Chapitre X. Un des piliers du régime : le deuxième gouvernement Pleven (juin 1951-janvier 1952)
p. 227-246
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Texte intégral
1Au lendemain des élections législatives du 17 juin 1951, le paysage politique français, sans être profondément bouleversé, n'en est pas moins sérieusement modifié. Certes la loi électorale a permis aux défenseurs de la Quatrième République de l'emporter avec une légère majorité en voix (52,3 % contre 26 % au PCF et 21,7 % au RPF) mais les trois partis alliés au sein de la troisième force ont reculé en nombre de sièges (283 au lieu de 301 précédemment). Pour former une majorité, une quatrième force, il va donc falloir compter avec le poids accru des modérés et des indépendants (87 élus). Ces résultats accentuent le glissement à droite de la nouvelle assemblée d'autant plus que dès le 21 juin, le général de Gaulle avec ses 106 députés RPF (les plus nombreux) revendique la responsabilité gouvernementale1Poussée gaulliste, tassement de la gauche divisée et glissement à droite, telles sont les principales leçons du scrutin. Mais en réalité, l'émiettement des partis se confirme dans la nouvelle Assemblée nationale avec six groupes d'une centaine d'élus environ.
2Le nouveau rapport de force rend dès l'abord, la formation de coalitions gouvernementales difficile, dépendante du bon vouloir des modérés. Interrogé sur les conséquences des élections, René Pleven distinguait trois majorités possibles : une majorité d'union nationale rassemblant tous les partis sauf les communistes, une majorité de centre allant de la SFIO aux modérés, une majorité de droite avec le RPF et sans la SFIO2.
3La constitution du nouveau gouvernement allait rapidement s'avérer bien difficile compte tenu des clivages internes aux quatre composantes condamnées à vivre ensemble et permettre au député de Dinan de jouer les recours obligés.
Pour sortir de la crise : un deuxième gouvernement Pleven (été 1951)
4En effet, si sur la politique économique et sociale, le MRP et la SFIO pouvaient s'entendre contre le libéralisme économique prôné par les radicaux et la droite traditionnelle, ils s'opposaient sur la question scolaire réactivée depuis quelques mois. Sur ce point, les socialistes (voire les communistes) et la fraction de gauche des radicaux laïques avaient la même sensibilité contre le MRP, la droite et même le RPF, unis dans une défense commune de l'école confessionnelle. Dans ce contexte, plus que jamais, la petite UDSR qui avait obtenu 9 sièges en métropole, renforcée de 14 élus d'Outre-Mer, était appelée à jouer un rôle-charnière même si elle s'était divisée immédiatement sur la participation à un intergroupe parlementaire pour l'enseignement libre. Élu d'un département de l'Ouest catholique, et cohérent vis-à-vis de ses alliances politiques dans les Côtes-du-Nord, René Pleven avait signé avec 296 députés le texte de l'Association parlementaire pour la liberté de l'enseignement, mais pas François Mitterrand. Au sein de l'UDSR, un clivage entre une droite et une gauche était en train de s'opérer sur cette question scolaire.
5Réunie le 5 juillet 1951, l'Assemblée nouvellement élue mit plus d'un mois avant de parvenir à doter le pays d'un nouveau gouvernement. Sollicité le 27 juin par Vincent Auriol pour continuer sa tâche à la tête du gouvernement, Henri Queuille refusa, se disant fatigué. Il critiqua plusieurs chefs de sa majorité sortante dont René Pleven3. Le ballet classique des crises ministérielles pouvait dès lors commencer, augurant mal de la nouvelle législature.
6Après la démission officielle du gouvernement Queuille le 10 juillet, le ministre des Finances sortant, Maurice Petsche, proche des indépendants, fut chargé de former le gouvernement. Vincent Auriol le sollicita notamment parce qu'il était protestant et n'avait pas adhéré à l'Association parlementaire pour la liberté de l'enseignement. Mais ne parvenant pas à concilier les exigences des socialistes et du MRP, Petsche renonça à sa mission le 18 juillet après une semaine de consultations. Ce fut alors au tour du radical René Mayer de tenter sa chance, sans parvenir à obtenir l'investiture le 24 juillet (241 voix) du fait de l'abstention du MRP et des indépendants qui estimaient ne pas avoir de garanties suffisantes sur la question scolaire. Puis Georges Bidault et Paul Reynaud (chef des indépendants) sollicités, refusèrent et Maurice Petsche fit un second tour de piste.
7Le ministre des Finances, pressenti pour la seconde fois, souhaitait faire entrer des socialistes dans son équipe mais n'y parvint pas. Sa proposition de compromis de subventions, aux écoles privées des diocèses les plus pauvres seulement, fut acceptée par le MRP mais refusée par la SFIO. Le 2 août, Maurice Petsche n'obtint que 281 voix et ne put être investi du fait de l'abstention de la SFIO et du RPF. Le président de la République, après plus de trois semaines de crise, devait sortir un autre nom de son chapeau ; de préférence celui d'un homme politique reconnu par ses pairs et rompu à la négociation avec les groupes. Il songea à celui qu'il gardait “en réserve” et pour lequel il avait “beaucoup d'admiration” selon Maurice Petsche, le Breton René Pleven4 Mais ce dernier présentait le handicap, aux yeux des socialistes, d'avoir signé le texte en faveur de l'école libre. Cependant, il s'était bien gardé d'intervenir dans le débat.
8À l'issue d'une longue crise politique, le 3 août, l'heure du député de Dinan qui avait su attendre, sonnait pour la deuxième fois, un an après sa première investiture. Il entreprit des consultations difficiles le 4 août cherchant à définir un cadre précis. Sans trancher le débat scolaire, il annonça qu'il laisserait à l'Assemblée une liberté de choix mais dans certaines limites financières, reprenant le 7 août les propositions de ses deux prédécesseurs. Finalement, après des réserves de dernière minute des radicaux, en particulier de Pierre Mendès France, René Pleven accepta de former le gouvernement. Il se présenta le 8 devant l'Assemblée nationale avec un programme plutôt austère. Allait-il parvenir enfin à dénouer la crise, conscient de s'être mis dans un guêpier ? Il savait qu'il pouvait compter sur l'accord des partis de la majorité et sur l'appui du président de la République.
La formation du deuxième gouvernement Pleven (8-10 août 1951)
9Dans sa déclaration d'investiture du 8 août 1951, René Pleven proposa un programme tenant compte de l'accord réalisé avec les partis, des urgences et des difficultés du pays. L'assainissement de l'économie nationale, différée en période électorale, était l'une des priorités affichées (fixation des prix agricoles, revalorisation du salaire minimum, loi antitrust, lutte contre l'inflation, politique d'économies de l'État...) devant accompagner le lancement du deuxième Plan Monnet. Ce sens de l'effort était bien résumé par un citation du président du Conseil servant de titre au Monde du 9 août : “Il ne sera pas question d'épargner à la France les sacrifices qui assaillent les plus puissants qu'elle”5.
10Abordant “le problème scolaire” sous l'angle de la construction des locaux indispensables à la scolarisation des enfants du baby-boom, le député breton prêcha la sérénité. Rappelant que lors de son précédent gouvernement, il avait pris l'initiative de former une commission présidée par Paul-Boncour, il suggéra qu'il serait bon d'attendre les résultats de ses travaux, en particulier sur l'épineux problème des subventions à l'école primaire privée. Prudemment, il ne s'engageait que pour l'augmentation des bourses des élèves de l'enseignement secondaire public et privé, mais laissait toutes les portes ouvertes au travail parlementaire dans les limites financières fixées par René Mayer (16 milliards de francs). Rappelant : “Je suis de ceux qui doivent leur formation à des maîtres de l'enseignement public, dont la probité intellectuelle, la conscience professionnelle étaient une quotidienne leçon de morale”, il appelait à la compréhension mutuelle et concluait en ces termes : “Il est essentiel qu'aucune imprudence ou violence de langage ne risque de rallumer les passions, dont le heurt aboutirait à un déchirement de la France”.
11Le troisième volet du discours portait sur l'unification de l'Europe et l'armée européenne, la place de la France au Moyen-Orient, les “négociations d'Asie” à suivre de près après le redressement opéré par “le grand chef le général de Lattre” (en Indochine). Après avoir souligné : “notre seul but : la Paix”, René Pleven achevait son discours sur un problème de politique intérieure : la nécessité et l'urgence de la réforme constitutionnelle6.
12Pour le futur président du Conseil, la dimension économique du programme, souvent très applaudie, arrivait au premier rang des préoccupations du moment, du moins si l'on s'en tient aux extraits proposés par T.-R. Gautier-Pleven à ses lecteurs du Petit Bleu dès le 11 août.
13Lors des explications de vote qui suivirent son discours (applaudi à gauche mais seulement par la moitié des socialistes, au centre et à droite), les représentants des groupes parlementaires apportèrent un appui (préalablement négocié) plus ou moins net au futur président du Conseil : “pour le meilleur et pour le pire” selon le radical Delcos, avec des réserves et pour sortir de la crise selon les socialistes. Mais avant de voter l'investiture, les députés de la SFIO avaient longuement débattu et s'étaient prononcés favorablement pour Pleven par 72 voix contre 33. Ce vote interne traduisait bien la fragilité du soutien d'un parti qui réservait “sa position future” sur la question scolaire7. Sans aucun doute, les bonnes relations personnelles de Guy Mollet et de René Pleven avaient pesé dans la balance8. Pour le RPF, Gaston Palewski et Jacques Soustelle, deux anciens compagnons de Londres, se montrèrent plus critiques et sceptiques quant au programme proposé mais “sans excès et avec grande courtoisie”.
14En fin d'après-midi, les résultats du vote furent un succès personnel pour René Pleven, investi par 391 voix contre 102 (dont les 97 députés communistes) et l'abstention des 117 RPF. Soulignons qu'une dizaine de radicaux, très réticents dont Pierre Mendès France, n'avait pas pris part au vote. Les deux anciennes relations de Londres et d'Alger étaient bien en train de prendre des chemins différents. C'était une “majorité massive et inconfortable”, selon Rémy Roure du Monde ajoutant : “L'heureuse ténacité de M. Pleven a permis de franchir un premier obstacle. Le pays jugera sévèrement les partis et les hommes qui en dresseraient d'autres”. En effet, il s'agissait désormais de constituer un gouvernement afin, selon Rémy Roure toujours, “de réussir à concilier, au moins en apparence, “l'inconciliable“.
15Quelques années plus tard, il est vrai, aussitôt après la chute de la Quatrième République, Jacques Fauvet qui n'avait pas suivi directement la laborieuse formation du gouvernement Pleven, porta un jugement fort critique sur cette période et sur la méthode Pleven. Reconnaissant lui aussi l'habilité de l'homme politique, il écrivait : “Il ne brise pas ; il ne heurte pas. Il se plie loyalement au régime. Plus qu'une politique, il propose des procédures, des formules sans éclat qui ne brillent ni ne frappent mais convainquent sur le moment“9. Pour Fauvet, les propositions sur la question scolaire de la déclaration d'investiture ne furent que “des artifices” permettant à René Pleven, cet “homme du juste milieu”, mal accepté par ses pairs (radicaux ou MRP), de dégager sa responsabilité politique. Ce jugement porté après coup, en 1958-1959, par l'analyste politique du Monde, peut paraître sévère lorsque l'on examine les conditions de la formation du deuxième gouvernement Pleven.
16En effet, les partis politiques qui avaient largement investi le nouveau président du Conseil n'étaient pas tous prêts à entrer dans son gouvernement. En premier lieu, la SFIO en déclin, qui avait perdu 2 millions de voix depuis 1945, était tentée par une cure d'opposition pour se refaire des forces. Le glissement à droite de l'Assemblée et la volonté de se démarquer des “cléricaux” en s'affirmant comme les défenseurs de l'école laïque fournissaient de bonnes justifications. Dès le 8 août, les organes dirigeants de la SFIO acceptèrent de soutenir le gouvernement Pleven mais refusèrent d'y participer ; “une bêtise” selon le socialiste Vincent Auriol10.
17Les radicaux laïques se firent beaucoup tirer l'oreille craignant d'être isolés au sein d'un gouvernement par trop clérical. Le MRP s'inquiétait de l'absence des socialistes pour soutenir une politique économique et sociale réformatrice. Finalement, chez les radicaux, le puissant comité Cadillac divisé, accepta de participer (73 pour, 28 contre, 1 abstention) en posant des conditions, “notamment en retenant l'engagement de solidarité gouvernementale par l'abstention des ministres en cas de désaccord au sein du ministère... ” Conséquence : le MRP mécontent de cette clause remit en cause sa participation, puis finit par l'accepter après une entrevue de René Pleven avec François de Menthon11.
18Après une journée et une nuit d'entretiens, de rencontres, de conciliabules, de partage des maroquins — il avait fallu 7h de tractations nocturnes ! — le deuxième gouvernement Pleven était formé. Au petit matin du 10 août, les ministres pouvaient poser pour la photographie officielle sur le perron de l'Élysée. Ce 10 août 1951, suite au renvoi des interpellations communiste et gaulliste, le nouveau gouvernement fut investi par 390 contre 222 par une Assemblée s'ajournant jusqu'au 21 août. Comme le note l'historien Jean-Pierre Rioux, c'était le résultat “d'une délicate alchimie” mais en dépit des apparences du vote, il n'y a “aucune majorité stable, mais des majorités de rechange négociables point par point : la partie est jouable pour Pleven, sauf incident imprévu”12.
19De fait, ce gouvernement appuyé sur les radicaux (11 plus 3 UDSR), le MRP (10), et les indépendants (8 plus 4 paysans) compte 36 ministres et secrétaires d'État. C'est le plus nombreux depuis les débuts de la Quatrième République. Immédiatement, la presse parisienne critique ce handicap, mais Rémy Roure, dans Le Monde, rend hommage au président du Conseil : “La tâche de M. Pleven a été rude. Il a fait ce qu'il a pu et non sans doute ce qu'il aurait voulu”. Le journaliste lui sait gré d'avoir mis Fin à la crise, près de deux mois après les élections : “La comédie avait assez duré. Nous étions au 7e acte et les décors risquaient de s'effondrer”.
20Analysant cet épisode de la vie politique française, l'éditorialiste de la Dépêche du Midi Joseph Barsalou écrivait en 1964 : “C'est l'une des deux crises les plus parfaites, si l'on peut dire, de la ive République, par la durée et par ses péripéties, et pourtant, son dénouement est conforme aux prévisions que l'on pouvait faire dès le premier jour. En se prolongeant, cette crise a aigri tout le monde. On s'est disputé même sur la répartition des places dans l'hémicycle, personne ne voulant siéger à droite. Il a même été question un moment d'y mettre les communistes... ”13
21Dans ce climat, le renouvellement est assez net, à cause du départ des socialistes. Le gouvernement Pleven compte 10 néophytes contre 19 ministres sortants. Les principaux leaders des partis de la majorité du centre et de la droite reçoivent les postes importants14. Pour aboutir, René Pleven a dû accepter trois ministères d'État confiés à Henri Queuille, à Maurice Petsche qui meurt le 16 août — il aura droit à des obsèques nationales et sera remplacé en octobre par Joseph Laniel (ind.), le ministre des PTT — et à l'inamovible Jean Letourneau, chargé des États associés. Mais les véritables priorités du gouvernement apparaissent avec les deux vice-présidences du Conseil chapeautant toutes les affaires militaires et économiques. Ainsi, le MRP Georges Bidault prend la Défense nationale, assisté d'un ministre-adjoint, le jeune radical Bourgès-Maunoury, et de trois secrétaires d'État. Quant au radical et ami du chef du gouvernement René Mayer, il est vice-président du Conseil, ministre des Finances et des Affaires économiques, avec autorité sur 6 ministères économiques et trois secrétaires d'État. Pierre Pflimlin (MRP) passe de l'Agriculture, laissée au leader du groupe paysan Paul Antier, au Commerce extérieur et l'avocat Edgar Faure (rad.) du ministère du Budget à celui de la Justice, précédemment occupé par René Mayer. E. Faure qui guignait les Travaux publics et les Transports pour parfaire ses compétences économiques accepte de devenir “le concierge de la colonne Vendôme15 à la demande de René Pleven. Robert Schuman (MRP) reste au Quai d'Orsay tout comme Claudius-Petit (UDSR) à la Reconstruction et Antoine Pinay (ind.) aux Travaux publics et aux Transports. Les radicaux ont conservé le ministère de l'Intérieur (Charles Brune) et obtenu l'Éducation nationale pour André Marie, un ancien président du Conseil.
22Nouveauté de ce 10e gouvernement de la Quatrième République, la création de deux secrétariats d'État : l'un aux Beaux-Arts, confié au sénateur des Côtes- du-Nord, ancien député de Saint-Brieuc (1932-1936) et ancien président du Conseil général, André Cornu, l'autre au Tourisme occupé par Roger Duchet (ind.). La promotion du radical André Cornu récompense une prise de position en faveur de son président du Conseil. En effet, en 1950, un conseiller général RPF de Saint-Brieuc avait, sur ordre de son parti, appelé à voter contre la réélection de René Pleven à la présidence ; les trois sénateurs “plévenistes” du département avaient alors démissionné du RPF avec éclat16. Chef du gouvernement de la France, René Pleven n'oublie pas de conforter son assise de grand notable dans son département.
23Outre la mort de maladie et d'épuisement de Maurice Petsche, le gouvernement Pleven eut à déplorer la disparition tragique, le 12 août, de l'UDSR Pierre Chevallier (secrétaire d'État à l'enseignement technique), tué par sa femme pour des raisons passionnelles. Les premiers jours du 2e gouvernement Pleven furent donc bien difficiles. En outre, de trois, l'UDSR était réduite à deux membres au gouvernement d'autant plus que François Mitterrand avait dû laisser la France d'Outre-Mer à l'indépendant Jacquinot. Il allait pouvoir se consacrer au parti, provoquant quelque surprise pour René Pleven lors du congrès de l'automne.
24Bénéficiant de quelques jours de répit sur le terrain parlementaire, le gouvernement se mit au travail lors du premier conseil des ministres tenu à Rambouillet le 17 août. De nombreuses questions pendantes furent réglées en une dizaine de jours : de politique intérieure (date des élections cantonales, hausse du prix du blé...) et de politique internationale. Il fallait préparer la conférence de San-Francisco concernant le traité de paix avec le Japon et celle d'Ottawa devant fixer la contribution financière des pays de l'OTAN au réarmement de l'Europe et discuter de l'admission de la Grèce et de la Turquie. La longue présence de Robert Schuman au Quai d'Orsay facilitait les choses, mais le ministre et ses diplomates prenaient souvent des initiatives sans en référer, ni au président de la République, ni au chef du gouvernement17. De fait, l'une des préoccupations d'Auriol et de Pleven lors de leur tour d'horizon du 27 août 1951 fut le rétablissement de l'autorité de l'État mise à mal par la longue crise politique18. Mais dans l'immédiat, l'attention du chef du gouvernement fut accaparée par le règlement de la question scolaire.
Les lois Marie-Barangé ou la deuxième mort de la troisième force
25Dans le prolongement d'une guerre scolaire larvée depuis plusieurs mois, faite de la grève de l'impôt dans certains départements de l'Ouest de la France, la campagne électorale avait durci les deux camps. Avec ses 315 députés adhérents, l'Association parlementaire pour la liberté de l'enseignement, formée en juillet 1951 à l'instigation de l'Association des parents d'élèves de l'école libre (APEL), était majoritaire à l'Assemblée. Le RPF qui, dès 1950, avait proposé l'instauration d'une allocation-éducation pour les élèves des écoles libres, saisit l'occasion de faire éclater la troisième force, contraignant le MRP à rompre avec son ex-partenaire socialiste et à s'aligner sur les positions de la droite. De leur côté, le Comité de défense laïque, les syndicats enseignants (la FEN et le SNI reçus par René Pleven le 20 août) soutenus par la SFIO, le PCF et la CGT, s'opposaient à toute remise en cause de la législation scolaire existante19
26Dès le 17 août, le conseil des ministres fit savoir qu'on s'était mis d'accord sur les deux projets de lois défendus par le ministre André Marie (construction d'écoles, extension des bourses d'enseignement secondaire sur concours à l'entrée en sixième) et annoncés lors du discours d'investiture. Mais le 21 août, les partisans de l'école privée déposèrent un autre projet de loi, dit loi Barangé du nom du député MRP premier signataire du texte, proposant une allocation de 300 F par mois (portée à 1 000 F par trimestre en commission des Finances) pour tout enfant d'âge scolaire du public comme du privé.
27Pendant plusieurs semaines, du 31 août au 21 septembre 1951, l'Assemblée nationale discuta de ces projets devant un public nombreux et partisan. Le gouvernement de René Pleven était au coeur de la tourmente, devant affronter à la fois l'opposition de la gauche laïque (SFIO-PCF) et la surenchère du RPF et d'une partie de la droite. À la fin août, socialistes et communistes tentèrent de bloquer les discussions tandis que les radicaux prenaient leurs distances à l'égard d'un gouvernement effectivement “sur la corde raide”, comme le disait René Pleven dès le 27 août.
28Pourtant, les 4 et 21 septembre, le projet Marie d'extension des bourses aux élèves de l'enseignement privé fut adopté avec une confortable majorité (361 voix contre 236 en première lecture). Mais un second débat autrement plus dangereux pour le gouvernement s'engagea sur la loi Barangé. Elle prévoyait que l'allocation proposée pour chaque élève serait versée soit à une caisse départementale s'il fréquentait l'école publique, soit à l'association des parents d'élèves s'il fréquentait l'école privée. En fait, c'était un ballon d'oxygène pour l'enseignement confessionnel axphyxié par la hausse des prix depuis la guerre mais qui permettait aussi d'améliorer le sort des petites écoles publiques des communes les plus pauvres. L'enseignement privé bénéficia d'environ un sixième de cette manne de l'État.
29Alimentée par la passion de près d'un siècle de guerre scolaire, la discussion ébranla fortement la majorité qui soutenait le gouvernement Pleven. Elle se divisa en deux camps : celui des “laïques” (SFIO et une partie des radicaux) contre celui des “cléricaux” (MRP et de droite), aiguillonné par un RPF lorgnant sur les élections cantonales prévues au début octobre. Tout en soutenant et en saluant “l'habileté et le courage” de son président du Conseil (soumis aux menaces de démission des radicaux et du MRP) durant ces difficiles débats (au sein du gouvernement et à l'Assemblée), Vincent Auriol dut s'entremettre entre les deux blocs à plusieurs reprises pour obtenir une “transaction scolaire” (le 7 septembre par exemple). L'existence du gouvernement était menacée20.
30À l'issue d'une nuit épuisante à l'Assemblée, René Pleven obtint un vote positif (313 voix contre 255), le gouvernement s'étant abstenu sur la loi Barangé le 9 septembre, au grand dam des socialistes. Mais il était gagné par le découragement et songeait à démissionner car il devait se battre en même temps sur la hausse des prix et l'échelle mobile des salaires. Pendant une dizaine de jours, l'hostilité d'une partie des socialistes et d'une partie des radicaux (emmenés par son adversaire Martinaud-Déplat), sans parler de la grogne du MRP, se cristallisa contre le chef du gouvernement qui se sentait bien seul. Cependant, les 20 et 21 septembre, les lois Marie-Barangé furent définitivement adoptées (par 327 voix contre 251 pour la seconde). Mais la majorité scolaire du gouvernement Pleven, clairement à droite (des radicaux de droite et du MRP jusqu'au RPF), ne correspondait déjà plus à la majorité politique de l'investiture : 46 radicaux sur 75 et les socialistes avaient voté avec les communistes contre la loi Barangé. Une nouvelle donne politique était en cours : le maintien de la troisième force souhaité par René Pleven en août 1951 semblait bien compromis malgré les objurgations de Vincent Auriol. Cependant, la SFIO n'était pas encore prête à faire tomber le gouvernement, même si les organisations laïques et la FEN appelèrent à une grève de protestation de 24h le 9 novembre 1951.
31Avec le recul du temps, René Pleven estime avoir contribué à apaiser la question scolaire telle qu'elle se posait au début des années 1950 au nom d'une certaine conception de la justice et des valeurs républicaines. Produit de l'école laïque, il se souvenait des discussions familiales dénonçant les pressions des hobereaux de Bretagne sur leurs fermiers obligés de mettre leurs enfants à l'école privée. En 1980, il déclarait : “Il m'est apparu qu'il n'était pas admissible qu'un État démocratique se serve de l'instrument financier pour imposer à des gens qui, wrightly or ivrongly, voulaient mettre leurs enfants dans d'autres écoles que l'école publique, de les envoyer à celle-ci”21. En même temps, il se déclarait partisan de la neutralité de l'école, selon lui le sens premier de la laïcité, tout en reconnaissant que ses électeurs “bleus”, c'est-à-dire laïques en Bretagne, ne le suivaient pas toujours dans ses choix.
32Il va sans dire qu'au-delà des convictions en faveur de la liberté de l'école, l'homme politique prenait en compte ses intérêts électoraux dans les Côtes- du-Nord. L'échec de juin 1946 et surtout les alliances politiques de 1951 étaient là pour le rappeler. Mais comme toujours, René Pleven avait sur cette question une attitude prudente, modérée, centriste en quelque sorte.
La difficile mise en œuvre d'une politique économique et sociale
33Tout au long de l'année 1951, la maîtrise de la spirale inflationniste prix- salaires avait été une préoccupation gouvernementale affichée mais faute d'accords négociés avec les syndicats, le gouvernement dut prendre des décisions. Le 8 septembre, le gouvernement fixa le salaire minimum garanti à 20 800F par mois (à Paris) ; la CGT réclamait 23 600F. On augmentait le salaire horaire de 15 % (officiellement la hausse des prix avait été de 9,5 % du 15 mars au 31 août) pour anticiper les hausses à venir. Parallèlement, le gouvernement lançait une “opération beefsteack” imposant une baisse autoritaire du prix de la viande qui, bien sûr, mécontenta les bouchers. René Pleven expliqua sa politique dans une allocution radiodiffusée le 10 septembre, précisant que le seul moyen de résoudre les problèmes économiques était d'augmenter la production, objectif du 2e Plan Monnet en préparation22.
34Le mécontement ouvrier n'alla pas jusqu'à la grève généralisée mais la SFIO saisit la balle au bond pour faire voter par l'Assemblée nationale l'échelle mobile des salaires (du SMIG) contre l'avis du gouvernement qui entendait conserver la maîtrise du processus. Les radicaux et les modérés, partisans du libéralisme économique, étaient hostiles à une telle loi ; René Pleven, en conseil des ministres, trouvait cette réforme souhaitée par la gauche et le MRP, dangereuse. Mais en plein débat scolaire, une autre majorité “sociale” se forma le 20 septembre, contre l'avis du gouvernement, pour instituer l'échelle mobile par 410 voix (PCF-SFIO-MRP-RPF) contre 203. Le gouvernement se maintint (en s'abstenant lors des votes importants) mais il devait s'appuyer sur des majorités fluctuantes selon les questions.
35René Pleven dut donc déployer toute son habileté manœuvrière pour naviguer entre les écueils. D'autant plus qu'en septembre-octobre, son gouvernement fut confronté à une grève originale : celle des examens. Les enseignants exigeaient une revalorisation de leurs salaires et des améliorations hiérarchiques. Il fallut bien transiger mais comme le mouvement se poursuivait, le chef du gouvernement, tout en soulignant les efforts accomplis, se fit menaçant dans son discours radiodiffusé du 25 octobre, lors du 5e congrès de l'UDSR23.
36Heureusement pour lui, après une difficile session parlementaire, l'Assemblée se mit en vacances jusqu'au début novembre. À la mi-octobre, les élections cantonales confirmèrent la poussée au centre et à droite (des modérés et des indépendants) du pays. René Pleven en tira deux leçons : sa politique était plutôt approuvée par les électeurs et sa majorité en sortait renforcée. Il déclara : “C'est une nouvelle condamnation par le suffrage universel de toutes les démagogies. C'est aussi une indication favorable au regroupement de tous les partis du gouvernement”24.
37Dans son discours du 21 octobre, il plaida pour la poursuite de la politique économique et monétaire engagée, pour “la défense de la monnaie” et contre “une dévaluation (qui) serait un non-sens économique et financier”, estimant que l'essentiel avait déjà été accompli avec la “révision des prix et du salaire minimum”.
38Mais en réalité, en dépit des réajustements consentis, la situation des salariés français s'était dégradée à la fin de l'année 1951, sous la pression de l'inflation et de la hausse des dépenses militaires (coût du réarmement, guerre d'Indochine) déclenchées par la guerre de Corée. En effet, au moment où l'économie française s'oriente vers la croissance, les prix de détail augmentent de 38 % alors que le “gain” du SMIG n'est que de 15 %, soit une perte de pouvoir d'achat des salaires de plus de 20 % 25…
Succès et difficultés de la politique étrangère et coloniale
39Moins bousculé par l'urgence que lors de son premier gouvernement, René Pleven poursuivit la politique pro-américaine et européenne engagée depuis plus d'un an. C'est ce qu'il rappela devant les congressistes de l'UDSR le 21 octobre : “Notre politique étrangère : bâtir l'Europe et resserrer la coopération atlantique” afin de maintenir “la paix et l'indépendance”. Il affirma que : “l'Europe est devenue une nécessité défensive”, soulignant : “une armée européenne ne peut avoir qu'un caractère défensif. De par sa structure même, elle ne peut servir d'instrument à aucune aventure nationale”. Un an après son lancement, le président du Conseil confirmait la validité du Plan qui portait son nom. Mais s'il suivait de près en conseil des ministres la politique étrangère, demandant à être informé du déroulement des grandes conférences internationales, il se consacrait surtout à la politique intérieure et économique du pays.
40Pendant ce temps, en octobre 1951, partis et responsables politiques précisaient leurs positions, non sans des arrières-pensées de politique intérieure26. Dans l'opposition, à Saint-Brieuc, Gaston Palewski, député RPF, critiqua la politique étrangère du gouvernement et sa volonté de s'appuyer sur la RFA du chancelier Adenauer. Cette campagne fut relayée par une tournée du général de Gaulle en Bretagne qui déclara à Fougères : “En dehors de la servitude ou de notre Rassemblement, il n'y a rien”. Le 27 octobre, Pierre Mendès France, dénonçant les ambiguïtés de la politique française, prit clairement ses distances lors du congrès du parti radical : “Il faut choisir... nous ne ferons pas d'armée en Europe tant que durera l'hémorragie en Indochine... Je déclare que je ne voterai plus pour un gouvernement... qui se refusera aux choix nécessaires”.
41Cependant, dans un climat politique, économique et social difficile, il revint à René Pleven de faire voter au parlement un projet de loi auquel il tenait beaucoup : celui de la CECA. Au début décembre, plusieurs ministres défendirent devant l'Assemblée la ratification du Plan Schuman, première pierre de l'édifice européen, contre les opposants communistes, gaullistes ou de droite (des indépendants). Le 7 décembre, contre une motion d'ajournement, René Pleven posa une nouvelle fois la question de confiance en précisant bien l'enjeu : “La vraie question est de savoir s'il y a moins de risque dans le maintien du statu quo qu'il n'y en a dans la voie ouverte par le traité” ; “j'affirme qu'il n'est pas possible si l'on est vraiment pour l'Europe, de voter pour un ajournement de la ratification. Il faut se prononcer par oui ou par non, il faut avoir le courage d'être pour ou contre”27. La bataille européenne traduisit une nouvelle fois l'inexistence d'une majorité cohérente, le gouvernement Pleven, sur cette question, étant attaqué par une partie de sa majorité de droite et soutenu par les socialistes. Le 11 décembre, la motion d'ajournement fut rejetée par 376 voix contre 240 et, deux jours plus tard, le pool charbon-acier était radfié par une majorité identique (377 contre 235, PCF et RPF). Cette majorité européenne, dépassant toutes les espérances, fut portée au crédit du président du Conseil qui voyait dans la réalisation de l'Europe le moyen de “donner un idéal à la jeunesse”. Enthousiaste, Vincent Auriol, notait le 11 décembre dans son journal : “C'est un succès formidable pour lui. Il s'affirme comme un grand homme d'État, il a fait un effort magnifique et il est récompensé. C'est un succès pour la France”28. Le gouvernement n'en sortait pas renforcé pour autant, mais dans une période parlementaire bien difficile, l'ancien collaborateur de Jean Monnet dut savourer ce résultat au moment de la publication du décret sur le II' Plan de modernisation et d'équipement du pays.
42Durant le mois de décembre, René Pleven participa à plusieurs rencontres de personnalités étrangères lors de dîners à l'Élysée, avec Winston Churchill et avec le Soviétique Vychinski. Alors que la situation militaire se stabilisait en Corée, le président du Conseil fit des ouvertures en direction des pays communistes. La France serait prête à reconnaître officiellement la Chine de Mao si les Chinois s'engageaient à ne pas intervenir au Vietnam29. Mais on peut penser que les Américains qui finançaient la guerre d'Indochine n'auraient guère apprécié un tel bouleversement diplomatique ! René Pleven essaya de convaincre les Soviétiques que la France souhaitait l'indépendance des États d'Indochine mais après le retour à la paix et des élections libres. Comme en Algérie quelques années plus tard, le gouvernement français voulait bien négocier avec les grandes puissances communistes, mais se refusait à la moindre concession en faveur du Viet-Minh, dont les succès furent sans cesse minorés.
43D'ailleurs, la situation en Indochine n'était guère reluisante. Non seulement Hao-Binh était tombée le 14 novembre, mais la presse française commençait à faire état du trafic des piastres et le général de Lattre de Tassigny, malade, mourut le 11 janvier 1952. Quoique renversé quatre jours plus tôt, le gouvernement de René Pleven éleva le “roi Jean” à la dignité de maréchal de France et lui fit des obsèques nationales le 16 janvier. La même politique de guerre et d'immobilisme se poursuivit en Indochine.
44En outre, durant le deuxième gouvernement Pleven, la situation continua de se durcir dans les deux protectorats d'Afrique du Nord. Au Maroc, le 28 août, le général Guillaume remplaça le général Juin appelé à d'autres commandements, mais continua la même politique de pressions sur le sultan. Le 21 novembre, en Conseil des ministres, il fut bien question de faire des réformes pour éviter que la question ne soit posée à l'ONU, mais sans grands résultats immédiats30.
45En Tunisie, la crise larvée depuis plusieurs mois avec le gouvernement Chenik éclata au grand jour. Pour répondre aux souhaits de la nouvelle majorité portée à droite, une politique de refus des réformes et de fermeté à l'égard de l'essor du nationalisme au Maghreb se mit progressivement en place. Ainsi, la politique de “négociation” et d'évolution vers une co-souveraineté menée par le résident général Périllier, en Tunisie, avait-elle fait long feu face aux oppositions du lobby colonial. Elle s'était achevée le 15 décembre 1951 par une lettre de Robert Schuman au chef du gouvernement tunisien rejetant en bloc toutes les revendications tunisiennes. Les résistances au sein même du gouvernement étaient fortes : René Mayer, élu d'Algérie, était contre du fait du refus des colons alors que René Pleven était plutôt partisan d'une évolution en douceur. Selon l'organisateur de la conférence de Brazzaville, la France serait bien un jour ou l'autre obligée de modifier le traité établissant le protectorat31. Mais à la veille d'une rentrée parlementaire dangereuse pour son gouvernement, pouvait-il s'opposer à l'un de ses principaux alliés et ministres ?
46En décembre, il se contenta de participer au choix du nouveau résident à Tunis, récusant l'homme pressenti qui avait posé des conditions “en termes inadmissibles”. Puis, il accepta la nomination de De Hauteclocque, un partisan de la fermeté voire de la répression contre Bourguiba. Le gouvernement Pleven renversé, la France se retrouvait, le 14 janvier, confrontée à la plainte déposée devant l'ONU par deux ministres tunisiens. La réponse du nouveau résident fut l'arrestation de Bourguiba et de plusieurs leaders de son parti, le Néo- Destour. Ce qui provoqua une agitation (grève générale) et une répression accrue en février 1952. René Pleven n'était plus au pouvoir mais assurément son gouvernement avait sa part de responsabilité dans le blocage d'une situation qui amorçait l'engrenage terrorisme-répression pour les deux années à venir.
47Le 28 décembre, lors de la discussion des crédits militaires sur les États Associés, Édouard Daladier avait préconisé en fait de se replier en Cochinchine et de faire appel à l'ONU. René Pleven lui répondit qu'il fallait tenir le Tonkin utile, qu'au cours de l'année 1951 le rapport des forces militaires s'était inversé au profit de l'armée française et que pour que “l'année 1952 soit l'année de la paix”, il fallait maintenir l'effort entrepris en votant les crédits de guerre32. Le président du Conseil croyait-il à ses affirmations ou se laissait-il, comme bien d'autres, abuser par les rapports lénifiants des responsables militaires en Indochine, quelques jours avant la mort du général de Lattre ? Toujours est-il que sans rejeter l'internationalisation du conflit, il reprenait à son compte la solution de Lattre d'attendre pour négocier une amélioration sur le terrain, dans quinze ou dix-huit mois. Finalement, les crédits militaires d'Outre-Mer furent votés massivement par 510 voix contre 109. L'enlisement en Indochine pouvait continuer.
48Le bilan “colonial” de ce second gouvernement Pleven est donc globalement négatif et ce, d'autant plus que les questions économiques l'ont mobilisé et fragilisé à la fin de 1951.
“Gouverner n'est pas plaire” : politique d'austérité et chute du deuxième gouvernement Pleven
49Prononcée le 21 octobre 1951 devant le congrès de l'UDSR pour justifier le refus de certaines revendications sociales “compréhensibles, parfois même légitimes”, cette formule de René Pleven n'est pas passée à la postérité comme le fameux “gouverner, c'est choisir” de Pierre Mendès France.
50C'est pourtant l'esprit dans lequel voulait travailler le gouvernement à l'automne 1951. Son chef mit à profit le mois d'octobre pour faire évoluer les dossiers les plus urgents : lutte contre l'inflation, préparation du budget (en réalisant des économies), mise en place d'un plan de réduction du déficit de la sécurité sociale, élaboration d'une réforme fiscale... René Pleven s'efforça parallèlement (par des entretiens avec les leaders des partis) de renforcer sa majorité parlementaire, toujours divisée sur la question scolaire. Mais en réalité, elle fut affaiblie sur sa droite par la scission du groupe paysan et le renvoi de Paul Antier, le ministre de l'Agriculture, qui avait appelé à voter pour un RPF contre un RGR dans le Loiret, au second tour d'une élection législative partielle.
51Ces concertations ministérielles et politiques aboutirent, au cours du Conseil des ministres du 31 octobre, à l'adoption d'un programme de travail serré et précis de 6 mois33. Du 6 novembre au 15 janvier 1952, l'Assemblée nationale voterait le budget, la loi de finances, la loi antitrust, l'échelle mobile, la révision constitutionnelle et le début de la réforme fiscale. Puis dans les quatre mois suivants, les députés s'attaqueraient à la réforme de la SNCF et de la sécurité sociale, à la réglementation du droit de grève et à la réforme fiscale et administrative. Cette seconde partie, nettement libérale, qui remettait en question les acquis sociaux de la Libération était beaucoup plus risquée compte tenu du soutien à éclipses d'un paru socialiste fort touché du récent vote des lois scolaires et d'un MRP souhaitant une politique plus sociale.
52Déterminé à aller vite pour mener à bien ces réformes, René Pleven proposa à sa majorité, malgré les réticences de la SFIO et du MRP, de voter des “lois- cadres” définissant les grandes lignes des réformes, laissant ensuite le soin au gouvernement de s'occuper de leur mise en oeuvre.
53Mais la rentrée parlementaire le 6 novembre se fit dans un climat difficile, le calendrier de travail proposé par le gouvernement étant repoussé par les députés. Les 16 et 17 novembre, René Mayer et René Pleven (dans un discours à 2h du matin) furent conduits à poser la question de confiance sur la politique économique avec ses implications internationales et coloniales (en particulier la nécessité de rester en Indochine) pour mettre les partis face à leurs responsabilités. Le 20 novembre, les socialistes ayant décidé de s'abstenir, René Pleven obtint la confiance à une faible majorité (246 voix contre 228 ; seulement 2/3 des radicaux et la moitié des paysans avaient voté pour). Un sursis était accordé au gouvernement, le temps notamment de remporter un beau succès lors de la ratification du Plan Schuman sur la CECA, un mois plus tard. À l'issue du débat, le commentaire du président de la République, furieux contre la position de ses camarades socialistes, fut une nouvelle fois très élogieux : “Pleven a parlé d'une façon remarquable. Je ne l'avais jamais entendu aussi excellent, il y a longtemps que j'ai entendu un discours aussi puissant et aussi noble34. Le président de la République était soulagé que la crise fût évitée, à cause de la pression croissante des gaullistes sur une partie de la majorité.
54En outre, depuis plusieurs mois la situation financière du pays s'était aggravée dans un contexte inflationniste, sous l'effet conjugué de la tension internationale et des hausses consenties (trois augmentations du SMIG en un an, hausse des salaires de la fonction publique et du prix du blé de 40 %...). Le gouvernement avait donné l'impression de laisser filer même si pour limiter le recours au crédit (en hausse de 41 % en 1951), il avait relevé à deux reprises le taux d'escompte (à 4 % en novembre). À la fin de l'année 1951, comme les caisses de l'État sonnaient le creux, René Pleven fut donc contraint de proposer un plan de redressement impliquant des “sacrifices” : hausse de 10 % des impôts, économies budgétaires pour rétablir les équilibres, articles-cadres pour comprimer les dépenses de la SNCF et de la sécurité sociale35.
55La discussion de la loi de Finances, en seconde lecture, commencée le 26 décembre provoqua une levée de boucliers de nombreux députés contre les articles-cadres, malgré la bonne volonté de René Pleven qui s'était déjà heurté à la commission des Finances. Les modérés étaient hostiles à l'augmentation des impôts, préférant un emprunt. Pierre Mendès France creusait son sillon reprenant ses thèses de 1945 : appui aux réformes envisagées (notamment de la fiscalité), à la politique d'économies budgétaires mais pour soutenir l'investissement et la modernisation du pays. Pour ce faire, la seule solution résidait dans la réduction du budget militaire, donc dans la sortie de l'impasse indochinoise. Or, le MRP et la droite sans parler du RPF étaient d'un avis opposé. Quant aux socialistes, au nom d'une politique sociale remettant en cause les acquis de la Libération, ils étaient hostiles aux articles-cadres. À l'orée de 1952, une crise de la majorité couvait tant les désaccords l'emportaient sur les points d'accords.
56Préférant tomber sur un profil de gestionnaire rigoureux, René Pleven obtint encore la confiance, à une faible majorité le 3 janvier 1952, sur la prise en compte du projet gouvernemental (254 pour, 247 contre et 122 abstentions). Mais dans la suite du débat, le président du Conseil dut poser huit fois de suite la question de confiance sur différents articles de la loi de Finances. Le 7 janvier 1952, arithmétiquement parlant, la survie du gouvernement Pleven dépendait de la position de la SFIO.
57Devant le groupe parlementaire et le comité directeur du parti socialiste, Guy Mollet plaida pour l'abstention mais une majorité se dégagea pour voter contre la plupart des textes gouvernementaux et donc renverser, avec les communistes et les gaullistes, le deuxième gouvernement Pleven. Ce 7 janvier 1952, 5 mois après son investiture, René Pleven était donc battu par une majorité constitutionnelle de 341 voix contre 243 et 37 abstendons. Les socialistes en portaient la responsabilité mais la rejetèrent sur “la réaction” qui, selon eux, avait faussé dès le début la nouvelle législature en portant atteinte “à la laïcité de l'État”36
58Contrairement à l'affirmation de René Pleven dans son discours du 7 janvier, le refus du texte gouvernemental ne conduisit “pas au néant”37 mais à une crise ministérielle dénouée entre le 17 et le 22 janvier par la formation d'un gouvernement Edgar Faure. Dans ses Mémoires, le jeune président du Conseil et ministre des Finances qui n'allait tenir que 40 jours, écrivait de son prédécesseur : “René Pleven était un remarquable “monteur” de ministères, il disposait d'une extraordinaire technique pour traiter les difficultés, en faire un paquet, réussir son investiture et appliquer le miniprogramme qu'il avait écha- faudé”38. Mais ce compliment était aussitôt nuancé par le fait que le député breton n'attendait pas toujours d'être renversé pour quitter le pouvoir : “On peut reconnaître dans une telle attitude, sinon un certain défaut d'opiniâtreté (bien naturel chez un homme aussi doué pour la médiation), du moins un don intuitif lui permettant d'aménager sa sortie de la manière la plus favorable dès l'instant qu'elle lui paraît impossible à éluder”. Ce qui était vrai en février 1951 l'était beaucoup moins au début de 1952, car, comme le soulignait André Siegfried au début de 1953, la chute du gouvernement Pleven avait eu “au moins le mérite de poser avec clarté le problème de la majorité”39.
59Bien plus tard, selon le témoignage recueilli par l'historienne Georgette Elgey, René Pleven estima que la chute de son second gouvernement tenait davantage au vote des lois Marie-Barangé qu'à ses projets économiques, même s'il avait obtenu tactiquement l'abstention de tous ses ministres à l'Assemblée, y compris celle de Georges Bidault40. Selon lui, cette attitude tout en préservant l'unité de son cabinet était “tout à fait démocratique” car elle permettait à la représentation nationale de trancher le débat. Toutefois, cette subtile manœuvre ne fut pas du goût des socialistes : “La majorité des SFIO voulait me punir d'avoir permis le passage de la loi Barangé”, estimait-il, une quinzaine d'années plus tard. En janvier 1952, une page était tournée. Le député de Dinan, ne présiderait plus un gouvernement, même s'il avait encore une belle carrière ministérielle devant lui.
60Pour l'heure, René Pleven ne faisait pas partie du cabinet Faure malgré le souhait du chef du gouvernement qui déclarait après son investiture à Vincent Auriol : “Je voudrais garder Pleven, qui est de bon conseil et qui est un homme de grande valeur”41. Dans une combinaison politique qui cherchait à s'ancrer un peu plus au centre gauche, sans obtenir pour autant une participation socialiste, c'est François Mitterrand qui représentait l'UDSR comme ministre d'État…
61Il faut dire qu'au sein du para, le député de la Nièvre avait accru son influence. Lors du 5' congrès tenu à Marseille en octobre 1951, René Pleven avait bien été réélu président de l'UDSR à l'unanimité du comité directeur, mais le nouveau secrétaire général était Joseph Perrin, un ami de François Mitterrand42. En réalité, la lutte pour le pouvoir était engagée au sein d'une formation constituée de personnalités indépendantes. François Mitterrand s'était démarqué de René Pleven, plutôt attiré vers le centre droit, en affirmant que la vocation de l'UDSR était de rassembler les “forces socialistes”, de relayer la SFIO après l'abandon du MRP sur la question scolaire, de s'entendre avec “les républicains qui n'acceptent pas de rayer d'un seul trait de plume les conquêtes de la Libération” tout en s'opposant clairement au RPF.
62Mais le gouvernement d'Edgar Faure, en reprenant les grandes lignes du programme Pleven (sans les lois-cadres), ne parvint pas davantage à surmonter les obstacles. Crise tunisienne et aggravation de la crise financière aidant, le gouvernement du député du Jura, mis en minorité sur des augmentations de droits et de tarifs, démissionna le 29 février. Assurément, cet échec mit un peu de baume au cœur du député breton qui titra sur “la revanche des faits”, se refusant à ironiser contre les députés qui selon lui avaient conduit le pays à l'impasse en refusant son plan d'économies, deux mois plus tôt43. Toutefois, compte- tenu du rapport des forces à l'Assemblée, René Pleven ne pouvait pas rester très longtemps éloigné du pouvoir. Au moment où la majorité glissait vers la droite, sa position centriste ainsi que son expérience étaient indispensables à toute coalition gouvernementale. À plus forte raison, lorsqu'il entretenait d'excellentes relations avec le nouveau promu.
Notes de bas de page
1 Nous suivons ici les chiffres de Jean-Pierre Rioux, La France de la Quatrième République, t. 1, op. cit., p. 230 et non les résultats du ministère de l'Intérieur au soir des élections.
2 L'année politique 1952, p. 157.
3 Vincent Auriol note dans son Journal du septennat, t. v : “Il est très amer vis-à-vis de René Mayer et en veut aussi à Pleven” (27 juin), p. 247
4 Auriol (y), Journal, op. cit., p. 369
5 Le Monde, 9 août 1951.
6 Texte intégral du discours publié par Le Petit Bleu du 11 août 1951
7 L'AP 1951 et Le Monde, 9 et 10 août 1951.
8 Bulletin de Paris X-Nanterre, op. cit., p. 29.
9 Fauvet (Jacques), La ive République, op. cit., p. 235-236.
10 Auriol (V.), t. v, op. cit., p. 394.
11 L'AP 1951, p. 200-201 et Le Monde, 11 et 12-13 août 1951
12 Rioux (J.-P.), op. cit., p. 232.
13 Barsalou (Joseph), La mal aimée. Histoire de la iv République, Pion, 1964, p. 152.
14 Le Monde, 12 août 1951 et L'AP 1951, p. 200-201.
15 Faure (Edgar), Mémoires I, op. cit., p. 311-326.
16 Bougeard (Ch.), thèse citée, p. 1860.
17 Auriol (V.), t. v, op. cit., p. 395-398 ; Poidevin (Raymond), Robert Schuman. Homme d'État, Imprimerie Nationale, 1986, Chap. x, p. 183-207.
18 René Pleven déclarait au chef de l'État : “Je ferme un peu les yeux en ce moment pour éviter que le gouvernement ne se disloque, mais je reprendrai cela en main” ; “je fais de la corde raide”. Réponse d'Auriol : “En souplesse ! ”.
19 Prost (Antoine), Histoire générale de l'enseignement et de l'éducation en France, Nouvelle Librairie de France, 1981, p. 426-428. L'AP 1951, août-septembre.
20 Auriol (V.), t. v, op. cit., p. 439-444.
21 Bulletin de Paris X-Nanterre, op. cit., p. 30.
22 L'AP 1951, p. 224-232
23 Le Petit Bleu, 21 octobre 1951.
24 L'AP 1951, p. 253
25 Rioux (J.-P.), op. cit., p. 257
26 L'AP 1951, p. 257.
27 Ibid., p. 321
28 Auriol (v.), t. v, p. 593.
29 Ibid., p. 619
30 Ibid., p. 556-557.
31 Ibid, p. 596-598.
32 L'AP 1951, p. 592-595.
33 Auriol (v.), t. v, op. cit., p. 521-522 et L'AP 1951, p. 259 et 286-288.
34 Auriol (v.), op. cit., p. 556.
35 Les textes permettaient au gouvernement de prendre des mesures d'assainissement dans les deux mois et notamment de réduire les subventions budgétaires.
36 L'AP 1952, p. 6-10.
37 Le Petit Bleu, 12 janvier 1952. Supplément, discours intégral, “Un document pour nos militants”.
38 Faure (E.), Mémoires I, op. cit., p. 335-336.
39 L'AP 1952, p. ix-x.
40 Elgey (Georgette), Histoire de la ive République, t. 2, La République des contradictions (1951- 1954), Fayard, 1968, p. 21-23
41 Auriol (S), Journal 1952, t. vi, p. 78.
42 L'AP 1951, p. 255-256.
43 Le Petit Bleu, 1er mars 1952.
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