Conclusion
p. 159-164
Texte intégral
1En janvier 1979, dans une de ses leçons au Collège de France sur la « biopolitique », le philosophe Michel Foucault s’interrogeait sur l’existence d’une « gouvernementalité » socialiste, c’est-à-dire l’existence d’une raison gouvernementale, « une mesure raisonnable et calculée de l’étendue des modalités et des objectifs de l’action gouvernementale » propre aux socialistes1. Sa réponse était alors négative. Si le socialisme, rappelait-il, s’est donné (ou s’est proposé) une rationalité historique, une rationalité économique, voire une rationalité administrative dans des secteurs comme la santé ou la sécurité sociale, il ne s’est pas donné une « gouvernementalité socialiste autonome », et s’est constamment « branché » sur d’autres gouvernementalités existantes : libérale dans la plupart des cas, où le socialisme s’inscrit comme un palliatif, ou gouvernementalité d’un « État de police » en URSS et dans le bloc soviétique2. Or la réflexion du philosophe, qui s’appuie sur l’exemple de la social-démocratie allemande, totalement « ralliée » selon lui à l’ordolibéralisme depuis Bad Godesberg, ne mentionne jamais l’expérience gouvernementale suédoise. On peut cependant se demander si quarante-quatre ans de gouvernement ininterrompu n’ont pas, au contraire, façonné un type de gouvernementalité spécifique, qui s’appelle la social-démocratie. Celle-ci a (ou avait) ses caractéristiques propres : construction d’un double compromis entre capital et travail, entre État et marché, appui constant des gouvernements par le puissant binôme parti/centrale syndicale, mais aussi « social-patriotisme » et maintien d’un horizon égalitaire, respect de l’opposition et débat idéologique avec elle. Ce sont d’ailleurs ces caractéristiques qui inspirèrent ouvertement des exilés en Suède devenus après 1945 leaders de leurs partis puis chefs de gouvernement, tels Willy Brandt, président du SPD en 1964, ou Bruno Kreisky président du SPÖ après 1968, au point qu’ils tentèrent, avec des résultats inégaux, de les reproduire dans leurs partis, ou dans leurs pays.
2 A contrario, en France, le bilan de plusieurs décennies d’intérêt, de débats et de publications sur le « socialisme suédois » est sans conteste peu fructueux, voire carrément négatif. Jamais un gouvernement, ou même un parti ne se sont réellement inspirés, malgré de multiples déclarations, du « modèle suédois ». Seul, éventuellement, le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas de 1969 à 1972, avec ses ministres Robert Boulin (à la Santé publique) et Joseph Fontanet (au Travail), ses conseillers Jacques Delors et Simon Nora, peut être considéré comme s’inspirant d’un modèle contractuel de relations sociales qu’il chercha à reproduire. C’est d’ailleurs ainsi que certains observateurs interprétèrent alors ses choix politiques : le reportage en Suède du magazine télévisé d’informations Panorama en décembre 1969 est justifié au nom de la « comparaison » appelée par un récent discours du Premier ministre3. Mais, si le « gaullisme social » du maire de Bordeaux brouille incontestablement le clivage consacré entre gauches et droites, son gouvernement ne peut être considéré (et il n’y prétendait d’ailleurs pas…) comme un gouvernement « de gauche »…
3Le désintérêt, et même la défiance des gauches françaises, incluant les socialistes, à l’égard de la « gouvernementalité » suédoise tient d’abord à la congruence d’un ensemble de facteurs bien connus des observateurs. Les « maladies de naissance mal soignées » du socialisme français4 (décalage avec le mouvement démocratique, divorce avec le syndicalisme naissant, tradition républicaine d’un peuple souverain incarnée dans la supériorité de la loi sur le contrat) se cumulent, tout en contribuant à les nourrir, avec les divisions de la gauche française. Celles-ci contribuent elles-mêmes à expliquer la brièveté de ses séquences gouvernementales après 1918. Les durées cumulées des gouvernements du Cartel des gauches (1924-1926), du « Néo-Cartel » (1932-1934), du Front populaire (1936-1938), des gouvernements de coalition de la libération (1944-1947), du Front républicain (1956-1957), des gouvernements de Pierre Mauroy puis Laurent Fabius (1981-1986), de Michel Rocard, Édith Cresson, et Pierre Bérégovoy (1988-1993), puis de Lionel Jospin (1997-2002) ne représentent jamais que 25 ans de gouvernement à l’échelle du siècle, séparées de surcroît par de longues périodes d’opposition. Facteur aggravant, jusqu’à l’élection de François Mitterrand en 1981, aucun gouvernement « de gauche » ne dure plus de deux ans, à l’exception des gouvernements « tripartites » de la Libération, dans une situation bien singulière. Ces « brèves rencontres » des gauches françaises avec le pouvoir politique ne permettent pas, à l’évidence, l’acculturation d’une culture de gouvernement dans la durée. Celle qu’acquiert a contrario le SAP suédois, qui gouverne près de 68 ans entre 1918 et 2006, ou d’autres partis social-démocrates en Scandinavie, en Autriche ou même au Royaume-Uni. Le Labour et le New Labour ont, après tout, dirigé le Royaume-Uni près de trente ans, entre 1924 et 2010, avec chaque fois de longues plages de temps gouvernemental. La brièveté et le caractère haché du temps gouvernemental des gauches françaises contribuent, à l’inverse, à pérenniser ce rapport complexe au pouvoir central, ce « long remords du pouvoir » titre de l’ouvrage d’Alain Bergounioux et Gérard Grunberg en 1992 sur le Parti socialiste5. Ils cantonnent l’intérêt pour les expériences étrangères de gouvernementalité social-démocrate, à des groupes aussi minces (surtout chez les socialistes…) que disparates.
4Dans les années 1930, les tenants du « modèle scandinave » constituent ainsi un attelage aussi hétérogène que déséquilibré. Celui-ci associait en effet des « non-conformistes » à la recherche d’une « Troisième voie », parfois bien ancrés à droite, et des syndicalistes de la CGT cherchant les voies d’un « réformisme » efficace, souvent en même temps membres de regroupements minoritaires dans la SFIO, comme « Révolution constructive ». Les premiers s’adossent néanmoins à des forces réelles au sein même du patronat (Alfred Lambert-Ribaud, de l’UIMM, Ernest Mercier…), voire sur le plan politique, au PSF, force montante à droite à la veille du second conflit mondial. Les seconds, s’ils ont leurs entrées auprès du « général » Léon Jouhaux, le secrétaire général de la CGT, sont néanmoins contraints à la prudence, ce dont témoigne l’absence à Pontigny tant de Jouhaux que de René Belin, membre du Bureau confédéral de la CGT. En proie à la concurrence active des « unitaires », ces militants communistes qui ont rejoint la CGT en 1936 et y conquièrent, appuyés sur une nouvelle génération de syndiqués, une audience croissante, les dirigeants confédéraux sont à la peine et ne peuvent se revendiquer trop franchement du « réformisme6 ». Le Peuple, quotidien de la CGT, qui rend (peu et mal) compte de Pontigny, n’a que 18 000 abonnés en juin 1938, alors que La Vie ouvrière, hebdomadaire des « unitaires », tire à 260 000 exemplaires en juin 19377. Pontigny n’a pas de suites, d’autant que la polarisation du débat public autour des questions de la guerre et de la paix, puis la guerre elle-même, suivie de l’occupation, fait voler en éclats le faible « bloc suédois » de 1938. Les personnages-clés de Pontigny, côté français, sont soit mis hors-jeu par leurs engagements dans, ou au côté du régime de Vichy (René Belin, Georges Lefranc mais aussi Lucien Laurat), soit reconvertis dans des carrières politiques (Robert Lacoste), soit rapidement décédés (Auguste Detœuf, en août 1947). Dans les années 1950, à l’heure du « débat programmatique » dans le socialisme européen, il existe, même limité, un réel intérêt dans la SFIO pour les réalisations des gouvernements de Per-Albin Hansson et de Tage Erlander. Mais la discussion, à peine lancée, est oblitérée par la Guerre d’Algérie et la « séquence 1958-1962 », qui polarise les socialistes, et l’ensemble des gauches, autour d’un antifascisme revigoré et des questions institutionnelles8. C’est seulement dans les années 1969-1976, que sonne « l’heure suédoise ». La conjoncture semble favorable. Le pouvoir gaulliste est ébranlé par « les événements » de mai-juin 1968, mais aussi le tout-puissant Parti communiste, et même la SFIO. L’effet de souffle du printemps français met à l’ordre du jour une reconstruction d’ensemble des gauches, en particulier de son pôle « non-communiste », comme l’on dit alors. Celui-ci inclut des composantes diverses (SFIO de Guy Mollet, puis PS d’Alain Savary, PSU de Michel Rocard, Convention des Institutions républicaines de François Mitterrand, Clubs…) et ses frontières avec le « centre gauche » de Jean-Jacques Servan-Schreiber et Maurice Faure restent bien poreuses jusqu’à la signature du Programme commun en 1972. C’est dans cet entre-deux que brille pendant quelques années, de 1969 à 1976, l’âge d’or du « modèle suédois », avec sa floraison d’articles et de livres. Celle-ci, plutôt portée par des outsiders de la politique, journalistes ou universitaires, ou des représentants d’une mouvance en voie d’extinction (le mendésisme…), ne parvient à influencer ni le cœur ni le cours du nouveau Parti socialiste, pour ne pas parler de l’Union de la Gauche dans son ensemble. François Mitterrand et ses amis privilégient, par l’alliance avec le Parti communiste, une sortie de crise par la « rupture » à l’échelle nationale, tandis que Michel Rocard est le champion d’un « socialisme autogestionnaire », qui entend « dépasser la matrice culturelle commune » à la social-démocratie et au communisme : « idéologie doctrinaire, étatisme, productivisme9 ».
5De manière très significative, les auteurs-clés de l’acculturation du modèle suédois dans la France des années 1970 quittent rapidement le devant de la scène. Jean Parent ne reviendra pas sur la Suède, sinon dans sa contribution à l’Encyclopaedia Universalis en 1985, pas plus que Gabriel Ardant, décédé en 1977. Le prolixe Serge Richard quitte en 1977 L’Unité pour Le Canard enchaîné. Ulla Jeanneney reste l’auteure d’un seul livre sur le sujet. Guy de Faramond et Jacques Arnault sont revenus sur la Suède depuis la mort d’Olof Palme. Mais le premier, qui « couvre » depuis 1990 la presse suédoise pour l’hebdomadaire Courrier international, l’a fait sous la forme d’une histoire culturelle des relations franco-suédoises, Svéa et Marianne, parue en 2007. Seul Jacques Arnault, auteur de deux petits livres à succès en 1970 et 1971, écrit en 1991 son « Vingt ans après » : Le Modèle suédois revisité10. Le livre juxtapose la reproduction de son ouvrage de 1970, Le « socialisme suédois », avec un nouveau reportage « vingt ans après » avec des entretiens avec les mêmes protagonistes, patrons et syndicalistes. Il s’en dégage un tableau désenchanté : la Suède du social-démocrate Ingvar Carlsson, puis du conservateur Carl Bildt, n’est plus celle d’Olof Palme. Comme le note dans son compte rendu le sociologue Michel Verret : « l’échec conjoint des formes alternatives tout à la fois les plus opposées et les plus durables de l’expérience socialiste mondiale ne va pas sans poser cette grande question historique, où le livre de Jacques Arnault se clôt ( ?), s’ouvre ( ?) : la question de la viabilité historique du socialisme en général11… » L’examen de plus de cinquante ans d’écrits sur la Suède et le « modèle suédois » aboutit au même bilan désenchanté. Finalement, au-delà d’effets de mode et d’influences réelles mais partielles, le modèle suédois n’a jamais été porté par un groupe cohérent agissant dans la longue durée. Il n’a jamais existé de « parti suédois », comme il a existé un « parti soviétique » bien au-delà du PCF… Les socialistes français, pour des raisons bien connues et résumées plus haut, n’ont longtemps pu, ou voulu se définir comme réformistes. Ils n’avaient donc pas à apprendre, sinon d’une oreille distraite et d’une manière peu assidue, d’un maître réformiste étranger.
6Le paradoxe est qu’ils deviennent réformistes (et disent qu’ils le sont devenus) dans un moment où le réformisme, au moins dans sa définition traditionnelle, est de plus en plus difficile à définir et à mettre en œuvre. Il en est de même de la social-démocratie, dont on peine à trouver une incarnation aujourd’hui en Europe, y compris dans ces terres scandinaves où elle se confondit longtemps avec le pouvoir. Une fois passé l’engouement pour la « Troisième voie » d’Anthony Blair, mise à mal par la crise depuis 2008, les gauches européennes sont aujourd’hui en mal de modèles et d’idées. L’histoire de la Suède du compromis social, au mitan du XXe siècle, ne propose plus, à l’évidence, de réponses convaincantes aux problèmes posés par la mondialisation comme par les rets de la construction européenne. Reste que la social-démocratie de Hansson, Erlander et Palme réussit à incarner pendant des décennies la transformation d’un parti de classe en « vrai parti national », dans le sens proposé par Albert Thomas en 1913 à ses camarades français : un parti capable de réaliser l’organisation socialiste en démocratie, soudant derrière lui la majorité de la population, assumant ses compromis tout en conservant un horizon historique d’attente12. Albert Thomas, il est vrai, ajoutait que parti socialiste devait démontrer « en réalisant la révolution socialiste », sa capacité « à faire, plus qu’aucun autre, la prospérité et la grandeur du pays ». La « révolution socialiste » n’a pas eu lieu, pas plus en Suède qu’ailleurs, à moins de considérer comme telle la mise en œuvre de réformes qui jetèrent les bases d’un État social à la fois ambitieux et fondé sur le compromis, avant que Palme ne tente d’aller plus loin.
7S’il est vrai, comme l’écrivait encore Michel Verret que « même les expériences perdues laissent des traces et que seul le bilan des traces pourrait clore le bilan de l’événement13 », il y a là sans doute, bilan à tirer, voire leçons à prendre y compris en ce début de siècle…
Notes de bas de page
1 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France 1978-1979, Paris, Gallimard/Éditions du Seuil, coll. « Hautes études », 2004, p. 93.
2 Ibid., p. 93-94.
3 « Nous sommes à Stockholm. Pourquoi ? Jeudi dernier, sur cet écran, le Premier ministre, monsieur Chaban-Delmas proposait aux Français un contrat de progrès, une trêve sociale durant laquelle les avantages consentis par le patronat seraient compensés par l’absence de grèves. Et, pour en servir de comparaison, Panorama a envoyé deux équipes à l’étranger, l’une en Suède, l’autre en Allemagne », Panorama, 4 décembre 1969, en ligne sur [ina.fr]. La partie du reportage consacrée à l’Allemagne n’est pas visible sur le site de l’Ina.
4 Pour reprendre l’expression de Michel Rocard, Si la Gauche savait, op. cit., p. 340.
5 Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, Le long remords du pouvoir. Le parti socialiste français 1905-1992, Paris, Fayard, 1992.
6 Voir Antoine Prost, La CGT à l’époque du Front populaire. Essai de description numérique, Paris, Armand Colin/Presses de la FNSP, 1964.
7 Ibid., p. 154-155.
8 Gilles Vergnon, L’Antifascisme en France, op. cit. ; Olivier Duhamel, La gauche et la Ve République, Paris, PUF, 1980.
9 Michel Rocard, « La social-démocratie et nous », Qu’est-ce que la social-démocratie ?, op. cit., p. 16-17.
10 Jacques Arnault, Le Modèle suédois revisité, Paris, L’Harmattan, 1991.
11 Michel Verret, « Sur Le modèle suédois revisité », L’Homme et la société, 111-112, 1994, p. 187-189.
12 Albert Thomas, La Politique socialiste, Paris, Marcel Rivière, 1913, p. 30, cité par Adeline Blaszkiewicz, L’expérience Albert Thomas, op. cit., p. 31.
13 Michel Verret, art. cit.
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