Jeanne d’Arc dans la Grande Guerre, entre Revanche et Union Sacrée : l’apogée d’un mythe local et national
p. 135-150
Texte intégral
« Quand je propose une fête de Jeanne d’Arc, c’est pour dédier un jour par an au souvenir et à la reconstitution de cette fraternité qui nous sauva en 1914 comme au XVe siècle1. »
Maurice Barrès.
« Si, au début de la guerre, Jeanne était l’objet de nombreuses supplications de la part de tous ceux qui, ayant foi en sa protection, l’invoquaient en faveur des êtres chers allant au danger, il est certain que ce mouvement n’a fait que s’accentuer. […] Je ne désespère point d’entendre, avant qu’il soit longtemps, dans la cathédrale d’Orléans, le panégyriste du 8 mai nous parler, comme son prédécesseur, de Jeanne restauratrice de l’unité française2… »
1C’est en ces termes qu’en 1915, Pierre Lanéry d’Arc, dans son ouvrage, Jeanne d’Arc et la Guerre de 1914, adressait sa supplique patriotique au souvenir de l’héroïne, figure éminemment rassembleuse et garante de l’union nationale préservée face aux périls extérieurs. Souhaitant retracer « ce prodige de l’esprit national3 » et présenter « ce fruit de l’Union Sacrée4 », il clamait également : « Je veux vous la montrer prenant tous les cœurs de la nation, les embrassant au contact du sien, les reforgeant, les retrempant et les fusionnant en une seule âme, celle de la France5. »
2Symbole d’unité, incarnation de l’Union Sacrée, égérie du rassemblement national, qui pourrait penser que la mémoire de Jeanne d’Arc, pomme de discorde politique sans cesse débattue et déchirée depuis la fin du XIXe siècle, puisse tant inspirer la thématique du rassemblement et de la concorde pendant la Grande Guerre ? Peut-on imaginer, après l’émergence des trois représentations majeures souvent antagonistes que sont la sainte catholique protectrice de la foi, la vestale républicaine et patriote, et la patronne d’un nationalisme intégral et exclusif6, l’existence d’un quatrième modèle que l’on pourrait qualifier d’unioniste, voire de supranational ?
3Un modèle d’une Jeanne d’Arc fédératrice de tous les partis et de tous les camps pour une cause commune, celui de la défense et la préservation du territoire ; un modèle s’associant tantôt à Marianne, tantôt à sainte Geneviève et à Marie dans l’iconographie, consolant les Poilus, chargeant à leur côté au combat tout en apportant espoir et esprit de sacrifice à l’arrière. Au final, un modèle qui porterait en son sein une large partie du substrat idéologique de cette Union Sacrée naissante du 4 août 1914.
4C’est la permanence de cette autre mémoire de Jeanne d’Arc, de cet autre archétype, sans toutefois dissimuler ses lacunes et ses limites, que nous tenterons de décrypter ici, entre les années 1914 et 1920. Dans un premier temps, nous apporterons des éléments de réponse pour expliquer ce choix très paradoxal de l’héroïne de Domremy comme figure de proue de la réconciliation nationale aux premières heures de la Grande Guerre et les motivations qui l’animent. Un second axe sera consacré aux traitements iconographiques concrets que peut revêtir ce thème dans la période étudiée. Nous nous attarderons ainsi sur les trois grands types de représentation de Jeanne et les trois modèles qui en découlent, à savoir : le patriotique, le militaire et le religieux, modèles qui souvent se confondent et s’entremêlent dans une logique de multiplication des messages et d’élargissement du cercle des destinataires propre à l’esprit d’Union Sacrée. Pour terminer, nous nous intéresserons plus spécifiquement aux traces locales de cette même Union Sacrée au travers du culte orléanais de Jeanne d’Arc dans la période 1914-1920, culte jamais réellement détaché de ses résonances nationales. Nous conclurons ainsi notre analyse par quelques remarques cursives sur la permanence, l’impact, mais aussi les lacunes de cette Union Sacrée sous l’égide de Jeanne d’Arc jusqu’au paroxysme que constitue l’année 1920 pour la mémoire johannique.
Jeanne d’Arc, patronne de l’Union Sacrée : une figure du consensus national ?
5Le 10 mai 1914, à l’occasion des fêtes de Jeanne d’Arc orléanaises du 8 mai précédent, le général Cherfils se plaisait à invoquer de manière sibylline le souvenir providentiel de l’héroïne dans les pages du très patriotique Écho de Paris.
« Les temps de Jeanne d’Arc semblent revenus. Une guerre dure depuis cinquante ans où l’ennemi, qui a remplacé l’Anglais, fait filtrer ses avant-gardes sur le territoire, occupe des points essentiels de notre sol, fait vivre à Paris deux cent milles des siens et a élevé des donjons à tous les carrefours décisifs […]. Ainsi qu’au quinzième siècle, il faut un miracle pour rendre au pays la santé et la vie7. »
6Poursuivant son surprenant parallèle historique dans un contexte politique troublé par les prémices d’une guerre européenne, il clamait également plus loin :
« Ô Jeanne […] demain tu seras la sainte Patronne de la France que tu as sauvée. Tu la sauveras une deuxième fois […]. Tu anéantiras de ton souffle les criminels desseins des malfaiteurs. Puis pour la bataille qui se prépare devant un autre Orléans, tu feras passer dans nos cœurs la volonté qui renverse les bastilles et la confiance aillée qui emporte la victoire8. »
7Raccourci historique, analogie bien sentie ou évocation sincère, toujours est-il que les paroles prophétiques du Général Cherfils se réalisent étonnamment par quatre fois : en août 1914, en novembre 1918 et les 16 mai et 24 juin 1920, ces deux dates ultimes consacrant et officialisant la canonisation de Jeanne d’Arc et sa républicanisation par l’instauration de sa fête nationale, fête du Patriotisme ; l’aboutissement et le paroxysme d’une ferveur généralisée et d’un culte protéiforme autour de l’héroïne, nés après la défaite de 1871 et le traumatisme du démembrement du territoire. Aussi, entre 1914 et 1920, le temps de la Grande Guerre va pour ainsi dire exalter durablement et fixer, pour reprendre un terme de Gerd Krumeich9, l’image de Jeanne d’Arc, à la fois comme l’incarnation de la réconciliation nationale et comme la protectrice tutélaire de la patrie en danger. Une double fonction de rassemblement qui fait de Jeanne d’Arc une figure de proue du mouvement d’Union Sacrée, mouvement défini par Raymond Poincaré dans son message aux assemblées du 4 août 1914. Si l’on part du principe que cette Union Sacrée, spontanée et temporaire à l’origine dans l’optique d’une guerre courte, est le fruit du Poincarisme, cette politique de réconciliation nationale et de trêve des partis permettant d’opposer à l’Allemagne le rempart d’une France unie pour assurer la défense de la patrie menacée, il ne semble pas forcément logique, dans un premier temps, que le mythe Jeanne d’Arc s’y greffe et en devienne même un catalyseur idéal.
Le paradoxe Jeanne d’Arc : figure de la brutalisation en politique et figure d’Union Sacrée
8Assez paradoxalement d’ailleurs, lorsque l’on s’intéresse à l’historiographie du mythe depuis la fin du XIXe siècle, l’on constate qu’il cristallise essentiellement les tensions et rivalités politiques dans ce qu’il est de coutume de nommer la querelle des deux France. À qui appartient-elle, à quel parti, à quel groupe, à quel étendard ? Qui peut légitimement se revendiquer de son souvenir et de sa mission ? Autant d’interrogations qui font de Jeanne d’Arc la pierre d’achoppement du temps opposant l’ensemble de ses zélateurs, qu’ils soient républicains, catholiques, francs-maçons ou nationalistes. Retenons rapidement, pour l’exemple, les successives affaires Thalamas de novembre 1904 et décembre 1908, opposant violemment sur le cas des voix de Jeanne d’Arc, un professeur d’Histoire du lycée Condorcet nommé ensuite à la Sorbonne, aux thuriféraires féroces de l’Action Française, affaires caractéristiques à elles seules d’une fracture durable entre la France laïque et la France catholique, entre une vision positiviste de l’héroïne et son pendant clérical10. Porteur de schismes et d’antagonismes multiples, facteur de division nationale durable, le sujet Jeanne d’Arc apparaît donc comme un tabou en politique.
9Comment dès lors expliquer ce choix de l’héroïne comme patronne de l’Union Sacrée en août 1914 et ce basculement de la balance idéologique du côté du consensus ?
Le choix de Jeanne : une articulation opportune entre logiques structurelles et conjoncturelles
10Si le choix de Jeanne d’Arc comme symbole de l’Union Sacrée ne semble pas s’imposer naturellement de prime abord, c’est avant tout l’association de différents facteurs qui lui offre toute sa légitimité. Tout d’abord, Jeanne d’Arc bénéficie d’un rôle historique et primordial dans l’Histoire de France, chef de guerre exaltée ayant bouté l’ennemi hors de France, héroïne-martyr, jeune et insoumise, elle demeure le premier exemple, voire le premier modèle, de la femme providentielle11. Parallèlement, depuis 1871, son souvenir jouit d’une aura considérable : elle est la « patronne des envahis » popularisée par Paul Déroulède, non une simple allégorie mais le double symbole à forte capacité émotionnelle, à la fois des provinces perdues et d’un esprit de revanche latent contre l’Allemagne. Plus encore, Jeanne ne véhicule-t-elle pas l’image de la guerrière pacificatrice qui souhaite tuer la guerre en devenant chef de guerre, oxymore s’il en est mais ô combien loué dans les discours des fêtes des villes d’anciennes traditions johanniques, Orléans en tête12 ? Ce concept pratique de la guerrière pacificatrice coïncide idéalement avec celui de guerre pacifique développé par le président Poincaré dès 1911, pendant la crise diplomatique et militaire marocaine d’Agadir. Qui mieux que Jeanne d’Arc, en définitive, pouvait mieux incarner cette logique d’Union Sacrée, cette réconciliation permettant de faire taire les querelles et les intérêts de partis et de fédérer les esprits vers une optique de défense nationale ?
Un catalyseur idéal : le temps de la béatification
11Ceci dit, si cette conjonction de facteurs fonctionne visiblement et peut faire de l’héroïne de Domremy l’égérie de l’Union Sacrée, un ultime élément, véritable catalyseur, va parachever cette construction : la béatification du 18 avril 1909. En effet, si cet épisode marque une appropriation durable de son culte par les catholiques, elle a parallèlement fait émerger une étonnante force de réconciliation autour d’elle pouvant réunir, dans la même ferveur, des hommes comme Joseph Fabre, Maurice Barrès, Gabriel Hanotaux ou Raymond Poincaré. Dans les faits, cela se traduit par la poussée progressive, dès la fin du XIXe siècle, d’un « tiers-parti johanniste », vaste patchwork idéologique non structuré, composé de républicains modérés, de patriotes et nationalistes exaltés, de centristes, de pacifistes et de catholiques ralliés, donnant naissance à un quatrième archétype « Jeanne d’Arc » que l’on peut qualifier de consensuel, d’unioniste ou de supranational, ayant le pouvoir de temporairement cimenter la nation et de dépasser les divisions intestines.
12C’est d’ailleurs cette idée qui est la matrice du projet Fabre de 1884, d’instituer une fête nationale de Jeanne d’Arc, fête du Patriotisme. Un projet repris avec ferveur et passion par Barrès mais qui avorte en décembre 1914, faute d’un consensus suffisant entre « ceux qui ont défendu la politique anticléricale de la République et tous ceux qui ont résisté au culte de la Revanche », pour reprendre la très juste formule de Denis Pernot13.
13Car bien entendu, cette « Jeanne d’Union Sacrée14 », cette vision unificatrice de l’héroïne, loin d’être irénique, doit être clairement nuancée et il apparaît que les nombreux échos positifs amorcés par la béatification et les rémanences du projet de fête nationale, n’ont jamais été en mesure de totalement gommer les tensions existantes autour de son appropriation. Un poncif, s’il en est, dans le cas Jeanne d’Arc. La polémique autour du professeur Thalamas, l’antisémitisme bêlant d’un Drumont ou d’un Maurras transformant Jeanne en porte-drapeau d’un nationalisme fermé, les virulentes caricatures de Bruno dans le quotidien antimaçonnique La Bastille, montrant Jeanne en contre modèle féminin portée par sa francité face à une caricature de Marianne devenue la « Gueuse », sorte de Judith hybride symbole d’une République corrompue15, sont autant d’éléments caractéristiques de la période et de cette ambivalence inhérente à l’évocation du souvenir de Jeanne.
14Malgré tout, bien que nous ne détaillerons pas ici les multiples exemples de réception œcuménique qu’occasionne la béatification de Jeanne d’Arc, cet événement reste étonnamment propice à une politique de rapprochement et de conciliation entre la République et l’Église catholique. Une politique qui a déjà été concrètement mise en œuvre, à l’instar de cet apaisement vis-à-vis de l’Église voulu par Briand dès 1907, et symbolisée notamment par le ralliement au régime républicain, dès 1905, de certaines figures majeures du catholicisme et thuriféraires de Jeanne comme Péguy. Dans les faits donc, la béatification de Jeanne accélère les tentatives visant à populariser et propager ce nouveau modèle qui trouve sa parfaite illustration dans l’expression : « Sainte de la Patrie ».
Jeanne d’Arc aux Panthéons : sainte et patriote
15C’est le pape Pie X lui-même, artisan de la béatification, qui impulse ce syncrétisme clérico-républicain sous l’égide de la bienheureuse. Aussi, à la fin de l’audience générale, le 19 avril 1909, ayant incité l’assemblée à « combattre sous la bannière de la vraie patriote Jeanne d’Arc, où il vous semble voir écrit ces deux mots : Religion et Patrie16 ! » le pape effectue un geste des plus inattendus en embrassant longuement le drapeau tricolore incliné devant lui par le porte-enseigne du patronage orléanais de saint Aignan17 ! Cet épisode, resté dans les mémoires comme l’hommage au drapeau, est largement diffusé par la presse, tant catholique que républicaine, et s’accompagne de la diffusion massive de photographies rapidement déclinées sous formes d’images pieuses et autres cartes postales destinées à immortaliser la scène.
16Simultanément, il devient une source d’inspiration pour les républicains. Aussi, le 20 mai 1909, c’est au tour de Gabriel Hanotaux de s’autoriser un tel rapprochement. Évoquant la rédaction de son futur ouvrage sur Jeanne d’Arc, il déclare : « Mon idée première était de tenter une conciliation entre les Français montrant Jeanne à la fois sainte et héroïne18. » Autre exemple significatif, la mystique de Jaurès, dans son ouvrage de 1910, L’Armée nouvelle, se réfère également à cette image consensuelle de Jeanne mêlant ferveur patriotique et inspiration religieuse. L’ardent promoteur de la défense nationale déclarait ainsi :
« Même l’admirable mouvement national déterminé par Jeanne d’Arc n’est pas un mouvement terrien. […] C’est dans cette société qui est bien plus que rurale que Jeanne affirme sa mission et se dévoue au salut de la patrie.
[…] Ce n’est pas une révolte de paysanne qui montait en elle ; c’est tout une grande France qu’elle voulait délivrer pour la mettre ensuite dans le monde au service de Dieu, de la chrétienté, de la justice19. »
17À l’évidence, comme en attestent ces références que nous limiterons volontairement, ce double substantif de « Sainte de la Patrie » connaît un succès certain dans l’ensemble des camps en présence, tant dans le discours que l’iconographie. Entre 1909 et 1920, la multiplication de panégyriques et de lettres pastorales, par exemple, confirme bien cette tendance, propagée à souhait par l’épiscopat français, d’utiliser l’expression bien antérieurement à la canonisation officielle de Jeanne d’Arc du 16 mai 1920 ! On ne s’étonnera d’ailleurs donc pas de la retrouver dans le panégyrique prononcé par l’évêque d’Orléans, Mgr Touchet, autre admirateur de l’héroïne, aux festivités johanniques du 10 mai 1914. Un panégyrique, certes, consacré à la possible canonisation de Jeanne chaleureusement saluée de ses vœux en fin de discours, mais qui ne dissimule pas une connotation beaucoup plus patriotique destinée à fédérer le plus grand nombre autour de son souvenir ! Aussi l’évêque d’Orléans exhortait-il dans ses dernières lignes, l’ensemble des glorieuses figures guerrières de l’Histoire de France à venir communier autour des : « autels de Jeanne Libératrice et Sainte20 ». Brassant les faits, les dates et les hommes dans un syncrétisme total, il déclarait ainsi :
« Venez la voir, venez, vous les fondateurs de la patrie, antiques rois !
[…] Venez, braves des temps modernes : Guise, Jean Bart, Duquesne
[…] Venez petits soldats de France, qui que vous soyez ; […] des va-nu-pieds sublimes de 93 aux vaincus de Sedan, aux vainqueurs de Coulmiers.
Venez apporter vos drapeaux, vos enseignes, vos guidons ; […] étendards bleus des capétiens, blancs des bourbons, tricolores de l’Empire et de la République21… »
18Au prix d’un léger anachronisme, comment ne pas songer au pouvoir fédérateur du souvenir de Jeanne d’Arc prophétiquement souligné par Mgr Touchet dans le contexte politique troublé que l’on connaît ? Ne peut-on pas considérer cet appel comme les prémices à l’Union Sacrée d’août 1914 quand l’évêque d’Orléans ajoutait :
« Je vous salue tous, guerriers et signes, car vous êtes la France, tous : la France que nous ne divisons pas. Mais à votre tour, rois, chevaliers, empereurs, drapeaux, au port d’arme ! Saluez la Sainte de la Patrie. Saluez sainte Jeanne d’Arc de France22. »
19En définitive, si la période post-béatification marque, à l’évidence, une catholicisation durable de l’héroïne, elle voit également l’émergence d’une force de réconciliation et de concorde nationale forgeant une nouvelle représentation de Jeanne d’Arc. De ce fait, si elle apparaît bien, dans un premier temps, comme la figure prophylactique et la médication qui peut soigner les plaies intestines de la nation, elle bénéficie également d’un contexte favorable à son épanouissement dans l’optique d’orienter l’opinion publique vers une autre forme de consensus : celui de la défense nationale teinté d’esprit de revanche face à l’ennemi extérieur. Doublement consensuelle, Jeanne est donc bien aux premières heures de la Grande Guerre une figure favorite de l’Union Sacrée prête à s’épanouir. Maurice Barrès, ne dit pas autre chose le 14 mai 1915 :
« Jeanne d’Arc est bien une force vive, digne de représenter bien autre chose encore que notre réconciliation nationale. Cette personne surhumaine, toute pleine d’une pitié divine, nous devons l’opposer à l’indigne surhomme, d’une férocité diabolique, où se complaît aujourd’hui la Germanie23. »
20En ce sens, on peut sans nul doute considérer la béatification de Jeanne d’Arc comme l’homologation de ce que sera l’Union Sacrée de 1914, d’inspiration majoritairement catholique il est vrai. Nous reviendrons ultérieurement sur ce point.
Pendant la guerre, au carrefour de trois modèles interopérables : la Patriote, la Combattante et la Sainte catholique
21Si l’image de Jeanne d’Arc est en mesure d’incarner l’Union Sacrée, chaque Français, chaque patriote, chaque croyant, se doit de la célébrer unanimement dès les premières heures de la guerre et à l’aide de tous les vecteurs possibles : festivités et spectacles, chants, médailles et insignes, affiches et cartes postales, mobilier et objets d’artisanat divers. De ces supports multiples découlent trois grands modèles de Jeanne d’Arc, qui vont faire le succès et la popularité de son culte entre 1914 et 1920, à savoir : l’héroïne patriote et nationale, la femme porte-drapeau, combattante et consolatrice et la Sainte catholique. Afin d’éviter les travers de l’exhaustivité avec un effet catalogue, nous avons pris le parti de privilégier ici le support de la carte postale patriotique et de fantaisie.
22Véritable réservoir d’images à diffusion massive du fait de la phototypie, ce type d’iconographie bon marché jouit d’une immense popularité en France à la veille de la Grande Guerre. Il reste de surcroît un instrument favori de la culture de guerre et de la propagande de masse, un moyen privilégié d’assurer à la fois un contact entre le front et l’arrière, entre les soldats et leurs familles, mais aussi de soutenir le moral de tous, la mobilisation sans faille au nom de la défense nationale et de l’unité de la patrie préservée. Somme toute, les conditions sine qua non de la pérennité du discours d’Union Sacrée.
Jeanne, l’incarnation de la France patriote et nationale
23Le premier modèle est celui de la Jeanne d’Arc patriote. Sa diffusion et la typologie des images choisies s’inscrivent dans l’héritage direct de la pédagogie de la IIIe République et du grand roman national français fondés sur les figures héroïques de l’Histoire de France. Ses images, réminiscences des manuels scolaires, bénéficient d’un traitement iconographique particulier. Les divers fonds consultés, ceux du Centre Jeanne d’Arc d’Orléans, de la bibliothèque de Documentation internationale contemporaine et d’autres collections privées, compilent ainsi nombre de cartes postales vantant la gloire des Poilus sous l’égide d’une Jeanne d’Arc protectrice, figure de proue de l’effort de guerre. On y trouve l’héroïne, le plus souvent, en armure, l’épée à la main, plus rarement en bergère, se dressant devant l’adversaire et le sommant de quitter le territoire. Un message court et sans équivoque accompagne en général ces supports tels : « Va-t’en ! C’est moi qui garde l’accès du sol français24 », « Boutons-les hors ! » ou « Sur la route de la Victoire25 ! »
24Notons également que, dans la logique d’Union Sacrée, ce modèle de la Jeanne patriote est parfois associé à un motif résolument républicain à l’image de Marianne ou une allégorie de la France portant, non pas le bonnet phrygien, mais un vêtement tricolore. Il est intéressant de remarquer que ce rapprochement entre ces deux figures féminines, si souvent opposées durant les querelles franco-françaises de la fin du XIXe siècle, ne se retrouve pas à notre connaissance avant l’Union Sacrée 1914 et les premières heures du conflit. L’exemple le plus remarquable montre ainsi Marianne et Jeanne d’Arc côte à côte accompagnant les poilus dans les tranchées, l’une protégeant une carte de la France tandis que l’autre charge à cheval les lignes ennemies. Le texte : « Nous les vaincrons ! » complète l’ensemble26. D’autres, quand elles n’associent pas, sur le même support, Jeanne d’Arc, Marianne, sainte Bernadette ou sainte Geneviève27, reposent sur une fusion symbolique, telle cette Marianne en haillons, menacée par un soldat allemand : feignant de reculer, celle-ci ouvre sa robe et laisse apparaître l’armure et l’épée de Jeanne d’Arc, image faisant rapidement fuir l’envahisseur28.
Jeanne au combat : femme porte-drapeau et consolatrice
25Référence idéale pour les soldats durant le combat, Jeanne apparaît également dans diverses mises en scène. Au front, motivant les troupes et lançant l’assaut, sa seule présence, auréolée d’apparitions mystiques des armées du siège d’Orléans en 1429, suffit à mettre en déroute l’envahisseur. Si elle supporte l’effort de guerre, d’autres images la montrent réconfortante, fraternelle et protectrice des soldats. L’instrumentalisation partisane sur le thème de la jeunesse des soldats et son rapport au martyr de Jeanne, héroïne de dix-neuf ans, est bien entendu ici à l’avenant. Dans cette logique propagandiste dénoncée par les journaux de gauche et d’extrême gauche hostiles à l’Union Sacrée, il apparaît que ces différentes images renvoient une représentation totalement idéalisée des combats. Les tranchées sont absentes comme l’immobilisme qui les caractérise ; les bombardements ont disparu ; ni morts, ni blessés ne sont à déplorer. Au contraire, la vaillance des poilus y est exacerbée, y compris celle les indigènes dans une vision stéréotypée ; les ennemis sont déroutés ou écrasés par la charge. Finalement, seuls l’héroïsme et le courage sont les éléments autorisés à être portés aux nues29.
Jeanne catholique et déjà sainte
26La ferveur religieuse autour de Jeanne d’Arc est à son comble aux premières heures de la guerre et, une nouvelle fois, la carte postale lui réserve une place de choix. Cette catholicisation s’accompagne aussi d’une profusion de statues, plus de 20 000 en 1910, avec notamment le succès de l’œuvre de Charles Desvergnes, « la bienheureuse Jeanne d’Arc », qui fait le succès de la maison Marcel Marron à Orléans. Ce modèle statuaire se retrouve ainsi dans de nombreuses iconographies présentant la statue indemne au milieu des destructions et des ruines, les soldats se recueillant à ses pieds. Les mentions : « Toujours Debout » et « Pour la France », sont récurrentes pour symboliser la résistance de Jeanne et la protection divine s’associe souvent à un texte patriotique à connotation religieuse quasi-identique, seule la toponymie change. Si certaines images pieuses sont personnalisées par l’ajout de médailles, d’insignes et de rubans tricolores qui peuvent traduire des références à l’Union Sacrée, d’autres associent fréquemment Jeanne d’Arc à des figures saintes. Ainsi, sainte Geneviève, saint Michel, saint Rémy ou le Christ accompagnent de courtes prières louant pêle-mêle, vertus théologales, miracles pour la victoire, rôle d’intercesseur de l’héroïne et protection des poilus. Autant de messages permettant de fédérer dans le même élan, par la foi, soldats au front et civils à l’arrière30.
27En définitive, au vu de ces divers exemples, on constatera l’interaction récurrente entre les trois types de représentations pouvant mêler assez fréquemment leurs particularismes. C’est ce que révèle cette autre image mettant en scène la vision mystique d’une jeune femme, Jeanne d’Arc patriotique et républicaine, accompagnée des soldats du siège de 1428-1429. Vêtue en bergère et auréolée, main sur le cœur, l’héroïne porte fièrement son épée à l’unisson d’un drapeau tricolore brandit par saint Michel. Syncrétisme clérico-républicain ? Jeanne, garante et protectrice de l’Union Sacrée31 ? La thématique est séduisante car loin d’offrir un message antagoniste, ce modèle propose des déclinaisons remarquables à l’instar de ce triptyque visible dans les fonds de la BDIC à Paris. Le même modèle iconographique de Jeanne d’Arc en armure et brandissant son étendard est utilisé pour « protéger l’Union Sacrée » dans le premier panneau, « invoquer l’aide de Dieu » puis celle du Sacré-Cœur, « le signe du Salut », dans les deux suivants. Drapeaux tricolores, auréole de Jeanne, prières et étendards se mêlent ainsi aux insignes patriotiques, aux médailles religieuses et aux cocardes. Notons également les variations autour de l’étendard de Jeanne arborant un bleu « Horizon » et le texte « Vive la France » pour la première image jusqu’au Sacré Cœur reposant sur un duo de bleu et de blanc pour la dernière32. Une nouvelle marque évidente, s’il en est, de cette logique de réconciliation nationale et de trêve des partis autour de son évocation. Ce dernier point et ces regards croisés autour des différents messages et images de Jeanne au service de l’Union Sacrée au niveau national, nous incite à analyser son développement local dans celle qui constitue la ville johannique par essence et le berceau favori de la préservation du souvenir de l’héroïne : Orléans.
Orléans, Jeanne et l’Union Sacrée : présence, formes et résonnances
28S’intéresser au culte de Jeanne d’Arc à Orléans pendant la Grande Guerre et, a fortiori, à la présence de l’héroïne dans une possible politique d’Union Sacrée locale, revient à faire derechef un amer constat. En effet, au niveau des manifestations officielles, les traditionnelles fêtes de Jeanne d’Arc sont inéluctablement supprimées pendant la guerre et jusqu’en 1919. Antoine Prost a d’ailleurs clairement souligné la discrétion et la nécessaire réserve qui veulent que seules subsistent, dans la période, des commémorations réduites à l’essentiel avec dépôt de gerbes de la municipalité en procession au Martroi aux pieds de la statue de Frémiet, l’ensemble s’accompagnant par la suite d’une marche vers les tombes du cimetière militaire33. De fait, il semble logique que cette amputation temporaire des festivités justifie l’absence cruelle d’informations et de documents, iconographiques ou autres. C’est ce que révèle d’ailleurs, aux archives municipales d’Orléans, le dossier des fêtes de Jeanne d’Arc pendant la guerre, réduit à sa portion congrue entre 1915 et 1918. Il en est de même pour les dossiers des fêtes par année du Centre Jeanne d’Arc d’Orléans qui ne contiennent, pour notre période, que quelques menus articles de presse. Comment, dès lors, face à une inévitable pénurie de sources, mesurer les marques éventuelles d’une Union Sacrée orléanaise autour de la sainte libératrice ?
29Une nouvelle fois, c’est du côté de la ferveur catholique autour de Jeanne d’Arc, au travers de l’étude des panégyriques, que l’on peut identifier les traces de cette Union Sacrée locale associant message pieux et patriotisme affirmé sous l’égide de l’héroïne. Une tendance que l’on observe nettement et avec une certaine régularité entre les années 1916 et 1920. Nous n’insisterons pas davantage sur le panégyrique de 1915 prononcé par Mgr Marty, évêque de Montauban, intitulé : « Jeanne d’Arc et la France ». En effet, les références à l’Union Sacrée y sont savamment contournées pour se concentrer sur les bienfaits d’une catholicisation du souvenir de Jeanne et sur la force de la foi permettant, seule, un triomphe face à la menace allemande. À noter, en première page, sous le titre, l’ajout de la formule : « La France sera catholique ou ne sera pas » sous le titre, qui ne laisse aucun doute sur le message véhiculé34. C’est Mgr Tissier, évêque de Chalons, qui est le premier à multiplier les références à l’Union Sacrée en comparant la France torturée de Jeanne au XVe siècle à celle de 1916 :
« La guerre allemande éclata… Si elle fut sans préparation au pays de Jeanne d’Arc, elle n’était pas sans remède […] Disons d’abord, mes Frères, un respectueux merci à la Providence d’avoir avant les grandes heures actuelles, ramené avec tant d’opportunité vers la libératrice oubliée, la pensée française et l’amour national35. »
30Évoquant le miracle de Jeanne face à l’ennemi allemand, il souligne également :
« Je le trouve aussi beau, en ces causes secondes, dans cette union sacrée qui, devant l’injurieux défi allemand, nous a permis, oubliant nos dissentiments, nos divisions et nos rancunes politiques, de nous serrer frémissants dans l’esprit national crée, personnifié et rénové par Jeanne36… »
31Plus loin encore, Mgr Tissier se plaît même à parodier la « Jeanne républicaine » de Jules Michelet en déclarant : « De son cœur, de sa tendresse, de ses larmes et du sang qu’elle a donné pour nous, la patrie jadis était née37. »
32Fort d’un style plus épique encore, le panégyrique de 1917 prononcé par l’évêque de Digne, Monseigneur Lenfant, se plaît à voir Jeanne d’Arc comme : « La grande Française, le modèle du patriotisme, l’interprète le plus étonnant de nos aspirations nationales38. » Réinvestissant également à son tour Michelet, l’évêque se réfère à son tour de manière sibylline à l’Union Sacrée et anticipe en quelque sorte la future reprise des relations diplomatiques entre la France et le Vatican sous l’égide de Jeanne, via le projet de canonisation !
« Que la patrie tout entière, ô Jeanne, votre Patrie si aimée, la fille de tant de mérites, de larmes et de sang, redevienne, suivant les prédictions de Pie, la fille aînée de l’Église. […] Et dans cette œuvre de merveilleux relèvement, soyez vous-même le nom qui nous rallie, le drapeau qui nous entraîne […] le feu sacré qui nous enflamme39. »
33En 1918, Mgr Ginisty, évêque de Verdun, propose quant à lui un panégyrique très politique : « Jeanne d’Arc et la France de la Grande Guerre ». Il y est longtemps question du patriotisme si particulier de Jeanne et de l’Union Sacrée retrouvée de 1914.
« Et voilà que la France endormie se réveille, la France divisée se ressoude, la France chancelante se ranime dans un de ces élans, de ces rebondissements qu’elle a connus aux heures les plus critiques de son histoire. Elle est apparue aux regards de tous ses enfants sous les traits radieux de Jeanne d’Arc. […] N’est ce pas là un prodige, un véritable miracle, dû, après Dieu, à cet esprit national, à cette foi patriotique dont Jeanne d’Arc fut la créatrice40… »
34Et plus loin :
« Une seconde fois, Jeanne d’Arc réalisa l’union sacrée de tous les Français en face de l’ennemi menaçant41. »
35Après la guerre encore, dans le panégyrique de 1919, l’association entre Jeanne et l’Union Sacrée semble toujours faire recette, avec certaines nuances apportées par l’archevêque de Cambrai, Mgr Cholet. Si celui-ci se targue d’une référence très claire à l’Union Sacrée, il prend soin de l’évoquer en fin de discours afin de rappeler, prophétiquement peut-être, la fragilité de celle-ci une fois l’ennemi extérieur vaincu et une fois les querelles franco-françaises renaissantes.
« L’union sacrée sera la belle fleur de cette fraternité, non pas la fausse union sacrée qui entend garder toutes les positions conquises par la persécution religieuse, et n’imposer de sacrifices qu’aux catholiques, mais la vraie et sincère qui est un mélange de renonciation aux anciennes divisions dans la poursuite du bien commun au-dessus des intérêts de partis42. »
36Que nous révèlent ces extraits des panégyriques orléanais ? Tout d’abord, une volonté de l’Église catholique de célébrer avec ferveur une Jeanne d’Arc d’Union Sacrée locale dans une certaine continuité et qui s’inscrit bien dans ce contexte post-béatification de réconciliation nationale et de concorde face aux périls extérieurs sous le patronage de l’héroïne. Ensuite, faute de sources existantes concernant le camp républicain et faute aussi de manifestations municipales officielles, il semblerait que l’initiative de maintenir et développer la logique d’Union Sacrée autour de Jeanne d’Arc soit essentiellement le fait du monde catholique. Gerd Krumeich va même plus loin, en rappelant les nombreux autres freins à la constitution d’une Union Sacrée locale orléanaise, à savoir l’absence de jeunes hommes pour mener à bien des manifestations officielles, notamment du côté des nationalistes, mais aussi le souvenir de polémiques assez vives autour du culte de Jeanne d’Arc avant la guerre43.
37Que doit-on en déduire ? L’identification des marques d’Union Sacrée dans la vénération de Jeanne d’Arc est une entreprise complexe et nécessite une analyse fine, tant au niveau local que national. Certes, et nous l’avons constaté, en termes de pérennité et dans le discours, l’Église catholique, dès le temps de la béatification, fait preuve d’une fidélité sans borne à cette Jeanne d’Union Sacrée qu’elle a concrètement initiée, à Orléans et ailleurs. Par ailleurs, si l’hommage des zélateurs du « tiers-parti johanniste » semble plus lacunaire, car visiblement non structuré, la multiplication des références et des contributeurs ne peut être négligée et contribue à enrichir cette idée de vénération commune au-delà de toute récupération partisane. C’est particulièrement vrai dans le domaine iconographique, très riche, comme l’atteste l’analyse des cartes postales patriotiques, bien que non exhaustive et qu’il serait nécessaire de compléter avec d’autres supports. C’est ce que révèle, dans le Loiret toujours, la chapelle Jeanne d’Arc de l’église de Saint-Ay avec ses fresques commémoratives aux anciens combattants peintes par Marius Chatouillat44 en 1920. Ainsi, une statue de Jeanne, sur le modèle de celle de Devergnes, fait directement face aux fresques qui encadrent « les morts de la paroisse » qu’elle accueille dans sa chapelle et semble leur rendre hommage45. En écho, le Christ sauveur guide les poilus avant l’assaut ; le clergé bénit les morts après le combat, puis lors de la messe des morts ; et Notre Dame de la Consolation apparaît à la veuve et aux orphelins46. Comment, dès lors, ne pas songer une nouvelle fois à cette Union Sacrée autour de l’image de Jeanne d’Arc entre 1914 et 1920 ? Des marques nombreuses, à compiler et qui mériteraient de bien plus amples investigations.
*
38Pour conclure, si l’immédiat après-guerre consacre en quelque sorte l’apothéose de l’Union Sacrée autour de l’héroïne, cette pratique révèle rapidement ses propres limites. En effet, les tensions autour du souvenir de Jeanne n’ont jamais complètement disparu en dépit des efforts conjugués du « tiers-parti johanniste » et de la ferveur catholique, et de l’euphorie de la victoire. De surcroît, à l’instar de ce que soulignait avec justesse Jean-Jacques Becker, maintenir l’Union Sacrée une fois la guerre terminée relevait de la chimère dans un contexte de rivalités électorales et ce dès 191947. La victoire de la Chambre bleue horizon aux législatives de novembre en est la parfaite expression. Il semblait dès lors évident que les querelles autour de l’appropriation du souvenir de Jeanne d’Arc se réactiveraient mécaniquement avec plus de vigueur encore. Assurément, la canonisation du 16 mai 1920 puis la républicanisation rapide de Jeanne d’Arc par l’instauration de sa fête nationale, fête du Patriotisme, le 24 juin suivant, pouvaient s’inscrire dans une logique de prolongement de l’Union Sacrée de 1914. Elles n’en resteront que de vagues réminiscences, un fragile syncrétisme de circonstance peinant à dissimuler la reprise des tribulations diplomatiques entre la République et le Vatican. « Les zélateurs du panthéon républicain et les fidèles du paradis catholiques avaient retrouvé leur ancêtre commune48 », selon la formule de Jean Cluzel. Certainement ! Mais le temps était déjà venu pour l’esprit de concorde et le sentiment national de se déliter inexorablement de sorte que la mémoire de Jeanne cristallise des passions nouvelles comme en témoigne sa présence, plus tard, dans la mythologie vichyste et dans les discours du général de Gaulle. Face à cette impossibilité de refaire ou de maintenir l’Union Sacrée après la guerre49 – et par là même autour de Jeanne, il semble pertinent de se remémorer les mots du Maréchal Foch, invité d’honneur des fêtes de Jeanne d’Arc à Orléans, en mai 1920 : « S’il y avait partout en France des fêtes comme celle-ci, il n’y aurait pas à prêcher l’Union Sacrée50. » Ces fêtes de Jeanne d’Arc à Orléans seraient-elles la dernière trace de l’Union Sacrée de 1914 ? Ce discours fait sans nul doute écho à celui du panégyriste du moment, le chanoine Lhuiller, qui renchérissait pour sa part avec ferveur, non pas en un fugitif hommage, mais bien sûr cette permanence singulière de l’Union Sacrée orléanaise autour de Jeanne d’Arc.
« Et maintenant, vienne le jour où la France, dans un sentiment unanime de religion et de patriotisme […] s’inspirera des fêtes séculaires d’Orléans et de leur caractère patriotique et religieux et fera de la fête de Jeanne d’Arc, sa fête nationale […] et verra tous les Français dans un même élan d’enthousiasme […] chanter l’hymne de la Liberté et le te deum de l’action de grâce, acclamer et invoquer à deux genoux, la SAINTE DE LA PATRIE51. »
Notes de bas de page
1 Maurice Barrès, « La Fête de Jeanne d’Arc – de Castelnau à Ferdinand Buisson », 2 mai 1919. Cité par Denis Pernot, « Jeanne d’Arc dans les écrits de guerre de Maurice Barrès », Le Porche, no 32, mars 2010, p. 65.
2 Pierre Lanéry d’Arc, Jeanne d’Arc et la Guerre de 1914, Encyclopédie de la Guerre – 1914-1918, Paris, Librairie Militaire Berger-Levrault, 1916, p. 72-73.
3 Idem, p. 73.
4 Ibid., p. 73.
5 Ibid., p. 73.
6 Ces trois modèles et leurs antagonismes ont été clairement identifiés par Michel Winock dans « Jeanne d’Arc », Pierre Nora (dir), Les Lieux de mémoire, tome III, Les France, 3, De l’archive à l’emblème, Paris, Gallimard, 1992, p. 714.
7 L’Écho de Paris, 10 mai 1914.
8 Idem.
9 Gerd Krumeich, Jeanne d’Arc à travers l’Histoire, Paris, Bibliothèque Albin Michel, coll. « Histoire », 1993, p. 246.
10 Nous renvoyons ici à l’excellent article de Nadia Margolis, « La chevauchée solitaire du professeur Thalamas : rationalistes et réactionnaires dans l’historiographie johannique (1904-1945) », Bulletin de l’Association des Amis du Centre Jeanne d’Arc, no 15, 1991, Centre Jeanne d’Arc, p. 7-10.
11 Jeanne d’Arc est bien la figure matricielle du mythe de l’homme providentiel tel que Jean Garrigues le souligne dans Les Hommes Providentiels, Histoire d’une fascination française, Paris, Le Seuil, 2012, p. 10.
12 Ce thème d’une Jeanne d’Arc répugnant à faire la guerre mais s’y résignant et celui reposant sur son innocence face à quelconque homicide sont récurrents dans les discours des fêtes de Jeanne d’Arc d’Orléans, tout comme leurs contradictions. Les mots de Jeanne, extraits des sources du procès de condamnation, sont ainsi régulièrement mis en exergue et sortis de leur contexte pour légitimer cette fonction de guerrière pacificatrice.
13 Denis Pernot, « Jeanne d’Arc dans les écrits de guerre de Maurice Barrès », art. cit., p. 65.
14 Idem.
15 Dès le 1er juin 1907, l’image de Jeanne d’Arc apparaît également sur la couverture du journal comme un emblème fort et permanent.
16 Cité par Mgr Henri Debout, Jeanne d’Arc, grande histoire illustrée, 4e édition, vol. II, 1922, p. 690.
17 Idem. Mgr Debout souligne ainsi : « Puis le Saint-Père, ayant béni les pèlerins, reprit place sur la Sedia. Le porte-enseigne du groupe Orléanais de la Jeunesse catholique, au passage du Pape, inclina devant lui le drapeau français. Et Pie X, saisissant l’étendard aux trois couleurs, le baisa longuement. »
18 Gabriel Hanotaux, Jeanne d’Arc, Paris, Hachette, 1911, p. 1.
19 Jean Jaurès, L’Organisation Socialiste de la France : L’Armée Nouvelle, Paris, Édition Populaire, l’Humanité, 5e édition, 1915, p. 446.
20 La canonisation de Jeanne d’Arc, panégyrique prononcé par Mgr Touchet, le 10 mai 1914, dossier des fêtes de Jeanne d’Arc par année, 1914, fonds 9.5, Panégyriques, Centre Jeanne d’Arc, Orléans, p. 20.
21 Idem.
22 Ibid., p. 20.
23 Maurice Barrès, « Jeanne d’Arc et les jeunes filles de Paris », dans Maurice Barrès, Autour de Jeanne d’Arc, Paris, Librairie Ancienne Édouard Champion, 1916, p. 74.
24 Illustration 6 : Carte postale, « Va t’en, c’est moi qui garde l’accès du sol Français » par Serguei Solomko, 1914.
25 Illustration 7 : Carte postale, « Sur la Route de la Victoire » par Serguei Solomko, Croix-Rouge Française, Association des Dames Françaises, 1916.
26 Illustration 8 : Carte postale, « Nous les Vaincrons ! », Éditions FURIA no 341, 1914.
27 Illustration 9 : Carte postale, « Marche Lorraine », carte n ° 1722, Éditions Fauvette, 1914.
28 Illustration 10 : Carte postale, « Erreur d’Apache », Henri-Gabriel Ibel, no 32 (L. Forin, 13 novembre 1914), « Guerre Sociale », 1914.
29 Illustration 11 : Carte postale, « Par Jeanne d’Arc, nous Vaincrons ! », (s. d.), par A. Renault, Éditions A.N Paris 316, non datée.
30 Voir cartes postales, Jeanne d’Arc à ses frères d’armes : Courage ! Confiance ! Carte postale religieuse, Édition Ave Maria – Paris – G. DEVENA – Impr. Damien (s. d.) (au revers daté du 6 août 1917), Centre Jeanne d’Arc. et Sainte Jeanne d’Arc, priez pour nous, Carte postale religieuse (s. d.), Centre Jeanne d’Arc reproduites et commentées par Yann Rigolet, dans Pierre Allorant et Noëlline Castagnez (dir.), Se souvenir de la guerre en région Centre-Val de Loire de Jeanne d’Arc à nos jours, Orléans, Éditions Corsaire, 2014, p. 35-36.
31 Illustration 12 : Carte postale, « Cher Drapeau », tirage bromure G. Piprot, DIX 119, 1916.
32 Boîte no 57, l’Alsace-Lorraine 1, fonds Jeanne d’Arc, classement des cartes postales liées à la Première Guerre mondiale, référence historique Jeanne d’Arc, musée d’Histoire contemporaine-BDIC, Hôtel national des Invalides, 75007, Paris.
33 Antoine Prost, « Jeanne à la fête, identité collective et mémoire à Orléans depuis la Révolution française », dans Christophe Charle et alii, La France démocratique, mélanges offerts à M. Maurice Agulhon, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998, p. 386.
34 Jeanne d’Arc et la France, panégyrique prononcé par Mgr Marty, le 9 mai 1915, dossier des fêtes de Jeanne d’Arc par année, 1915, fonds 9.5, Panégyriques, Centre Jeanne d’Arc, Orléans, p. 1.
35 Le Miracle de Jeanne, panégyrique prononcé par Mgr Tissier, le 14 mai 1916, dossier des fêtes de Jeanne d’Arc par année, 1916, fonds 9.5, Panégyriques, Centre Jeanne d’Arc, Orléans, p. 26.
36 Idem, p. 28.
37 Ibid., p. 29.
38 La bienheureuse Jeanne d’Arc témoin de Dieu, panégyrique prononcé par Mgr Lenfant, le 13 mai 1917, dossier des fêtes de Jeanne d’Arc par année, 1917, fonds 9.5, Panégyriques, Centre Jeanne d’Arc, Orléans, p. 4.
39 Idem, p. 27.
40 Jeanne d’Arc et la France de la Grande Guerre, panégyrique prononcé par Mgr Ginisty, le 12 mai 1918, dossier des fêtes de Jeanne d’Arc par année, 1918, fonds 9.5, Panégyriques, Centre Jeanne d’Arc, Orléans, p. 9.
41 Idem, p. 10.
42 Jeanne d’Arc et les Temps Présents, panégyrique prononcé par Mgr Cholet, le 11 mai 1919, dossier des fêtes de Jeanne d’Arc par année, 1919, fonds 9.5, Panégyriques, Centre Jeanne d’Arc, Orléans, p. 22.
43 Gerd Krumeich, Jeanne d’Arc à travers l’Histoire, op. cit., p. 249.
44 Marius Chatouillat, peintre orléanais, est blessé au combat dès le 30 août 1914 et est amputé d’une jambe. Après la guerre, il est membre du bureau de l’École de la Loire et peint une autre fresque aux anciens combattants à St-Cyr en Val. Voir notice de Noëlline Castagnez dans Pierre Allorant et Jean Garrigues (dir.), Dictionnaire des lieux de mémoire, savoir et pouvoir en Centre-Val de Loire, à paraître.
45 Illustration 13 : Fresque de Marius Chatouillat dans la chapelle Jeanne d’Arc, 1920, chapelle commémorative de Saint-Ay.
46 Illustrations 14-17, idem.
47 Jean-Jacques Becker, « L’Union Sacrée, l’exception qui confirme la règle », Vingtième Siècle. Revue d’Histoire, no 5, janvier-mars 1985, p. 118.
48 Jean Cluzel, « La République, Benoît XV et la canonisation de Jeanne d’Arc », Académie des Sciences Morales et Politiques, Centenaire officiel de la loi de 1905, colloque II, La République et les religions depuis 1905 : cadre juridique et pratiques institutionnelles, lundi 25 avril 2005 – Séance du matin, [www.1905-2005.fr/pdf/A22_Cluzel.pdf], p. 10.
49 Jean-Jacques Becker, « L’Union Sacrée, l’exception qui confirme la règle », op. cit., p. 122.
50 Claude Fournier, « 8 mai 1920 : l’union retrouvée », Liens d’Orléans, no 156, juin 2003, p. 10.
51 Panégyrique de la Bienheureuse Jeanne d’Arc, prononcé par Mgr Lhuillier, le 8 mai 1920, dossier des fêtes de Jeanne d’Arc par année, 1920, fonds 9.5, Panégyriques, Centre Jeanne d’Arc, Orléans, p. 30.
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