à la foi et à la grande religiosité catholiques qui animent les Polonais. Ces derniers ne sont cependant pas les seuls réfugiés étrangers à revendiquer haut et fort leur catholicisme dans la France de la monarchie censitaire, qui accueille également pendant et après la première guerre carliste (1833-1839) nombre de légitimistes espagnols, partisans de l’infant don Carlos. Mais alors que le catholicisme contre-révolutionnaire des carlistes est bien perçu par l’Église, la conjugaison du catholicisme et de l’engagement libéral et insurrectionnel tentée par les membres de la « Grande Émigration » polonaise est en revanche loin d’être acceptée par celle-ci. Certains dossiers conservés au Vatican dans les Archives de la nonciature de Paris attestent la grande défiance du Saint-Siège vis-à-vis des réfugiés polonais, y compris à l’égard de la fraction aristocratique et conservatrice emmenée par le prince Adam Czartoryski. En 1839, le cardinal secrétaire d’État Lambruschini demande ainsi explicitement à l’internonce apostolique de Paris, Antonio Garibaldi, de ne pas s’afficher en compagnie du prince Czartoryski42.
19Si elle peut produire de la cohésion, la morale collective de l’engagement politique en exil suscite également des failles et des divisions, qu’elles soient de nature religieuse ou idéologique. La vocation initialement révolutionnaire du code de conduite que véhiculent les démocrates polonais établis dans la France de la Monarchie de Juillet s’émousse au fil du temps passé dans le pays d’asile, et le gouvernement français met tous les moyens en œuvre pour étouffer la dimension insurrectionnelle de cette morale d’exil.
Notes de bas de page
1 On compte en effet 4 974 réfugiés polonais secourus par le ministère de l’Intérieur en juin 1839, ce qui représente alors 75,5 % du total des réfugiés étrangers touchant des secours. Voir les chiffres tirés de J. Mavidal et E. Laurent (dir.), Archives parlementaires de 1787 à 1860, Recueil complet des débats législatifs et politiques des Chambres françaises, Paris, Dupont, 1912, 2e série, t. 126, p. 24.
2 Nous renvoyons aux travaux de Kalembka S., Wielka Emigracja, 1831-1863, Torun, Adam Marszałek, 2003, et id. « La Révolution française dans la pensée politique de la « Grande Émigration » polonaise (1831-1870) », Revue d’histoire du XIXe siècle, no 9, 1993, p. 59-68.
3 Voir par exemple, Lavergne G., « Le dépôt des réfugiés militaires polonais à Bergerac », Comité des travaux historiques et scientifiques. Études et documents divers, Paris, Rieder, 1933, p. 85-109 ; De La Rupelle J., « Le dépôt des réfugiés polonais de Bourges (1832-1833) », Bulletin d’information du département du Cher, no 131, juin 1976, p. 35-38 et no 132, juillet 1976, p. 38-43 ; ou encore, travail plus récent, Monasse E., « Les réfugiés polonais dans l’Hérault de 1814 à 1848 : approche méthodologique », Annales du Midi, no 108, 1996, p. 201-218.
4 Collini S., Public Moralists. Political Thought and Intellectual Life in Britain, Oxford, Clarendon Press, 1991, 383 p.
5 Sur les débuts de la « Grande Émigration » en France, nous renvoyons également à l’article de Beauvois D., « L’accueil des Polonais en France après l’insurrection de 1830-1831 », J. Ponty (dir.), Polonia. Des Polonais en France de 1830 à nos jours, Paris, Cité nationale d’histoire de l’immigration, 2011, p. 12-20.
6 F. Stasik estime à 8 500 personnes le nombre d’exilés polonais contraints de s’expatrier en 1831-1832. Voir Stasik F., Polish Political Émigrés in the United States of America, 1831-1864, New York, Columbia University Press, 2002, p. 82.
7 La Belgique, la Suisse, mais aussi la Grande-Bretagne accueillent également de nombreux réfugiés polonais à partir de 1831.
8 Discours de Jules Laguette-Mornay à la Chambre des députés du 30 mars 1833, cité dans J. Mavidal et E. Laurent (dir.), Archives parlementaires de 1787 à 1860, op. cit., 1892, 2e série, t. 82, p. 39.
9 Le plus important d’entre eux est le « Comité central français en faveur des Polonais », créé par La Fayette à Paris en janvier 1831. Il est néanmoins suivi par de nombreux autres comités apparus en province, comme par exemple le « Bazar lyonnais » fondé lui aussi en 1831.
10 Discours de François Guizot à la Chambre des députés du 7 avril 1832, cité dans J. Mavidal et É. Laurent (dir.), Archives parlementaires..., op. cit., 1890, 2e série, t. 77, p. 324.
11 Chodzko L. et Lelewel J., Adresse des Polonais réfugiés en France à la Chambre des députés, Paris, Fournier, 1832, p. 4-5.
12 On retrouve d’ailleurs une idée similaire dans la brochure du « Comité national polonais », Les Polonais dispersés en Europe, Paris, Pinard, 1831, p. 3 : « La vie de deux cent mille Polonais morts sous les drapeaux de la France, de 1795 à 1815, a largement payé leur droit de naturalisation en France. »
13 Ibid.
14 Archives départementales (AD) de la Vienne, 4 M 172, pétition de Polonais inscrits à la faculté de droit de Poitiers, 28 novembre 1839 : « Les soussignés réfugiés, désirant se créer à l’avenir des moyens d’une existence indépendante, prirent [...] leurs inscriptions à la faculté de droit de Poitiers. »
15 Voir Harismendy P., « Les réfugiés politiques en Bretagne (1830-1848) », Y. Denéchère et J.-L. Marais (dir.), Les Étrangers dans l’Ouest de la France (XVIIIe-XXe siècles). Actes du colloque de Cholet des 25-26 juillet 2002, Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, no 109/4, 2002, p. 49 : « sur le plan comportemental, l’administration développe un modèle de rectitude axée autour du double impératif de modération et de dignité, le réfugié devant subir l’exil dans le calme et le silence ».
16 Robert V., Le Temps des banquets. Politique et symbolique d’une génération (1818-1848), Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, 431 p.
17 Archives du ministère des Affaires étrangères (AMAE), Mémoires et Documents, Pologne, vol. 35, fol. 64, compte rendu du seizième anniversaire de la révolution polonaise du 29 novembre 1830, célébré à Paris le 29 novembre 1846.
18 Chodzko L. et Lelewel J., Adresse des Polonais réfugiés en France à la Chambre des députés, op. cit., p. 5.
19 Les statistiques des demandes de naturalisation et d’admission à domicile déposées par des réfugiés polonais ont été consultées dans la base de données « Nat » – « Naturalisations, noms, titres, armoiries (1814-1853) » – mise en ligne par les Archives nationales.
20 Le 28 mars 1848, l’adoption d’un décret relatif à la naturalisation des étrangers permet de faciliter et d’accélérer les démarches menées par les étrangers qui souhaiteraient devenir français. La qualité de Français est accordée à tous les étrangers résidant en France depuis cinq ans au moins, contre dix ans auparavant.
21 Il faut néanmoins préciser qu’un même réfugié déposant une demande a pu être comptabilisé plusieurs fois.
22 Weil P., Qu’est-ce qu’un Français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution, Paris, Gallimard, 2004, p 57 et suivantes.
23 Acte fondateur de la Société démocratique polonaise, Paris, Pinard, 1832, p. 23.
24 Raspail F.-V., De la Pologne sur les bords de la Vistule et dans l’émigration, Paris, Bourgogne et Martinet, 1839, p. 116.
25 AD Gironde, 1 M 354, circulaire du ministère de l’Intérieur aux préfets, 2 octobre 1835.
26 Ibid.
27 AD Vienne, 4 M 172, circulaire du ministère de l’Intérieur au préfet de la Vienne, 3 novembre 1846.
28 T. D. P. est l’acronyme polonais de la Société démocratique polonaise (Towarzystwo demokratyczne polskie). Il s’agissait ainsi d’éviter de faire figurer dans le titre du journal l’adjectif polonais democratycze, qui, même en polonais, ne prêtait pas à confusion. Sur ce journal, voir Gocel L., « Les débuts de la presse de la Grande Émigration polonaise en France et son caractère clandestin, 1832-1833 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, no 15, avril-juin 1968, p. 315.
29 Deux manifestes adressés aux réfugiés dans les dépôts français sont parus en 1834, rassemblant 2 414 signatures pour le premier et 2 208 pour le second. Ces manifestes ont fermement condamné la frange aristocratique de l’exil incarnée par le prince Adam Czartoryski. Voir Raspail F.-V., De la Pologne sur les bords de la Vistule et dans l’émigration, op. cit., p. 101-103.
30 Ce manifeste, qui a recueilli 1 100 signatures, réitère l’objectif principal de la Société : « la Pologne donc indépendante, et la Pologne démocratique, voilà les fins de notre association », objectif auquel le rédacteur du manifeste, Wiktor Heltman, a également relié une exigence de plus grande justice sociale. Voir Pekacz J. T., « Polish Democratic Society », Encyclopedia of 1848 Revolutions [http://www.ohio.edu/chastain/ip/poldemso.htm].
31 AMAE, Mémoires et Documents, Pologne, vol. 35, fol. 99, dépêche de l’ambassade russe à Paris au ministère des Affaires étrangères, 30 mars 1847.
32 Les insurgés se rendent maîtres de Cracovie dans la nuit du 20 au 21 février 1846. Très vite, l’armée autrichienne met fin à cette insurrection. Beauvois D., La Pologne, des origines à nos jours, Paris, Seuil, 2010, p. 245 et suivantes.
33 AMAE, Mémoires et Documents, Pologne, vol. 31, fol. 81, lettre du ministère de l’Intérieur au ministère des Affaires étrangères, 17 mars 1846 : le manifeste du 22 février 1846 inspire une modification importante des statuts de la « Société démocratique polonaise ».
34 AMAE, Mémoires et Documents, Pologne, vol. 35, fol. 80, rapport de la préfecture de police de Paris sur la Société démocratique polonaise, 1846, s. d.
35 AMAE, Mémoires et Documents, Pologne, vol. 35, fol. 101-118, nouveaux statuts de la « Société démocratique polonaise », année 1847. Voir en annexe le détail des articles 33, 34, 35, 36 et 39, intégralement reproduits.
36 Les nouveaux adhérents doivent en effet donner leur date et lieu de naissance, et préciser quels sont leurs moyens d’existence dans leur État d’origine et au cours de leur séjour en France (article 35 des Statuts).
37 Karbowiak A., L’École polonaise des Batignolles, traduit du polonais par J. Fraenkel, Paris, Bulletin polonais, A. Reiff-Heymann, 1910, p. 7.
38 Il s’agit du général Joseph Dwernicki et du nonce Jean Ledochowski.
39 Organisation de l’École polonaise établie à Paris, Paris, Bourgogne et Martinet, 1845, p. 15.
40 Archives nationales de France, F17 9084, L’École polonaise des Batignolles, 1858.
41 Ibid.
42 Archivio Segreto Vaticano, Arch. Nunz. Parigi, busta no 57, fol. 272-273 : lettre du cardinal Secrétaire d’État Lambruschini au sujet du prince Adam Czartoryski, 15 août 1839 : « Vostra Signoria Reverendissima sfuggirà in avvenire persino l’incontro del summenzionato soggetto, perché, nella sua qualità di uno dei principali rifugiati Polacchi, potrebbe facilmente comprometterla. »
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