La lente émergence de la mémoire de l’internement et de la déportation juive : le CERCIL
p. 31-42
Texte intégral
1Le Centre d’étude et de recherche sur les camps d’internement dans le Loiret et la déportation juive est aujourd’hui une institution reconnue, sur le plan local, régional et national. Il investit tout autant les champs historiques et mémoriels que patrimoniaux ou culturels. C’est l’aboutissement de deux, voire trois, démarches, parallèles et complémentaires, qui se sont rejointes pour donner naissance au CERCIL au début des années 1990, dans le contexte d’une reconnaissance nouvelle de la Shoah à l’échelle nationale et internationale.
2Cette étude se fonde sur des entretiens avec les principaux acteurs de la création et du développement du CERCIL (Hélène Mouchard-Zay, Éliane Klein, Serge Klarsfeld et Nathalie Grenon) et les archives communiquées par leurs soins. Malgré les limites évoquées, une histoire demeure possible. La pertinence de ce sujet nous semble d’autant plus importante qu’elle permet d’aborder, de manière concrète, la mémoire des persécutions contre les Juifs de France durant la Seconde Guerre mondiale, pendant une séquence de 70 ans, de 1945 à nos jours, à partir de l’histoire singulière des camps du Loiret. Nous verrons ainsi comment histoire personnelle, histoire locale et histoire nationale interagissent fortement. Cette analyse permet, enfin, d’incarner le basculement de générations qui s’opère, au cours des années 1980, dans la construction de la mémoire de la Shoah, non sans difficultés parfois.
3Cette étude se veut une première évocation d’un sujet inscrit au cœur d’une histoire très contemporaine. L’absence de recul, l’ouverture partielle des archives, et des enjeux politiques qui courent parfois jusqu’à nos jours, dessinent des limites à mon propos. Elle ne saurait donc prétendre épuiser le sujet, mais humblement rappeler la spécificité de l’histoire des camps d’internement du Loiret et leur mémoire après-guerre, les étapes fondatrices de la naissance de ce qui allait devenir le CERCIL, avant de souligner les principales facettes de son activité actuelle.
La mémoire immédiate des camps d’internement du Loiret
4Pour mieux comprendre la création du CERCIL, il importe de revenir rapidement sur l’histoire des camps d’internement du Loiret et sur l’éclosion après-guerre d’une mémoire de ces événements.
5En périphérie du centre-ville des communes de Pithiviers et Beaune-la-Rolande, les autorités décident l’implantation en 1939 de lieux potentiellement fermés destinés à l’hébergement ou l’internement, des camps, en fonction d’objectifs essentiellement liés à la défense du pays. Après l’armistice de juin 1940, les troupes d’occupation allemandes utilisent les sites pour la détention de milliers de prisonniers de guerre français. Entre 1941 et 1943, plus de 16 000 Juifs, dont près de 4 500 enfants, ont été internés dans les deux camps de Pithiviers et Beaune-la-Rolande. Ces camps sont gérés par l’intendance de police de la préfecture d’Orléans, sous le contrôle des Allemands.
6L’histoire de l’internement débute véritablement avec l’arrivée de 3 700 hommes juifs étrangers, majoritairement polonais, arrêtés le 14 mai 1941 par la police française, à la demande des autorités allemandes. Ils restent dans ces deux camps, vidés des prisonniers de guerre, pendant plus d’un an, victimes d’un internement qui se durcit au fil des mois et qui reste marqué par l’incurie de l’administration. Ils sont déportés dans leur très grande majorité par trois convois qui partent directement vers Auschwitz-Birkenau entre le 25 juin et le 17 juillet 1942.
7Les 16 et 17 juillet 1942, 8 160 personnes, (1 129 hommes, 2 916 femmes, 4 115 enfants, ceux-ci étant presque tous français) sont arrêtées par la police française, à la demande des SS, et entassées pendant plusieurs jours au Vel’ d’Hiv’ à Paris. Environ 7 600 sont transférées dans les camps du Loiret, où rien n’a été prévu pour les accueillir. Des épidémies se déclarent. Des enfants meurent. Les autorités françaises ont proposé qu’on déporte également les enfants, que les nazis ne réclamaient pas encore. Dans l’attente de la réponse d’Eichmann à Berlin, les Allemands décident de déporter les adultes sans les enfants. Cette question du sort des enfants constitue un trait emblématique de l’histoire et de la mémoire des camps du Loiret.
8L’intendance de la police à la Préfecture d’Orléans constitue alors quatre convois à destination du camp d’Auschwitz-Birkenau, essentiellement des pères avec leurs enfants adolescents et des mères avec les adolescentes, entre le 31 juillet et le 7 août. Les 3 000 enfants les plus jeunes restent seuls dans les camps, dans des conditions effroyables, avec quelques adultes pour les encadrer. Ces enfants sont ensuite transférés à Drancy et déportés dans la deuxième quinzaine d’août. Leur tragique parcours marque considérablement tous ceux qui les entourent. Aucun de ces enfants n’est revenu. Un dernier convoi quitte le 21 septembre 1942 la gare de Pithiviers vers Auschwitz-Birkenau, avec notamment 168 enfants.
9Presque tous les Juifs internés dans ces camps au cours de ces deux années ont été déportés par les nazis, avec l’assentiment et le concours du régime de Vichy : plus de 8 100 d’entre eux sont partis directement vers Auschwitz-Birkenau, dans huit convois, six depuis Pithiviers et deux depuis Beaune-la-Rolande. Les autres, en particulier les enfants du Vel’ d’Hiv’, ont transité par le camp de Drancy avant d’être déportés à leur tour. Si la grande majorité des convois de déportation sont formés depuis le camp de Drancy, ces huit convois sont une exception en 1942 avec celui parti d’Angers en juillet.
10L’arrêt des déportations directes ne marque pas la fermeture des camps. À partir de septembre 1942 et jusqu’en août 1944, 3 000 internés politiques, pour beaucoup communistes, sont enfermés dans le camp de Pithiviers. D’octobre 1942 à juillet 1943, 1 400 Juifs sont internés dans le camp de Beaune-la-Rolande. Les transferts vers Drancy se poursuivent tout au long de la période.
11Dès 1946, des commémorations sont organisées sur place à l’initiative de l’Association des anciens déportés juifs de France. Il s’agit d’une association fondée à Paris, au printemps 1945, par des rescapés du camp d’Auschwitz-Birkenau. Elle rassemble, autour de personnalités comme Marceau Vilner ou Henry Bulawko1, des centaines d’adhérents porteurs d’une culture yiddish, issus massivement de l’immigration juive polonaise en France dans les années 1920 et 1930. L’association organise notamment un pèlerinage annuel sur les sites des anciens camps, autour du 14 mai, choisie comme date symbolique. Celle-ci incarne de fait une facette de l’internement, celle des hommes du « billet vert », dont des rescapés appartiennent à ses rangs, mais demeure peu représentative de celle des familles de l’été 1942.
12Une commémoration officielle se tient à l’occasion du pèlerinage, réunissant les rescapés, les familles de disparus, les autorités, les représentants du monde combattant ainsi qu’une assistance de taille variable issue de la population locale. Deux plaques rappelant sommairement l’histoire des camps sont inaugurées en 1946, dans ces deux communes, à l’occasion des cérémonies. De ce point de vue, dès l’après-guerre, le souvenir des camps n’est pas absent de la mémoire locale2. Il reste pourtant largement comme l’expression d’une mémoire exogène, celle des « Juifs » venant de Paris pour les manifestations. Des connections avec l’environnement sont mentionnées, à travers le soutien de certains habitants aux internés ou l’aide apportées par des figures marquantes comme l’assistante sociale de la Croix-Rouge Madeleine Rolland. Il faut attendre, cependant, 1957 pour qu’un monument soit installé, à l’initiative de l’association, sur le site de l’ancien camp à Pithiviers et, en 1965, sur celui de Beaune-la-Rolande, sur lesquels seule une partie des noms des déportés ont été inscrits. Entre-temps, les installations avaient été démantelées, certains bâtiments vendus par les Domaines, et seules quelques rares traces subsistaient in-situ. Par ailleurs, le rôle de l’État français dans la gestion des camps et le concours apporté aux déportations demeurent autant de questions laissées à l’arrière-plan, voire occultées. Il n’y a pas de ce point de vue de dichotomie entre mémoire locale et mémoire nationale. La censure du gendarme français gardant le camp de Pithiviers dans le film d’Alain Resnais Nuit et brouillard en 1956 demeure emblématique de ces refoulements3.
Les rôles de Serge Klarsfeld, Éliane Klein et Hélène Mouchard-Zay
13Alors que les cérémonies annuelles perdurent, avec une audience en décroissance au fil des décennies, de nouveaux relais émergent à partir des années 1970.
14L’avocat Serge Klarsfeld entame au début des années 1970 une vaste enquête afin de retrouver les principaux responsables allemands encore vivants de la Solution finale de la question juive en France4. Il s’appuie notamment sur le sort des enfants des camps du Loiret pour mobiliser l’opinion. Ainsi, en 1973, il donne au maire d’Orléans de l’époque une documentation à leur sujet, à l’occasion d’une remise de médaille de la ville à son épouse, Beate Klarsfeld. En 1975, l’avocat identifie le juriste Friedrich Merdsche, dit Fritz, ancien chef du Sipo-SD à Orléans entre septembre 1942 et août 1944 et, à ce titre, directement en charge du suivi des camps du Loiret et des déportations. L’année suivante, la ville d’Orléans le mandate pour mener une mission exploratoire d’information, par une délibération du conseil municipal du 27 février 1976 :
« Pour étudier les conditions dans lesquelles il peut être mis fin à l’impunité totale dont jouit depuis la fin de la guerre le capitaine SS Fritz Merdsche, ancien chef de la police nazie de la région d’Orléans, deux fois condamné à mort par contumace en France et devenu, après 1945, magistrat à Francfort. »
15Serge Klarsfeld se rend à ce titre à Francfort, en 1976, pour remettre des pièces accusant Merdsche et se voit arrêté à cause du mandat d’arrêt le frappant dans l’affaire Kurt Lischka5. La pression de l’opinion est telle que Serge Klarsfeld est, finalement, relâché. Merdsche est quant à lui inculpé. Au terme des recherches entreprises, deux procès vont dès lors être envisagés : l’un regroupant les responsables à l’échelle nationale des persécutions antijuives ; l’autre avec les responsables régionaux, parmi lesquels Merdsche. Mais celui-ci décède en 1985 avant l’aboutissement des poursuites.
16Le travail entamé par Serge Klarsfeld vient raffermir dans la ville d’Orléans, préfecture du Loiret, le souvenir des années noires en lui donnant une actualité palpable et en le transformant en un enjeu concret. Cette démarche s’inscrit de plus dans un contexte marqué par le renforcement de la mémoire du génocide des Juifs, en France mais aussi en Europe et aux États-Unis6.
17Or sans lien avec la démarche impulsée par Serge Klarsfeld, une initiative est entamée au sein de la communauté juive concernant les camps du Loiret, portée par Éliane Klein, l’une des figures7. Sa propre famille, installée à Orléans avant 1939, est directement victime des persécutions et de la déportation. Ses parents, passés en zone sud en 1942 avec elle, alors qu’elle était âgée de 11 mois, et ayant réussi à se cacher, se rendent chaque année au pèlerinage à Pithiviers et Beaune-la-Rolande. Elle garde le souvenir de leur émotion après chaque pèlerinage et d’une histoire familiale qui lui est transmise. Dans son engagement, « la rumeur d’Orléans », en 1969, tient en outre une place également importante8. Au début des années 1980, Éliane Klein fonde la section Centre du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), alors présidé au niveau national par l’avocat Théo Klein. Avec le président de la communauté juive, elle entame également des démarches pour voir reconnaître l’action de sauvetage envers les Juifs persécutés de la part de certains habitants de la région durant la Seconde Guerre mondiale. Le premier dossier qu’elle porte concerne la famille Tessier, des maraîchers de Pithiviers, qui cachèrent l’interné Froim Polak avant de sauver la famille toute entière de 12 personnes. Les liens tissés restent forts et se prolongent après-guerre. Le 14 mai 1984, le Mémorial de Yad Vashem décerne à Henri Tessier et à son épouse, ainsi qu’à leur fille cadette Jeanine, le titre de Juste parmi les Nations au cours d’une cérémonie organisée dans la synagogue d’Orléans.
18Le projet de création d’un musée de la résistance et de la déportation sur la commune de Lorris-en-Gâtinais, à une cinquantaine de kilomètres d’Orléans, exerce alors, en 1986, un rôle déterminant. La communauté juive d’Orléans est sollicitée pour soutenir le projet et rédiger un texte relatif aux camps d’internement. Éliane Klein, aidée de Jeannie Guérin, déjà engagée dans l’aide aux juifs soviétiques et de Claude Fischel, un professeur d’allemand, se mobilise en faveur de cette initiative. Néanmoins, les rapports se tendent rapidement avec l’association porteuse, dont le manque de sensibilité au sort des internés juifs laisse aux acteurs un souvenir frappant. Devant cette situation, le CRIF et la communauté juive se retirent de concert du projet.
19Leur souhait de voir l’histoire des camps d’internement pleinement reconnue demeure toutefois entier. Éliane Klein entreprend alors, à la fin des années 1980, une série de rencontres avec Théo Klein, Serge Klarsfeld, Henry Bulawko et le maire d’Orléans, Jean-Louis Bernard, afin d’envisager une action en ce sens dans la capitale de la région Centre. Cette préoccupation se formalise après l’élection du maire socialiste Jean-Pierre Sueur à la tête d’Orléans, en 1989, et l’arrivée, parmi les élus, d’Hélène-Mouchard-Zay, fille de Jean Zay, et universitaire à la Faculté des Lettres d’Orléans. Hélène Mouchard-Zay devient conseillère municipale chargée des relations culturelles internationales et aux droits de l’homme. Dès l’avant-guerre, les familles d’Éliane Klein et d’Hélène Mouchard-Zay se connaissaient et des liens perdurent après-guerre.
20Mais là encore, cette troisième dynamique, qui ne semble pas directement inspirée par les deux premières, va néanmoins converger vers elles.
21L’année 1990 est, en effet, marquée par une succession « hallucinante » d’événements, pour reprendre la formule d’Hélène Mouchard-Zay, dans le contexte du 45e anniversaire de la libération d’Auschwitz et dans les suites médiatiques du procès à Lyon du SS Klaus Barbie en 19879. Ce début des années 1990 correspond également au lancement de plusieurs musées ou mémoriaux liées à l’histoire de l’internement ou de la persécution des Juifs en France, à Lyon, Izieu ou aux Milles par exemple, prolongeant un renouveau de l’historiographie sur le sujet. Le premier de ces événements est la sortie, le 26 avril 1990, d’un article d’Éric Conan dans L’Express sur les camps du Loiret, inspiré par Serge Klarsfeld. Le journaliste cherchait alors un sujet original. Il l’avait consulté après les accusations formulées contre Jean Leguay et René Bousquet et la polémique concernant ses liens avec le président de la République François Mitterrand. L’avocat l’oriente vers le sort des enfants du Vel’ d’Hiv’ dans les camps du Loiret et leur déportation, emblématique de la responsabilité du régime de Vichy durant cet été 194210.
22Alors qu’une grande partie de l’opinion vient de découvrir avec consternation la profanation du cimetière juif de Carpentras quelques jours plus tôt, se déroule, le 13 mai 1990, le pèlerinage annuel à Pithiviers et Beaunela-Rolande. L’assistance est plus fournie que les années passées. Pour la première fois, Hélène Mouchard-Zay est invitée à participer aux cérémonies. L’émotion née de la profanation et la publication de l’article très documenté d’Éric Conan sont au cœur des discours, notamment de celui du nouveau maire de Pithiviers, Henry Berthier, un instituteur, sensible à la mémoire des camps d’internement du Loiret. Le maire Berthier parle des enfants, du silence de la population et de la responsabilité du régime de Vichy. Le discours tranche avec ceux des années passées qui mettaient en avant la rafle du « billet vert », la responsabilité des nazis et des actes de solidarité manifestés par la population. Il marque un tournant. « On a l’impression que tout le monde découvre cette histoire », se souvient Hélène Mouchard-Zay11.
23Tous ces faits interpellent l’élue et la citoyenne. Hélène Mouchard-Zay se retourne sur cette histoire, sur sa propre histoire, au terme d’un long cheminement personnel où la mémoire de son père se mêle à la nécessaire lutte contre l’antisémitisme. Pour elle, il est insupportable que l’histoire des camps du Loiret reste dans ce qu’elle perçoit comme un silence massif, y compris dans la mémoire locale, et malgré les commémorations annuelles. Par ailleurs, les événements de Carpentras montrent à ses yeux que cette histoire est aussi un enjeu pour le présent, alors que l’extrêmedroite progresse au fil des scrutins électoraux.
24La cérémonie de 1990 suscite également d’autres réactions. À Beaunela-Rolande, le monument est rénové et dévoilé, malgré le refus initial de la commune de soutenir les travaux. Si l’association des Fils et Filles des déportés juifs de France (FFDJF) est représentée depuis des années lors du pèlerinage annuel, et participe au dépôt de gerbes, c’est la première fois qu’une délégation importante de l’association, avec Serge Klarsfeld à sa tête, se rend sur place en affrétant un car depuis Paris. Symboliquement, le groupe s’est d’abord rendu devant le domicile parisien de René Bousquet pour rappeler ses crimes. La présence de cette délégation des FFDJF devient dès lors une tradition.
25Si le centre de gravité de la mémoire portée par les associations en charge du pèlerinage annuel, prenait surtout en compte les premiers internés, les hommes, il se déplace dès lors vers les enfants et les mères, non sans provoquer des tensions entre les dirigeants de l’AADJF et des FFDJF.
La création du CERCIL et ses activités
26Les trois dynamiques, portées par Serge Klarsfeld, Éliane Klein et Hélène Mouchard-Zay, convergent, en 1990, nourries par un contexte national singulier. La genèse du CERCIL est en marche. À la suite des cérémonies du printemps 1990, Hélène Mouchard-Zay souhaite créer une exposition pour toucher le plus grand nombre, ainsi qu’un centre de recherche, incluant une campagne de recueil de témoignages, destiné tout particulièrement aux publics scolaires. Elle sollicite Jean-Pierre Sueur pour appuyer la création d’une nouvelle association appelée à porter ces projets. Au cap des années 1990 et 1991, le soutien du maire est acquis. En attendant, une petite équipe de bénévoles avec Hélène Mouchard-Zay, Éliane Klein, Jeannie Guérin, Claude Fischel et une juriste Nathalie Grenon, investit l’Hôtel de Ville, avec la bienveillance des équipes municipales. Les municipalités de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande accueillent également favorablement l’initiative, même si les relations avec les populations locales se révèleront parfois tendues12. Serge Klarsfeld et Henry Bulawko sont également sollicités. Serge Klarsfeld en devient l’un des soutiens parmi les plus actifs et met sa notoriété au service du projet.
27Une délibération est adoptée par la ville d’Orléans le 24 mai 1991, formalisant son appui. Il est alors prévu que les villes soient représentées par deux sièges, dont le maire Jean-Pierre Sueur et Hélène Mouchard-Zay pour Orléans. Suite aux débats, au cours desquels l’opposition propose d’être également représentée dans les instances de l’association, le nombre de sièges des communes passent de 2 à 3, suscitant une nouvelle délibération le 12 juillet suivant. Ce même 12 juillet, les statuts sont officiellement déposés en préfecture. Si le soutien du maire d’Orléans est acquis, celui de certains de ses adjoints demeure plus problématique, ceux-ci s’interrogeant sur l’opportunité d’une telle initiative13.
28La nouvelle entité s’intitule le Centre de recherche et de documentation sur les camps d’internement et la déportation juive dans le Loiret. Elle prend la forme d’une association loi 1901. Son président est le maire d’Orléans, Jean-Paul Sueur, le secrétaire, Henry Berthier, le maire de Pithiviers et le trésorier est Edmond Suttin, maire de Beaune-la-Rolande.
29Une quatrième commune vient rejoindre en 1992 ce noyau actif. Il s’agit de la commune de Jargeau où fut installé un camp d’internement de prostituées et majoritairement de nomades durant l’Occupation. En 1990, l’ancien camp de Jargeau fait également l’objet d’une attention particulière. Un étudiant en histoire contemporaine, Pascal Vion, a rédigé, en 1988, un mémoire de maîtrise sur l’histoire de ce camp à l’université d’Orléans. Le maire de l’époque, François Landré, tente alors de faire apposer une plaque sur le site. Une première délibération est mise en minorité au conseil municipal en mars 1990. Une nouvelle proposition est présentée en décembre 1991 et adoptée.
30À la base du Centre figure donc d’emblée l’ancrage sur le territoire du Loiret en s’appuyant sur ses élus. Avec les communes, d’autres partenaires rejoignent le cercle des membres fondateurs, reflet de la pluralité des sensibilités associées au projet et de la volonté de réunir l’ensemble des acteurs de la mémoire des camps par-delà les générations : la communauté juive d’Orléans, la section Centre du CRIF, les FFDJF, l’AADJF, l’association des Amis de Jean Zay, le Centre de documentation juive contemporaine de Paris, et l’université d’Orléans. Des personnalités comme Serge Klarsfeld, Henry Bulawko, Hubert Cain ou Antoine Prost siègent à ce titre.
31Outre ces instances dirigeantes, l’association s’appuie sur un comité d’experts, réunissant historiens locaux, historiens spécialistes de la Seconde Guerre mondiale, rejoints par Henry Bulawko avec notamment Serge Klarsfeld, Denis Peschanski, Jean-Pierre Azéma, Jean-Marie Flonneau, Éric Conan, qui sort en septembre 1991 un ouvrage prolongeant son article. Le professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Orléans, Yves Durand, est contacté, mais décline l’invitation.
32Sur le fond, conformément à l’ambition initiale, le Centre se donne comme objectif d’approfondir la connaissance de l’histoire des camps du Loiret, de rassembler la documentation et les témoignages disponibles, et de la diffuser auprès du plus grand nombre, en particulier des enseignants, y compris sous la forme de publications. Elle affiche d’emblée son exigence de faire le lien entre la recherche historique, la parole des anciens internés, les populations locales et le grand public.
33Au cours du conseil d’administration de juin 1991, l’idée de réaliser une exposition est précisée. Le travail effectif débute à l’automne 1991, à travers une vaste collecte de documents dont la presse fait état. De nombreux contacts émergent parmi lesquels Marc Korenbajzer, racontant le parcours de son père, Abraham Lejb Korenbajzer, interné au camp de Pithiviers puis évadé vers l’Afrique du Nord et engagé dans les Forces françaises libres, et celui de sa demi-sœur, Aline, née à Paris le 31 août 1939. Elle a été arrêtée avec sa mère le 16 juillet 1942, internée au Vel’d’Hiv puis à Beaune-la-Rolande. Elle a été déportée avec sa mère le 28 août à Auschwitz-Birkenau où elle a été gazée à son arrivée, le jour de son troisième anniversaire.
34D’emblée, Hélène Mouchard-Zay a la conviction que « le parcours dramatique d’Aline résume toute l’histoire des camps ». Elle évoque cette histoire avec une proche, la graphiste Joëlle Carreau-Labiche. Celle-ci appose son visage sur la première affiche de l’institution. Son visage demeure aujourd’hui encore l’incarnation du CERCIL.
35L’année 1992 marque les débuts officiels de l’association. Le 15 juin 1992, l’exposition est inaugurée dans le hall de la mairie. Elle s’intitule « Histoire et mémoire, les camps d’internement du Loiret, 1941-1943 », se composant de 50 panneaux, d’un catalogue et de matériels pédagogiques14. Le même jour, l’association inaugure son siège dans un local mis à disposition par la ville d’Orléans, place Saint-Pierre-le-Puellier. Le local se veut avant tout un centre de documentation rassemblant les archives collectées et les proposant au public. Simone Veil, que connaissait personnellement Jean-Pierre Sueur, alors secrétaire d’État aux collectivités territoriales préside l’inauguration.
36L’exposition suscite un grand enthousiasme parmi la population qui vient nombreuse la découvrir, plusieurs centaines de personnes, dont de nombreux parisiens. La République du Centre titre : « Le Loiret retrouve la mémoire des camps15 ». La presse relaye fortement la manifestation qui prend une dimension nationale. Régis Guyotat, le correspondant local du Monde et journaliste sur France culture, contribue notamment à cette médiatisation16.
37En 1993, la petite équipe est renforcée avec l’arrivée de Benoît Verny, alors professeur d’histoire au lycée Benjamin Franklin et chargé de cours à l’université, grâce au soutien du Rectorat. Le budget 1993 affiche un montant de 300 000 francs (un peu plus de 46 000 euros), dont un tiers des ressources est apporté par la ville d’Orléans et un autre tiers par la DRAC, le reste venant de la région Centre, de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande et de cotisations.
38En 1995, le centre devient le Centre d’étude et de recherche sur les camps d’internement dans le Loiret et la déportation juive (CERCIL), pour des raisons de commodités, afin que l’abréviation soit plus prononçable. La même année, Hélène Mouchard-Zay est nommée directrice bénévole. Elle s’appuie sur Nathalie Grenon qui vient l’épauler dans l’animation de cette structure en devenir. Le travail scientifique est conduit par Benoît Verny puis par Catherine Thion qui rejoint la petite équipe de permanents en 2005.
39Le travail demeure toutefois largement « artisanal » selon le mot d’Éliane Klein17. Le CERCIL poursuit le recueil des témoignages d’anciens internés, la collecte des archives dans les fonds publics et les fonds privés tout en développant une politique d’action culturelle hors les murs, à l’échelle régionale, voire au-delà : représentations théâtrales, conférences, colloques ou journées d’étude dont le plus emblématique est celui tenu à Orléans, en 1996, codirigé par Annette Wieviorka et Claude Mouchard sur La Shoah : témoignages, savoirs, œuvres18.
40En 1995, également, sortent les trois premiers ouvrages édités par le CERCIL qui illustrent bien les préoccupations affichées par l’Institution. Il s’agit de Lettres à Chana – un recueil de 141 lettres écrites par un interné de Pithiviers, Isaac Schoenberg, entre mai 1941 et juin 1942, adressée à sa fiancée, témoignage écrit au jour le jour avec pudeur et force sur l’internement à Pithiviers19, la monographie sur le camp de Jargeau issue des travaux de Pascal Vion, et Une petite fille privilégiée de Francine Christophe qui inaugure sa collection « témoignage ».
41Toutefois, le CERCIL doit affronter des crispations régulières. Sa création médiatisée n’éteint pas toutes les polémiques, par exemple, sur le rôle des autorités françaises, des gendarmes en charge de la garde des camps ou de l’administration avec le rôle du sous-préfet de Pithiviers, Michel Junot, courant 1942 qui poursuit, devant les tribunaux dans les années 1990, ceux qui l’impliquent dans les départs en déportation.
42Si un patient travail d’enquête et de médiation est mené localement dans les communes de Pithiviers, Beaune-la-Rolande et Jargeau conduisant notamment à l’installation de nouvelles plaques ou à l’organisation de visites des sites, la sensibilité du sujet sur place demeure20. Les relations avec les associations patriotiques peinent également à se normaliser à Orléans. Des critiques plus ou moins diffuses sont formulées de manière récurrente sur la trop grande place donnée à la déportation des Juifs. Par ailleurs, l’accent mis sur le sort des enfants au détriment de la mémoire des hommes de la première période suscite épisodiquement des remarques parmi les familles de disparus ou de rescapés.
43Au cap des années 2000, le CERCIL est parvenu à s’imposer, mais son activité demeure entravée par des moyens limités et l’exiguïté de ses locaux. Si l’engagement politique du président et de la directrice sont marqués, l’alternance à la tête de ville d’Orléans en 2001 ne vient pas enrayer le développement du Centre. L’ancien maire demeure président jusqu’en 2008, année où Hélène Mouchard-Zay lui succède. Permanente du CERCIL depuis 2004, Nathalie Grenon devient alors directrice. Sous l’égide du député-maire Serge Grouard, la nouvelle équipe municipale d’Orléans n’en demeure pas moins active au sein des instances du CERCIL, dépassant les clivages politiques et soutenant l’institution. Dès le début de la décennie, l’idée s’impose en effet de rechercher des locaux plus grands afin d’impulser un projet d’agrandissement pour renforcer l’accueil des publics. Le projet prend corps grâce l’engagement des partenaires traditionnels, rejoints par la Fondation pour la mémoire de la Shoah.
44De nouveaux locaux de 1 000 m2 sont mis à disposition rue du Bourdon-Blanc, dans une ancienne école primaire. Ils comportent un espace muséographique permanent, inexistant jusqu’alors, consacré à l’histoire des camps d’internement du Loiret, tout au long de la guerre et évoquant le destin de toutes les victimes. Un focus est ajouté sur les 4 400 enfants du Vel’ d’Hiv’, avec l’installation d’une salle conclusive présentant leurs visages et restituant leur identité, en se fondant sur les travaux de Serge Klarsfeld. L’intitulé du Centre évolue une nouvelle fois, avec l’adjonction de la mention Musée-Mémorial des enfants du Vel’ d’Hiv’. Les lieux sont inaugurés le 27 janvier 2011, en présence de l’ancien président de la République Jacques Chirac et de Simone Veil. Parmi les discours, celui d’Annette Krajcer, l’une des rescapées du camp de Pithiviers, frappe l’assistance par sa dignité et sa force.
45Le CERCIL poursuit dès lors son activité éditoriale, scientifique et culturelle, autour de sa présidente, de ses administrateurs et d’une équipe de 7 permanents. Il a reçu 16 000 visiteurs en 2014.
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46Au croisement de la micro-histoire, de l’histoire de la mémoire et des associations, la genèse du CERCIL permet de mieux comprendre le sillage tortueux de la mémoire des camps du Loiret. Elle est indissociable du cheminement personnel de ses fondateurs et du contexte politique, social et culturel de ces trente dernières années. Elle montre aussi le passage de relais entre les différentes générations du souvenir, non sans douleur parfois. Si la mémoire du génocide ne naît pas du vide dans les années 1980, et toute la vie d’Henry Bulawko décédé en 2011 en témoigne, elle connaît toutefois une mutation profonde qu’incarne à sa manière l’évocation sans précédent des camps du Loiret portée par le CERCIL, jusque dans les nombreuses difficultés rencontrées auprès de fractions de l’opinion, du monde patriotique ou politique, entre culpabilité, indifférence et compassion.
47Au fond, ce qui réunit au sein du CERCIL, militants, élus, rescapés ou familles, universitaires et historiens, c’est une conviction commune que l’histoire et la mémoire des camps d’internement et de la Shoah peut être porteuse de sens dans l’espace public, par-delà les générations, non pour les seuls descendants de victimes, mais pour la communauté nationale toute entière. Comme l’histoire du Centre de documentation juive contemporaine, devenu, en 2005, le Mémorial de la Shoah, partenaire du CERCIL depuis sa création, l’histoire du CERCIL montre que cette conviction n’est pas incompatible avec la rigueur scientifique. Elle montre au contraire qu’elle peut l’encourager et la nourrir. Après avoir réussi à institutionnaliser son existence, l’enjeu pour le CERCIL demeure néanmoins de la pérenniser.
Notes de bas de page
1 Voir Gérard Huber, Henry Bulawko. Une vie après la vie, Lormont, Le bord de l’eau, 2012.
2 Le CERCIL a réalisé, en 2010, un utile dépouillement de la presse locale relative à cette cérémonie depuis 1946. Merci à Nathalie Grenon pour sa communication.
3 Sylvie Lindeperg, « Nuit et brouillard », un film dans l’histoire, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 150-156.
4 Le cadre de cette communication ne permet pas de développer le parcours de Beate et Serge Klarsfeld. Voir Claude Bochurberg, Entretiens avec Serge Klarsfeld, Paris, Stock, 1997 ; Beate et Serge Klarsfeld, Mémoires, Paris, Fayard/Flammarion, 2015.
5 Note de l’éditeur : Organisateur de la rafle du Vel d’Hiv, Kurt Lischka a été débusqué, à Cologne, par les Klarsfeld qui avaient envisagé de le kidnapper, d’où le mandat d’arrêt contre Serge.
6 Sur l’émergence et le développement de la mémoire du génocide, il convient de croiser les approches proposées par Henry Rousso, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Paris, Le Seuil, 1987 ; Annette Wieviorka, Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli, Paris, Plon, 1992, qui demeure l’ouvrage de référence ; François Azouvi, Le mythe du grand silence. Auschwitz, les Français, la mémoire, Paris, Fayard, 2012 ; Olivier Lalieu, Histoire de la mémoire de la Shoah, Paris, SOTECA, 2015.
7 Entretien avec Éliane Klein avec l’auteur, 29 avril 2014, Orléans.
8 Sur cette rumeur accusant la communauté juive d’organiser une traite des blanches, voir Edgard Morin, La rumeur d’Orléans, Paris, Le Seuil, 1969.
9 Sur ce contexte, voir Éric Conan et Henry Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994.
10 Entretien de Serge Klarsfeld avec l’auteur, 23 avril 2014, Paris. Éric Conan, Sans oublier les enfants. Les camps de Pithiviers et de Beaune-la-Rolande, 19 juillet-16 septembre 1942, Paris, Grasset, 1991.
11 Entretien d’Hélène Mouchard-Zay avec l’auteur, 29 avril 2014, Orléans.
12 Entretien d’Éliane Klein avec l’auteur, 29 avril 2014, Orléans.
13 Entretien d’Hélène Mouchard-Zay avec l’auteur, 29 avril 2014, Orléans.
14 Cette exposition est refaite trois fois et circule dans toute la France. Symboliquement, elle est présentée successivement à Pithiviers et Beaune-la-Rolande, avec, à chaque fois, une fréquentation et un impact importants. De juin à septembre 1993, elle est présentée à la Grande Arche de la Défense, et reçoit la visite du ministre des Anciens combattants Philippe Mestre. Elle suscite là encore de nombreux échos dans la presse nationale.
15 La République du Centre, 16 juin 1992.
16 Voir notamment Régis Guyotat, « Une cérémonie a rappelé le sort des enfants juifs enfermés en 1942 à Pithiviers et Beaune-la-Rolande », Le Monde, 19 mai 1992.
17 Entretien d’Éliane Klein avec l’auteur, 29 avril 2014, Orléans.
18 Annette Wiewiorka et Claude Mouchard (dir.), La Shoah : témoignages, savoirs, œuvres, Vincennes-Orléans, Presses universitaires de Vincennes/CERCIL, 1999.
19 Les documents avaient été remis par Serge Klarsfeld en vue de l’exposition de 1992.
20 Par exemple, une tentative échoue en 1999 pour que l’école de Beaune-la-Rolande soit baptisée du nom d’Aline comme le demandaient les enfants de l’école, le conseil municipal opposant que l’école était déjà baptisée.
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