Une émeute de subsistances à Tours au xviiie siècle1
p. 273-292
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Index géographique : France
Texte intégral
1Le 22 février 1774, le prévôt général à la maréchaussée de Touraine, d’Anjou et du Maine reçoit une longue plainte que lui adresse le procureur du roi de cette même juridiction et qui relate les graves événements « contraires au bon ordre et à la sûreté publique » qui se déroulent à Tours et dans les environs depuis le début du mois2. Le 4 mars, le procureur rédige son réquisitoire et ses conclusions définitives ; le lendemain le « jugement prévôtal définitif et en dernier ressort » est rendu par le prévôt, qui a siégé « conjointement » avec les officiers du bailliage présidial ; la sentence est exécutée sans délai. Il s’agit de faire un exemple et de mettre un terme aux troubles de subsistances qui se multiplient en Touraine. Les habitants de Tours et de plusieurs paroisses voisines viennent d’arrêter et de piller plusieurs bateaux de grains sur la Loire et le Cher mais depuis deux ans, partout dans la province, s’allument des foyers de troubles : en avril et en juin 1772, à La Haye3 petite ville du sud de la Touraine où ce genre d’événements semble fréquent4, peut-être parce qu’elle est très proche du Poitou qui est le grenier à blé de Tours5 et qu’elle fait des expéditions vers Nantes grâce aux rivières de Creuse et de Vienne ; en mai et juin 1772 à la Roche-Posay dont un faubourg est en Poitou6 ; en juin 1773, c’est à l’autre bout de la province, à Chateau-Renault, que des blés appartenant à un négociant sont pillés7 ; le 22 février 1774, des troubles du même genre éclatent à Saint-Christophe8, à 30 km au nord de Tours et le 25 à Bléré9, gros bourg viticole à 25 km au sud-est de la ville ; en 1766 et en 1768 déjà, ce marché avait été troublé et les répercussions s’étaient fait sentir jusqu’à Amboise qui s’approvisionnait en grande partie à Bléré10 (cf. carte n° 1).
2Les événements les plus graves sont sans conteste ceux que connurent Tours et ses environs en février 1774. Les premiers incidents se déroulèrent au milieu du mois dans la paroisse de Saint-Cyr, un des faubourgs de la ville sur la rive droite de la Loire : des femmes arrêtent des charrettes qui apportent du blé à charger sur des bateaux et elles obtiennent des officiers de police que ces grains soient transportés au « poids du roi dépôt public de cette ville », car elles pensent que ces transports se font en contravention avec la législation qui régit le commerce des grains depuis les décisions prises en 1770 par le Contrôleur Général des finances, l’abbé Terray ; l’attitude des officiers semble leur donner raison. Le 17 février, dans une paroisse voisine, Sainte-Radegonde, le « peuple attroupé » sonne le tocsin et arrête un fermier qui transporte des grains ; ceux-ci lui ont été achetés par un marchand de Tours et doivent être embarqués sur la Loire à destination de Nantes. L’homme est obligé de les entreposer dans les granges de l’abbaye de Marmoutier, toute proche ; en butte à la vindicte de la foule, il doit se réfugier chez le curé, où il arrive « comme un homme égaré », et se cache dans la cave, puis dans le clocher. La maréchaussée n’a pas été prévenue et n’a donc pas pu dresser de procès verbal. Mais le plus grave reste à venir.
3Dans la nuit du samedi 19 au dimanche 20 février, les habitants de Vallières11 et des paroisses voisines (Fondettes, Luynes en particulier) « se portèrent à des excès bien plus grands encore » ; armés, ils contraignent des mariniers à amener au bord leurs bateaux qui, ancrés au milieu de la Loire, sont chargés de différentes marchandises à destination de Nantes ; tout le grain est pillé au cours de la nuit et de la journée du lendemain. Curieusement, la nouvelle ne se répand pas comme une traînée de poudre et n’arrive à Tours qu’à la fin de la matinée du dimanche, alors que le peuple sort de la messe ; elle atteint d’abord les quartiers les plus proches des lieux du pillage, et qui sont aussi parmi les plus populaires et les plus populeux, en particulier la paroisse de Notre-Dame-la-Riche où vivent de nombreux ouvriers en soie. La « populace », excitée par ces récits et ameutée par quelques femmes, s’en prend à un bateau de blé amarré près du pont Sainte-Anne et le pille malgré l’intervention de la maréchaussée, dont les douze hommes (les trois brigades de Tours) impuissants face à plus de deux mille personnes, doivent laisser faire et se retirer. Le même jour, sur la rive droite de la Loire, au-dessous du vieux pont, deux bateaux sont à leur tour envahis par la foule et leur cargaison est pillée ; un homme qui se trouvait à bord est jeté à l’eau et bombardé de pierres (cf. plan ci-dessous).
4Puis le peuple ameuté se dirige vers les paroisses au sud de la ville. À Saint-Avertin, deux femmes, sans doute de Tours puisque le curé ne les reconnaît pas, cherchent à soulever la population en exigeant du syndic qu’il fasse sonner le tocsin « pour aller piller deux bateaux de blé » qui étaient au « pont neuf » sur le Cher13. Le syndic leur oppose un énergique refus : « elles mériteraient qu’il les chassât à coup de pieds au cul (sic) ». Le tocsin sonne néanmoins et les bateaux sont pillés dans la fin de l’après-midi. Le même soir, vers les huit heures, des habitants de Savonnières décident d’arrêter un bateau chargé de blé, qui est sur le Cher un peu en amont du village ; ils sonnent de force le tocsin et font « baisser », le bateau jusqu’au village. Certains veulent ensuite aller prévenir les autorités de police ou l’intendant, à Tours, mais quelques autres, sans doute à l’instigation d’un journalier qui a assisté au pillage à Vallières, entrent dans le bateau, gardé par les deux jeunes enfants du marinier, et le vident.Même à Tours il n’y a eu encore aucune répression ; dans la nuit du 20 au 21, une patrouille de la maréchaussée a arrêté un homme qui portait une hotte pleine de grains et l’a fait enfermer ; mais comme dans la matinée du 21, la foule menace de forcer les prisons, il a fallu relâcher l’homme. Pendant ce temps, les scènes de pillage se poursuivent en trois endroits différents mais selon le même scénario : au port des maisons blanches à Saint-Cyr, au port de Saint -Symphorien et, à Tours même, au port de l’Ecouerie (ou Équoirie). La foule, 4 000 à 5 000 personnes, très excitée, menace de « mettre le feu en différents quartiers, de forcer les maisons et notamment les greniers dans lesquels les chapitres de Saint-Gatien et de Saint-Martin déposent leur blé de rente et de gros ». Le corps de ville, effrayé, a demandé à la maréchaussée « de faire dissiper la populace mais sans [se] livrer à aucun acte d’autorité, et sans arrêter aucun des particuliers même pris en flagrant délit ». Mission impossible ! Pourtant, au port de l’Écouerie, la maréchaussée parvient par ses « exhortations » à disperser une partie de l’attroupement ; elle oblige même un homme rencontré « près du grand quartier la Riche, quartier où était la plus vive émotion » à déposer le « quart » de farine qu’il roule, dans la maison d’un particulier, mais ne l’arrête pas, si bien que l’homme, après le départ des forces de l’ordre, s’empresse de venir récupérer le tonneau de farine, qu’il a, en fait, volé sur un bateau : il est accompagné d’un groupe de deux cents personnes environ. Dans un autre quartier, plus calme, un homme, trouvé porteur d’un sac de blé, est arrêtée et enfermé. Des patrouilles de la maréchaussée et de la milice bourgeoise parcourent la ville pendant la nuit.
5Le mardi 22 au matin, la foule s’amasse sur la place Saint-Étienne, tout près du corps de garde de la maréchaussée où est incarcéré le prisonnier, avec l’intention de le délivrer. Au nombre de trois mille selon la maréchaussée, les émeutiers sont armés de bâtons et de pierres, que les femmes, nombreuses d’ailleurs, transportent dans leurs tabliers. La porte de l’église est forcée et le tocsin sonne. La maréchaussée a fait remarquer au corps de ville que « le peuple s’enhardissait par la douceur dont on avait usé envers lui » et elle a obtenu carte blanche pour agir14. Quinze hommes à cheval et quinze à pied, baïonnette au bout du mousqueton, préparent une sortie ; quatre ont chargé leur arme à blanc, les autres à balle selon les ordres, mais ils ont l’interdiction de s’en servir, sauf s’ils sont contraints de reculer. À coup de plat de sabre et en tirant à blanc, les hommes font écarter la foule dont la grande majorité se disperse. La maréchaussée fait alors fermer les boutiques pour la fin de la journée et surveille que les citadins restent chez eux. Le même jour, s’est produit un autre rassemblement armé mais à Saint-Avertin, où les habitants se sont munis de fusils, de fourches et même d’une faux renversée pour se défendre contre ceux qui doivent venir les attaquer et mettre le feu au bourg, selon les rumeurs qui courent ; d’autres pensent qu’il s’agit d’aller se joindre aux habitants de la ville rassemblés place Saint-Etienne.
6Enfin, quatre compagnies du régiment de Berry cavalerie15, en garnison à Chinon, arrivent en renfort ; mais le calme est déjà revenu ; les patrouilles nocturnes continuent cependant en ville. La campagne s’agite encore un peu.
7Le 23 février, les poursuites commencent16 et continuent le 24 : vingt et une personnes, dont cinq femmes, sont arrêtées. Le procès est rapidement instruit par la maréchaussée en application de l’arrêt du Conseil d’État du 19 mai 1739 qui lui attribue la connaissance de « toutes les émeutes, séditions et attroupements à l’occasion des grains, vols et pillages de ces mêmes grains ». Des lettres sont envoyées au duc d’Aiguillon, au contrôleur général des finances et au duc de Choiseul gouverneur de la ville, pour les tenir au courant. Les accusés subissent le premier interrogatoire le 24, le 25 ou le 26 février selon les personnes, le second le 27 ou le 28. Les témoins, eux, font leur déposition à partir du 23 ; on procède récollement le 28 et aux confrontations entre accusés et témoins le premier mars ; à cette occasion, quelques témoins modifient leur déclaration, le plus souvent à la décharge des accusés : ou ils ne les reconnaissent pas, ou ils avouent ne pas avoir vu tel ou tel des accusés mais avoir rapporté des ouïdire17 Le 4 mars, interrogatoires « derrière les barreaux », puis « sur la sellette » ; le même jour, soit moins de quinze jours après les événements de Tours, le procureur dépose ses conclusions définitives. Le jugement est rendu dès le lendemain mais ne suit pas exactement ses réquisitions : les peines infligées sont soit moins lourdes, soit plus graves.
8Les hommes condamnés à des peines afflictives doivent, de plus, assister à l’exécution capitale. Une seule femme est condamnée (fustigation et bannissement). L’enquête doit être poursuivie et quinze personnes, dont six femmes, seront arrêtées ou assignées à comparaître.
9Le corps de ville demande alors une amnistie18, arguant de « la consternation dans laquelle se trouvent les habitants de la ville et de la campagne » à la suite du jugement ; il écrit même que
« plusieurs centaines d’habitants de la ville et des campagnes voisines déjà effrayés par les captures de plusieurs coupables s’étaient absentés et retirés dans les bois, que tous ceux qui avaient à craindre l’effet des poursuites dont la continuation est ordonnée vont se retirer encore et peut-être même s’expatrier, que cela deviendra contraire au bien du commerce et à l’agriculture, à la tranquillité et sûreté des familles ».
10Peu sensible à ce tableau apocalyptique, Terray répond le 8 mars :
« les excès auxquels le peuple s’est porté sont d’autant moins pardonnables que l’abondance règne dans votre province et que le pain est à un taux favorable, le bon ordre et la tranquillité publique demandent que les auteurs de ces mouvements soient punis avec autant de sévérité que de célérité… [il faut] retenir par un exemple frappant ceux qu’un esprit de mutinerie pourrait enhardir…19 ».
11Toutefois, trois jours plus tard, il annonce qu’il n’y aura pas de nouvelles poursuites20. Effectivement, le seul homme maintenu en détention, un tailleur de pierres qui est aussi tambour-major du régiment provincial de Touraine, fut libéré le 2 juin suivant21.
12Condamnations requises prononcées
- – à mort 2 3
- – aux galères à perpétuité et flétrissure 2 0
- – à 9 ans de galère 0 2
- – à la fustigation, une heure de carcan et 3 ans de banissement 2 1
- – à 3 ans de banissement 0 1
- – à 1 heure de pilori 2 0
- – à une admonestation 6 0
13Autres décisions
- – élargissement provisoire pour plus ample informé 7 10
- – maintien en prison jusqu’à plus ample informé 2 1
- – relaxe 2 3
1421 21
15Pour liquider définitivement l’affaire, on procéda le 18 mars, au mesurage des grains et farines qui avaient été sauvés ou récupérés. Sur ordre des autorités, et avec l’accord des religieux, on avait entreposé dans une salle du couvent des minimes, ce qui n’avait pas été volé et ce qui avait été mis à l’abri, mais aussi des grains et des farines qui avaient été restitués : après le pillage, certains participants pris de peur ou de remords, rapportèrent leur butin ou l’argent qu’ils avaient tiré de la revente de ces denrées ; les curés de paroisse servirent souvent d’intermédiaires discrets. Ces grains furent vendus aux enchères mais le rapport fut maigre, car la vente se fit difficilement et alors que les cours étaient à la baisse ; il fallut même « solder » en gros, à un sou la livre, une quantité importante de farine qu’acheta le sieur « Chalmel, entrepreneur de la nourriture des pauvres étant au dépôt de cette ville ». Une fois les divers frais déduits, il resta 7 360 livres 18 sous 11 deniers à distribuer aux marchands et négociants. Dans leurs déclarations, ceux-ci avaient estimé leurs pertes à 41696 livres 5 sous 6 deniers, y compris les dégâts causés aux bateaux, les frais de séjour à Tours, etc. Parmi ces onze négociants ou marchands, quatre étaient d’Orléans, trois de Blois ou des environs et quatre de Tours et de la région tourangelle ; le plus gros envoi avait été fait par Martial Leclair, marchand fermier à Soriguy22, qui avait chargé pour plus de 8 800 livres de froment, méteil, orge et avoine qui provenaient d’achats sur les marchés et des « fermes qu’il tient exploitées par des sous-fermier qui lui en paient le prix en grains ». Tous les envois étaient à destination de Nantes. L’arrêt du conseil d’État du roi, en date de 22 juin 1774, déclara que
« Sa Majesté ne voulant pas que ceux qui font le commerce des grains de la manière permise par l’Arrêt du Conseil du 23 décembre 1770 et Lettres Patentes intervenues sur icelui, soient les victimes des excès auxquels les Communautés d’habitants pourraient se porter, ni que ceux-ci profitent des bénéfices illégitimes résultant desdits excès ; et étant informée que les Paroisses qui ont trempé dans les désordres et pillages qui se sont passés les 20 février et jours suivants, sont celles de la Ville de Tours, Sainte-Radegonde, Fondettes, Vallières, Luynes, Saint-Etienne-de-Chigné, Berthenay, Saint-Genoulph, Saint-Avertin, Joué Ballan et Savonnières, elle a jugé à propos de faire supporter auxdites Communautés d’habitants le montant des pertes qu’elles ont occasionnées auxdits Marchands et Commerçants… » ;
16le conseil fixa à 40703 livres 3 sous 6 deniers la somme qui devait être imposée « sur tous les habitants exempts et non exempts, privilégiés et non privilégiés » de toutes ces paroisses, et payée par moitié en 1775 et 1776 au profit des négociants23.
17Les différentes pièces du dossier, procès-verbaux de la maréchaussée, interrogatoires, témoignages, ne donnent pas beaucoup d’indications sur les origines et les causes de ces émotions. Le prix du pain en est-il la cause première ? Il est plusieurs fois question de cherté : à Vallière, à Saint-Avertin, on parle de faire vendre la cargaison des bateaux « au profit des pauvres » ; à Vallières, un paysan qui participe au pillage, déclare à un témoin qui lui rappelle les risques encourus :
« Ça sera peut-être moi le premier [à être pendu] et lui montrant un morceau de pain blanc il lui dit que si on ne le lui avait pas donné, il n’aurait pas mangé de la journée24 » ;
18un journalier, qui fut arrêté, déclara pendant son interrogatoire que s’il voulait prendre le blé « c’était pour que la justice le fit porter au marché et faire diminuer le blé qui est trop cher pour vivre depuis huit ans25 ».
19Ce qui paraît surtout inquiéter les foules, c’est le commerce des grains ; il est vrai que Loire et Cher sont sans cesse parcourus par des bateaux chargés de grains, dans une Touraine qui ne produit, année courante, que la moitié des céréales qu’elle consomme26 : « Nous voyons fréquemment notre rivière couverte de bateaux de bleds destinés pour Nantes et de là selon les apparences pour l’étranger » écrit en 1765 le corps de ville ; le 16 juin 1773, le contrôleur général des finances, Terray, note que l’on voit passer « journellement une quantité prodigieuse de grains destinés pour Nantes, ce qui alarme le peuple ; ces convois devraient au contraire le rassurer27 ». Déjà le 10 juin 1773, le secrétaire général de l’intendance avait analysé la situation : constatant la cherté excessive du grain (le pain de première qualité est taxé à 3 sous 9 deniers la livre), il pense qu’elle va encore s’aggraver
« sans qu’on puisse concevoir d’autre cause que le monopole, car la préparation des récoltes est si belle que le prix du grain devrait tomber loin d’augmenter. Il y a déjà plusieurs jours que le bas peuple en murmure et à dire vrai la misère de cette classe de citoyens est si grande, que la fermentation qu’on voit aujourd’hui n’a rien d’étonnant. Hier je reçus une députation de l’hôtel de ville à ce sujet. On m’assura que le bas peuple parlait fort haut et qu’il tenait des propos très séditieux et tendant à la révolte, principalement dans les quartiers de la Riche, Saint-Symphorien et Saint-Pierre-des-Corps28 »,
20c’est-à-dire les paroisses les plus populaires de la ville et des faubourgs.
21Dans les deux premières se déroulèrent les principaux pillages en février 1774.
22Au début de l’année 1774, le blé est nettement moins cher qu’en 1772 ou au début de 1773 ; peut-être les ventes organisées par le corps de ville avant la récolte, puis l’arrivée des grains nouveaux ont-elles fait baisser les prix. Dans sa déposition sur les pillages de février 1774, un témoin, le curé de Savonnières, dit avoir fait remarquer aux émeutiers que
« le blé n’était pas cher comme il l’avait été, qu’il n’en manquait pas dans leur paroisse, qu’il avait encore tous les bleds de sa récolte et que personne ne lui en avait demandé29 »
23Sur le marché de Tours, froment et seigle viennent de connaître une chute de prix spectaculaire au marché du 31 décembre 177330 le froment est à sous le boisseau contre 42 un an auparavant, soit une baisse de 31 %. Le prix du seigle a perdu, lui, 36,5 % entre les mois d’octobre 1772 et 1773, et en deux ans 42,4 % ; les fluctuations des cours du seigle sont donc, comme d’habitude, plus fortes que celles du prix du froment31.
24En 1773, on retrouve les prix pratiqués en 1765 (32 sous le boisseau) et en 1766 (33 sous). À Tours, l’évolution du prix des céréales panifiables ressemble à celle qu’a connue le marché parisien33, mais pour la période entre 1769 et 1776, le maximum enregistré est antérieur d’un an (1772, et non 1773) ; à Caen, au contraire, il se situe en 177034. La comparaison doit cependant être faite avec précaution, puisqu’il n’est pas possible de calculer pour Tours des moyennes aux quatre saisons, comme cela a pu se faire ailleurs ; nous ne connaissons pas les prix pratiqués au printemps, qui, en toute logique, devraient être supérieurs à ceux de l’automne, mais on remarque dans le tableau ci-dessus que les niveaux atteints à la St-Michel, tout de suite après la récolte, sont le plus souvent supérieurs à ceux de la Noël.
25Malgré les lacunes de la documentation, on peut dire que les prix sur le marché tourangeau ont connu, au cours des trois décennies entre 1750 et 1779, une hausse de longue durée. Certes, les années 1751 et 1752 furent des années de crise et le blé y atteignit le niveau des 35 et 34 sous le boisseau (en avril 1694, il était à 48 sous) ; le prix baisse fortement ensuite avant de remonter, en 1765, à ces mêmes niveaux que les échevins trouvent exagérés : selon eux, le prix normal est de 20 à 25 sous et il doit y avoir spéculation puisque la récolte, sans être brillante, n’est pas catastrophique. Mais ensuite, la baisse ne se fait guère sentir puisqu’entre 1769 et 1776, le prix le plus bas enregistré est de 31 sous 6 deniers en 1773 et 32 sous en 1774. Depuis le milieu du siècle, sauf exception (1750 et 1754 furent des années de bas prix, encadrant des années de grande cherté), le boisseau de froment se maintenait entre 20 et 30 sous, celui de seigle entre 10 et 20 ; mais à partir de 1765, ils dépassèrent de façon constante ce plafond et ne retombèrent en dessous qu’en 1777. La conscience populaire a donc bien retenu la date à laquelle les prix du blé avaient recommencé à monter vraiment.
26Toutes ces années de hauts prix avaient sans doute épuisé, si elles existaient, les économies des couches pauvres de la population tourangelle ; la principale activité manufacturière de la ville, la soierie, était en plein marasme et le chômage régnait ; en 1766, on estimait la production de la manufacture à environ 10000 pièces35, de 1770 à 1772 elle avait été en moyenne de 540036 ; il semblait cependant qu’on assistât à un léger redressement puisqu’en 1773, 6685 pièces étaient sorties des métiers tourangeaux37 . C’est donc au moment où la situation s’améliore, aussi bien sur le front des prix que sur celui de l’activité économique, que les troubles éclatent.
27Depuis longtemps, pour lutter contre pénurie et cherté, l’intendant et le corps de ville collaboraient mais pour Du Cluzel, « le premier et le plus grand [souci] était l’aversion que le peuple de cette ville a pour ce… commerce [des grains 6]38 » ; sur les recommandations de Terray, il veilla à ce que soit appliqué l’article 6 de 1’arrêt du 93 décembre 1770 qui interdisait que les grains soient vendus ailleurs que sur les marchés. À la fin de 1773, le subdélégué de Chinon note que l’abondance paraît « assez générale » 2e semestre 1771 2 546 pièces 1 193 641 livres tournois que les prix ne baissent pas à cause des « enlèvements multipliés » si bien que circulent de nombreuses rumeurs, comme celle de l’existence « d’une prétendue compagnie de commerce des grains39 » ; mais dans aucun autre rapport adressé à l’intendant on ne trouve d’allusions à de tels bruits ; qui plus est, personne n’en parle au cours des pillages de février 1774.
28La foule ameutée parle sans cesse de faire respecter la législation sur le commerce des grains, ou du moins ce qu’elle imagine être la législation. Pour cela, elle use de deux moyens : empêcher le chargement des grains et arrêter les bateaux. Certains officiers semblent lui donner raison : dès les premiers incidents, des femmes obtiennent le transfert des grains qu’elles ont arrêtés au « poids du roi » et demandent que « les vendeurs et acheteurs soient assignés à la requête de Monsieur le Procureur du roi de la police à raison de leur contravention ». Le 17 février, à Ste-Radegonde, les femmes qui arrêtent un convoi disent qu’elles « ont des ordres de l’arrêter et de le conduire chez l’officier faisant les fonctions de police pour savoir à qui étaient les blés qu’elles venaient d’arrêter ». La même idée revient les jours suivants : à Vallières, les 19 et 20, les gens affirment avoir ordre d’arrêter les bateaux « par le sieur Chesneau syndic de Luynes et les officiers de police » (mais en fait, Vallières ne dépend pas de la justice de Luynes) ; à Savonnières, les habitants répliquent au procureur fiscal qu’il y a « des arrêts et règlements à Tours qui défendent le commerce des grains ». La sincérité de certains ne semble pas devoir être mise en doute quand ils déclarent avoir cru que le peuple voulait « arrêter les bateaux pour les mettre entre les mains de la justice et faire vendre le blé au marché », puisqu’ils entendent passer par la voie des autorités. D’autres ne s’embarrassent pas d’un tel légalisme : ainsi, des témoins déclarent avoir entendu, le 20 février à tours, des femmes, particulièrement excitées semble-t-il, dire bien haut et bien fort « que si tout le monde avait autant de courage qu’elles, le commerce ne se ferait plus » ou « que s’il y en avait d’autres qui voulussent se joindre à elles, ils arrêteraient tous les bateaux chargés de blé ». À Tours, les émeutiers semblent, dans les premières heures, encouragés par l’absence de répression : on a entendu le 20, des femmes dire en sortant de la messe « Il n’y a un bateau arrivé à la rue du port… on en a bien pillé à St-Marset à Vallières, il n’en a rien été, il faut y aller ». Effectivement, lors du pillage à la rue du port, l’intervention de la maréchaussée fut inutile car ses « ordres portaient d’agir [avec] la plus grande douceur et le peuple s’étant aperçu du peu de sévérité de [notre] opération redoubla de violence et [nous] accabla de nouveau de pierres » ; ces ordres venaient du corps de ville dont la conduite semble dictée par la peur d’une explosion de violence, et non par l’esprit de complicité avec les émeutiers.
29Les manifestations d’hostilité contre un individu sont rares et restent verbales, comme les menaces proférées à l’adresse de ceux qui refusent de laisser sonner le tocsin ; elles prennent un ton plus violent à l’encontre de personnages plus en vue, curés ou syndics. Le 20 février, à St-Avertin, des femmes racontent au curé qu’on distribue du blé « pour les pauvres par le ministère des cavaliers de maréchaussée », et comme le curé n’y croit pas et refuse de faire sonner le tocsin, il s’entend dire qu’il « n’avait pas de commisération pour ses pauvres, qu’il en avait cependant beaucoup et qu’il se refusait à leur bien-être », il est même menacé – « vous verrez bien autre chose » – s’il cherche à les faire arrêter. Des gens attroupés devant le presbytère de Saint-Symphorien, disaient que le curé était « un usurier et faisait commerce de blé ». Quand le syndic de St-Avertin veut empêcher un attroupement le 22, deux particuliers lui disent « qu’il n’y gagnerait rien, qu’il y avait longtemps qu’il vivait à son aise mais qu’ils tomberaient chez lui et ne lui laisseraient de blé que ce qu’il lui faudrait pour vivre ». Des menaces sont proférées contre ceux qui tentent de s’opposer au pillage : un accusé, qui fut condamné à mort par la suite, aurait dit au sieur Lejuge, bourgeois, syndic de Savonnières : « Va te faire f. toi et ton f. Plancher [le procureur fiscal], il en a assez et tu en veux faire ton profit avec lui » et il menace de « donner vingt coups de poing sur le visage » à quelqu’un qui tente de s’opposer au pillage. Il n’est fait aucun mal aux mariniers dont certains habitent Tours et sont connus ; mais un jardinier, venu d’Orléans dans un des bateaux et « soupçonné d’être le maître desd. grains » est jeté à l’eau et bombardé de pierres, le dimanche soir, au-dessous du pont de St-Symphorien. Quelques marques de défiance ou d’hostilité entre ruraux et urbains apparaissent : un des accusés déclare que s’il n’y avait pas eu les gens de la ville, « les gens de la campagne sont bien trop prudents pour voler de pareilles marchandises qu’ils savaient bien ne pas leur appartenir ».
30Le rassemblement armé du 22 février à St-Avertin, s’explique, selon certains témoins, parce qu’on avait dit que « les gens de St-Symphorien voulaient mettre le feu à leur bourg », mais rien ne justifie cette affirmation.
31Les principales armes des émeutiers semblent être les pierres, que les femmes transportent dans leur tablier : elles sont jetées sur la maréchaussée, sur les bateliers ou sont préparées pour l’attaque du corps de garde de la maréchaussée. Nulle part il n’est question de coup de feu ; à St-Avertin, les gens qui se préparent à défendre leur bourg ont des fusils mais n’en font pas usage. Il n’y eut ni blessé ni mort au cours de l’émeute40. Même lorsque la maréchaussée dut charger la foule sur la place St-Etienne, « il n’y eut personne de blessé sensiblement41 ».
32Partout on a fait sonner le tocsin ou on a cherché à le faire. Partout, curés et marguilliers s’y sont opposés ; avant de refuser, quelques-uns d’ailleurs ont demandé s’il y avait le feu ! Les émeutiers ont donc eu recours à la force pour parvenir à leurs fins. Il apparaît ici une contestation sur l’usage des cloches : pour les curés, elles ne peuvent avoir qu’un usage « légal » et ne doivent servir qu’en quelques cas précis ; pour certains de leurs paroissiens, « les cloches n’étaient pas au marguillier ni au curé mais bien à la paroisse ». À Vallières, le sacristain céda devant la menace, craignant des « suites fâcheuses » ; au bout d’un quart d’heure, le curé put faire cesser le tocsin et fermer les portes de l’église. À St-Symphorien, le tocsin sonne le jeudi, puis dans la nuit du dimanche au lundi, le lundi soir « après le salut », et encore le mardi de 10 à 12 heures, malgré les efforts du marguillier ; « mon enfant, que veux-tu faire ; il faut céder à la force » lui dit son curé. À Savonnières, le dimanche soir, la foule pénètre chez le curé qui est couché, pour obtenir l’autorisation de sonner les cloches. À St-Avertin, après avoir essuyé un refus de la part du curé, du marguillier et du syndic, plusieurs hommes et femmes réussissent à forcer une petite porte et le tocsin sonne pendant trois quarts d’heure ; un des accusés raconte dans son interrogatoire qu’il apprit à des enfants comment tirer la corde : l’un d’eux « sonnait en branle… lui accusé prit la corde pour lui montrer qu’il fallait sonner en tocsin et non en branle ». Pour deux des condamnés à mort, qui ont tous deux participé à l’attroupement de St-Avertin, le jugement les reconnaît coupables d’avoir sonné le tocsin et les soupçonne d’avoir essayé de forcer les portes du presbytère et de l’église. À Tours, les cloches ont sonné à plusieurs reprises et la foule a aussi forcé les portes de l’église St-Étienne pour pouvoir accéder aux cordes.
33Combien étaient les émeutiers ? diverses indications sont données par les témoins mais il est difficile de leur accorder une pleine confiance, surtout pour les gros rassemblements de Tours. On parle de « foule », de « particuliers en grand nombre », « d’attroupements considérables ». Dans la campagne, les groupes ont été moins nombreux qu’en ville, mais ont dû se gonfler et se dégonfler au gré des allées et venues ; les témoins parlent à Vallières de plus de 300 ou de plus de 500, à Savonnières de 200 à 300 personnes. Selon la maréchaussée, qui n’est intervenue qu’en ville, à chaque rassemblement, il y aurait eu plus de 2 000 personnes : au pont Ste-Anne, le 20, environ 2000 manifestants, dont une quarantaine de « femmes acharnées » ; le 21, au port de l’Ecouerie, 4 000 à 5 000 hommes et femmes et aux Maisons Blanches, environ 500 ; le 22, place St-Etienne, plus de 3 000 « gens de divers états », qui se présentent par groupes de soixante de front. Dans tous ces rassemblements, les femmes se font remarquer par leur nombre, les initiatives qu’elles prennent, la vigueur de leur langage et leur énergie.
34Face à ces rassemblements, la faiblesse numérique des forces de l’ordre est éclatante ; au début des événements, seules les brigades de maréchaussée de Tours peuvent intervenir ; elles sont trois : douze hommes ! Des secours sont demandés et arrivent en hâte : les deux brigades d’Amboise (9 hommes) et celles de Cormery, d’Azay-le-Rideau et de Montbazon (de trois hommes chacune).
35Une telle mobilisation n’avait rien d’exceptionnel : le 10 juin 1773, quelques mois avant les émeutes de février 1774, le secrétaire général de l’intendant écrit à ce dernier42 : « J’ai prié dans cet état M. Deneux43 de faire venir à Tours sans éclat pour demain deux des brigades de maréchaussée qui renforceront de huit hommes celles de Tours, avec promesse de les faire payer des frais de leur résidence pendant trois ou quatre jours, et je suis convenu avec lui de faire promener ses cavaliers dans la ville pour examiner ce qui s’y passe et empêcher les attroupements », car le pain a été taxé à 3 sous 9 deniers la livre et le peuple s’agite.
36Au plus fort de l’émeute, les cavaliers et exempts de maréchaussée sont donc trente ; pour disperser le rassemblement sur la place St-Etienne, le mardi 22, il fallut envoyer tout l’effectif. La maréchaussée reçut l’aide de la milice bourgeoise, qui n’est donc pas dénuée de toute efficacité et réduite à un rôle de parade : le major général reçut l’ordre de faire mettre sous les armes 120 hommes choisis dans les six compagnies ; les patrouilles de nuit purent comporter outre les cavaliers de maréchaussée un bas officier et huit fusiliers de chaque compagnie44. Enfin, le 22 arrivèrent quatre compagnies du régiment de Berry cavalerie en garnison à Chinon, demandées par Genty, secrétaire général de l’intendance (Du Cluzel est alors absent). Ainsi on put placer un corps de garde à l’Hôtel de ville et des sentinelles à la porte du cantonnement des soldats ; la ville fut parcourue par des patrouilles qui comportaient encore un bourgeois pris dans le « corps de garde de la bourgeoisie45 ». Le reste de la province était donc dégarni de forces de l’ordre, alors que la situation n’était pas sûre en cette fin de février, puisque, Tours à peine calmé, la maréchaussée dut intervenir à St-Christophe et à Bléré.
37Les différentes autorités ont donc collaboré pour rétablir l’ordre et seule, la pusillanimité du corps de ville a retardé la mise en route de la répression. Il n’y a pas eu, de la part de la bourgeoisie, de complicité passive, comme on l’avait vu en 1640 et en 1643, lors des émeutes anti-fiscales46. À l’hôtel de ville, siégeait une sorte « d’état major de crise », composé du maire, des échevins, des officiers de police de la ville et du représentant de l’intendant.
38Vingt-et-une personnes, dont cinq femmes, furent arrêtées et incarcérées. Comme il n’y eut qu’une arrestation en flagrant délit, comment la maréchaussée les choisit-elle parmi tous les participants dont les témoins avaient donné le nom ? Certains noms reviennent souvent dans les témoignages mais pas tous. Les accusés viennent de milieux sociaux humbles et sont surtout des ruraux :
39Vignerons 6 tailleur de pierres 1
40Jardinier 1 marinier 1
41Journalier 1 cordonnier 1
42charpentiers en bateaux 2 cabaretier 1
43porteur d’eau 1
44Deux des femmes sont mariées, l’une à un marinier et est elle-même blanchisseuse ; l’autre est la femme du cordonnier lui aussi arrêté. Les trois autres, dont deux soeurs, sont célibataires et vivent chez leur mère qui est veuve. Aucun de ces gens n’est sans aveu. Ils habitent Tours, ses faubourgs ou quelques paroisses limitrophes :
45Tours : Notre-dame-la-Riche 6
46St-Clément 3
47St-Pierre-des-Corps 1
48St-Symphorien 4
49Fondettes 3
50St-Avertin 3
51Savonnières 1
52Par contre, personne n’a été arrêté à Vallières, Luynes, St-Cyr ou St-Genouph. Pourquoi ?
53Ces accusés sont relativement jeunes, la moyenne d’âge est de 29 ans pour les femmes et de 36,5 pour les hommes ; cinq hommes ont plus de 40 ans.
5415-19 ans 0 homme 1 femme
5520-24 ans 0 homme 1 femme
5625-29 ans 3 hommes 1 femme
5730-34 ans 4 hommes 0 femme
5835-39 ans 4 hommes 1 femme
5940-44 ans 2 hommes 1 femme
6045-49 ans 1 homme 0 femme
6150-54 ans 2 hommes 0 femme
62Trois d’entre eux ont une position sociale qui les met un peu à part : l’un est syndic de la paroisse de Fondettes, un autre est ancien grenadier de France et le troisième est tambour-major du régiment provincial (il fut « mis hors de cause »).
63Cinquante-cinq témoins, outre les mariniers et les hommes de la maréchaussée, furent interrogés. Beaucoup habitent Tours, mais certains ont assisté aux événements ailleurs : l’un est fermier de l’abbaye de Vallières, un autre bailli de la baronnie de St-Mars-la-Pile ; un marchand fabricant a sa maison de campagne à St-Avertin. Les témoins habitent à :
64Tours 14 Vallières 8
65St-Symphorien 7 St-Avertin 7
66Ste-Radegonde 7 Savonnières 15
67lls sont plus âgés que les accusés : les deux tiers ont plus de 40 ans et la moyenne d’âge est de 42,5 ans. Sur les cinquante cinq, quinze seulement ne savent pas signer, ce qui n’est pas étonnant car ils appartiennent à des catégories sociales beaucoup plus aisées que celles des accusés :
68prêtres 5
69officiers, bourgeois, notaires 1
70« professions libérales » 11
71vignerons, jardiniers 6
72fermiers et laboureurs 5
73artisans 12
74aubergistes 2
75pêcheur 1
76marchands 5
77journalier 1
78Six témoins sont aussi marguilliers et deux, syndic de leur paroisse.
79Mais on ne compte que sept témoins habitant Notre-Dame-la-Riche, dont un seul ouvrier en soi, alors que ce quartier, très peuplé, a largement participé aux différents pillages.
80Parmi les sept condamnés, un seul fut arrêté en flagrant délit : il transportait du grain qu’il avait pris dans un « quart » qu’il déclara avoir trouvé, après un des pillages du 21, sur la levée de la Loire près de St-Cyr ; il subit d’ailleurs la peine la moins lourde : assister, la corde au cou, aux exécutions capitales avant d’être banni pour trois ans. Une femme, épouse d’un compagnon cordonnier de Notre-Dame-la-Riche, fut condamnée plus sévèrement (« fustigation de verges à nud… dans les carrefours et lieux accoutumés de cette ville », une heure de carcan, la flétrissure à la fleur de lys et trois ans de bannissement) pour avoir été le 21 février à la tête du groupe qui vint exiger la restitution d’un tonneau de farine mis, sur ordre de la maréchaussée, en dépôt chez un particulier. Ces deux personnes ne furent donc pas condamnées pour leur participation aux pillages, ce qui est, par contre, le cas des autres. Les deux peines de galères frappent deux habitants de Tours, accusés d’avoir participé à des pillages et d’avoir volé du grain, mais aussi d’avoir joué le rôle de meneur. Tous deux ont été reconnus artisans par des habitants de Notre-Dame-la-Riche ; l’un, cabaretier, ancien grenadier de France, s’est montré en habit d’ordonnance pendant le pillage du 20 février au pont Ste-Anne : entré dans le bateau, il s’y tenait le sabre « piqué dans le blé » ; il fut condamné à neuf ans de galères, alors que le procureur du roi n’avait requis qu’une peine d’une heure de pilori. Le second, un porteur d’eau, monté le 21 dans un bateau au port de l’Écouerie, aurait fait des signes à la foule avec son chapeau en criant « Victoire, victoire », ou, selon d’autres témoins, « Vive le roi, nous sommes vainqueurs » : il s’en tira avec une condamnation à neuf ans de galères, et non les galères à perpétuité comme l’avait requis le procureur.
81Il y eut trois condamnations, et exécutions, à mort et donc un accusé sur sept fut exécuté ; c’est beaucoup plus qu’à Paris en mai 1775 (deux pendaisons pour plus de 250 arrestations47). Aucun des accusés habitant Tours même ne subit la peine capitale car les trois pendus étaient tous trois paysans.
82Deux étaient vignerons à St-Avertin et furent condamnés pour avoir essayé de forcer les portes de l’église, avoir sonné le tocsin et avoir participé eux-mêmes au pillage commis au pont neuf du Cher. Le troisième, contre lequel le procureur n’avait pas requis la mort mais les galères à perpétuité, est celui qui, d’après les différents témoignages, émanés surtout d’artisans de Savonnières, a été le plus violent en paroles et en actes : Jean Bertauld, 46 ans, journalier, nie tout mais est condamné pour « être entré le premier de force et avec violence » dans le bateau pillé le 20 au soir à Savonnières, en menaçant de donner cent coups de bâton à ceux qui s’opposaient au pillage en vertu des ordres reçus du procureur fiscal, pour avoir donné l’exemple du pillage et avoir volé 14 boisseaux de grains : il a aussi été du groupe qui est allé faire une perquisition chez un fermier habitant la paroisse. Dans son journal, Matthieu Voisin note sèchement à la date du 5 mars :
« … l’on a condamné à être pendu, 3 hommes pour avoir sonné le tocsin : 3 ont été marqués dont 2 hommes ont eu la galère ; une femme a subi le sort du fouet et la marque, un autre qui a assisté la corde au col ; le tout ont été menés au supplice avec la maréchaussée et la cavalerie qui sont venus pour ce sujet48 ».
83La participation aux pillages ne fut pas uniquement le fait des paysans mais le peuple de la ville y tint largement sa place, au contraire de ce qui s’était passé en Arles, les 2 et 3 janvier 175249. Pourtant la répression frappa durement les premiers et épargna relativement les seconds. Le tribunal, jugeant en dernier ressort, a-t-il voulu faire un exemple sans prendre le risque de susciter des réactions violentes dans une ville où les pauvres étaient nombreux et les esprits échauffés
84Tours n’avait pas échappé à la vague de troubles de subsistances qui avait déferlé dans l’Est, l’Ouest, le Nord, le Massif Central, dans les premiers mois de l’administration de Terray ; après les graves émeutes qui secouèrent le Languedoc et le Midi au printemps de 1773, le retour au calme sembla se faire, mais un calme tout relatif puisque des soubresauts se produisirent encore dans le Midi, en Normandie mais aussi, donc, en février 1774, à Tours50. Ensuite, on ne trouve plus trace d’agitation dans cette ville, avant le réveil, brutal, du printemps de 1789.
85Les troubles de février 1774 n’ont pas pris la forme d’émeutes sur les marchés et de taxations des grains, qu’ont connues quelques bourgs ou petites villes des environs ; ces manifestations sont aussi différentes, au moins en apparence, de celles qui se déroulèrent pendant « la guerre des farines », autour de Paris et dans la capitale même en mai 1775. Ils prirent plutôt l’allure d’une « entrave51 », peut-être parce que les pillages furent lancés par des ruraux. Il s’agissait avant tout d’empêcher des bateaux chargés de grains de partir ou de passer, afin que le blé restât à un prix jugé raisonnable. Dans les années difficiles, les paysans, dans leur grande majorité, souffrent autant, et peut-être plus, que les citadins : lorsqu’il évoque, à l’intention du contrôleur général des finances, les opérations qu’il a montées pour assurer l’approvisionnement de Tours en 1770, Du Cluzel écrit : « …presque tout [a été] enlevé par des gens de la campagne… Les plus grosses parties sont de cinq à six boisseaux que les gens de la campagne viennent chercher sur le bateau les larmes aux yeux, quand leurs facultés le leur permettent52 ». Même des représentants de l’autorité pouvaient, sous des formes légales, se livrer à de telles « entraves » : le 5 mai 1770, les juges de Tours s’étaient permis d’arrêter deux bateaux de grains qui passaient, pour assurer l’approvisionnement de la ville, et le calme sur les marchés ; d’où la fureur de Terrays53, qui venait justement d’attirer l’attention des intendants sur les problèmes du commerce des grains, resté libre à l’intérieur de la France : « Les exemples récents et des années dernières apprennent que le blé sera arrêté et peut-être pillé dans tous les passages, lorsque ces enlèvements, quoique destinés à la subsistance des sujets du roi dans d’autres provinces du royaume, feront trop hausser le prix du grain dans la province d’où il sort ou dans celle qu’il traverse Il semble que le peuple attribue le haut prix des grains à un dessein formé de lui faire payer cher sa subsistance ; il voit partout des monopoleurs…54 ». Le « peuple, qui n’a porté jusqu’à présent son jugement que relativement aux défenses que l’on avait faites et qu’il regardait comme des lois qu’on ne pouvait enfreindre qu’à son préjudice55 » n’exprime pas des revendications très élaborées : il réclame l’application de la loi, ou de ce qu’il croit être la loi, et au besoin, exerce lui-même sa justice.
Notes de bas de page
1 Publication : Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 1985, 1, p. 27-44.
2 Archives départementales d’Indre-et-Loire, série B, maréchaussée de Tours, procédures criminelles 1774 (non coté). Le dossier est entièrement consacré aux pillages de bateaux de grains, qui se sont produits en février 1774 à Tours et dans les environs ; il contient toute la procédure judiciaire, depuis les procès-verbaux dressés par la maréchaussée jusqu’à la sentence prévôtale, mais aussi toutes les pièces sur l’indemnisation des marchands et négociants qui ont été victimes du pillage. Ce dossier constitue la source essentielle de l’étude et toutes les indications utilisées ici en proviennent, sauf mention contraire. Les registres de délibération, du corps de ville (BB n° 75) n’apportent que des compléments. Il n’y a pas trace de ces événements dans les archives de l’intendance, qui contiennent pourtant des dossiers sur d’autres émeutes de subsistances qui se sont passées entre 1765 et 1769 dans la généralité. Dans son article : « Le Pacte de famine et le commerce des grains dans la généralité de Tours », Bulletin de la Société archéologique de Touraine, vol. 9 (1892-1894), p. 36-60, F. Dumas ignore cette émeute mais il la narre dans sa thèse La Généralité de Tours au xviiie siècle. L’Administration de l’intendant Du Cluzel, p. 355-356.
3 Aujourd’hui Descartes
4 Archives départementales d’Indre-et-Loire, C 97
5 Archives départementales d’Indre-et-Loire, C 95 lettres de l’intendant Du Cluzel au contrôleur général Terray (octobre 1773).
6 Archives départementales d’Indre-et-Loire, C 97 et B maréchaussée de Tours, procédures criminelles 1772.
7 Archives départementales d’Indre-et-Loire maréchaussée de Tours, procédures criminelles 1773. Les archives de la maréchaussée ne sont ni inventoriées ni cotées.
8 Archives départementales d’Indre-et-Loire, maréchaussée de Tours, procédures criminelles 1774.
9 Id
10 Archives départementales d’Indre-et-Loire, C 94.
11 Paroisse aujourd’hui rattachée à Fondettes.
12 d’après le plan publié dans le Bulletin de la société archéologique de Touraine, n° 19, entre les pages 405 et 407
13 Ce pont avait été achevé en 1753, au bout de la chaussée qui traversait la vallée marécageuse du Cher ; c’est un des éléments de la grande percée nord-sud réalisée à Tours dans la seconde moitié du xviiie siècle.
14 Archives municipales de Tours, RB, délibérations du corps de ville n° 75, f° 8 r°
15 Elles ont été demandées par Genty, secrétaire général de l’intendant, qui resté longtemps en poste connaissait très bien les affaires ; Du Cluzel est alors absent.
16 La police semble avoir renoncé comme à Paris en 1775, à procéder à des arrestations en flagrant délit, par peur des réactions de la foule (cf. E. Faure, La Disgrâce de Turgot, p. 266).
17 Ainsi, le syndic de St-Avertin « s’est trompé lorsqu’il a dit que Rucher était au nombre des gens de St-Avertin qui s’étaient attroupés et armés parce que la vérité est qu’il ne le vit point, que dès qu’il se fut retiré après sa déposition il se rappela ce fait et fut fâché de l’avoir nommé ». Le curé de Savonnières reconnaît aussi s’être trompé en désignant F. Rucher. Ce dernier fut néanmoins condamné à mort.
18 Archives municipales de Tours, BB, délibérations du corps de ville n° 75, f° 13 r° et v°.
19 Id., f° 15 r°.
20 Id., f° 15 v°.
21 Archives départementales d’Indre-et-Loire, maréchaussée de Tours, minutes et procédures 1772-1774.
22 À 15 km au sud de Tours, sur la grande route d’Espagne.
23 Extraits des registres du Conseil d’État, texte imprimé à Tours, chez F. Vauquer père.
24 Déposition de Pierre Lambert Poitevin, procureur au bailliage et siège présidial de Tours, bailli de la baronnie de Saint-Mars-la-Pile (aujourd’hui Cinq-Mars-La-Pile), p. 51 et 52 du cahier des témoignages.
25 Premier interrogatoire de Jean Bertault, le 26 février 1774.
26 Archives départementales d’Indre-et-Loire, C 94, lettre des échevins de Tours au contrôleur général.
27 Archives départementales d’Indre-et-Loire, C 95, lettre de Terray à l’intendant Du Cluzel
28 Archives départementales d’Indre-et-Loire, C 95, lettre de Genty à Du Cluzel
29 Déposition de B. Aubert, prieur curé de Savonnières, p. 108 du cahier des dépositions.
30 Archives départementales d’Indre-et-Loire, G 84.
31 Variations du prix du froment et du seigle (G 84) :
32 Archives départementales d’Indre-et-Loire, G 84.
33 M. Baulant, « Le Prix des grains à Paris de 1431 à 1788 », Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, 1968, n° 3, p. 520-540. Les prix qu’indique M. Baulant sont la moyenne des prix aux quatre saisons il en est de même pour ceux qu’E. Labrousse fournit pour la généralité de Tours dans : Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au xviiie siècle, p. 112-113 et qui sont calculés pour un setier mesure de Paris. Les lacunes de la documentation ne permettent pas d’opérer de tels calculs pour Tours.
34 J.-C. Perrot, Genèse d’une ville moderne, Caen au xviiie siècle, p. 761.
35 Archives départementales d’Indre-et-Loire, C 336, mémoire sur la généralité de Tours entre 1762 et 1766.
36 Production de la manufacture de soierie de Tours de 1770 à 1773 :
ler semestre 1 770 2 716 pièces 1 275 534 livres tournois
2e semestre 1 770 2 931 pièces 1 359 04, livres tournois
ler semestre 1 771 1 944 pièces 850 660 livres tournois
2e semestre 1 771 2 546 pièces 1 193 641 livres tournois
ler semestre 1 772 2 894 pièces 1 380 838 livres tournois
2e semestre 1 772 3 185 pièces 1 423 352 livres tournois
1er semestre 1 773 2 412 pièces 1 049 860 livres tournois
2e semestre 1 773 4 273 pièces 1 953 736 livres tournois
37 Archives nationales, F 12 564.
38 Archives départementales d’Indre-et-Loire, C 96, lettre de Du Cluzel à Terray, du 11 juillet 1770.
39 Archives départementales d’Indre-et-Loire, C 95, lettre de Bouin de Noiré subdélégué à Chinon, à l’intendant, en date du 5 novembre 1773. Dans ces années difficiles, c’est un gros marchand de Chinon, J.-F. Mollandin, qui apporta à l’intendant la collaboration la plus efficace : il se chargea de faire de gros achats de céréales aux dépens de son propre commerce. Il fit une belle carrière sociale et municipale (cf. B. Vigouroux, La Municipalité de Chinon au xviiie siècle, Mm Tours, 1983).
40 Au contraire, à Montauban, au printemps 1773, au cours de la répression d’une émeute de subsistances, la maréchaussée tira et on releva huit morts (cf. S. Kaplan, Bread, Politics and Political Economy in the reign of Louis XV, t. 2, p. 565-566).
41 Archives municipales de Tours, BB, délibérations du corps de ville n° 75, f° 8 v°
42 Archives départementales d’Indre-et-Loire, C 95.
43 « Le lieutenant de la compagnie à la résidence de Tours ».
44 Archives municipales de Tours, BB, délibérations du corps de ville n° 75, f° 6 v°
45 Id., f° 7 r°.
46 M. Puzelat, Les Soulèvements populaires de Tours de 1635 à 1648, mémoire de maîtrise, Tours, 1971.
47 V. Ljublinski, La Guerre des farines, p. 94.
48 « Livre contenant ce qui est arrivé de plus remarquable dans la ville de Tours », publié dans le Bulletin de la Société Archéologique de Touraine, n° 10 (1895-1896), p. 143-192 et 203-226.
49 S. Pillorget-rouanet, « Une Crise de colère des paysans d’Arles : les émeutes frumentaires des 2 et 3 janvier 1752 », Actes du 92e congrès national des sociétés savantes (1967), t. 1, p. 383-391.
50 S. Kaplan, op. cit., t. II, p. 567.
51 L.-A. Tilly, « La Révolte frumentaire, forme de conflit politique en France », Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, 1972, n° 3, p. 731-757
52 Archives départementales d’Indre-et-Loire, C 96, lettre du 11 juillet 1770.
53 Id., lettre de Terray à Du Cluzel en date du 15 mai 1770 : « …les juges de police n’ont voulu que complaire au peuple et ils l’ont enhardi, au lieu de le contenir selon le devoir de leur charge ».
54 Circulaire envoyée par le contrôle général en août-septembre 1773, citée par L. Cahen, « Le prétendu Pacte de famine », Revue Historique, CLXXVI, p. 173-216.
55 Archives départementales d’Indre-et-Loire, C 94, lettre de Du Cluzel à L’Averdy en date du ler août 1764.
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