Les veuves dans la société rurale au xviiie siècle1
p. 151-168
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Index géographique : France
Texte intégral
1L’intervention de G. Béaur a mis en évidence la richesse des réalités sociales dans les campagnes mais aussi la difficulté de trouver des modes d’approche pertinents. Déterminer des critères de classement, patrimoine (foncier ou non), richesse, pouvoir, savoir, suffit-il pour définir des groupes sociaux ? N’est ce pas « mission impossible » ? Dès le xviiie siècle on était conscient que le monde rural échappait à toute tentative de classement en « ordres » ou en « états », puisqu’on ne pouvait pas lui appliquer les critères d’organisation de la société urbaine ; celle ci, sans doute, faisait figure de référence parce qu’elle semblait répondre pour le peuple des métiers à des principes juridiques simples qui permettaient de connaître la place et le rang de chacun au sein de la hiérarchie socioprofessionnelle. En 1768 dans les remontrances de la cour des Aides sur la déclaration royale du 7 février 1768 établissant la taille tarifée, au temps du contrôleur général L’Averdy, Malesherbes faisait remarquer que
« Les citoyens ne sont pas enclassés dans les campagnes comme dans les grandes villes où il y a des apprentis et des maîtrises pour la plus grande partie des professions et où le plus petit genre d’industrie occupe un homme toute l’année. Un paysan gagne sa subsistance par tous le moyens possibles […]. Les gens de la campagne ne sont point rangés par classe et par état et ce serait toujours une question de savoir si un contribuable n’est que simple journalier ou s’il est dans une classe mixte2 ».
2En règle générale, dans les documents disponibles nous pouvons approcher le statut social du seul chef de feu, souvent désigné d’ailleurs par un terme vague et au sens fluctuant, – comme l’a bien montré P. Goubert au colloque de Saint-Cloud en 19673 à propos du terme de « laboureur » – ; implicitement cet individu est toujours considéré comme étant un homme, le père de famille, et c’est de son statut que dépend celui de tous les membres du noyau domestique, y compris celui des serviteurs. Pourtant l’affaire se complique encore lorsqu’on aborde le cas d’une fraction très particulière de chefs de famille, dont l’importance numérique dès la première approche apparaît comme loin d’être négligeable ; la définition de ce groupe est fondée non sur l’importance du patrimoine et de la richesse, l’étendue du savoir ou du pouvoir, mais sur la situation matrimoniale4 et implicitement le sexe. Il s’agit en effet des veuves. Ce critère est « aberrant » par rapport à ceux qui sont utilisés pour les hommes et sans rapport apparent avec une situation professionnelle ou sociale ; il n’est utilisé que pour le sexe féminin puisque cette précision apparaît aussi pour les célibataires filles, ce qui est peut-être révélateur de la vision qu’on a des filles et des veuves ; elle reste très rare pour les « garçons » et presque absente pour les hommes.
3Ce groupe en tant que tel a peu attiré l’attention, et la bibliographie sur ce sujet est mince, malgré le développement de la gender history. Les veuves sont toujours mentionnées dans les études sociales ou de démographie historique, mais des assimilations hâtives sont fréquemment faites avec la femme seule, mais aussi le vieillard, l’aïeule… alors qu’il est désormais bien prouvé que la viduité n’est pas une situation réservée à la vieillesse. Bien souvent on ne montre les veuves que comme des candidates au remariage ou à la misère dans la solitude, à la mendicité, à l’errance. L’alternative qui s’offre à elles est simple : soit elles se remarient et reviennent à l’état de minorité civile, soit et surtout si elles sont chargées d’enfants, elles entrent dans la population frappée par la pauvreté et ayant besoin d’assistance. Ainsi dans les monographies paroissiales de démographie historique où lr paragraphe sur le remariage ne peut être évité, on étudie la propension des veuves à se remarier, le plus souvent en comparaison de celle des hommes qui sont considérés comme ayant plus de « chances », « d’espoirs » de se remarier et comme le faisant effectivement plus rapidement et plus souvent que les femmes ; en fait on ignore si le remariage des veuves ne paraît pas moins fréquent simplement parce qu’il se fait en grand nombre dans les paroisses voisines, les veuves étant peut-être plus mobiles par contrainte ou nécessité (encore qu’au moins autant que les filles, elles ont intérêt à se marier sur place pour sauver leur honneur, leur départ avant un remariage pouvant être mal considéré). Un jugement de valeur est ici implicite, fondé sur l’idée répandue, et par ailleurs exacte, que le fonctionnement d’une exploitation ou simplement d’un ménage nécessite la présence d’un couple. Ainsi Jean Ganiage écrit il dans sa dernière étude sur la campagne du Beauvaisis5 : » […] passé quarante ans la femme avait assez peu de chances d’échapper à un veuvage prolongé « ou encore » La plupart des femmes restaient confinées6 dans le veuvage ». À bien y réfléchir en voyant agir les veuves dans certaines situations, on peut se demander si ce non remariage ou remariage tardif n’est pas en partie un choix…
4Si l’on en croit le Tableau de la population de la France de l’abbé d’Expilly publié en 1780, la France compte, en 1778,–donc c’est un minimum puisque cette date se place avant la reprise des grandes épidémies –, 1 672 190 veufs et veuves soit dans la population totale, tous âges confondus, 5 % de veufs et 8,8 % de veuves, ou encore 18 veufs et veuves pour 100 individus mariés, parmi les seuls adultes (4 436 998 couples7) ; les veuves sont beaucoup plus nombreuses que les veufs et forment deux tiers du groupe des gens dont le mariage a été rompu(65 %8) ; le veuvage concerne un cinquième (19,7 %) du groupe des femmes qui ne sont plus célibataires (mariées et veuves) et 11,7 % des hommes dans la même situation9. Il est certain que dans différentes régions cette part est nettement plus importante à cause de forts quotients de mortalité aux différents âges et qu’elle a augmenté dans les années 1775-1785 : en effet dans l’Ouest, les grandes mortalités de cette période, avec deux grandes poussées, celle de 1779 pour les pays armoricains (Bretagne, Maine et Anjou) et les généralités de La Rochelle et de Poitiers, ainsi que celle de 1783 dans un Ouest plus étendu encore puisqu’il comprend la Touraine, ont provoqué l’augmentation des ruptures de couples. La comparaison entre différentes réalités régionales pour la population rurale prouve cette diversité géographique : ainsi, dans l’Est, dans le bailliage de Semur en Auxois, R. Robin compte sur les rôles de taille en 1789 5 % de feux dont le chef est une veuve (ou une fille, mais sans doute en proportion infime) tandis que dans le bailliage d’Amboise en 1788, toujours d’après les rôles de taille, ils sont 12,8 % (et il faut y ajouter les « petits taux ») soit 2,5 fois plus ; dans le ressort du grenier à sel de Chinon dans la seconde moitié du xviiie siècle, ils sont 12 à 15 % selon les villages. Les deux chiffres tourangeaux sont donc très proches et sans doute significatifs de la réalité régionale. Les veuves représentent donc un groupe numériquement important dans toute communauté villageoise, mais sans doute moins qu’en ville. Il mérite donc attention ; après avoir défini le statut juridique des veuves il faut s’interroger sur les sources à partir desquelles une approche de groupe est possible, puis étudier ses structures afin de déterminer s’il présente l’homogénéité sociale que semble souvent évoquer sa présentation.
Le statut des veuves
5L’étude du statut, des droits et des devoirs qui leur sont reconnus juridiquement peut aussi permettre de juger s’ils sont respectés. Les règles du droit privé qui s’appliquent aux veuves sont formulées dans les coutumes ; celle d’Anjou est « dominante » et sert de référence quand il le faut dans les provinces voisines. La jurisprudence est rappelée et explicitée dans différents ouvrages du xviiie siècle qui sont souvent repris et cités par les historiens et les juristes ; sans faire une revue complète de ces ouvrages j’ai utilisé la Collection de décisions nouvelles de Denisart et le Dictionnaire de droit et pratique de Ferrière. Pour des raisons méthodologiques nous nous limiterons aux pays dits « de droit coutumier » et à partage égalitaire des successions, la situation dans les pays à « héritier » étant différente par bien des aspects.
6Une première approche peut être faite dans les dictionnaires. La définition que les ouvrages anciens donnent du terme veuf ou veuve est, semble-t-il, objective : selon Furetière, « qui a perdu sa femme » ou « son mari ». Au xixe siècle Littré apporte une précision : « de qui le mari (ou la femme) est mort(e) et qui ne s’est point remarié(e) ». Mais dans la suite de la rubrique les exemples fournis concernent les veuves beaucoup plus que les veufs et montrent bien une conception assez misérabiliste de leur état : « les veuves et les orphelins sont sous la protection de Dieu et de la justice. Le mariage avec une veuve est une espèce de bigamie odieuse dans le Droit canon. », et Furetière de terminer par le cas des veuves qui, en Inde, se jettent sur le bûcher de leur défunt mari… Littré donne quelques citations de textes du xviie siècle dont le choix est intéressant (même si elles ne concernent pas les femmes du peuple) et qui offrent un autre éclairage : « je plains les pauvres mères […] ; pour les jeunes veuves, elles ne sont guère à plaindre : elles seront bien heureuses d’être leurs maîtresses ou de changer de maîtres » écrit madame de Sévigné à Bussy en 1690 ; Bossuet, cité par Littré, rappelle : « […] cette terrible sentence de saint Paul : La veuve qui passe sa vie dans les plaisirs, est morte toute vive. Combien donc en devrai-t-on pleurer comme mortes, de ces veuves jeunes et riantes, que le monde trouve si heureuses » ; enfin La Bruyère rapporte une opinion répandue : « Épouser une veuve, en bon français, signifie faire sa fortune ; il n’opère pas toujours ce qu’il signifie ».
7Les recueils de droit rappellent tous (et leurs formules sont souvent reprises) que pour l’Église la veuve ne doit pas chercher à quitter cette situation : le remariage des femmes est un « signe d’intempérance » ou d’incontinence sexuelle et peut être interprété comme un geste d’hostilité contre les enfants dont les intérêts matériels sont menacés : « faisant connaître le peu d’amour que le survivant des conjoints qui le contracte, a conservé pour le prédécédé avec qui il était auparavant uni par le mariage, et pour les enfants qui lui sont restés10 ». Mais cette désapprobation ne se manifeste plus au xviiie siècle et rien, à ma connaissance, dans les registres paroissiaux ne montre que le curé marque son opposition en refusant de bénir la nouvelle union. De même il n’y a plus de poursuites contre les femmes qui ne respectent pas le délai de viduité car sont ainsi évités de « plus grands scandales ».
8La situation matérielle des veuves est protégée par un certain nombre de dispositions prévues par la coutume. Sauf stipulation contraire dans le contrat de mariage, le régime de la communauté des biens est adopté puisqu’il est de règle en pays de droit coutumier. La veuve jouit des mêmes droits que l’homme veuf : ainsi les frais de funérailles sont payés sur les biens du défunt quel qu’il soit ; elle peut bénéficier des effets d’une donation entre vifs que les époux se sont consentis si le couple est resté sans enfant. La veuve peut renoncer à meubles et acquêts communs de la succession dans un délai de 43 jours pour une noble, 20 jours pour une roturière et n’est alors pas chargée des dettes (mais elle ne peut accepter une succession sous bénéfice d’inventaire). Comme le ferait un veuf, elle jouit des biens appartenant aux enfants mineurs, à condition de les entretenir ; en cas de remariage elle perd tout droit dessus. La veuve, noble ou roturière, ne peut être expulsée de la maison où est mort son mari avant quarante jours, et dans ce laps de temps peut user « modérément » des provisions qui y sont ; elle reçoit tout ou partie de ses vêtements ordinaires et les héritiers ont l’obligation de lui fournir ses vêtements de deuil ; en Touraine, la coutume prévoit que les veuves doivent avoir « un lit garni, leurs heures et pate nostres, une des meilleures robes et l’autre moyenne, tant d’hiver que d’été » mais ni bagues ni joyaux. La veuve a quarante jours après la mort de son mari pour choisir son domicile et peut « rompre ménage » en quittant sa paroisse de domicile : dans les déclarations de « délogement » passées dans le ressort du grenier à sel de Chinon entre 1744 et 175211, 29,5 % concernent des veuves. Dans bien des coutumes, le (ou la) veuf (ve) a le droit de prélever, avant partage, un preciput. Mais surtout, la veuve jouit d’un douaire, coutumier ou préfix, dont elle est saisie automatiquement dès le décès du mari12 ; elle n’est donc pas totalement démunie comme peut l’être un veuf que les héritiers de sa femme réduisent parfois à la pauvreté ou à la misère en exigeant leur part de la succession de la défunte. La tutelle est une « charge réputée publique », les femmes ne peuvent l’exercer ; mais si elle le veut, une veuve assure celle de ses enfants mineurs : elle doit même être préférée aux autres selon l’usage ordinaire en France si sa conduite est irréprochable, ce « privilège spécial » étant fondé sur l’affection qu’une mère a coutume d’avoir pour ses enfants. Elle devient « baillistre » des biens de ces enfants jusqu’à ce qu’ils aient atteint 18 ans pour les garçons, 14 pour les filles ; mais un subrogé tuteur est nommé pour veiller à la confection de l’inventaire et au respect des droits des mineurs. Si la veuve se remarie elle perd la tutelle et même si ce second mari décède avant elle ne la récupère pas.
9Il est traditionnel de dire que la femme est une éternelle mineure et passe de l’autorité du père à celle du mari ; la femme mariée ne peut en effet ester en justice ou signer de contrats, sauf si elle est séparée de biens de son mari ou si elle est marchande, cas rares dans les campagnes. On voit en effet par exemple dans les baux de location l’épouse doit être « autorisée » par son mari ; mais on peut remarquer qu’elle est appelée à ratifier le bail puisque les biens de la communauté servent d’hypothèque pour la bonne exécution du contrat… La veuve majeure, elle, peut assumer la charge du bail en cours au même titre que son défunt mari. Elle ne revient pas sous l’autorité de son père ou d’un frère ; elle ne retourne à l’état de minorité que si elle se remarie.
Les sources disponibles
10Les veuves jouent donc certainement un rôle non négligeable non seulement dans l’éducation de leurs enfants mais aussi dans la gestion des biens familiaux ou l’existence de la communauté d’habitants. Ces femmes ont des droits importants, et elles n’en ont jamais autant que dans leur situation de veuvage13 si elles sont majeures. Elles passent de très nombreux actes notariés et elles sont donc très bien représentées dans les archives ; il n’est pas très difficile de trouver des documents écrits les mettant en scène. En fait-il beaucoup plus aisé de repérer la situation matrimoniale d’une femme que celle d’un homme et l’utilisation de documents sériels permet d’arriver à une assez bonne connaissance, au moins statistique, de ce groupe féminin. Ainsi dans les registres paroissiaux, pour les jeunes gens mineurs le nom des parents étant presque toujours indiqué, on sait alors qu’il s’agit de célibataires, mais passé l’âge ordinaire du mariage, la règle est de désigner les femmes par leur nom de jeune fille suivi soit du nom de leur mari, précédé ou non de« défunt », soit de ceux des parents, ce qui indique alors que la défunte était bien célibataire. Dans les actes de sépulture on peut donc relever l’état matrimonial de la femme, ce qui est beaucoup plus rare pour l’homme. Dans de nombreuses autres occasions, que la femme mariée soit marraine ou témoin à un mariage, les mêmes indications sont fournies. Par contre, il est beaucoup plus difficile de connaître le statut socio-professionnel du ménage ; il peut être approché si l’activité professionnelle du mari est notée mais cette indication est irrégulièrement donnée. Celle de la femme est encore plus rarement notée : célibataire elle est parfois dite domestique, lingère ou couturière ; mais une fois mariée elle n’est plus désignée comme domestique et même si elle est journalière ou fileuse etc. le curé ne porte jamais cette indication. Il faut avoir recours à d’autres documents qui autorisent une meilleure approche du groupe social des veuves et d’aucuns permettent de les mettre d’une certaine manière à leur place dans la communauté d’habitants.
11Une des sources les plus précieuses est constituée par les rôles de taille : en effet quelque soit le degré de qualité de ces documents, pour la femme chef de feu l’état matrimonial est toujours clairement identifié ; à la suite du décès d’un taillables on nom disparaît de la liste après que l’Assemblée Générale de la communauté ait déclaré les « perdus » et les « nouveaux » ; mais si elle est toujours présente dans la paroisse, la veuve voit son nom figurer l’année suivante dans la rubrique des « nouveaux » puis être intégré dans la liste des taillables ordinaires en tant que « la veuve untel ». Dans certains cas, en particulier sur les rôles de taille tarifée, le détail des biens qu’elle possède ou fait valoir est indiqué et sa situation professionnelle peut être déterminée ; ainsi elle peut être mise à sa place dans la hiérarchie économique et fiscale de la paroisse. Malheureusement cette occurrence est rare, sauf pour les grosses cotes de taille, et le plus souvent dans le rôle seul est indiqué l’état de viduité. Il faudrait pouvoir retrouver sur les rôles précédents l’indication concernant l’homme et être sûr que le veuvage n’a pas entraîné de graves modifications dans la situation de la femme. Parmi les archives fiscales il ne faut pas oublier les « déclarations de délogement » qui ont été encore peu étudiées : elles permettent de mesurer plus facilement que par l’intermédiaire des registres parois si aux les raisons et le degré de la mobilité géographique des veuves qui doivent indiquer où elles vont s’installer et pourquoi elles partent. Parmi les documents concernant les impositions, les demandes en « décharge » d’impositions (taille, vingtième ou capitation), qui ne sont d’ailleurs pas propres aux femmes, permettent de toucher de près les raisons pour lesquelles la situation matérielle et financière de la femme s’est dégradée ; la « caducité » ou le nombre élevé d’enfants encore jeune est souvent évoqué.
12L’apport des archives notariales est essentiel : en premier lieu elles prouvent bien que les femmes veuves usent de leurs droits : elles font des achats ; elles passent des contrats de location, soit en renouvellement du bail conclu par leur défunt mari soit à leur propre initiative, sauf semble-t-il pour la vigne en Anjou comme en Touraine. La situation matérielle des veuves peut être saisie lors des inventaires après décès ; ils sont réalisés pour dissoudre la communauté avec les enfants du premier lit avant un remariage, ou pour donner leur part aux enfants lorsqu’ils sont tous majeurs, ou pour assurer le partage entre les héritiers après le décès des veuves non remariées. Les contrats de mariage sont aussi à prendre en compte mais sont plutôt rares dans bien des régions ; il est souvent plus intéressant de consulter les dossiers de demandes de dispense de consanguinité qui éclairent sur les raisons qui poussent les veuves à se remarier. Les fins de vie entraînent parfois des « démissions de biens » et demandes de pension viagère qui montrent comment la femme veuve entend organiser et vivre sa « retraite » ; c’est le plus souvent sans cohabiter avec ses enfants, qui ne sont toutefois jamais très loin. Dans les cas les plus difficiles la seule issue se trouve dans l’hôpital de la ville la plus proche à condition que celui ci accepte de recevoir des femmes de la campagne. Un gisement très riche reste presque totalement à exploiter : celui des archives produites par les tribunaux, puisque l’activité de ces institutions, qu’elles soient royales ou seigneuriales, est en grande partie consacrée aux affaires civiles, et en particulier à l’organisation des tutelles et curatelles.
13À travers cette revue des documents sur la place économique et sociale reconnue aux veuves14, on constate que dans un domaine, les veuves chefs de feu brillent par leur absence si on s’en tient aux écrits conservés, celui de la vie publique. Les procès verbaux des assemblées générales de communauté comportent très rarement des noms de femmes ; leur rôle « politique » est donc au premier abord faible : elles ne font pas partie de la sanior pars qui prend les décisions intéressant la vie locale15.
14Mais utiliser ces données est une autre affaire et placer les veuves au sein de la société rurale en est encore une autre, plus difficile…
Des conditions contrastées
15Dans les études sur une société locale ou régionale, elles sont trop souvent regroupées dans une même catégorie « veuves », qui voisine souvent avec le groupe « divers » et qui introduit dans le classement socioprofessionnel, déjà lui même plus ou moins bien adapté, un critère hétérogène, celui de l’état matrimonial et envisage leur situation comme uniforme.
16Les études urbaines leur font une plus grande place que les travaux sur les sociétés rurales, peut être parce que les documents fiscaux sont plus précis dans les villes ; les auteurs ne peuvent éviter d’utiliser différents critères de classement où se mêlent profession et état ; pour prendre un échantillon de villes de l’Ouest on peut citer le cas de Chartres, Caen ou Angers. À Chartres les veuves apparaissent en tant que groupe seulement dans l’étude de la répartition de la propriété des maisons et des terres, où leur place ne semble pas infime : les veuves propriétaires détiennent environ 14 % des propriétés mais environ 15,5 % de leur valeur16 et pour un peu plus de la moitié les veuves sont propriétaires de leur logement. À Angers en 1769, sur 2273 roturiers exonérés de la capitation donc pauvres, 1224 sont des femmes (54 %), veuves pour la moitié (616)17 ; selon le rôle de la capitation noble de 1783 40 % des chefs de feu nobles sont des veuves ou des filles18. Élargissant l’étude des comportements démographiques J.C. Perrot aborde des questions plus originales, comme celle des rapports entre enfants et mère veuve que les questions matérielles peuvent rendre tendus, ou celle des raisons du remariage, qu’il présente pour certains cas comme un « mariage assistance », sécurité contre la solitude et la grande misère dans les âges avancés, ce qui est aussi valable pour les hommes19.
17Dans les campagnes comme dans la population nationale les veuves sont plus nombreuses que les veufs en raison de la surmortalité masculine et de leur propension au remariage moins accentuée. D’après les études des historiens qui leur font une place on constate deux sortes de situations très contrastées. Dans les zones de « grande culture » comme la « France » on voit en action des femmes qui, à partir du décès de leur mari, savent mener de front une double activité en assurant la direction de l’exploitation et de la gestion des terres tout en continuant à être maîtresse de maison (tâche qui n’est jamais en fait demandée à un homme qui ne saurait assumer certains travaux spécifiquement féminins, comme la direction de la maison) et leur reconnaissance professionnelle est réelle puisqu’après 1650 quelques unes sont appelées « fermières laboureuses20 »… Si elles ne sont pas trop vieilles elles poursuivent toute l’activité de leur défunt mari, faisant parfois preuve d’une belle énergie et d’un réel sens des affaires. De ces veuves des fermiers d’Île de France, J.M. Moriceau parle comme il parle des hommes et selon les cas, il cite leur exemple au même titre que celui des hommes. Les mêmes constatations peuvent être faites pour la Brie21. Dans ces régions la plupart « passent la main » quand le dernier enfant se marie mais quelques unes continuent à diriger l’exploitation jusqu’à leur mort. Elles savent aussi dans certains cas se réserver des terres, quand elles associent leur fils ou le marient, pour continuer à exercer une activité.
18Dans les pays de « petite culture » il apparaît aussi que les veuves peuvent également être à la tête de grandes exploitations. Ainsi le cas peut être étudié dans l’Anjou méridional, les Mauges, grâce aux rôles d’impôt qui présentent une structure particulière : ils sont classés non par ordre alphabétique mais selon des rubriques qui reflètent, semble-t-il, la structure économique et sociale de la communauté et l’organisation de l’habitat ; ainsi les « laboureurs » qui exploitent en location de grosses exploitations, les métairies22, sont séparés des closiers ou des journaliers ou des habitants du bourg, on peut ainsi repérer le statut des feux de veuves. En outre, si dans les petites cotes un seul nom suffit à désigner le feu, pour les métayers ou laboureurs il en va autrement ; la façon de décrire le feu est révélatrice : souvent la cote comprend non pas un nom, mais deux, trois ou même quatre. Des veuves y sont mentionnées et leur nom est soit en tête, soit en second ou troisième ; cette disposition n’est donc pas indifférente et révèle la répartition des pouvoirs à l’intérieur de cette exploitation qui se fait grâce à une « société ». Dans ce cas précis on peut juger de la place des veuves. Dans la paroisse de Jallais qui, en 1787, compte 431 feux taillables et où la cote moyenne de taille s’élève à 18 livres 13 sols, le rôle de l’impôt pour les routes, qui donne aussi la répartition de la taille puisqu’il lui est proportionnel, indique 146 cotes de laboureurs, composées pour presque les trois quarts de deux noms et plus ; les laboureurs paient tous entre 35 livres tournois, soit deux fois le montant moyen, et 120 livres tournois de taille ; dans ce groupe 10,3 % des chefs de feu sont des veuves. Les autres veuves, dont le nom est parfois suivi de celui de leur fils, paient des cotes beaucoup plus faibles ; leur activité professionnelle n’est pas notée mais il s’agit de veuves dont la situation évoque le second cas de figure, celui des veuves pauvres.
19Cette situation devrait être bien mise en évidence dans le tableau dressé pour la société du Léon, dans le nord de la basse Bretagne, à la fin du xviiie siècle d’après les résultats de l’enquête sur la misère et la mendicité, lancée auprès des recteurs par l’évêque du Léon en 177423 ; la source est évidemment tout à fait originale et met l’accent sur le phénomène de pauvreté. On peut s’attendre à trouver souvent mentionnées des veuves mais en fait les curés léonards les citent rarement comme catégorie particulière de pauvres et de mendiants ; celles qui retiennent leur attention sont surtout des veuves de marins, comme à Lampaul-Plouarzel, à Porspoder, à Ploudalmézeau ou dans les Îles de Batz, de Molène et d’Ouessant où les femmes « ont perdu leur mari au service de Sa Majesté sur les vaisseaux », ou encore les veuves de journaliers partis travailler à Brest où la mort les a surpris, toutes étant chargées d’enfants ou d’un âge avancé. La situation de veuves dans le monde agricole était elle alors plus ordinaire, plus banale ou mieux supportée…
20Cette misère et la précarité font elles des veuves, une population « dangereuse », c’est à dire susceptibles d’adopter plus facilement que d’autres des comportements « déviants » au regard de la législation du temps et passibles de poursuites judiciaires ? Dans la France du Nord, entre 1760 et 1790 les femmes représentent environ 20 % des criminels arrêtés, mais la part des rurales est inférieure à cette moyenne et donc elles sont fortement sous représentées. Lors des émeutes de subsistances où les femmes jouent un grand rôle, les veuves ne semblent pas occuper une place importante et elles se conduisent comme les autres femmes soucieuses d’assurer la nourriture de la famille : à Sainte Maure en 1772, lors du pillage de sacs de blé parmi la dizaine de personnes qu’on a vu prendre des grains il y aurait eu une femme et trois veuves selon un témoin, mais aucune veuve selon un autre. Lors de la grosse émeute de subsistances de février mars 1774 à Tours et dans sa banlieue, de rares femmes, et parmi elles aucune veuve, ont été mises en cause. Dans la criminalité féminine où la part du vol et des délits sexuels est prépondérante, la place des veuves est faible ; au maximum 13 % en France continentale24, mais sans doute pas très éloignée de leur place dans la population féminine selon les classes d’âge. Quel est le nombre de veuves du monde rural faisant des déclarations de grossesses illégitimes ? Comment d’ailleurs distinguer dans ce comportement ce qui est dû à leur état matrimonial ou à la situation sociale qui est la leur : domesticité, pauvreté et dépendance…
21Au-delà de ces cas étudiés à partir de critères particuliers (exploitation, mendicité) dont le premier but n’est pas de mettre en évidence la place des veuves, il faut se placer dans le cadre de la collectivité villageoise pour pouvoir retrouver de façon complète les différentes situations qu’y occupent ces femmes.
Des situations régionales et locales
22Régine Robina étudié la société dans les campagnes du bailliage de SemurenAuxoisd’aprèslesrôlesdetaillede178925 ; utilisant la méthode mise au point par Jacques Du pâquier26, elle place les veuves au milieu du groupe III, le plus pauvre, composé des artisans, manœuvriers, journaliers et mendiants qui forment 60 % de la population concernée et où 87 % des chefs de feu paient moins de la cote moyenne de la taille. La situation des veuves n’est pourtant pas aussi simple qu’il paraît. Les 278 feux de veuves, soit 5% du total, ne sont pas tous pauvres : 21 % d’entre elles acquittent plus que la cote moyenne, soit nettement plus que chez les artisans et manœuvriers et que dans l’ensemble social parmi lequel elles sont rangées. Presque60 %(58,1 %) des feux de veuves sont répartis entre les catégories a et C ; elles ne connaissent donc pas la grande pauvreté, 3,2 % des veuves sont même en catégories B et C.
23Dans l’élection d’Amboise en 1788, sur 8160 feux inscrits sur les rôles de taille, 376 « petits taux » (4,8 % du total) sont cotisés à « obole » donc symboliquement et ce sont, pour un tiers, des veuves ; restent 17784 feux taillables dont on peut établir la hiérarchie fiscale. Les feux de veuves sont plus de 1000, soit 12,8 % du total ; ils sont plus nombreux que ceux de journaliers (7,8 %) ou de laboureurs (8,5 %), les feux de vignerons étant de loin les plus représentés (28,4 %). Mais la répartition des cotes de taille des veuves, replacées à l’intérieur de la hiérarchie dans la communauté où chacune réside, s’étale du niveau le plus élevé jusqu’au plus bas puisqu’elles se trouvent entre les catégories E et F ; elle reflète ainsi de près la dispersion générale des cotes, avec cependant une représentation plus forte pour les cotes faibles, qui serait encore accrue si on y adjoignait les « petits taux » : ainsi 26,2 % des taux des veuves sont au dessus de la cote moyenne contre 28,3 % pour l’ensemble des feux. En dessous de la moyenne, en a, on trouve 20,2 % des feux de veuves contre 25,8 % du total ; les feux de veuves « décrochent » dans les taux les plus bas (à partir de b et en dessous) où elles sont la majorité du groupe : 53,6 % contre 46,1 % pour l’ensemble. Il est difficile d’aller plus loin et de rechercher si la situation de veuvage prolongé caractérise davantage certaines groupes sociaux ; en effet ces rôles de taille présentent le grand défaut pour notre sujet de ne pas préciser la situation socioprofessionnelle de la veuve ou de son défunt mari ; seule une longue recherche sur les registres paroissiaux permettrait de disposer de cette indication essentielle…
24Grâce à un document exceptionnel et d’une grande richesse, complété par les registres paroissiaux, nous pouvons aborder de près l’étude détaillée de la place des veuves dans une société villageoise précise, grâce à la connaissance de leur situation économique et sociale établie à partir de données portant sur la cote de taille, la propriété foncière et l’évaluation des revenus de ces biens. En effet, par suite d’une contestation à propos de l’impôt local à payer en 1764 pour la réparation de l’église, nous avons un dossier très complet sur la paroisse de Mettray à quelques kilomètres au nord de Tours27. La paroisse compte 233 feux taillables et s’étend sur 1676 arpents, dont 50 % en terres labourables, 20 % en vignes et 12 % en prés (le reste étant des bois, des taillis et des « patureaux »). Les veuves sont 39, soit 16,5 % des chefs de feu.
Part des veuves et part de la population totale dans les différentes classes d’imposition

25Dans le rôle de l’impôt les habitants sont répartis en deux groupes, selon qu’ils sont ou non propriétaires. Les habitants propriétaires sont 116, dont 21 veuves (18 %), et ils détiennent à peine 16 % du sol (15 % des terres, 26 % des vignes et 3 % des bois) ; les non propriétaires sont 119, dont 18 veuves (15 %). Le seigneur est le plus gros propriétaire avec 199 arpents ; il s’agit de la marquise d’Oysonville, qui est elle même veuve mais fait partie des « tenans hors paroisse ». L’étalement de leurs cotes présente les mêmes traits que dans la région d’Amboise : il est caractérisé par une très forte amplitude (de C à f) ; aucun des groupes masculins définis, eux, par des critères professionnels, n’est dans ce cas. Parmi les veuves 28,2 % acquittent un impôt supérieur à la cote moyenne, la plus grosse taille (138 livres 5 sols) dans le village est payée par la veuve d’un marchand blanchisseur. Au sommet de la pyramide fiscale elles sont deux, en compagnie d’un métayer et d’un meunier ; cette catégorie des veuves est néanmoins plus faiblement représentée dans les groupes les plus aisés que l’ensemble de la population.
26C’est dans le groupe des veuves que l’aisance est le plus en rapport avec l’étendue de la propriété, rapport qui est moins net pour les autres catégories socioprofessionnelles ; mais l’essentiel ne vient pas de l’exploitation directe de la terre. Toutefois les veuves de paysans sont proportionnellement peu nombreuses, en particulier dans le groupe des propriétaires qui comprend plutôt des veuves d’artisans (blanchisseurs de toile en particulier) ou de marchands ; on n’y compte qu’une veuve de laboureur et trois veuves de vignerons. Par contre dans le groupe des non propriétaires où, nous l’avons vu, le nombre des indéterminés est important, seules ont pu être identifiées les veuves de paysans (laboureur : 1 en B, vignerons : 1 en B, 2 en d, ou c : 1 en b) ou de journalier (3 cas seulement en e) ; les autres sont les plus pauvres, celles qui ne possèdent vraiment rien. Il est tout à fait possible de penser que les veuves de paysans peu aisés ont dû se remarier tandis que les veuves de marchand blanchisseur, tanneur, meunier… peuvent rester veuves et trouvent la main d’œuvre salariée ou domestique nécessaire pour travailler sous leur direction.
Le remariage est il inévitable ?
27Pour certains des cas évoqués ci dessus on peut se poser la question de l’utilité d’un remariage. S’il a lieu est il une obligation (contractuelle, financière, morale, psychologique…) ? S’il ne se fait pas, pourquoi et quelles peuvent être les conditions d’existence de la veuve ? À travers les déclarations des « futurs » dans les enquêtes pour demande de dispense de consanguinité, on peut lire les raisons qui poussent une veuve à se remarier. Deux surtout sont évoquées : d’une part, la femme a besoin d’un homme pour faire valoir ses biens « qu’elle ne peut faire valoir seule ayant besoin de plusieurs domestiques ordinairement trop indociles pour écouter la voix d’une femme veuve et sans appui elle a besoin d’un maître qui […] conduise son domestique28 » ; d’autre part, l’éducation des enfants nécessite la présence d’un homme qui ne soit pas un subordonné et qui puisse enseigner son métier ; dans quelques cas d’ailleurs le « futur » est le domestique de ferme qui a su faire apprécier ses qualités et se faire aimer des enfants. Parfois c’est le propriétaire, ou l’associé dans l’exploitation, qui exige le remariage de la veuve (ou du veuf) sous peine d’expulsion ; sans doute le travail d’un conjoint est il considéré comme revenant moins cher que celui d’un domestique. Dans d’autres cas le fils aîné est assez âgé pour former avec sa mère le « couple » qui peut faire fonctionner l’exploitation.
28Même quand « l’âge » vient29, un nombre important de femmes ne se remarie pas. En fait la femme seule peut subsister plus aisément que l’homme, même sans biens. En effet, au contraire d’un veuf, elle peut exercer de nombreuses menues activités qui ne demandent pas de gros efforts physiques, filage, entretien du linge, cueillettes diverses, garde de malades. Une activité bien rémunérée dans les conditions du temps est la prise en nourrice d’enfants, mais comme la veuve ne peut être qu’une nourrice sèche, elle reçoit les plus démunis, les enfants placés par les institutions d’accueil des enfants abandonnés contre versement d’une pension qui représente une somme en argent liquide et intégralement disponible. Ainsi l’hôpital des enfants trouvés de Tours, qui donne aussi un trousseau, paie 60 livres tournois/an pour un enfant de moins de 1 an et 45 livres tournois ensuite ; des femmes reçoivent des enfants de famille alors que, mariées et en âge d’avoir des enfants, elles peuvent allaiter, puis après leur veuvage, elles accueillent des enfants trouvés : à Lignières30 entre 1761 et 1790 les nourrices sont pour 39 % femmes de journaliers et pour 22 % veuves31. Mais surtout les veuves peuvent retrouver l’état qui fut le leur dans leur jeunesse en se plaçant comme domestique, en particulier chez un curé ou en ville ; parmi les 65 veuves ayant fait une des déclarations de délogement évoquées ci dessus, deux disent vouloir se mettre à mendier, neuf se retirent chez leurs enfants et 28 (43 %) vont servir comme domestiques. Est ce un choix ou une contrainte ? Si c’est un choix pourquoi est il fait ? Peut-il expliquer la moindre propension des femmes à se remarier ?
29Les veuves forment donc une catégorie sociale protégée et en quelque sorte « privilégiée » puisqu’elles exercent de nombreux droits semblables à ceux des hommes, tout en échappant à différentes fonctions qui, à la campagne, sont plus pesantes que profitables ou honorifiques : sauf pour leurs propres enfants elles ne peuvent être chargées d’une tutelle ; aucune femme ne pouvant être contraignable par corps selon l’ordonnance de 1667 elles ne sont pas collecteur de taille ou de gabelle, ni marguillier, ni syndic32. Le groupe des veuves présente un caractère accentué d’hétérogénéité économique, financière et sociale, sans doute le plus fort de ces sociétés rurales. Comme pour les hommes, la situation la mieux connue est celle des veuves les plus aisées qui peuvent continuer leur activité quels que soient leur âge, leurs forces, leurs compétences… et qui laissent donc des traces écrites. Pour les plus pauvres qui forment la majorité mais non la totalité du groupe, il faudrait retrouver leur « histoire de vie ». Peut on imaginer que la vie des femmes s’organise souvent selon une sorte de cycle ? De l’état de domestique, presque toujours considéré comme transitoire mais qui peut durer longtemps le mariage étant tardif, la fille passerait à « l’établissement », souhaité par la plupart, grâce au mariage ; puis viendrait en cas de veuvage et selon les opportunités soit un remariage rendu nécessaire pour différentes raisons surtout économiques, le « remariage assistance », soit un maintien du veuvage avec trois possibilités : la subsistance assurée par la pension alimentaire versée par les enfants qui ont bénéficié d’une « démission de biens », un retour à la domesticité qui procure un minimum de sécurité ou le recours à la mendicité pour les plus âgées ou les infirmes qui ne trouveraient pas refuge dans un hôpital général. Il faudrait donc reprendre de très près l’étude des familles des veuves et rechercher les rythmes précis des différents événements démographiques et économiques (comme les partages de succession) connus par les individus formant le couple et par les enfants. N’y a-t-il pas des cas où le veuvage est vécu, et voulu, comme un état définitif ?

Répartition fiscale des taillables, propriétaires et non propriétaires, à Mettray en 1764, selon les catégories socio-professionnelles

Répartition fiscale des taillables, propriétaires et non propriétaires à Mettray, en 1764

Répartition des taillables, propriétaires et non propriétaires à Mettray, en 1764 (selon les catégories socioprofessionnelles)

Répartition des veuves selon l’état du défunt mari et la catégorie de taille à Mettray en 1764
30L’étude des structures sociales dans les campagnes au xviiie siècle se heurte bien souvent à un problème de vocabulaire. Un groupe peut être clairement défini, celui des veuves qui forment une part importante de la population adulte en 1778 : 8,8 % de ce groupe contre 5 % pour les veufs, selon d’Expilly ; ce pourcentage, qui a dû augmenter dans les décennies 1770 et 1780 marquées par le retour de graves épidémies, est sans doute plus élevé dans les campagnes de l’Ouest de la France : dans le bailliage d’Amboise en Touraine il est de 12,8 % des chefs de feu en 1788 contre 5 % en 1789 dans celui de Semuren Auxois en Bourgogne. Mais ce groupe, qui n’est pas défini par un caractère socioprofessionnel, est mal étudié car il est vu souvent comme un ensemble uniforme à travers les stéréotypes de la solitude, difficile à assumer en milieu rural, et de la pauvreté ; les veuves sont en fait mieux protégées que les hommes contre les conséquences de la viduité puisqu’elles jouissent du douaire. L’étude est très possible car les femmes seules sont plus faciles à identifier dans les les documents notariés, fiscaux ou judiciaires que les hommes car leur statut matrimonial est toujours indiqué. Les cas connus montrent qu’en fait les veuves se placent à tous les échelons de la société rurale et qu’elles sont, dans certains
Notes de bas de page
1 Publication : Des Animaux et des hommes. Économie et sociétés rurales en France xie-xixe siècles, numéro spécial des Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, t. 106, 1999, 1, p. 197-210.
2 M. Touzery, L’Invention de l’impôt sur le revenu. La taille tarifée 1715-1789, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 1994, p. 618, p. 428-429 et 432. L’article X de la déclaration prévoyait le cas des « journaliers et des veuves qui n’ont aucun bien » mais non celui des autres veuves qui sont donc à traiter comme un chef de feu ordinaire. Suit une très bonne évocation de la « pluriactivité ».
3 Ordres et classes, colloque d’histoire sociale, Saint Cloud 1967. Remarques sur le vocabulaire social de l’Ancien Régime, Paris, Mouton, 1973, p. 135-140.
4 Ce critère de classification est simple a priori, encore que la femme considérée peut être veuve pour la deuxième, troisième, quatrième fois, et donc assumer la charge d’enfants de différents lits ou l’exploitation de biens des communautés matrimoniales successives.
5 J. Ganiage, Le Beauvaisis au xviiie siècle : la campagne, Paris, INED-PUF-CNRS, 1988, 276 p., p. 110 et 112.
6 Souligné par nous.
7 D’après les résultats de l’enquête INED par sondage publiés dans Population, n° spécial 1975, on compterait en France en moyenne pour1740-1789 :5,4648 millions d’hommes de plus de 30ans et 6,7193 millions de femmes de plus de 25ans.
8 Elles étaient1 085 139 de tous âges ; en 1990 à plus de 60 ans elles sont 1 833 778.
9 En 1846 dans l’ensemble des individus ayant été mariés au moins une fois les hommes sont veufs pour 10 % et les femmes veuves pour 19,3 % (cf. J. Dupâquier, « Regrets éternels ? Veuvage et remariage en France au xixe siècle », L’Histoire grande ouverte. Hommage à E. Le Roy Ladurie, Paris, Fayard, 1997, p. 301-312).
10 C.J. de ferrière, Dictionnaire de droit et de pratique, Paris, 1771 (nouvelle édition), t. 2, p. 651-655, article « secondes noces ».
11 La période et la zone concernées ne présentent pas de traits particuliers, seule la documentation disponible a déterminé leur étude.
12 J.M. Moriceau, Les Fermiers d’Île de France, Paris, Fayard, 1991, p. 230. Selon la coutume de Paris, le douaire préfix est une rente viagère garantie par les biens propres du mari et le douaire coutumier s’exerce sur la moitié des héritages parvenus à l’homme en ligne directe depuis le mariage ; la veuve exerce en plus les droits de ses enfants sur l’autre moitié.
13 C’est peut être cette liberté qui gêne les hommes d’Église et les moralistes (cf. M. Bernos, « Les Veuves dans l’Église aux xviie et xviiie siècles », dans Homo religiosus. Autour de Jean Delumeau, Paris, Fayard, 1997, p. 168).
14 Leur rôle dans la vie sociale doit aussi être étudié ; les archives de la justice, au civil et au criminel, sont alors essentielles ; elles sont encore en grande partie à découvrir.
15 Le nom de quelques veuves peut figurer dans les procès verbaux d’assemblée de paroisse.
16 B. Garnot, Un Déclin : Chartres au xviiie siècle, Paris, CTHS, 1991, p. 110112. Mais dans l’index si une rubrique « vignerons », « salariés », « propriétaires » existe, il n’y en a pas pour les « veuves ».
17 Dans ses travaux sur la population de Reims, A. Fauve chamoux considère les veuves surtout comme des pauvres.
18 J. Maillard, Le Pouvoir municipal à Angers des lendemains de la Fronde à 1789, Angers, Presses Universitaires d’Angers, 1984, t.1, p. 214.
19 J.C. Perrot, Caen au xviiie siècle, Paris La Haye, Mouton, 1975, p. 837 et 823.
20 J.M. moriceau, op. cit., Paris, Fayard, 1994, p. 316.
21 M. Baulant, « Un Dossier : la personne âgée dans la société briarde aux xviie et xviiie siècles », Annales de Démographie Historique, 1985, p. 283-302.
22 C’est parfois en fonction de la nature des exploitations que le rôle est organisé : il comporte donc la liste des métairies avec le nom de leurs exploitants qui ailleurs sont appelés « laboureurs ».
23 F. Roudaut, D. Collet, J.L.Le floc’h, 1774, Les Recteurs léonards parlent de la misère, Quimper, Société Archéologique du Finistère, 1988.
24 N. Castan, Les Criminels de Languedoc, Toulouse, Association des publications de l’université de Toulouse Le Mirail, 1980, p. 2630.
25 R. Robin, La Société française en 1789. Le bailliage de Saumur en Auxois, Paris, Plon, 1970, p. 179.
26 J. Dupâquier,« Problèmes de mesures et de représentation graphique en matière d’histoire sociale », Actes du 89e Congrès des Sociétés savantes, Lyon,1964, t. II, section moderne et contemporaine, Bibliothèque nationale, 1965, p. 7786. Les taillables sont regroupés en classes fiscales réparties de part et d’autre de la valeur moyenne de la taille acquittée dans la communauté et établies selon une progression géométrique (classe A : de la cote moyenne au double de celle ci…, classe a de la valeur moyenne à la moitié de celle ci, etc.).
27 Archives départementales d’Indre et Loire, G 880
28 Archives départementales du Maine et Loire, G 624 (22 janvier 1753).
29 Le mot « vieillesse » est alors utilisé pour qualifier les objets, pas les êtres humains.
30 B. Maillard, Les Campagnes de Touraine au xviiie siècle. Étude d’histoire économique et sociale, p. 585.
31 Entre septembre 1765 et janvier 1790 la femme puis veuve d’Étienne Rousseau, vigneron, a vu mourir chez elle au moins 32 nourrissons.
32 On peut ajouter qu’elles ne peuvent pas être condamnées aux galères…
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