Avant-propos
p. 7-8
Texte intégral
1Grandeur et servitude de l’historien : sa discipline ne se contente pas de replacer l’étude des sociétés humaines dans l’épaisseur du temps, elle les inscrit aussi dans des temporalités dont il sait qu’elles sont à la fois à géométrie variable et imbriquées. La première fonction est relativement bien balisée : l’histoire est la science sociale à laquelle est dévolue, entre autres objets, la question de l’insertion des individus et des communautés humaines dans une telle épaisseur chronologique. La difficulté, tout à la fois épistémologique et méthodologique, est que l’analyse de cette insertion doit, de fait, s’opérer sur plusieurs registres à la fois : d’une part, ce balancement entre le « micro » des destinées individuelles et le « macro » du métabolisme de ces communautés humaines ; d’autre part, l’oscillation entre le réel (l’histoire se faisant), le ressenti (la perception par les contemporains) et le transmis (les traces du passé proche ou plus lointain).
2Quand l’historien se saisit des phénomènes mémoriels, il se retrouve donc contraint de démêler cette imbrication d’empreintes du passé qui constituent un lacis complexe, entre individuel et collectif, mais également à la croisée des perceptions immédiates, déjà plurielles et déformantes, et de leurs ombres portées dans le souvenir des groupes humains. Or ceux-ci, pour éviter de se perdre dans l’espace-temps, ont toujours tenté de se situer tout à la fois dans les rythmes et les cycles de la nature et dans ceux de leur propre histoire. Le temps n’est donc pas seulement mesuré, il est aussi culturellement pensé : ces groupes humains élaborent un balisage et aussi un récit du temps écoulé.
3La complexité pour l’historien s’accroît, du reste, à ce stade. Ce récit, en effet, n’est jamais totalement stabilisé dans la mémoire des peuples – il peut être, par exemple, mythifié ou inversement occulté –, et il demeure de surcroît variable par nature : en fonction des époques, assurément, et aussi avec les lieux et les milieux. Aux échelles du temps s’ajoutent donc celles de l’espace : les traces du passé, qu’elles relèvent d’un savoir historique élaboré ou d’empreintes mémorielles plus diffuses, s’insèrent, selon les configurations historiques, dans le cadre des États-Nations ou, plus prosaïquement, dans des périmètres plus réduits, par exemple régionaux.
4On saisit bien, de ce fait, l’intérêt historiographique tout autant que la plus-value escomptée en connaissance historique des chapitres qui suivent. En choisissant ces brisures et parfois fractures de l’histoire que sont les guerres, et en optant pour l’analyse de leurs retombées mémorielles dans un espace géographique délimité, les organisateurs du colloque dont ce livre est tiré se saisissaient sciemment d’un double jeu d’échelles, spatio-temporel. La méthode implicite qui sous-tend la démarche est fondée sur une sorte de forage à travers divers épisodes belliqueux et replace ainsi ceux-ci, qui relèvent du temps court de l’événement, dans le temps davantage dilaté des structures mentales des époques rencontrées – et remontées – par le forage pratiqué.
5Des mémoires et des guerres : tel est, au bout du compte, l’objectif de ce forage et, ainsi formulé, le dessein pourrait paraître aisé à mettre en œuvre. Sauf que les mémoires ne sont jamais neutres : elles sont toujours différentielles, et parfois conflictuelles. Elles ne sont pas non plus inertes : elles n’existent que parce qu’elles circulent, s’inséminant dans des groupes qui en deviennent les vecteurs. Mais aussi les percolateurs : les mémoires ne sont jamais non plus chimiquement pures, se nourrissant des événements des périodes qu’elles traversent et s’imprégnant, autant qu’elles imprègnent, des groupes humains dans lesquelles elles s’incarnent.
6Enfin, ces mémoires incarnées sont aussi des mémoires enracinées, dans des périmètres qui peuvent varier, mais qu’elles contribuent à stabiliser historiquement en leur conférant parfois une mémoire propre. On saisit bien, du reste, à travers ces dernières observations le défien fait très complexe relevé par les auteurs de ce livre : à travers ces mémoires, ils entendent – légitimement – se saisir d’un objet qui, par essence, entretient des relations délicates avec l’histoire. Pour celle-ci, la mémoire n’est pas seulement un objet mais aussi, dans le même temps, une source, composite et difficile à cerner. Surtout, elle est également une rivale : au chercheur, dont la raison sociale est de tenter d’établir un savoir documenté et référencé, elle oppose, implicitement et dans certains cas explicitement, un autre régime de vérité, concurrent et parfois devenu dominant. Défirelevé avec panache, donc, que celui qui consiste à traiter, au fil des siècles, avec respect mais aussi avec toute la distance requise, les mémoires incarnées et enracinées d’un espace géographique porteur d’un passé dense.
Auteur
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