La mémoire de la Seconde Guerre mondiale dans la vie politique orléanaise après la Libération
p. 269-286
Texte intégral
1La mémoire immédiate de la Seconde Guerre mondiale joue un rôle déterminant dans l’évolution ultérieure de la mémoire collective parce qu’elle répond à des besoins urgents et impérieux de restauration de la légalité républicaine, de réconciliation nationale et de reconstruction matérielle. En 1987, Henry Rousso avait déjà posé comme hypothèse que la décennie 1944-1954 contenaient en germe « le syndrome de Vichy », c’est-à-dire les différentes représentations d’un passé qui ne passe pas1. Le cas d’Orléans, la ville deux fois martyre, le confirme, tout en révélant sa spécificité. Du 16 août 1944, date de sa libération, à 1954, la municipalité issue de la Résistance est administrée par l’UDSR Pierre Chevallier, assassiné en 1951, puis par le radical René Dhiver, lui-même remplacé par le socialiste Pierre Ségelle en 1954. Plus que par des alternances, cette décennie de la vie politique orléanaise est surtout marquée par l’œuvre monumentale de reconstruction urbaine. Du point de vue mémoriel, la loi du 20 mars 1953 déclare le 8 mai, jour de la Victoire, férié, et celle du 14 avril 1954 instaure une journée nationale du souvenir de la déportation. Conjuguées, ces deux lois constituent un tournant pour la ville qui célèbre Jeanne d’Arc tous les 8 mai depuis des siècles et pour le Loiret où se trouvent les camps de Pithiviers, Beaune-la-Rolande et Jargeau.
2Il ne s’agira donc pas d’étudier les rejeux de mémoire de la Seconde Guerre mondiale sur le long terme, mais d’expliquer comment et pourquoi le souvenir d’autres guerres et événements, telle que la Délivrance d’Orléans en 1429, a interféré dans la construction de sa mémoire collective, dotant la vie politique orléanaise d’une originalité singulière et durable. À travers une micro-histoire dans l’espace – l’Orléanais – et dans le temps – les dix années qui ont suivi la Libération – on essayera de comprendre comment les mémoires des guerres se reconfigurent, refoulant les unes, valorisant les autres, afin de permettre la reconstruction politique de la cité2. Nous verrons d’abord comment les Orléanais restaurent la démocratie face à un deuil qui n’en finit pas, puis quels usages politiques concurrentiels ils ont fait du passé, avant de comprendre pourquoi une mémoire patriotique et johannique l’a emporté.
Restaurer la démocratie face à un deuil qui n’en finit pas
3Libéré le 16 août 1944 par les troupes américaines, Orléans ne connaît pas de transition politique traumatisante. Le maire d’Orléans depuis 1940, le Dr Simonin, reste à son poste jusqu’à ce qu’il accueille les nouvelles autorités et rentre alors dignement dans l’ombre sans être contesté. Pour autant, à Orléans comme ailleurs, il s’agit de ranimer au plus vite la démocratie afin de restaurer la légalité républicaine. En outre, la délégation municipale provisoire doit entreprendre de reconstruire la ville elle-même, déjà éprouvée en juin 1940 et à nouveau bombardée par les Anglo-Américains en mai et juin 1944. C’est donc dans un champ de ruines que se déroulent toutes les commémorations, puisque la reconstruction ne s’achève véritablement qu’à la fin des années 19503. Or, à ce décor singulier, s’ajoute l’interminable deuil des déportés et assassinés, dont la nouvelle de la mort tarde ou dont les corps ne peuvent être retrouvés ou identifiés.
Le long martyrologe orléanais
4En préfaçant l’album Orléans meurtrie et libérée 1940-1944, le tout nouveau rédacteur en chef de La République du Centre, Roger Secrétain, propose aux Orléanais « un martyrologe imagé » de leur cité comme remède à l’oubli4.
5D’abord s’imposent les ruines. À cause de leur position stratégique sur la Loire, comme Beaugency et Gien, Orléans et ses ponts ont été la cible d’attaques aériennes dès le 6 juin 1940 dans le quartier des Murlins. Le 15 juin, la rue Bannier, la rue Royale et les quais ont été bombardés et incendiés à leur tour. Alors que la reconstruction lancée par l’urbaniste Jean Royer n’est pas achevée, la ville a été à nouveau ravagée par les bombardements alliés du 20 au 23 mai 1944, qui ont détruit le faubourg Bannier et le quartier de la gare, jusqu’à Saran et Fleury-les-Aubrais. Or ce désastre n’est pas sans incidence. Terrain d’expérimentation pour la reconstruction, Orléans doit se moderniser, tout en restaurant ce qui peut l’être de son patrimoine, et s’ériger en capitale régionale. Plus qu’ailleurs, la nomination de nouvelles rues ou places mobilise le travail de mémoire du conseil municipal, comme en attestent ses délibérations, souvent houleuses. Ne citons, pour seul exemple, que le débat récurrent sur l’avenue « des 17 fusillés » que les communistes, faute d’obtenir une rue pour chacun des dits fusillés, voudraient inaugurer au plus tôt5. En outre, Orléans est adoptée par sa cousine de Louisiane, La Nouvelle Orléans, ce qui conforte encore la place des Américains dans le paysage commémoratif. N’offrent-ils pas une nouvelle épée à la statue de Jeanne mutilée6 ?
6Puis viennent la cohorte des disparus. Comme l’a montré Yves Durand, le bilan humain, en dehors des bombardements, est lourd dans le Loiret : 514 morts lors de la Campagne de France, 732 déportés, dont 405 ne sont jamais revenus, 305 fusillés et 82 tués lors des combats de la Libération7. Dans l’Orléanais, le cycle des commémorations s’ouvre, dès le 7 octobre 1944, avec l’hommage aux fusillés des Groues, bien avant la libération des camps et le rapatriement de leurs survivants souvent porteurs de mauvaises nouvelles au printemps 1945. De sorte que cette séquence n’est pas seulement le temps de la Victoire, mais aussi celui d’un nouveau deuil, lequel n’en finit pas : les obsèques religieuses d’Odette Toupense, de Libé-Nord, décédée en Tchécoslovaquie, ne peuvent avoir lieu que le 22 juin 1946 à Olivet. De même, le décès à Dora de Robert Giraudy, instituteur de Montargis, du réseau Buckmaster, n’est confirmé qu’en janvier 19478. Le corps de Jean Zay, assassiné par la milice le 20 juin 1944, enterré dans une fosse commune dans l’Allier, n’a été identifié qu’à la fin de l’année 19479. Ses obsèques, qui traduisent l’hommage solennel, au-delà d’Orléans, de toute la nation, sont emblématiques de cette séquence funèbre, à laquelle elles mettent fin le 15 mai 1948.
7La mémoire de la déportation juive ne laisse pas de traces comparables. Si La République du Centre signale « le pèlerinage » en mai d’« Israélites » à Beaune-la-Rolande et Pithiviers à partir de 1946, son dépouillement révèle en creux ce refoulement, que l’on sait national depuis les travaux d’Annette Wieviorka10. Le quotidien dédie pourtant des rubriques aux villes de Pithiviers, Beaune-la-Rolande et Jargeau, mais il ne consacre que deux articles de fond au camp de Pithiviers : l’un pour décrire le sort de ses nouveaux internés11, et l’autre lors de sa fermeture en 194612. Le conseil municipal d’Orléans n’est guère plus démonstratif. Tout au plus, trouve-t-on le 28 juin 1946, une demande de la FNIDRP « de débaptiser la rue des Juifs qui est connue par tous […] comme un lieu de maisons publiques qui déshonore la mémoire des Israélites [sic], dont 98 % sont morts dans les bagnes nazis13 ». Et il faut attendre la loi d’avril 1954 pour que la municipalité organise, à la Toussaint, une cérémonie où « une urne contenant de la terre et des cendres de déportés des camps d’extermination [sic] nazis » soit scellée sur une stèle au Grand Cimetière14. On l’a vu avec Olivier Lalieu, il faut attendre la fondation du CERCIL en 1992 pour que l’anamnèse ait lieu dans la région Centre15. Dans ce domaine, l’Orléanais ne se distingue donc pas du reste du territoire national, mais ce silence peut sembler d’autant plus assourdissant que, comme ailleurs, autorités, élus et autres leaders d’opinion ne cessent de revendiquer un « devoir de mémoire » avant la lettre.
La mémoire contre l’oubli ou « le devoir de mémoire » avant la lettre
8Dès la fin de l’été 1944, les forces politiques issues de la Résistance veulent faire de la Libération une rupture. Ainsi, selon Georges Carré, le président du Comité départemental de Libération (CDL), « Il y a une révolution à faire en France. Elle a commencé sans que personne s’en doute le 1er septembre 1939 et peut-être bien avant ». Les résistants sont donc déterminés à favoriser « la naissance d’un monde nouveau et à bousculer s’il le faut tous ceux qui n’ont rien appris de nos malheurs », comme « s’il ne s’était rien passé16 ». Cette vision téléologique de l’histoire est le propre des tenants d’une révolution qu’ils espèrent irréversible. C’est pourquoi l’heure n’est pas au pardon mais à la justice. Dès son premier éditorial, en septembre 1944, Roger Secrétain, ancien membre de Libé-Nord, prend le ton d’un Saint-Just :
« Comment les Français ont-ils pu hésiter une seconde, ont-ils pu prêter à l’ennemi – à un ennemi pareil, leur indulgence ou leur naïveté ? Comment peut-on, même en pensée, s’accoquiner avec les monstres ? Il n’y a pas de clémence pour cette erreur là17. »
9Pour réduire les fractures de l’Occupation, les Français ont maintenant « le bonheur de pouvoir oublier », écrit Roger Secrétain, mais ils n’en ont pas « le droit18 ». Car « peu d’imagination, pas de mémoire : voilà le vrai mal des hommes » déplore-t-il19. Ainsi dès l’hiver 1944, les Éditions Vogue, sises rue de la Bretonnerie, diffusent une série de 24 clichés, intitulée « Orléans sous la botte », où l’on revoit les quartiers arpentés par des occupants en uniforme et placardés de panneaux en allemand. Le 11 novembre 1944, La République du Centre publie un numéro spécial illustré sur « La Libération d’Orléans » en dépit des restrictions drastiques de papier. De même, en décembre 1945, le syndicat d’initiative de l’Orléanais publie une brochure illustrée, Orléans meurtrie et libérée 1940-1944, dont la première édition est vite épuisée20. Pour tirer les leçons du passé, La République du Centre tient à jour un décompte macabre des « martyrs de la Résistance » dans la région et des commémorations qui leur sont consacrées. Et il lance un concours littéraire de nouvelles sur la libération locale, récompensant les dix meilleures d’un prix de 140 000 F21. De même, le correspondant départemental du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, l’abbé Guillaume, membre du réseau Vengeance et du CDL, entreprend d’écrire l’histoire de la résistance en Sologne22.
10Enfin, chaque catégorie de victimes de la guerre souhaite défendre ses intérêts et, aux associations d’anciens combattants et de Fils de tués, s’ajoutent celles des prisonniers de guerre, des déportés et internés de la résistance, et du STO. Une fédération régionale du Mouvement national des prisonniers de guerre et déportés (MNPGD), présidée par Moreau, est lancée par François Mitterrand à Orléans en novembre 1944 et entre au CDL23 ; une fédération départementale de la Fédération nationale des anciens de la Résistance (FNAR) est aussi créée, à Orléans, avec Pierre Ségelle, en août 194524 ; la Fédération nationale des déportés, internés, résistants et patriotes (FNDIRP), alors d’obédience communiste, a aussi sa représentante locale. Toutes sont les actrices privilégiées des commémorations.
11Or ce « devoir de mémoire » se conjugue avec celui de restaurer la légalité républicaine par le retour, le plus rapide et plus massif possible, des citoyens aux urnes.
Une fièvre mémorielle et électorale sans précédent en 1945-1946
Figure 1. – La fièvre de 1945 et 1946.
En abscisse : les douze mois de l’année.
En ordonnée : le nombre de commémorations.
12Les élections au suffrage universel, y compris féminin depuis l’ordonnance du 21 avril 1944, et les commémorations font appel à une même mobilisation de tous les citoyens, les secondes permettant, en outre, d’éduquer une jeunesse qui ne vote pas encore et d’associer des étrangers que la cité souhaite honorer ou remercier. De sorte que les années 1945 et 1946, en superposant deux calendriers, l’un électoral, l’autre mémoriel, provoquent une fièvre sans précédent (voir figure no 1), à la fois par sa durée et par son niveau de mobilisation collective25. Dans l’euphorie d’une liberté retrouvée, cette fièvre cathartique est une réaction nécessaire au traumatisme de l’Occupation. En 1947, seules les municipales d’octobre sollicitent les électeurs, qui désormais retrouvent le rythme d’une à deux consultations par an, et la cadence des commémorations commence à ralentir. Mais le nombre de dates à célébrer, même si toutes les forces politiques se mobilisent à chacune d’entre elles, est révélateur d’une incapacité à construire une mémoire unitaire.
Des usages politiques du passé concurrentiels
13Comme aux lendemains de 14-18, les visions rétrospectives des années sombres doivent d’abord panser les blessures en donnant du sens aux souffrances et pertes endurées par les Français. Mais, à la différence de l’entre-deux-guerres, elles doivent aussi réduire des fractures internes provoquées par le régime de Vichy et la Collaboration. De sorte qu’instituer un deuil collectif n’est pas aussi simple. Cette volonté d’afficher une union sacrée de la Résistance et, au-delà, d’affirmer la continuité d’une France éternelle unie dans le refus de l’occupant, Henry Rousso l’a qualifiée de « résistancialisme26 ». Elle se manifeste dans l’Orléanais afin de masquer les divisions de la Résistance dans la région.
Le résistancialisme, le ciment de la Résistance ?
14Nombre de résistants espéraient voir leurs mouvements se substituer aux anciens partis, mais ceux-ci se reconstituent très vite. « Actuellement, l’enseigne de la Résistance recouvre une grande unanimité française. Mais déjà cette unanimité se délite », déplore Roger Secrétain, dès novembre 194427. De fait, les divisions apparaissent dès les élections locales de 1945.
15La première fissure intervient à droite avec la scission de Ceux de la Libération – Vengeance28. Lors de son congrès du 19 mars 1945, son aile droite refuse le programme du CNR et l’alliance avec les communistes, et conduit une liste séparée aux municipales29. Seule la démission de six membres dirigeants de Vengeance, derrière l’abbé Guillaume et Jean-Louis Pagnon-Colonna30, permet aux courants de la délégation municipale d’août 1944 de rester unis. Cette liste « Unité de la Résistance » rassemble donc de la droite à l’extrême gauche et, en avril, est intégralement élue. La scission de Vengeance31 rend, cependant, les rituels commémoratifs communs indispensables : le 5 juin, pas un résistant ne manque au service religieux à Saint-Paterne, à la mémoire de Claude Lerude, l’un des fondateurs de Vengeance, mort en déportation32.
16La seconde fracture a lieu à gauche. Le grand parti travailliste souhaité par le MLN échoue et l’UDSR, fondée en juin 1945, n’est pas le rassemblement espéré33. Au congrès départemental de Libé-Nord du 26 août, c’est la scission : les socialistes, derrière Pierre Ségelle, demeurent à la SFIO, alors que les autres rejoignent l’UDSR avec Pierre Chevallier et Roger Secrétain. L’UDSR et la SFIO présentent donc des listes séparées aux cantonales34 comme aux législatives, et s’accusent mutuellement de trahison35. En septembre, La République du Centre, jusque-là émanation du CDL, devient « l’organe de la démocratie sociale » et, en octobre, la fédération SFIO se dote d’un hebdomadaire distinct, L’Action sociale. Mais, à nouveau, pas un résistant ne manque le 8 juin 1945, aux obsèques d’André Dessaux, l’un des fondateurs de Libé-Nord dans l’Orléanais. À défaut d’unir leurs programmes, les résistants communient donc dans la mémoire de leurs morts.
17Cette présence conjointe et sans faute de toutes les forces politiques doit non seulement afficher l’union sacrée de la Résistance, mais révèle aussi qu’aucune d’entre elles ne veut céder un pouce du terrain mémoriel. De sorte que jusqu’en 1948, date à laquelle la cadence des célébrations se stabilise, émerge ce que nous appellerons « un printemps mémoriel », cette saison étant la plus chargée symboliquement quatre années de suite (voir figure no 2).
Figure 2. – Reflux du « printemps mémoriel » de la Résistance de 1944 à 1948.
En abscisse : les douze mois de l’année.
En ordonnée : le nombre de commémorations.
18« En ces jours de mai, nous succombons sous les anniversaires et les symboles », s’exclame Roger Secrétain le 8 mai 194636. Or si l’on examine la nature des événements commémorés, la part de ceux qui relèvent de la Résistance domine37.
19Les autres faits, telle que la Campagne de France, semblent minorés ; la guerre de 14-18 est circonscrite au 11 novembre ; quant à 1870, en dépit du groupe Chanzy des FTPF, sa mémoire semble s’être évaporée38. Hommage est rendu soit à des figures héroïsées, comme l’abbé Pasty à Baule en février, Max Jacob à Saint-Benoît-sur-Loire en mars, Jean Zay à Orléans en avril, Robert Goupil à Beaugency et Suzanne Gérondeau à Meung-sur-Loire en juin, ou le capitaine Giry à Nibelle en août ; soit à des groupes, comme le maquis de Lorris au carrefour d’Orléans en août, ou les fusillés des Groues en octobre à Saint-Jean-de-la Ruelle. Avec un membre du clergé (l’abbé Pasty), un chrétien (Max Jacob), un ministre radical (Jean Zay), deux instituteurs socialistes laïcs (Goupil et Giry), des maquisards et réfractaires du STO, et même une femme, cet échantillon représente, par sa diversité, cette France éternelle saluée par de Gaulle. Bien que rivales sur le terrain électoral, les forces politiques ne font, par conséquent, aucune discrimination entre ces « martyrs de la Résistance » qu’elles honorent, ensemble, jusqu’en 1947.
20Toutefois, en privilégiant le souvenir d’événements différents, elles mettent déjà en œuvre des usages concurrentiels du passé. Depuis la journée des Drapeaux du 3 avril 1945, les gaullistes, avec La Dépêche du Loiret d’Henri Duvillard39, commémorent une guerre de Trente ans40, laquelle ne nécessite ni de nouveau monument aux morts41, ni même de date spécifique, alors que la gauche privilégie l’action clandestine et antifasciste d’une guerre civile de onze ans. En 1946, la gauche orléanaise se rassemble le 12 février à la salle des fêtes et le socialiste Marc Guerre y déclare : « La Résistance française n’est pas née en juin 1940. Son acte de naissance réelle porte une date : le 12 février 193442. »
21Ainsi le résistancialisme doit bel et bien empêcher que n’éclate une guerre des mémoires au sein de la Résistance. Mais l’évolution des communistes reconfigure malgré tout le paysage mémoriel.
« Le parti des 75 000 fusillés » est-il soluble dans le résistancialisme ?
22Autoproclamé le « Parti des 75 000 fusillés », le PCF prétend incarner la Résistance tout entière43. Au pouvoir jusqu’en 1947, il s’empresse d’autant plus d’occuper le terrain mémoriel qu’il doit faire oublier, entre autres, le pacte germano-soviétique d’août 1939 et sa ligne sinueuse jusqu’en juin 1941. Il occulte ses faux pas par la magie du verbe, en célébrant, par exemple, un Manifeste du 10 juillet 1940 où ses chefs auraient condamné Pétain44. Dès octobre 1944, Auroy, membre du CDL, justifie publiquement le pacte en accusant Munich et en louant « la prudence » de l’URSS45. En décembre, le secrétaire régional Faucheux dénonce « l’anticommunisme de l’Anti-France » et exalte « l’œuvre patriotique » du parti qui, « en juin 1940, seul dans la tourmente, alors que tout semblait perdu, redonnait confiance au peuple46 ». Le PCF rend un hommage réitéré à ses « martyrs » et revendique l’héritage révolutionnaire de 1789 à la Commune. À Paris, les communistes réinvestissent le mur des fédérés dès le 8 octobre 1944 pour l’anniversaire de Paul Vaillant-Couturier, puis à chaque 1er mai. À Orléans, ils investissent le terrain militaire des Groues.
23La mémoire des 17 membres du groupe Chanzy des FTPF, fusillés aux Groues le 8 octobre 1943, cristallise, à Orléans, la guerre des mémoires avec les communistes. Dès le 8 octobre 1944, le CDL convie « tous les groupements de résistants » à participer à la cérémonie et, de fait, personne ne manque de la droite à la gauche de l’échiquier politique régional47. Ce jour-là, « les suppliciés » représentent, par métonymie, « toutes les victimes de la sauvagerie allemande ». On retrouve la même unanimité lorsque, le 21 avril 1945, les corps de quatorze fusillés sont exhumés, exposés dans une chapelle ardente dans la salle des fêtes d’Orléans, pour être enterrés, en présence de « milliers d’Orléanais » et de « deux mille scouts », le dimanche 22 avril48. L’année suivante, la cérémonie est moins grandiose mais tout aussi consensuelle49. Mais les relations se tendent en octobre 1946 lorsque le PCF s’accapare la manifestation et que, en novembre, Jean Cassier, ancien de Libé-Nord, candidat communiste aux législatives à Orléans-Est, accuse Roger Secrétain d’être responsable de l’arrestation qui a décimé leur mouvement50. Avec la Guerre froide, la rupture est définitivement consommée en 1947. Le 30 mai, Raymonde Garreau, sous-lieutenant FTP régional, critique l’adhésion des FFI au RPF, « mouvement de factieux ». Ceux-ci lui répliquent : « Vous voulez faire vôtre tous les morts de la Résistance et par cela vous approprier le monopole de celle-ci. C’est une macabre escroquerie que nous ne permettrons pas51. » Aux municipales d’octobre, les anciens alliés vont donc aux urnes en ordre dispersé52, et onze élus gaullistes entrent au Conseil. Les conseillers non communistes boycottent désormais la cérémonie du 8 octobre aux Groues. En 1948, les communistes s’indignent que la municipalité n’y ait pas fait déposer de gerbe. À quoi le maire leur répond qu’eux-mêmes ne participant guère aux « diverses manifestations de la ville, fêtes de Jeanne d’Arc, 11 novembre ou autres », ils ne doivent pas s’étonner de cette abstention53.
24Mais la guerre des mémoires se polarise aussi sur les Américains. Les troupes de l’oncle Sam ont joué un rôle crucial dans la Libération et sont associées d’office à la cérémonie du 17 août 1944 au Monument de la Victoire, puis à la grande manifestation patriotique du 27 août. À partir de 1950 en outre, elles sont installées sur une dizaine de sites orléanais dans le cadre de l’OTAN54. Leur participation aux commémorations n’est remise en cause qu’à partir de 1947. Dès lors, les communistes n’ont de cesse, soit de revendiquer une égalité symbolique entre les Américains et les Russes, comme à l’occasion de l’anniversaire du débarquement le 6 juin 194755, soit de protester avec virulence contre leur présence. En juillet 1948, la municipalité, qui vient de recevoir une aide substantielle de La Nouvelle Orléans, décide de financer quatre bornes sur la Voie de la Liberté reliant Cherbourg à Bastogne et suscite leur indignation56. Citons encore les violentes interpellations du maire pour avoir reçu les Américains à l’Hôtel de Ville en janvier 195157 ou à la fête de Jeanne d’Arc en 195258.
25Par conséquent, ce « printemps mémoriel » de 1944 à 1948 ne suffit pas à assurer la cohésion de la Résistance. Il se révèle, en outre, incapable de tordre le cou aux démons du passé.
Ces leçons qui n’ont pas été tirées
26Dès octobre 1944, La République du Centre se plaint que « l’épuration ajoute à la confusion présente de la France. […] Vous nous gâtez l’immense joie de la délivrance59 ». Aux insuffisances de l’épuration, s’ajoutent « les résistants de la dernière heure », ces « opportunistes » accusés, dès novembre 1944, de jouer « double jeu60 ». Au point qu’en avril 1945, Roger Secrétain peut écrire : « Nous traînons depuis six mois le remords d’avoir à peu près raté la Libération61. »
27Rapidement, en effet, les vichystes redonnent de la voix, avec le refrain d’une France décadente dont la défaite aurait été inéluctable et le mythe d’un Pétain bouclier alors que de Gaulle aurait été l’épée. Si le conseil municipal ne déplore nulle manifestation de ce genre dans l’Orléanais, il s’élève à l’unanimité contre les manifestations vichystes du 18 juin 1946 à Paris62. Ce ne sont pas les débats récurrents sur l’amnistie au Parlement qui peuvent apaiser les esprits, d’autant que deux lois, les 5 janvier 1951 et 6 août 1953, ressuscitent à la vie politique les vaincus de la Libération.
28De sorte qu’en 1948, il apparaît que cette focalisation des pratiques commémoratives sur les « martyrs de la Résistance » a échoué. Non seulement cette obsession mémorielle n’a pas permis l’union politique de la Résistance, mais elle n’a pas non plus tourné la page de Vichy.
Une mémoire patriotique et johannique au service de la réconciliation
29Reconstruire la cité exige non seulement de rebâtir pour reloger les sinistrés, mais aussi de réconcilier les Orléanais. « Quelques-uns d’entre nous croyaient que la lutte cesserait au lendemain de la Libération. Chaque jour qui passe dissipe cette illusion. Une certaine lutte est finie. Une autre commence. Moins dangereuse, mais plus difficile. Résister à l’Allemand, c’était simple. Retrouver un ordre national, c’est très compliqué », constate Roger Secrétain dès le 23 décembre 194463. À défaut d’assurer l’union de la Résistance, la geste commémorative peut-elle y contribuer ?
Militarisation, sacralisation et pétrification de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale
30D’emblée, la Résistance se veut patriotique et militaire. Il faut effacer la défaite de 1940 et faire du régime de Vichy une parenthèse pour affirmer la continuité de la République par la Résistance et figurer au rang des vainqueurs. Dès le 17 août 1944, les organisations résistantes célèbrent ensemble la libération d’Orléans au côté des troupes américaines, au Monument de la Victoire, boulevard de Verdun. Et c’est en ce même lieu, que le 8 octobre 1944, chaque fusillé des Groues est salué d’un « Mort pour la France64 ». Pour s’inscrire dans la continuité des poilus, les résistants renouent immédiatement avec les rites hérités de 14-18 : drapeaux, uniformes et insignes, ouverture et fermeture du ban, appel et sonnerie aux morts, Marseillaise et autres chants patriotiques, et défilés. Dès les 18 et 26 août 1944, le maquis de Vitry-aux-Loges du colonel O’Neill, puis celui du maquis de Sologne défilent en armes dans la ville. On retrouve cette militarisation de la mémoire, incarnée par la présence du général Delmas, commandant de la 5e région militaire, lors de la manifestation patriotique du 27 août et de la visite du général de Gaulle le 18 septembre. Lors des cérémonies, le 15 octobre à la Ferté-Saint-Aubin à la mémoire des fusillés du By et du Cerfbois, et le 1er novembre, au carrefour d’Orléans, en hommage aux « martyrs » des 12 et 14 août, ces rituels militaires ont pour objectif de légaliser et de nationaliser l’armée de l’ombre. Roger Secrétain peut ainsi assimiler son combat à celui de la nation en armes de 1792 : « La levée en masse des volontaires français de l’intérieur, s’ajoutant à l’héroïsme si coûteux des maquis, a frappé le monde65. » De sorte que dès 1944, le 11 novembre est l’occasion de rassembler tous « les morts pour la France », ceux de 1870, de 14-18 et de 39-4566. Le 14 juillet 1945, le maire demande « d’acclamer tous ceux qui, volontairement, sous l’occupation, malgré des représailles épouvantables, malgré les menaces des camps de mort lente, n’ont pas hésité à offrir à ce pays le sacrifice de leur vie67 ».
31Cette légitimation militaire de la Résistance se conjugue avec la sacralisation de ses « martyrs », expression consacrée par tous, y compris la gauche laïque. Dès 1944, la Toussaint est l’occasion d’associer les morts civils et militaires de toutes les guerres, avec un cortège qui part de la place de l’Étape, passe par le Martroi, pour se rendre au Grand Cimetière, où est fleuri le monument aux Morts de 1870-1871. De même, le 11 novembre, Mgr Courcoux célèbre l’office religieux en associant les morts des deux guerres, et donc les résistants. Nombre de ces derniers ont des obsèques religieuses ou des messes à leur mémoire, d’autant que plusieurs membres du clergé sont des figures de la Résistance régionale, tels que l’abbé Pasty, l’abbé François de Saint-André, le chanoine Tachaux ou l’abbé Thomas. À l’exception des communistes, presque toutes les commémorations s’ouvrent par un office religieux, auquel participent les autorités civiles et militaires et la population, comme à Lorris, Marcilly-en-Villette, ou à Ligny-le-Ribault les 14, 19 et 22 août 1945. Cette sacralisation contribue à diluer la mémoire résistante dans la mémoire patriotique de la nation.
32De même, la mémoire de pierre et la toponymie, qui l’inscrivent dans l’espace urbain, exaltent le sacrifice pour la patrie et passent sous silence le sens politique de la Résistance, comme le montrent les discours d’inauguration ou les inscriptions des monuments dédiés à Robert Giry à Nibelle, au maquis de Lorris au carrefour d’Orléans (tous deux le 14 août 1945), à Robert Goupil à Beaugency (8 juin 1947), ou à l’abbé Pasty à Baule (septembre 1947). La commission des Travaux d’Orléans opte pour une inscription « À la mémoire des victimes civiles et militaires de la Guerre de 1939-1945 » sur le Monument de la Victoire, en renonçant à évoquer « la tyrannie totalitaire » comme cela lui a été pourtant proposé68. Elle hésite aussi à personnaliser les hommages en accordant des noms de rue ou des monuments à des individus69. Elle craint de ne pouvoir satisfaire la demande70. En juin 1945, elle refuse de nommer une partie de la rue Caban « rue André Dessaux » et la rue Closiers « rue Guy Vergracht », du nom de l’un des fusillés des Groues. Mais en juillet 1947, le comité du faubourg Bannier érige tout de même un monument à André Dessaux dans le square Gambetta71. Du coup, la municipalité adopte un compromis : elle autorise ce monument ; donne le nom de Jean Zay au Collège moderne de jeunes filles, solennellement inauguré le 20 juin 194972, et s’engage à appeler la future rue de la gare « rue des 17 fusillés ».
33Ainsi militarisée, sacralisée et gravée dans la pierre et la toponymie, la mémoire de la Résistance est avant tout patriotique. Une unité de façade semble donc préservée, mais la spécificité antifasciste de son combat, y compris contre Vichy, en ressort brouillée73.
L’érosion de la mémoire de la Résistance
34Après la fièvre de 1945-1946, nous avons vu que le nombre de commémorations diminue progressivement pour se stabiliser en 1948 (voir figure no 2). Or, parmi les différentes strates mémorielles, c’est bien celle de la Résistance qui s’érode. Ne subsistent que quelques buttes témoins, telles que la cérémonie organisée par l’Association des familles et des amis du maquis de Lorris (AFAAM) au carrefour d’Orléans dit de la Résistance en août ; ou celles dédiées à l’abbé Pasty et son groupe 55A du réseau Buckmaster, à des dates variables. Elles perdurent d’ailleurs en ce début de XXIe siècle.
35Dès novembre 1944, Roger Secrétain met en garde les organisations de résistants contre le risque de devenir des « Amicales, sortes de clubs du souvenir, qui n’intéresseraient plus les générations suivantes74 ». En avril 1946, La République du Centre reconnait que « vingt mois après la Libération, les récits de la Résistance peuvent paraître fastidieux » et que le public finit « par se lasser75 ». Au fil des manifestations, elle déplore une assistance de moins en moins fournie, comme en août 1947, pour le 3e anniversaire de la Libération de la cité, où elle parle même « d’indifférence du public orléanais76 ». Ce reflux laisse plus de champ aux autres victimes, tels que les morts au combat de juin 1940, honorés avec plus de solennité en 1947, et les bombardés, avec le relais Géo-André des « villes martyres » qui fait étape à Orléans la même année77. En octobre 1950, les anciens combattants et prisonniers regrettent que la manifestation du 16 août pour la libération de la ville ait été « cette année d’une extrême pauvreté », jugeant qu’elle était du plus mauvais effet sur les touristes : « Il apparaît souhaitable qu’ils aient l’impression que les Orléanais ne se souviennent pas seulement de 1429 mais [aussi] de 194478. » Or la Délivrance d’Orléans ne fait pas seulement de l’ombre à la Libération, mais finit aussi par éclipser la victoire de 1945.
Les deux 8 mai ou la victoire de Jeanne
36Hasard du calendrier, le jour de la victoire alliée est également celui de la Délivrance d’Orléans par Jeanne d’Arc en 1429. La gauche laïque, accusée sous Vichy d’avoir été responsable de la défaite, reprend à son compte la symbolique patriotique incarnée par « la bonne Lorraine ». La concomitance des deux fêtes permet, tout en exaltant la Résistance, de rassembler les combattants des deux guerres et de prôner la réconciliation nationale. Mais que se passerait-il si le 8 mai devenait d’abord la fête de la Victoire ?
37En avril 1946, le député-maire Pierre Chevallier propose de faire du 7 mai l’anniversaire officiel de l’armistice afin d’éviter « la désaffection de la France et du monde pour la plus vieille manifestation du patriotisme français79 ». La loi du 7 mai 1946 fixe finalement la commémoration de la Victoire alliée au 8 mai, si ce jour est un dimanche, ou au dimanche suivant. Face aux nécessités de la reconstruction, le gouvernement refuse qu’il soit férié, et a fortiori chômé, de sorte qu’à Orléans, la Victoire de 1945 est captée soit par les fêtes de Jeanne d’Arc, soit par le 11 novembre. Au-delà du clivage gauche-droite, le débat fait rage à plusieurs reprises au Parlement, les associations d’anciens combattants déplorant des célébrations à la sauvette le 8 mai après 18 heures. Or en 1948, à l’exception du communiste Albert Rigal, les parlementaires du Loiret, le radical-socialiste Dézarnaulds, le MRP Gabelle, l’UDSR Chevallier et le SFIO Ségelle s’accordent pour voter contre le projet de loi visant à faire du 8 mai une fête nationale80.
38À Orléans, en effet, la tradition veut que le président de la République nouvellement élu honore de sa présence la fête johannique. Ces visites présidentielles ont toujours projeté Orléans à la une des journaux nationaux et des actualités filmées. En mars 1945, le conseil municipal y invite de Gaulle81, lequel, empêché, envoie le télégramme suivant : « Au jour même où j’aurais voulu pouvoir assister aux fêtes d’anniversaire de la libération [délivrance] de votre cité, l’ennemi a signé sa capitulation. Plus qu’une coïncidence, c’est un enseignement à ne jamais désespérer de la patrie82. » Le 9 mai 1945, La République du Centre titre « Pour la 516e fois, Orléans a fêté Jeanne d’Arc ! » et attend le 11 mai pour évoquer la Victoire83. En 1947, dans la ville détruite, la visite du président Vincent Auriol suscite d’autant plus d’émoi que la municipalité craint de ne pas avoir les moyens de respecter le protocole, y compris vestimentaire84 ! De sorte que le conseil municipal, héritier d’une tradition pluriséculaire, se préoccupe bien du 8 mai chaque année, mais pour organiser les fêtes de Jeanne d’Arc. Au point que, lorsqu’en 1951 les communistes invitent le député-maire à voter en faveur d’un 8 mai férié et chômé, Pierre Chevallier s’exclame que « c’en serait fini de nos fêtes de Jeanne d’Arc85 » ! Les fêtes johanniques absorbent d’autant plus facilement la mémoire de la Seconde Guerre mondiale que le 11 novembre intègre déjà Jeanne d’Arc dans sa symbolique patriotique. Ainsi le cortège, pour aller de la place de l’Étape au Monument de la Victoire, descend la rue Jeanne d’Arc, tourne dans la rue Royale jusqu’à la place du Martroi, et stationne toujours au pied de la statue de la Pucelle avant de remonter la rue de la République. En outre, jusqu’en 1950, la ville est privée de sa statue de la République, déboulonnée sous Vichy, et dont le socle de granit rose a été transféré aux Tourelles sous les pieds de Jeanne86 !
« Mais la figure de Jeanne d’Arc et tout ce que nous avons créé peu à peu autour d’elle de traditions orléanaises n’est-elle pas assez rayonnante, assez vivante – humainement et surnaturellement vivante – pour que nous reportions sur elle, au-dessus du temps brusquement aboli, ce double apaisement et cette double allégresse ? » s’interroge Roger Secrétain dès le 8 mai 194687.
39Il faut attendre la loi du 20 mars 1953 pour que le 8 mai devienne férié et s’impose comme date symbolique de la Seconde Guerre mondiale jusqu’en avril 1959. Dès lors, l’enjeu pour la gauche au Parlement est d’obtenir qu’il soit chômé, ce que refusent, dans le Loiret, les radicaux-socialistes Dézarnaulds et de Félice, et l’UDSR Secrétain en avril 1954 ; seul Ségelle, conformément à la décision de la SFIO, vote pour88. Fidèle à cette ligne locale, le député UDR, Henri Duvillard, ministre des Anciens combattants de 1967 à 1972, défendra la position gaulliste de démonétiser le 8 mai en tant que jour de la Victoire.
40Ainsi, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale, et a fortiori de la Résistance, ne peut s’inscrire durablement dans le calendrier orléanais. Elle est annexée par la fête patriotique de Jeanne d’Arc, plus à même de favoriser la réconciliation, parce que mieux ancrée dans les coutumes locales au point d’en être identitaire.
*
41La mémoire immédiate de la Seconde Guerre mondiale est tributaire du décalage de huit mois entre la libération du territoire et la Victoire. Pour que la France puisse figurer au rang des vainqueurs, il faut restaurer la légalité républicaine et réconcilier la nation déchirée par la Collaboration, alors même que le pays est en ruines et que le deuil n’en finit pas. Orléans et le Loiret sont particulièrement emblématiques à cet égard, y compris par leurs trous de mémoire au sujet de la déportation juive. Alors que leurs différents mouvements de Résistance espèrent rénover la vie et le personnel politiques, ils éprouvent des difficultés à surmonter leurs divisions dès les élections de 1945. Le mythe résistancialiste, exprimé par ce « printemps mémoriel » orléanais de 1944 à 1948, se veut conjuratoire : il doit maintenir l’unité à tout prix pour conserver l’espérance d’un renouveau. Mais s’il réussit à inscrire une mémoire de pierre et à marquer de son empreinte la toponymie, son élan finit par s’épuiser. En dépit de quelques buttes témoins comme les célébrations du maquis de Lorris, il perd la bataille du calendrier. Pour souder la communauté, les fêtes patriotiques du 11 novembre et de Jeanne d’Arc ont le bénéfice de l’ancienneté et résistent donc mieux à l’usure du temps. Les fêtes johanniques du 8 mai, quant à elles, absorbent les passions et canalisent les émotions. Par leur fonction intégratrice et fédératrice, elles font communier les Orléanais dans une même ferveur patriotique et identitaire. Et en renouant avec toutes les mémoires, elles leur permettent de retrouver confiance en l’avenir.
Notes de bas de page
1 Henry Rousso, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Paris, Le Seuil, 1987.
2 Pour cette étude, ont été dépouillés de manière exhaustive, de 1944 à 1954, le journal La République du Centre (dite La Rép dans les notes suivantes) et les délibérations du conseil municipal (CM) d’Orléans. En outre, des sondages ont été effectués dans les feuilles politiques, telles La Dépêche du Loiret, gaulliste, ou Le Travailleur, communiste.
3 Cf. Exposition « 1945 : Orléans, une ville à reconstruire », aux Archives municipales d’Orléans (AMO).
4 Orléans meurtrie et libérée, Orléans, 1945, s. p., nvelle éd. Loddé, 1991, avant-propos de Roger Secrétain.
5 Voir par exemple, CM, 20 juin 1945, p. 426-427 et 12 juillet 1947, AMO, p. 494-496. La rue de la Gare est, enfin, nommée « Rue des 17 fusillés » le 29 décembre 1949, idem, p. 1081.
6 La Rép, no 289, 1er septembre 1945.
7 Yves Durand, « La Résistance et la Libération », dans Jacques Debal (dir.), Histoire d’Orléans et de son terroir, t. 3 de 1870 à nos jours, Roanne, Horvath, 1983, p. 247.
8 « Montargis. Le Cercle Pasteur commémore le sacrifice de Robert Giraudy », La Rép, no 828, 2 juin 1947.
9 Voir Olivier Loubes, « De l’antifascisme à l’antitotalitarisme, Historicités de la mémoire de Jean Zay de 1945 à 2014… », supra, p. 151-168.
10 Annette Wieviorka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Paris, Plon, 1992.
11 En novembre 1944, « le CDL visite le camp des détenus à Pithiviers » arrêtés pour faits de collaboration pour « se rendre compte si oui ou non les hôtes de la maison menaient une vie de château ». Le journal ne fait alors aucune allusion aux Juifs. La Rép, no 38, 9 novembre 1944.
12 « Le camp de Pithiviers va disparaître », La Rép, no 418, 27-28 janvier 1946 et no 427, 7 février 1946. Retraçant l’histoire du camp, l’article évoque les différentes catégories de détenus, y compris cette fois les familles « israélites ».
13 Pierre Chevallier, rétorque qu’elle « représente un vieux coin d’Orléans et qu’elle portait cette dénomination bien avant que les maisons […] mal famées s’y installent » et Lévy que ce « nom très ancien […] rappelle le ghetto d’autrefois ». Cf. CM, 28 juin 1946, AMO, p. 438-439. En 2014, le village de Courtemaux (Loiret) est l’objet d’un débat similaire sur un lieu-dit « La mort aux juifs ». [lemonde. fr], 12 août 2014 et 20 août 2014.
14 Intervention de M. Perrard, adjoint au maire SFIO, le 10 décembre 1954, CM, AMO, p. 942.
15 Olivier Lalieu, « La lente émergence de la mémoire de l’internement et de la déportation juive : le CERCIL », supra, p. 31-42.
16 Georges Carré, Tribune libre : « Libération », La Rép, no 2, 29 septembre 1944. À noter qu’il est le beau-frère de Roger Secrétain.
17 Roger Secrétain, « Le prix de la Liberté », La Rép, no 1, 27 septembre 1944.
18 Roger Secrétain, Orléans meurtrie et libérée, avant-propos, op. cit.
19 Roger Secrétain, « J’ai fait un rêve », La Rép, no 350, 8 novembre 1945.
20 Orléans meurtrie et libérée, op. cit.
21 La Rép, no 284, 26-27 août 1945.
22 Abbé Paul Guillaume, Les Martyrs de la Résistance en Sologne, introduction d’André Mars et préface du général Delmas, Orléans, Loddé, 1945 ; rééd. 2002.
23 La Rép, no 48, 21 novembre 1944.
24 La Rép, no 272, 12-13 août 1945.
25 Le taux d’abstention aux municipales d’avril 1945 à Orléans n’est que 11,3 %, mais atteint 26 % aux législatives de novembre 1946. Cf. « La situation politique dans le Loiret », La Rép, no 670, 25 novembre 1946. En revanche, la participation aux commémorations demeure massive, comme l’attestent les comptes rendus détaillés et les photographies, du quotidien.
26 Cf. Henry Rousso, op. cit., et, sur ce concept, voir la note 5 d’Olivier Loubes, art. cit.
27 Roger Secrétain, « La Résistance et les partis », La Rép, no 54, 28 novembre 1944.
28 Le réseau, fondé en 1943 par Claude Lerude, ancien scout et animateur des Chantiers de jeunesse, a participé avec ses corps francs aux combats de la Libération.
29 Roger Secrétain, « Est-ce la rupture ? », La Rép, no 151, 22 mars 1945.
30 Il s’agit des six représentants de Vengeance au CDL. « Au Comité directeur Vengeance. Une lettre de démission de plusieurs membres du CDL », La Rép, no 154, 25-26 mars 1945.
31 Le 2 septembre 1945 à Orléans, se tient le congrès constitutif des Corps francs Vengeance, dont le bureau est présidé par Bernard Cognet et Robert Taureau, et représentés à Orléans par Besnard, Delavaquerie, Fontana, Guyot, Pagnon et Thénard. La Rép, no 297, 9-10 septembre 1945.
32 La Rép, no 213, 5 juin 1945.
33 Voir Éric Duhamel, L’UDSR ou La genèse de François Mitterrand, Paris, Presse du CNRS, 2007.
34 Aux cantonales, les socialistes se déclarent SFIO ; Dubois-Martin s’affiche UDSR à Orléans-Nord-Ouest ; René Dhiver à Orléans-Est et Jean Grosbois à Orléans-Nord-Est se présentent sous l’étiquette Libé-Nord.
35 Tribune libre, « À propos d’une tentative de scission à Libération », La Rép, no 333, 20 octobre 1945.
36 Roger Secrétain, « Péguy chez lui », La Rép, no 502, 8 mai 1946.
37 Illustration no 30 : 1944-1948 « le printemps mémoriel de la Résistance ». Dans le cahier d’illustrations en couleurs, diagramme réalisé à partir du dépouillement exhaustif des mentions dans La Rép.
38 La mémoire d’Alfred Chanzy, commandant en chef de la IIe Armée de la Loire pendant la guerre de 1870, resurgit plus tard. Cf. Stéphane Tison, « Une mémoire effacée ? L’armée de la Loire, Chanzy et les combats de 1870-1871 », supra, p. 55-72.
39 L’un des chefs des Corps francs Vengeance, Henri Duvillard, est aussi l’un des dirigeants du PRL, puis du RPF.
40 La Dépêche du Loiret du 23 janvier 1946 au 8 juillet 1950. Henri Duvillard est ministre des Anciens combattants d’avril 1967 à juillet 1972.
41 Comme l’a montré Alexandre Niess, « Les monuments aux morts du Loiret, d’une guerre l’autre », supra, p. 85-104.
42 La gauche parisienne l’a déjà fait avec éclat un an plus tôt. La Rép, no 432-433, 13 et 14 février 1946.
43 Eugène Verrière, « À propos du Front national », La Rép, no 50, 23 novembre 1944.
44 Écrit par Jacques Duclos et Maurice Thorez et lu par René Camphin aux députés, AN, 2e séance du 11 juillet 1952, JO, p. 3905.
45 Auroy, Tribune libre, La République du Centre, no 16, 14 octobre 1944.
46 Faucheux, « Anticommunisme et trahison », La Rép, no 64, 9 décembre 1944.
47 La Rép, no 10-11-12, des 7 au 10 octobre 1944.
48 La Rép, no 180, 24 avril 1945. Voir aussi les no 177, 178 et 179, des 20-23 avril 1945.
49 La Rép, no 325, 11 octobre 1945.
50 Roger Secrétain, « Le temps du mépris », La Rép, no 658, 11 novembre 1946.
51 La Rép, no 827, 30 mai 1947 et no 836, 11 juin 1947.
52 La liste SFIO est menée par Pierre Ségelle, celle du MRP par Georges Heau, celle du RGR par le maire sortant Pierre Chevallier, celle du RPF par le Dr Falaize et celle du PCF par un transfuge du parti radical socialiste, Jean Cassier.
53 CM du 11 octobre 1948, AMO, p. 746-747.
54 Rappelons que les troupes américaines ne quittent le Loiret qu’en 1967, après le retrait de la France du commandement intégré de l’OTAN.
55 CM du 6 et 12 juin 1947, AMO, p. 423-424.
56 CM du 6 juillet 1948, AMO, p. 524-526.
57 CM du 29 janvier 1951, AMO, p. 47-50.
58 CM du 23 avril 1952, AMO, p. 352-355. Ils critiquent aussi leur occupation de nouveaux logements. Cf. 30 janvier 1953, p. 72-73.
59 Roger Secrétain, « Lettre aux épurateurs », La Rép, no 18, 17 octobre 1944.
60 Roger Secrétain, « Le double jeu », La Rép, no 50, 23 novembre 1944.
61 Roger Secrétain, « Pâques 1945 », La Rép, no 160, 1-2 avril 1945.
62 CM du 28 juin 1946, AMO, p. 464.
63 Roger Secrétain, « La Résistance et l’opinion », La Rép, no 76, 23 décembre 1944.
64 La Rép, no 12, 10 octobre 1944.
65 La Rép, no 30, 31 octobre 1944.
66 Cet amalgame des différentes guerres s’exprime de même dans les publicités pour l’emprunt de la Libération dans La Rép. Dès l’automne 1944. Cf. le Catalogue d’exposition, op. cit., p. 50.
67 La Rép, no 247, 14-15 juillet 1945.
68 CM du 1er août 1945, AMO, p. 552.
69 CM du 20 juin 1945, AMO, p. 437.
70 Lettre de Besnard lue au conseil, CM du 12 juillet 1947, AMO, p. 496.
71 CM du 12 juillet 1947, AMO, p. 492-496.
72 Dossier « Commémoration de l’anniversaire de la mort de Jean Zay et inauguration du collège, le 20 juin 1949 », AMO, 1J311.
73 Voir les conclusions d’Olivier Loubes, art. cit.
74 La Rép, no 54, 28 novembre 1944.
75 « Montargis, Courtenay : histoire de la Résistance », La Rép, no 481, 11 avril 1946.
76 La Rép, no 392, 18 août 1947.
77 Du nom de l’athlète et héros de guerre Georges André (1889-1943), ce relais consistait à organiser des épreuves d’athlétisme dans différentes villes bombardées.
78 Philardeau, CM du 2 octobre 1950, AMO, p. 709.
79 « La coïncidence de la commémoration de la Paix avec le jour du 8 mai portera-t-elle tort à nos fêtes de Jeanne d’Arc ? », lettre ouverte de Pierre Chevallier au GPRF, La Rép, no 475, 4 avril 1946.
80 Vote du 30 avril 1948, Assemblée nationale (AN), JO, p. 4260.
81 CM du 14 mars 1945, AMO.
82 La Rép, no 197, 16 mai 1945.
83 La Rép, no 192, 8 mai 1945 et no 193, 10 et 11 mai 1945.
84 La question du protocole (le maire et ses conseillers devraient être en habit) se pose depuis 1945 : cf. CM des 14 mars 1945, 27 février 1947 et 4 avril 1947, AMO.
85 CM du 23 avril 1951, AMO.
86 CM des 28 mars 1949 et 1er février 1950, AMO.
87 « Péguy chez lui », La Rép, 8 mai 1946.
88 Séance du 1er avril 1954, AN, JO, débats p. 1561-1564 et scrutin p. 1583-1584.
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