Les monuments aux morts du Loiret : pratiques mémorielles d’une guerre à l’autre
p. 85-103
Texte intégral
« La cérémonie qui nous réunit aujourd’hui […] est la glorification du sentiment patriotique et celle de tous les enfants de notre commune que son souffle inspira : soldats malheureux de 1870-1871 et soldats de la grande guerre réparatrice qui les a vengés, nobles victimes tombées en de durs combats ou décédés sur un lit d’hôpital, mutilés, blessés, mobilisés de tout âge qui, non moins exposés au danger mais épargnés par le destin aveugle des batailles, ont eu la fortune de revenir indemnes dans leurs foyers1. »
1Ainsi s’exprime, le 13 novembre 1921, Louis Gallouédec, maire de Saint-Jean-de-Braye, lors de l’inauguration d’un monument aux morts communal ne portant sur ses flancs aucun nom gravé. Le monument aux morts et les paroles du maire de l’époque2 expriment les rejeux de mémoire s’opérant au lendemain du premier conflit mondial lors de la création de nouveaux lieux de mémoire. Aussi est-il fondamental de porter notre regard sur le monument aux morts comme objet d’histoire – et principalement d’histoire culturelle – dans une perspective, loin d’être nouvelle, s’inscrivant en partie dans la suite des travaux pionniers menés par Antoine Prost3 ou Monique Luirard4 en 1977 et dans la continuité des très nombreuses monographies locales et départementales5 publiées depuis cette date mais qui permet ainsi d’adopter une démarche non seulement diachronique mais aussi comparative.
2Dans le cadre du Centre-Val de Loire, prisme géographique retenu pour ce volume, nous pouvions étudier l’ensemble des communes situées en région Centre6 en utilisant alors un cadre relativement anachronique pour l’immédiat après-guerre puisque cette région administrative est le fruit du décret Pflimlin de 1955, de l’arrêté ministériel Ramadier du 28 novembre 1956 et des lois de décentralisation de 1982-1983, dites lois Defferre, et qu’elle ne correspond pas à une entité définie comme groupement économique régional en 1919 – également connu sous le nom de « région Clémentel » – dans la mesure où les six départements composant cette actuelle région administrative7 appartiennent alors à trois groupements différents. Nous pouvions également analyser les communes du val-de-Loire dans sa conception géographique ou patrimoniale – c’est-à-dire comme défini par son inscription, le 30 novembre 2000, sur la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO au titre des paysages culturels8. Nous pouvions aussi, et tel a été finalement notre choix, opter pour l’un de ses six départements comme centre de notre focale d’analyse afin de faciliter les comparaisons et constituer un corpus cohérent pour lequel le nombre de communes à étudier demeurait raisonnable : le département du Loiret avec ses 420 communes – selon le cadre en vigueur au lendemain du premier conflit mondial – fait donc l’objet de cette analyse.
3Ensuite, pour donner une certaine cohérence au corpus, nous avons décidé de prendre en considération – bien évidemment – les monuments aux morts érigés au lendemain de la Grande Guerre mais également tous ceux érigés pour les autres guerres – et notamment celles de 1870-1871, de 1939-1945, d’Indochine ou d’Algérie. Néanmoins, nous avons arbitrairement exclu les commémorations non communales, généralement spécifiques (régimentaires comme à Juranville pour 1870, individuelles comme à Beaugency, des camps d’internement comme à Beaune-la-Rolande, érigées en mémoire des maquisards comme à Lorris, départementales comme à Orléans pour la guerre de 1870-1871, d’arrondissement comme à Pithiviers pour les déportés, cantonales pour la guerre de 1870-1871 à Puiseaux ou à Sainte-Geneviève-des-Bois ou encore les plaques avec les noms des anciens combattants comme à Solterre, etc.) relevant d’autres ressorts commémoratifs. Enfin, nous avons – autant que possible – essayé de prendre en considération les monuments initiaux ; ainsi pour Saint-Gondon, dans notre grille analytique de la sémiologie des monuments, seul celui inauguré en 1923 a été pris en compte bien qu’il ait été remplacé en 1968, puis de nouveau en 2005. La même démarche a été adoptée pour la prise en compte des emplacements – avec toutes les erreurs pouvant exister –, puisque dans de rares cas des monuments peuvent avoir été déplacés9.
4L’objectif est ainsi de comprendre les ressorts culturels liés à la création ou transformation des lieux de mémoire dans la commune, notamment au lendemain du premier conflit mondial car, même si cette pratique n’est pas un phénomène spécifique, elle se généralise à pratiquement toutes les communes à compter de 1919. Aussi prendre en considération ce processus commémoratif et en mesurer les principaux ressorts est important. Stéphane Tison souligne que
« le discours commémoratif semble davantage ici participer des rites nécessaires à l’appréhension du conflit, de sa réalité délétère, un rituel utile aux endeuillés, non seulement pour prendre la mesure de la perte, mais pour lui donner sens et peut-être traverser le temps de deuil pour renaître. Apparaissent ainsi deux raisons d’être des commémorations des conflits : d’abord, se souvenir pour pleurer ensemble dans des sociétés ou l’expression de l’intime n’est pas aussi évidente que de nos jours, et ainsi exprimer une souffrance individuelle dans un cadre social qui lui confère un sens ; ensuite, transmettre un rapport affectif au passé, là encore pour donner sens à l’expérience vécue, dans l’espoir, parfois incantatoire, d’éviter la tragédie, en l’occurrence la répétition. Il y a dans ces rites modernes une charge magique qu’il ne faut pas négliger10 ».
5La Grande Guerre, selon Reinhardt Koselleck, est de plus à l’origine de la généralisation de l’ensevelissement, de l’honneur et du culte civique de la mort individuelle du citoyen11. Si au lendemain du conflit les monuments et plaques fleurissent dans les villages français, la volonté de commémorer se fait jour dès 1916, comme le prouvent les initiatives de Jean Ajalbert12, de Jean des Vignes-Rouges13, de Jean-Baptiste Belloc et Jean Richepin, fondateurs de l’association patriotique « Reconnaissance nationale » ayant pour but de « perpétuer la mémoire de tous les Français, morts à l’ennemi ou des suites de leurs blessures, pendant la guerre 1914-1916, et de les glorifier au moyen de tableaux d’honneur, offerts aux communes14 ». C’est pourquoi, si les commémorations existent après 1870, elles se généralisent après la Grande Guerre avant de se reproduire partiellement après les autres conflits. La spécificité de la Première Guerre mondiale est évidente dans ce contexte ; notamment à cause de la mort de masse touchant pratiquement tous les villages et toutes les familles de France.
6Bien que toutes les communes du Loiret recensent des victimes de la Grande Guerre, certaines d’entre elles ne possèdent ni plaques commémoratives, ni monuments aux morts. Néanmoins certaines participent à l’élévation d’un monument dans une commune voisine sur lequel figurent les noms de leurs morts : Changy s’associe avec Varennes, Cortrat avec Montcresson, Creusy avec Chevilly, Foucherolles avec Ervauville et Thorailles avec La Selle-en-Hermois. Seules les communes de Bouzonville-en-Beauce15, fusionnée avec Pithiviers-le-Vieil en 1972, et Faronville16, fusionnée avec Outarville en 1973, ne possèdent ni monuments en propre ni en association.
7Pour les autres communes, il nous a été possible de recenser 416 formes de commémorations auxquelles nous pouvons ajouter celles d’initiatives paroissiales situées dans les églises, au nombre de 14317. Ces dernières ne sont pas au cœur de notre analyse mais peuvent apporter, le cas échéant, quelques compléments d’informations sur la façon dont la communauté villageoise, qu’elle corresponde ou non à la communauté paroissienne, entend rendre hommage aux morts des différents conflits se produisant au cours des XIXe et XXe siècles. Sur les 416 monuments spécifiquement analysés, 302 – soit 73,96 % – sont des obélisques de petite taille et 37 – soit 8,89 % – sont des plaques commémoratives. Les monuments aux morts auxquels ont été données des formes plus originales constituent dès lors 17,15 %, seulement, du corpus. La proportion entre les plaques commémoratives et les autres formes de monument s’inverse totalement lorsque l’analyse porte sur les commémorations situées à l’intérieur des églises puisque dans ce cas – et pour les églises paroissiales pour lesquelles nous sommes sûrs qu’existe au moins une plaque commémorative –, nous recensons 90,41 % de plaques commémoratives ; le reste étant constitué de monuments plus originaux.
8Quels jeux et enjeux mémoriels, notamment diachroniques, portent les lieux de mémoire communaux dans le Loiret – sachant qu’un très grand nombre d’entre eux se mettent en place au lendemain du premier conflit mondial ? Ces monuments aux morts du département sont, en effet, devenus des lieux de mémoire, explicitement créés ou s’adossant sur des lieux de mémoire préexistants, construisant ainsi de nouvelles formes mémorielles, parfois multiples, dont les enjeux sont variables d’une commune à l’autre malgré des caractères identiques, surtout dans le cadre du discours sémiotique porté par ces lieux de mémoire, ainsi révélateurs d’une mémoire locale spécifique.
D’une guerre à l’autre : création, reprise et modification de mémoire et de lieux de mémoire
9Les 416 ouvrages commémoratifs étudiés répondent assez bien à la thématique générale des mémoires des guerres en Centre-Val de Loire, puisque de nombreux monuments érigés dans le département du Loiret servent à commémorer la mémoire des victimes non pas d’une mais de plusieurs guerres ; certains monuments sont réutilisés au gré des conflits, sur d’autres, érigés lors d’un conflit en particulier, la communauté villageoise entend commémorer en même temps les enfants de la commune tombés lors de conflits précédents, etc. Ainsi, se mettent en place dans certaines communes des « rejeux » de la mémoire tandis qu’ailleurs se construit une rupture mémorielle lorsqu’une commune choisit d’ériger un nouveau monument après chaque conflit.
Un ou des conflit(s) initiateur(s) de la séquence mémorielle ?
10Le premier conflit mentionné sur les monuments aux morts et plaques commémoratives du corpus est rarement daté d’avant 1870 (8 cas seulement soit 1,92 % comme à Bou) ; il s’agit souvent de la guerre franco-prussienne (143 cas, soit 34,38 %, comme à Lailly-en-Val), et plus généralement du premier conflit mondial (254 cas, soit 61,06 %, comme à Boulay-les-Barres), mais très rarement de la Seconde Guerre mondiale (7 cas, soit 1,68 %, comme à Châteauneuf-sur-Loire) ou de la guerre d’Algérie (4 cas, soit 0,96 %, comme à Beaune-la-Rolande). Néanmoins, commencer la séquence mémorielle par la mention d’un conflit ne signifie pas que ce monument est érigé à la suite de ce conflit, surtout pour la mention de ceux du XIXe siècle. Par ailleurs, les différents conflits évoqués sont finalement très nombreux et variés ; signe que la communauté villageoise entend, notamment au lendemain de la Première Guerre mondiale, élargir le champ mémoriel en plaçant ce conflit précis dans une continuité malgré la rupture fondamentale qu’il constitue en particulier eu égard à la mort de masse d’une part, et à la volonté collective de commémorer d’autre part. Cette volonté d’intégrer dans la commémoration de la Grande Guerre les morts de conflits précédents est l’expression de décisions prises par les conseils municipaux reflétant l’esprit des habitants de la commune. À Gidy, le conseil municipal lance une « souscription publique destinée à contribuer à l’érection d’un monument pour perpétuer la mémoire des enfants de Gidy morts pour la Patrie – guerre franco-allemande 1870-1871, Guerre mondiale 1914-1818 ». Cette réactivation de la mémoire du conflit de 1870-1871 est probablement une volonté pour la commune de pallier l’absence de monument spécifique pour 1870-1871 mais aussi – et surtout – d’effacer en partie la double douleur de la mort et de la défaite par le deuil dans la victoire.
Quels conflits sont commémorés ?
11En effet, dans l’ordre chronologique, sont mentionnées les guerres napoléoniennes (un cas, correspondant à 0,24 % des monuments étudiés, à La Ferté-Saint-Aubin), les guerres coloniales du XIXe siècle (cinq cas, 1,20 %, comme à Boigny-sur-Bionne), les victimes de la révolution de février 1848 (un cas, 0,24 %, à Beaugency), l’intervention française au Mexique entre 1861 et 1867 (un cas, 0,24 %, à Bucy-Saint-Liphard), la guerre franco-prussienne de 1870-1871 (150 cas, 36,06 %, à Santeau par exemple), les guerres coloniales effectuées sous la Troisième République y compris les interventions françaises à Madagascar (20 cas, 4,81 %, comme à Bouzonville-aux-Bois), la Grande Guerre (370 cas, 88,94 %, comme à Langesse), les opérations coloniales ou extérieures effectuées entre 1918 et 1939 (sept cas, 1,68 %, à Saint-Ay par exemple), la Seconde Guerre mondiale (303 cas, 72,84 %, comme à Baule par exemple), la guerre d’Indochine (48 cas, 11,54 %, comme à Saint-Hilaire-sur-Puiseaux), l’intervention française en Corée (2 cas, 0,48 %, à Rouvray-Sainte-Croix par exemple) et la guerre d’Algérie (73 cas, 17,55 %, comme à Lion-en-Sullias). La majeure partie des monuments (88,94 %) portent mention du premier conflit mondial puisque c’est au lendemain de celui-ci que la fièvre commémorative est la plus importante. La Seconde Guerre mondiale est également très présente et figure sur 72,84 % des monuments ; viennent ensuite la guerre franco-prussienne (36,06 %) et la guerre d’Algérie (17,55 %), c’est-à-dire les premier et dernier conflits majeurs de l’histoire contemporaine française au cours desquels les gouvernements font appel aux citoyens conscrits. Les monuments aux morts sont donc des lieux de mémoire aux mémoires multiples.
Un lieu de mémoire pour des mémoires multiples
12Dans ce cadre, les monuments aux morts opèrent leur fonction commémorative et cathartique pour plusieurs conflits. Certains en signalent ainsi six comme ceux de Ferrières-en-Gâtinais, d’Ingré et de Pithiviers ; les deux premiers présentant la séquence 1870-1871, puis les guerres coloniales, puis 1914-1918, puis 1939-1945, puis la guerre d’Indochine et enfin la guerre d’Algérie ; le dernier évoquant les morts de la Grande Guerre, des guerres coloniales et des expéditions extérieures effectuées entre 1918 et 1939, de la Seconde Guerre mondiale, des guerres d’Indochine, de Corée et d’Algérie. À ce titre, le monument aux morts de Pithiviers est tout à fait exceptionnel. Quatorze monuments seulement (3,37 %) font référence à cinq conflits19 ou théâtres d’opérations différents : ceux de Beaugency, Bou, Darvoy, Épieds-en-Beauce, Fleury-les-Aubrais, Girolles, Juranville, Lailly-en-Val, Marcilly-en-Villette, Nancray-sur-Rimarde, Pannes, Puiseaux, Sandillon et Villamblain. Dans tous ces cas, se retrouvent la guerre de 1870-1871, la Grande Guerre, la Seconde Guerre mondiale et la guerre d’Algérie ; autant de guerres très meurtrières où sont engagés les conscrits : pour le volet militaire seulement, la première faisant environ 140 000 morts et 143 000 blessés, la deuxième environ 1 400 000 morts, la troisième près de 217 000 morts et la dernière environ 25 000 morts et 65 000 blessés20. Ensuite, 44 monuments (soit 10,58 %) font référence aux morts de quatre séquences militaires différentes dont treize utilisent la séquence 1914-1918 + 1939-1945 + Indochine + Algérie comme à Vitry-aux-Loges ou Châlette-sur-Loing mais vingt-neuf démarrent la séquence au XIXe siècle, comme à Corbeilles ou Saint-Denis-l’Hôtel. Ensemble, les monuments faisant référence à au moins quatre conflits sont donc finalement assez peu nombreux (14,66 %). Bien plus nombreux sont ceux faisant référence aux morts de trois conflits différents – 96 monuments (23,08 %) dont 51 utilisent la séquence guerre franco-prussienne, Grande Guerre et Seconde Guerre mondiale –, à deux conflits – 174 occurrences (41,83 %) dont 147 font référence à la séquence des deux guerres mondiales et 16 à celle des guerres de 1870-1871 et de 1914-1918. Tel est ainsi le cas à Saint-Péravy-Épreux pour la première version et à Escrignelles pour la seconde. Même si ces monuments sont porteurs de références à plusieurs conflits, la très grande majorité d’entre eux constituent le seul lieu de mémoire communal : 278 communes (42,49 %) n’ont qu’un seul monument.
13De manière générale, le lieu de mémoire communal est donc porteur de plusieurs mémoires commémoratives où se télescopent celles liées à des défaites et/ou à des victoires, à des guerres coloniales, à des guerres traditionnelles et ou à des guerres totales, etc. Pourtant, cette création de séquences mémorielles peut s’accompagner de l’existence de lieux de mémoire où se commémore un seul et même conflit, forçant ainsi les communes à multiplier les lieux de mémoire.
La multiplicité des lieux de mémoire : enjeu mémoriel et choix crucial de l’emplacement
Multiplier les lieux de mémoire pour éviter le télescopage mémoriel
14Dans notre corpus, 85 monuments (20,43 %) font référence à un seul conflit ; ceux-ci mentionnent généralement la Grande Guerre (46), souvent la guerre franco-prussienne (29) mais rarement la Seconde Guerre mondiale (6)21 ou la guerre d’Algérie (4)22. Cette rareté appelle trois explications possibles : soit la commune possédait déjà un monument et n’a pas jugé utile d’en faire un nouveau, soit la mise en œuvre d’un nouvel ouvrage ne se fait pas pour éviter de commémorer seuls les morts d’un conflit perdu23, soit ce choix révèle, a contrario, une volonté explicite de marquer la spécificité de ces conflits par rapport aux précédents et par conséquent de souligner la spécificité mémorielle qui doit s’en dégager. Cette dernière explication est probablement la plus opérante pour une commune comme Beaune-la-Rolande24 où sont commémorés séparément les morts de la guerre d’Algérie et ceux de la Seconde Guerre mondiale eu égard au destin si particulier de cette commune au cours de cette dernière. Malgré tout, si certaines communes préfèrent multiplier les lieux de mémoire et donner ainsi des spécificités mémorielles à certains monuments et/ou certains lieux dans la ville plutôt que de concentrer le devoir de mémoire communal en un seul et même lieu, sur un seul et même monument, d’aucunes, comme celle de Beaugency, utilisent conjointement les deux pratiques : celle de l’accumulation des conflits sur un monument précis et celle de la multiplication des lieux de mémoire ; ainsi, existent en cette commune un monument dédié à la guerre de 1870-1871, un à la Seconde Guerre mondiale dans le cimetière, un autre à la guerre d’Algérie et un quatrième consacré aux morts de la révolution de 1848, de la Grande Guerre, de la Seconde Guerre mondiale, des guerres d’Indochine et d’Algérie.
15La multiplicité des lieux de mémoire peut être l’expression de tensions existant au sein de la communauté urbaine au moment où se décident les projets, peut traduire la volonté à la fois de commémorer ensemble la totalité des enfants de la commune morts au cours d’un conflit et dans le même temps de pouvoir matérialiser plus spécifiquement ceux tombés lors de certains conflits, considérés comme majeurs pour la ville et ses habitants.
16Ainsi, neuf communes possèdent trois lieux de mémoire25, 50 en possèdent deux mais certaines en possèdent beaucoup plus. En dehors de la volonté de créer des lieux de mémoire différenciés et propres à chaque conflit, l’existence de plusieurs lieux de mémoire liés aux conflits contemporains s’explique par l’existence de volontés parfois contradictoires à l’intérieur de la communauté villageoise comme le prouve tout à fait l’exemple de Puiseaux, commune qui comptait 1 925 habitants au recensement de 1921 et 1 964 à celui de 1946, où coexistent cinq expressions commémoratives différentes : la première est située sur une place publique et commémore les morts de 1914-1918 (88 noms), de 1939-1945 (6 noms), des guerres d’Indochine (1 nom) et d’Algérie (1 nom) – les derniers éléments sont mentionnés par l’intermédiaire de rajouts postérieurs –, la deuxième est élevée à la mairie en l’honneur de ceux tombés au cours des guerres de 1870-1871 (4 noms), 1914-1918 (90 noms), 1939-1945 (18 noms), Indochine (1 nom) et Algérie (3 noms), la troisième est située sur une place à proximité de l’église et commémore les noms de 13 individus morts au cours de la Seconde Guerre mondiale, la quatrième est constituée de plaques commémoratives situées dans l’église et mentionnant le nom de 74 paroissiens morts au cours de la Grande Guerre, la cinquième se compose des plaques apposées dans cette même église en l’honneur des 13 paroissiens morts entre 1939 et 1945. Ainsi, il est à relever l’existence de divergences dans le nombre de victimes mentionnées même entre deux espaces commémoratifs d’émanation communale, ce qui peut surprendre ; contrairement à l’existence de différences entre le nombre d’individus porté par la commémoration villageoise et la commémoration paroissiale, cette divergence pouvant être pluricausale : un individu du village n’est pas paroissien car n’étant pas de confession catholique et son nom n’est donc pas inscrit, un individu issu de la communauté paroissienne mais vivant en dehors du village a été mentionné sur la plaque paroissiale mais pas sur le monument aux morts communal26, la volonté d’une famille possédant des attaches (foncières, sentimentales, etc.) avec la commune et la paroisse faisant inscrire sur la plaque paroissiale son enfant mort à la guerre, etc.
17Cet exemple de la commune de Puiseaux est ainsi en partie révélateur des difficultés liées au choix de l’emplacement pour élever le lieu de mémoire communal et des oppositions et divergences soulevées au lendemain des conflits dans la gestion mémorielle des morts à la guerre en fonction de l’organe commanditaire de la commémoration. Cette difficulté à trouver un terrain d’entente autour de la commémoration de ces morts au cours des guerres se repère donc principalement par l’analyse des emplacements définitivement choisis pour édifier les plaques et monuments.
L’emplacement : enjeu et révélateur de mémoire
18Le choix de l’emplacement est, en effet, relativement crucial au moment d’ériger la commémoration villageoise tant il est porteur de symbolique. C’est pour cette raison que les souscripteurs de Germigny-des-Prés entendent émettre leur avis à propos de cette question27 ou que le conseil municipal de Gidy « après en avoir délibéré et voté à bulletin secret […], revenant sur sa décision du 5 juin 1921 décide, [le 8 juillet 1921], que ce monument sera placé dans le cimetière, au carrefour formé par l’intersection des deux allées principales et à la place de la croix qui s’y élève actuellement28 ».

Carte 1. – Emplacements religieux des plaques et monuments du Loiret en comparaison avec la pratique des adultes pascalisants29.
19Dans 177 cas (42,55 %), le choix a été fait de placer le monument aux morts ou la plaque commémorative dans ou devant le cimetière et de donner ainsi une dimension funéraire importante à la commémoration. Quand ce choix a été opéré, alors, dans 38,98 % des cas, la guerre franco-prussienne est mentionnée ou est à l’origine de l’élévation du cénotaphe – même dans les quatre cas où des conflits antérieurs sont mentionnés. Proportionnellement, cette référence à la guerre franco-prussienne de 1870-1871 est proche pour les autres emplacements – près de l’église ou sur un mur extérieur de celle-ci (42,31 %), sur une place publique autre (32,14 %) – même si les lieux à connotation religieuse en comportent davantage puisque les murs des mairies ne font référence à ce conflit que dans 14,28 % des cas. Ces lieux à dimension funéraire et/ou religieuse (cimetière et proximité de l’église) sont des choix privilégiés (61,30 % des cas) ; puisque malgré un contexte relativement global de déchristianisation, à nuancer cependant, la mort est l’apanage de l’Église depuis le Moyen Âge et le recours à cette fonction traditionnelle de l’encadrement de la mort s’essouffle beaucoup moins rapidement que celui d’autres pratiques religieuses, comme la messe dominicale ou les Pâques. Néanmoins, une comparaison entre le choix d’emplacements religieux et la pratique pascalisante des adultes en se référant au travail du chanoine Fernand Boulard30 est utile.
20Selon cette représentation cartographique, les communes choisissant le cimetière pour y placer un lieu de mémoire se situent majoritairement (75,14 %) dans ces cantons où la pratique des adultes pascalisants demeure – après le second conflit mondial – plus élevée que dans le reste du département. Selon le chanoine Boulard, 205 communes se situent dans des cantons où les adultes pascalisants correspondent à une proportion comprise entre 15 et 44,9 % des adultes ; parmi elles, 133 choisissent donc le cimetière, 21 la place de l’église et 51 une autre place publique ou la mairie. Néanmoins dans ces dernières, 29 d’entre elles possèdent une plaque commémorative située dans l’église. Donc, parmi ces 205 communes, seules 22 (soit 10,73 %) ne placent pas au moins l’un de leurs lieux de mémoire sous les auspices de la religion catholique. Dans les autres cantons, la référence religieuse existe : 44 dans un cimetière, 57 sur une place à proximité de l’église – sans compter les plaques commémoratives situées dans les églises elles-mêmes ; pourtant, il faut relever le cas très particulier des cantons d’Orléans qui, selon la définition du chanoine Boulard, appartiennent à la catégorie la plus basse de sa discrétisation (moins de 15 % des adultes sont pascalisants) mais les communes de ces cantons utilisent souvent un emplacement à connotation religieuse pour y placer leur lieu de mémoire – et sans doute dans cette proportion, la surreprésentation de la population urbaine orléanaise probablement plus déchristianisée y joue un rôle majeur puisque finalement tout de même 5 communes choisissent le cimetière, 6 un emplacement près de l’église, 5 une autre place mais y adjoignent une plaque dans l’église et finalement seulement 4 situent le lieu de mémoire sur une place publique ou à la mairie.
21Cette question des emplacements des monuments aux morts du Loiret doit être bien évidemment comparée avec ce qui se produit ailleurs en France. Dans cette comparaison, les seuls 370 monuments mentionnant le premier conflit mondial et dont l’immense majorité a d’ailleurs été érigée au lendemain de la Grande Guerre sont pris en considération. Il s’avère que les choix effectués par les communes loirétaines sont très proches de ceux opérés par les communes de l’arrondissement du Mans étudiées par Stéphane Tison31. Ici, le choix du cimetière concerne 46,29 % des monuments, la place près de l’église 19,44 % et les autres emplacements correspondent à 34,26 % d’entre eux. Là, le cimetière est choisi dans 39,19 % des cas (145 monuments), la place près de l’église dans 20 % (74 monuments) et les autres emplacements dans 40,81 % (151 monuments). Par contre, la situation diffère vis-à-vis d’autres espaces métropolitains, comme le département de la Marne où le cimetière regroupe seulement 25,52 % des monuments, la place près de l’église seulement 23,30 % d’entre eux, alors que la place publique ou la mairie sont choisies dans 51,19 %32. La part prise par ces derniers emplacements est même encore plus élevée dans les Ardennes (64,73 %) contre 23,24 % pour la place près de l’église et seulement 12,03 % pour le cimetière33. Inversement, le cimetière concerne parfois une proportion importante des monuments comme le souligne Kim Danière34 pour le département du Rhône où 50,33 % des monuments y sont érigés, contre 11,11 % près de l’église et 38,56 % sur une place publique ou à la mairie. Cette importance du cimetière semble être encore plus grande encore (60 % environ) selon l’étude faite par Yves Pilven le Sevellec en Loire-Atlantique35. L’importance de la tradition religieuse évoquée par le chanoine Boulard a donc un rôle à jouer. Pourtant, semble apparaître une autre rupture, celle provoquée par les différentes expériences de guerre. Ainsi, en étudiant les 1 977 communes situées à proximité du front stabilisé entre 1915 et 1917, des Flandres aux Vosges, seulement 13,67 % d’entre elles choisissent le cimetière, 26,43 % un emplacement proche de l’église et les autres (59,90 % des cas) une place publique ou la mairie36. Dans cette portion toute particulière du territoire, occupée, pilonnée, meurtrie pendant quatre longues années, l’objectif de ces lieux de mémoire érigés par les communautés villageoises est avant tout de montrer : montrer la douleur des survivants, montrer l’impact de la Grande Guerre sur la population locale, montrer l’impact de la Grande Guerre sur le village. Ailleurs, l’objectif est légèrement distinct comme l’a souligné Stéphane Tison : il faut pleurer, commémorer, honorer, se recueillir. Ces dernières façons de procéder se font donc de manière plus naturelle au cimetière qu’au cœur du village. En dehors du choix de l’emplacement, l’enjeu mémoriel passe par la sémiotique.
L’enjeu mémoriel passe par la sémiotique
Discours mémoriel des communes du Loiret
22Pour les monuments aux morts et plaques, les symboles les plus récurrents sont les palmes de laurier (54,81 % des monuments) – symbole de la victoire –, les croix de guerre (30,29 % des monuments) – manière de décorer à titre posthume tous ceux tombés au cours du conflit pour la défense de la Patrie –, et les couronnes de feuilles de chêne (18,03 % des monuments) – comme symbolique de la force, du courage mais également, si les concepteurs s’inscrivent dans la tradition latine, comme récompense militaire et ornement personnel le plus élevé en sa qualité de couronne civique (c’est-à-dire comme corona quercea). La palme de laurier se retrouve à proportion similaire sur des monuments situés dans le cimetière (85 – comme à Vennecy) et sur une place publique (83 – comme à Coullans) mais un peu moins quand le monument est près de l’église (53 – comme à Bray-en-Val) ou à la mairie (7 – comme à Engenville). Les croix de guerre se rencontrent principalement sur les monuments érigés sur des places publiques (53 – comme à Montigny), fréquemment sur ceux élevés dans les cimetières (40 – comme à Bondaroy) ou sur les places près des églises (30 – comme à Pers-en-Gâtinais). La couronne de chêne se retrouve sur les places publiques (31 – comme à Patay), dans les cimetières (26 – comme à Isles) et de temps à autre près des églises (15 – comme à Noyers). Ainsi les symboliques les plus récurrentes utilisées semblent très proches les unes des autres quand on a affaire à un monument aux morts situé soit dans le cimetière soit sur une place publique. Le message ne peut donc être entièrement compris en faisant référence à ces emplacements et ces seuls symboles récurrents. C’est dans la variation du thème que nous pouvons mieux cerner le discours mémoriel – très souvent culturel et politique – contenu par les monuments aux morts et voulu par les commanditaires.
23Ainsi, dans le département du Loiret, les représentations directes ou indirectes de la Nation sont assez rares. Le drapeau est utilisé sur 21 monuments ; 9 sont érigés sur des places publiques (Château-Renard), 5 sur les murs des mairies (Erceville), 4 dans les cimetières (Chilleurs-aux-Bois) et 3 sur des places publiques à proximité de l’église (Courtempierre). Le coq est représenté 11 fois : sept fois sur une place publique (Sermaises), trois fois sur une place publique à proximité de l’église (Nargis), une fois seulement dans le cimetière (Chevilly) mais jamais sur une mairie ; signe que la mairie, lieu éminemment républicain n’a pas besoin de cet attribut supplémentaire pour faire de l’objet un lieu de mémoire patriotique et républicain. A contrario, ériger le monument sur une place publique relativement neutre permet, par la symbolique, de transmettre un message contrôlé, d’où le choix de faire de ces monuments des lieux de mémoire patriotiques avec l’ajout du coq. Il en est de même pour l’ajout des neuf représentations de la République : huit fois elles trônent sur une place publique comme à Douchy ou Gien et une seule fois (à Fleury-les-Aubrais) dans le cimetière. Enfin, la référence à la petite patrie se fait principalement par l’apposition des armoiries de la ville. Cette situation se retrouve six fois : à Beaugency, Beaune-la-Rolande, Boiscommun, Courtenay, Patay et Sully-sur-Loire ; autant de monuments érigés sur des places publiques.
24Bien que ces lieux de mémoire soient chargés de rappeler le souvenir de ceux tombés lors de conflits, rares sont ceux faisant explicitement référence à la guerre. Aucune représentation de ses dégâts matériels ou humains par exemple, sauf sur une plaque commémorative édifiée dans l’église de Chaingy, sur une fresque de Marius Chatouillat ornant une chapelle commémorative latérale dédiée à Sainte-Jeanne d’Arc dans l’église de Saint-Ay37 et sur un monument aux morts élevé dans l’église de Saint-Cyr-en-Val ; ces trois étant une commémoration paroissiale élevée après la Grande Guerre et faisant aujourd’hui seulement référence à ce conflit. Pour les 416 monuments de notre corpus, l’évocation de la guerre passe par la représentation du casque (18 fois dont dix sur une place publique comme à Ascoux), de l’épée (9 fois dont quatre sur une place publique, trois dans le cimetière et deux fois près de l’église comme à Courtemaux), du canon (6 fois dont quatre fois sur une place publique comme à Chantecoq), des obus (à Bellegarde et Moulon), de boulets (Saint-Firmin-des-Bois), d’un bouclier (Saint-Ay) et de barbelés (Puiseaux). Plus que la guerre, ces lieux de mémoire commémorent donc la Nation en guerre (avec des représentations de la République casquée, en armure ou non) et les victimes directes ou indirectes des conflits. Dès lors, les représentations des civils et des combattants devraient être plus nombreuses.
25Néanmoins, cette importance est toute relative puisque les populations civiles sont représentées à neuf reprises seulement (2,16 %), soit sous les traits de mères, de veuves, d’orphelins, etc. et ces éléments sont érigés sur des places publiques comme sur une plaque commémorative à Meung-sur-Loire ou à proximité de l’église comme à Puiseaux. Parmi ces représentations, la plus fréquente est finalement celle de la pleureuse (cinq cas) : située au cimetière (Châteauneuf-sur-Loire), sur une place publique (trois fois dont une à Auxy) ou à proximité de l’église comme à Combreux. Les représentations des poilus ou des mobiles est cependant plus récurrente sans pour autant constituer une généralité. En effet, et contrairement à l’opinion généralement répandue selon laquelle les monuments aux morts – surtout ceux érigés après la Grande Guerre – portent très souvent des représentations de poilus, ceux-ci apparaissent 35 fois (8,41 % des monuments aux morts étudiés). Majoritairement, ils se retrouvent sur des places publiques (27 fois). Ils adoptent des postures variables : en médaillon comme à Aillant-sur-Milleron, en attente arme au pied comme à Ramoulu, recueilli comme à Combreux, dans la tranchée comme à Beaugency, mourant comme à Châtillon-sur-Loire ou encore mort comme à Cepoy. La représentation de la mort reste cependant rare : elle existe à Arrabloy, Cepoy, Châtillon-sur-Loire, Châteauneuf-sur-Loire et Fontenay-sur-Loing (1,20 %).
26Parmi les symboliques religieuses apposés sur ces monuments, la croix latine tient une place toute particulière car elle est présente sur 81 monuments (19,47 %), c’est-à-dire près de 2 fois et demi plus fréquente que les représentations de poilus. Bien évidemment ces croix latines se trouvent généralement sur des monuments élevés dans les cimetières (69 cas – comme à Tournoisis) et suivent donc la prescription à ce sujet fixée par l’article 28 de la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905 précisant l’interdiction « à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ». En conséquence, les monuments aux morts situés dans l’espace public ne devraient donc pas comporter de symboles religieux, à moins de les considérer malgré tout comme des monuments funéraires – or stricto sensu les monuments aux morts sont des cénotaphes et non des monuments funéraires. Par conséquent, même situés aux abords des églises, ces monuments aux morts intègrent l’espace public et leurs concepteurs auraient donc dû se conformer à la loi de Séparation. Pourtant, à douze reprises (2,88 %), la loi est bafouée : comme à Mézières-en-Gâtinais ou à Ingré, le monument est situé sur une place publique, à Baccon, il est certes à proximité de l’église mais malgré tout dans l’espace public.

Carte 2. – La présence d’une croix latine dans l’espace public.
27Nombre des communes bravant la loi se situent en dehors des cantons considérés par le chanoine Boulard comme des terres chrétiennes – et appartiennent donc à des paroisses indifférentes mais à traditions chrétiennes, sauf pour Bazoches-sur-le-Betz au nord-est du département en pays de mission – mais néanmoins à proximité de ces cantons où la pratique pascalisante demeure longtemps assez importante en proportion. L’explication de ces choix provient très probablement de la tradition pluriséculaire de la gestion de la mort et du mort, apanage de l’Église ; aussi placer ses morts sous la croix latine constitue tout autant un réflexe culturel ancestral qu’une référence explicite à une pratique religieuse assumée.
Un discours sémiotique commun ou des enjeux mémoriels locaux ?
28Là encore, des comparaisons géographiques s’imposent. Pour les 370 monuments précédemment évoqués, la croix de guerre est présente sur 34,05 % d’entre eux mais est représentée dans 68,10 % des cas dans les communes de la Zone rouge comprise entre le chemin des Dames et Verdun38, tandis que la palme de laurier se retrouve respectivement dans 60,54 % et 70,24 % des cas. Comme les monuments aux morts de ces régions septentrionales sont – nous l’avons montré – plus souvent érigés sur des places publiques, ce choix de symbolique a probablement pour objectif d’associer les populations civiles meurtries, occupées, réquisitionnées, exilées… au culte des morts pour la Patrie et ayant droit – au moins à titre posthume – à la croix de guerre et à la palme de laurier. C’est sans doute aussi pour cette raison que les représentations de civils très rares dans le Loiret (1,89 %) sont pratiquement cinq fois plus présentes (8,83 %) sur ceux érigés des Flandres aux Vosges.

Carte 3. – Représentation des morts et mourants dans les monuments aux morts communaux.
29Cette différence notable s’explique par l’expérience de guerre très différente des civils de ces espaces du nord et du nord-est de la France : occupation, réquisitions, enfermement d’otages civils, etc.39. Cette proportion des civils à proximité de la Zone Rouge correspond approximativement à la proportion des figures de poilus représentées dans le Loiret (8,92 %). Pourtant, dans ces communes du nord et du nord-est de la France, la figure du poilu est tout à la fois le ressortissant de la commune et l’allogène venu défendre ces territoires : c’est pourquoi il est présent dans 24,52 % des monuments situés entre Flandres et Vosges. Parmi ces représentations de poilus, les proportions de celles correspondant aux morts et aux mourants varient très fortement. Ainsi, des Flandres aux Vosges, 104 communes représentent un poilu mort ou mourant (6,25 % des monuments mais 25,44 % des poilus représentés dans cette zone). Ces 104 représentations correspondent à 8,23 % des morts et mourants représentés sur des monuments aux morts à travers la France40. Dans le Loiret, les représentations de morts et mourants se retrouvent sur 1,08 % des monuments et correspondent à seulement 12,12 % des poilus représentés sur les monuments aux morts.
30Ainsi, par la sémiotique choisie, révélatrice des enjeux de mémoire ayant cours dans ces lieux de mémoire très particuliers, les communes loirétaines semblent assez représentatives des ressorts culturels évoqués par les communes de cette France médiane n’ayant ni connu la proximité du front et n’ayant dès lors pas développé de symboliques en conséquence, ni fait partie de cette France religieuse, dans laquelle l’appréhension de la mort se place culturellement et instinctivement sous les auspices de la religion catholique et où se développe alors plus facilement une sémiologie de la mort, du mort et du mourant. Peut-être, alors, les communes du Loiret s’inscrivent-elles davantage dans une tradition républicaine où les symboles de la Nation et de la République fleurissent davantage ? Coqs, République, Victoire, etc. sont présents sur 5,95 % des monuments aux morts du département mais on les retrouve sur 11,24 % de ceux situés des Flandres aux Vosges, avec des différences, notamment au niveau des allégories de la Nation, de la Ville ou de la République plus récurrentes dans le Pas-de-Calais (16,09 %) que dans les Vosges (7,84 %) et plus encore que dans le Loiret (2,43 %). Sur ce point, aucune étude nationale ne permet déjà d’affiner l’analyse mais d’autres indices font penser que, dans leur ensemble, les communes loirétaines ne développent pas, en dehors des symboliques traditionnelles et récurrentes, de discours mémoriel très original. Ainsi, sur aucun des monuments aux morts du Loiret situés en dehors des églises, n’est représentée la figure de Jeanne d’Arc, malgré l’importance de la mémoire johannique dans la cité orléanaise ; pourtant celle-ci se retrouve à 32 reprises en Moselle. Certes, cette terre concordataire développe forcément des symboliques identitaires spécifiques mais Jeanne d’Arc se retrouve à 112 reprises dans d’autres départements français métropolitains faisant partie de la France de 1914 ; étant donc exclus les trois départements d’Alsace-Moselle. La similitude entre la carte produite par la mise en valeur des quartiles élaborés à partir de la part de ces monuments sur le nombre de communes du département et la carte des adultes pascalisants établie par le chanoine Boulard est alors saisissante et permet de confirmer l’importance et la profondeur des ressorts culturels – et notamment religieux – à l’œuvre dans le cadre de l’élaboration d’une mémoire des guerres et surtout des lieux de mémoire par l’intermédiaire des choix des symboliques portées sur le monument aux morts.

Carte 4. – Part des représentations de Jeanne d’Arc dans les monuments aux morts communaux situés sur des places publiques (à droite) et part des adultes pascalisants établie par le chanoine Boulard (à gauche).
*
31Finalement assez peu original dans son procédé, dans le choix des symboliques ou des emplacements, le processus mémoriel à l’œuvre dans le Loiret – élaboré au lendemain de la Première Guerre mondiale – apparaît très révélateur, voire archétypal, des ressorts principaux conduisant les populations locales à ériger, au sein de leur espace de vie quotidien, des monuments aux morts et des plaques commémoratives à la suite des différents conflits des XIXe et XXe siècles. Ces constructions, éminemment culturelles et politiques, révèlent les aspirations profondes des communautés – généralement villageoises – face à l’impossibilité de gérer, comme il en est l’usage en temps de paix, la mort et surtout le corps du défunt. En dehors de ces ressorts culturels et politiques, l’expérience de guerre différenciée des régions du territoire explique les choix cruciaux qui déterminent ces lieux de mémoire, confirmant le caractère exemplaire du Loiret.
Notes de bas de page
1 Archives départementales du Loiret, 492 O suppl 5 M/2.
2 Louis Gallouédec, géographe de formation originaire de Morlaix (il y est né le 17 février 1864), est maire de la commune de Saint-Jean-de-Braye de 1912 à 1937 et conseiller général du canton de 1907 à 1937. Georges Joumas, Louis Gallouédec, 1864-1937. Géographe de la IIIe République, Paradigme, 2006, thèse d’histoire de l’université d’Orléans, 2005.
3 Antoine Prost, Les Anciens combattants et la société française (1914-1939), Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977, 3 vol.
4 Monique Luirard, La France et ses morts. Les monuments commémoratifs dans la Loire, Saint-Étienne, université de Saint-Étienne – Centre interdisciplinaire d’études et de recherches sur les structures régionales, 1977, 145 p.
5 Celles d’Hervé Moisan sur la Nièvre, de Kim Danière sur le Rhône, d’Yves Pilven Le Sevellec sur la Loire-Atlantique, d’Alexandre Niess sur la Marne, etc.
6 C’est-à-dire 2 148 communes pour la période qui nous intéresse.
7 Nous rédigeons ces lignes alors que la nouvelle organisation régionale ne prévoit pas de modification pour la région Centre en dehors de l’ajout, souhaité par ses élus unanimes, de l’expression touristique « Val de Loire ».
8 Cette définition inclut 164 communes dans ce périmètre.
9 Le cas se présente notamment à Saint-Jean-de-Braye où le monument a été déplacé d’une cinquantaine de mètres pour des raisons de voirie.
10 Stéphane Tison, Comment sortir de la guerre ? Deuil, mémoire et traumatisme (1870-1940), Rennes, PUR, 2011, p. 12.
11 Reinhardt Koselleck, « Les monuments aux morts depuis la Révolution française », Iconographie et Histoire des mentalités, Paris, CNRS, 1979, p. 113-123.
12 Jean Ajalbert, Comment glorifier les morts pour la Patrie, Paris, Crès, 1916.
13 Jean des Vignes-Rouges, « Comment la France de demain devra-t-elle immortaliser la Mémoire de ses Héros ? », La Revue du front et le Souvenir, janvier 1917, n ° 2/13 de la deuxième série.
14 Statuts de l’association « Reconnaissance nationale », cités par Jean Ajalbert, op. cit.
15 Quatre des six morts de Bouzonville-en-Beauce (Georges Fourniguet, André Gauthier, Lucien Hubeau et Fernand Pérelle) sont dans le même cas tandis qu’Albert Branjauneau est inscrit sur le monument de Germignonville et Pierre Vincent sur celui Manchecourt, leurs communes de naissance.
16 Les quatre morts de Faronville (Jean Marc, Léonce Ménager, Georges Pouteau et Louis Vaury) ne semblent donc être inscrits sur aucun monument.
17 Le relevé des plaques et monuments situés dans les églises est loin d’être exhaustif puisque ces bâtiments sont bien souvent fermés et les possesseurs des clefs sont souvent introuvables.
18 Archives départementales du Loiret, 360 O suppl 5 M/1.
19 Dans ce cas, deux séquences chronologiques différentes ont été repérées : la première comprend la guerre de 1870-1871, les guerres coloniales, la Grande Guerre, 1939-1945 et la guerre d’Algérie ; la seconde correspond à la guerre franco-prussienne, la Grande Guerre, la Seconde Guerre mondiale, celle d’Indochine et celle d’Algérie.
20 Guy Pervillé, « La guerre d’Algérie en face », L’Histoire, no 331, mai 2008, p. 96.
21 Baule, Beaugency, Boigny-sur-Bionne, Châteauneuf-sur-Loire, Mardié et Puiseaux.
22 Beaugency, Beaune-la-Rolande, Chevillon-sur-Huillard et Saint-Jean-de-la-Ruelle.
23 Étant alors entendu que la Seconde Guerre mondiale est alors perçue comme la période 1939-1940 et non pas 1939-1945.
24 À Beaune-la-Rolande, sans prendre en considération les monuments et plaques consacrés aux déportés et internés du camp de transit, il est possible de recenser un monument pour 1870-1871 dans le cimetière, une plaque commémorative pour 1914-1918 dans la mairie, un monument pour 1914-1918 et 1939-1945 sur une place publique et un monument pour la guerre d’Algérie sur une place publique également.
25 Baule, Boigny-sur-Bionne, Briare, Chambon-la-Forêt, Châteauneuf-sur-Loire, Mardié, Puiseaux, Saint-Jean-de-Braye et Saint-Jean-de-la-Ruelle.
26 Pour la question de la gestion des listes nominatives à mentionner sur les monuments aux morts, voir l’article d’Annie Deperchin, « Guerre, mort et droit », in Isabelle Homer, François Cochet, Philippe Buton (dir.), Le soldat et la mort dans la Grande Guerre, PUR, à paraître.
27 Archives départementales du Loiret, 328 O suppl 5 M/1.
28 Archives départementales du Loiret, 360 O suppl 5 M/1.
29 Fernand Boulard, Matériaux pour l’histoire religieuse du peuple français XIXe -XXe siècles, Paris, PFNSP/EHESS/CNRS, tome 1, 1982.
30 Ibid., carte B. 21.
31 Stéphane Tison, op. cit., p. 168.
32 Alexandre Niess, « Commémorer les morts pour la patrie après la Grande Guerre : l’Église et les monuments aux morts dans les diocèses de Reims et Châlons », in Véronique Beaulande-Barraud (dir.), Église, Mémoire(s), Éducation. Mélanges offerts à Jean-François Boulanger, Reims, ÉPURE, 2015, p. 223-262.
33 Ibid.
34 Kim Danière, Les Monuments aux morts de la Première Guerre mondiale, Lyon, université Louis Lumière-Lyon 2, 1996, p. 29.
35 Yves Pilven Le Sevellec, « Les monuments aux morts en Loire-Inférieure », in Visions Contemporaines, n ° 3, février 1989, p. 7-70 et no 4, mars 1990, p. 7-132.
36 Alexandre Niess, « Des Flandres aux Vosges : la commémoration des populations civiles sur la ligne de front », in Nadège Mariotti, Marie-France Paquin (dir.), Lignes de front. Visages de la Grande Guerre, Les Éditions du Net, novembre 2015.
37 Sur cette question, voir infra Yann Rigolet, « Jeanne d’Arc dans la Grande Guerre, entre Revanche et Union Sacrée : l’apogée d’un mythe local et national » et les illustrations 13 à 17 du cahier en couleur, ainsi que Alexandre Niess, « Commémorer… », op. cit.
38 Alexandre Niess, « From the Chemin des Dames to Verdun. Memory of the First World War in the War Memorials in the Red Zone », in Patricia Lorcin, Daniel Brewer (dir.), France and its Spaces of War, New York/Minneapolis, Palgrave MacMillan/European Studies Consortium, University of Minnesota, 2009, p. 121-132.
39 Annette Becker, Oubliés de la Grande Guerre. Humanitaire et culture de guerre (1914-1918), populations occupées, déportés, civils, prisonniers de guerre, Paris, Noêsis, 1998 ; Philippe Nivet, La France occupée, 1914-1918, Paris, Armand Colin, 2011 ; Philippe Nivet, Coraline Coutant-Daydé, Mathieu Stoll (dir.), Des sources pour l’histoire. Archives de la Grande Guerre, Rennes, PUR, 2014.
40 Alexandre Niess, « La représentation des corps sur les monuments aux morts de France », in Isabelle Homer, François Cochet, Philippe Buton (dir.), Le soldat et la mort dans la Grande Guerre, PUR, à paraître.
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