1 « On nous avait dit, lorsque nous avons quitté le sol natal, que nous partions défendre les droits sacrés que nous confèrent tant de citoyens installés là-bas, tant d’années de présence, tant de bienfaits apportés à des populations qui ont besoin de notre aide et de notre civilisation.
Nous avons pu vérifier que tout cela était vrai, et parce que c’était vrai, nous n’avons pas hésité à verser l’impôt du sang, à sacrifier notre jeunesse, nos espoirs. Nous ne regrettons rien, mais alors qu’ici cet état d’esprit nous anime, on me dit que dans Rome se succèdent cabales et complots, que fleurit la trahison et que beaucoup, hésitant, troublés, prêtent des oreilles complaisantes aux pires tentations de l’abandon et vilipendent notre action.
Je ne puis croire que tout cela soit vrai et pourtant des guerres récentes ont montré à quel point pouvait être pernicieux un tel état d’âme et où il pouvait mener.
Je t’en prie, rassure-moi au plus vite et dis-moi que nos concitoyens nous comprennent, nous soutiennent, nous protègent comme nous protégeons nous-mêmes la grandeur de l’Empire.
S’il devait en être autrement, si nous devions laisser en vain nos os blanchis sur les pistes du désert, alors, que l’on prenne garde à la colère des Légions ! », Jean Lartéguy, Les Centurions, p. 264.

2 Il est étonnant de remarquer vingt ans plus tard le retour du spectre de la guerre d’Indochine exactement sous la même forme narrative dans le film de Zabou Breitman Je l’aimais (2009) adapté du roman homonyme d’Anna Gavalda. Pierre y dépeint à sa belle-fille, Chloé, le souvenir d’un frère idôlatré, Paul, engagé volontaire pour l’Indochine à 21 ans pour surmonter un chagrin d’amour et mort de « tuberculose. On l’a ramené d’Indochine mourant à moitié fou ». Dans le roman, la place de ce personnage est succincte, pudique, mais cette présence-absence détermine le caractère de Pierre, sa réserve, son austérité, son inaptitude au bonheur et au lâcher-prise, comme s’il portait la culpabilité d’avoir survécu à sa fratrie et ne pouvait se résoudre à vivre, lui, dont le frère était mort. Dans le film, la manière dont Paul continue de hanter son frère est plus appuyée. Une image revient à deux reprises. La première fois, un insert sur un cliché noir et blanc, jauni et raccorni par le temps et l’humidité (authentique archive militaire comme le confirme la mention au générique de fin) intervient juste après une promenade, alors que le bruit de la pluie fait transition entre les plans, comme si ce simple son réveillait le souvenir du défunt et précipitait son apparition à l’écran sous les traits d’un jeune homme souriant en tenue de brousse sur fond de rizières, deux silhouettes courbées coiffées de chapeaux coniques s’affairant au loin. À la fin du film, alors que Pierre raconte à Chloé avoir été anéanti par la perte de l’amour de sa vie et qu’une fièvre hépatique le faisait délirer, la photo refait son apparition, toujours stimulée par le bruit de la pluie, mais s’anime cette fois, montrant le même jeune homme prendre la pause, toujours souriant (reconstitution tournée pour les besoins du film). Métaphore évidente du chagrin et des larmes, du deuil lancinant et sans doute impossible, la pluie est donc associée à la mort et la mort à la guerre d’Indochine. Si le personnage de Paul n’est évoqué que dans quelques pages du roman et une rapide scène du film, les deux occurrences sont ponctuées par le même constat étonné : « C’est curieux que je t’ai parlé de Paul. Je ne sais pas pourquoi je te raconte tout ça. Je ne parle jamais de mon frère à personne ». La figure de l’ancien combattant d’Indochine s’illustre donc ici encore comme un inénarrable, une béance mémorielle individuelle qui semble parfois laisser suinter certaines réminiscences, parfaite réplique des soubresauts d’un oubli collectif.

3 Voir à ce sujet Antoine de Baecque et Serge Toubiana, François Truffaut, Paris : Gallimard, 2001, 876 p. (chapitre « Quatre cent coups. 1946-1952 »).

4 Charles Juliet, L’Année de l’éveil, Paris : P.O.L., 1989, 235 p.

5 Cité par Philippe Gasparini, op. cit. p. 23.

6 Le paratexte de l’ouvrage propose une rapide présentation biographique de l’auteur : « Né en 1934 à Jujurieux, un village de l’Ain, Charles Juliet, qui ne connaîtra jamais sa mère, est placé à trois mois dans une famille de paysans suisses. À douze ans, il entre à l’école militaire d’Aix-en-Provence où il restera huit ans. À 20 ans, il est admis à l’École de santé militaire de Lyon. Trois ans plus tard, il abandonne ses études de médecine pour sa consacrer à la littérature. »

7 Les termes en gras sont soulignés par nos soins.

8 Charles Juliet, op. cit., p. 63-64.

9 Ibid. p. 113.

10 Ibid. p. 143-144.

11 Ibid. p. 134.

12 Philippe Gasparini, op. cit. p. 48.

13 Carl von Clausewitz, De la guerre, p. 402.

14 Georges Bouthoul, Traité de polémologie, p. 378.

15 « La génération des pères se sent menacée par celle de leurs descendants impatients de leur succéder dans leurs prérogatives sexuelles, hiérarchiques et économiques », ibid., p. 375-376.