Chapitre III. Une carrière dans les affaires (1925-1939)
p. 43-56
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Index géographique : France
Texte intégral
1Contraint de renoncer à une carrière dans la haute fonction publique, René Pleven dut effectuer des “petits boulots” pour faire vivre sa famille au milieu des années 1920. Une rencontre décisive avec Jean Monnet lui mit le pied à l'étrier en 1925 en l'introduisant dans les milieux financiers et industriels américains et internationaux. Et en quelques années, il se retrouva à Londres à la tête d'une société américaine rayonnant sur l'Europe.
Un “beau mariage” et la fondation d'une famille
2C'est à l'issue de son service militaire que René Pleven épousa en juillet 1924 une jeune étudiante licenciée en droit et licenciée ès lettres, Anne Bompard. Les jeunes gens s'étaient rencontrés sur les bancs de la faculté et surtout en militant l'un et l'autre au Groupement universitaire pour la Société des Nations1.Toute sa vie, Anne Bompard allait être une collaboratrice précieuse et efficace, œuvrant discrètement dans l'ombre de son mari.
3C'était un “beau mariage”, car le jeune homme qui était issu d'une famille de la bourgeoisie moyenne provinciale épousait à 23 ans la fille de Raoul Bompart, un ancien député radical de la Seine. C'était aussi l'entrée dans les milieux politiques parisiens républicains et de centre gauche et sans doute l'initiation familiale aux grandeurs et aux servitudes de la carrière parlementaire.
4Raoul Bompard, avocat au barreau de Paris, avait été une personnalité politique lors des combats de la gauche républicaine au tournant du siècle. Mais depuis sa défaite électorale de 1902, il se consacrait à une carrière dans la magistrature et dans les lettres2. Dans les années 1880, Raoul Bompard avait été un temps secrétaire de François Varambon, sous-secrétaire d'État à la Justice, avant d'entrer lui-même en politique. En mai 1887, il entra à 27 ans au conseil municipal de Paris, comme représentant radical du xviie arrondissement et il devint vice-président de cette assemblée en 1896. En 1898, Raoul Bompard, dreyfusard, était élu député de la première circonscription du xviie. Il siégea au groupe de l'Union progressiste, regroupant une fraction des républicains modérés de la précédente législature mais ces républicains “centristes” étaient de plus en plus menacés par la montée de la gauche radicale et de l'extrême gauche socialiste3.
5Actif secrétaire de la Chambre, auteur de nombreux rapports et propositions de lois sur les questions judiciaires, Raoul Bompard n'en fut pas moins nettement battu en 1902 par un adversaire de la droite nationaliste, échec qui mit fin à sa carrière politique. Alors que les gauches conduites par Waldeck-Rousseau gagnaient les élections législatives, plusieurs députés centristes étaient battus, victimes de la poussée nationaliste sensible surtout dans la capitale. Après la guerre, président de Chambre à la Cour d'appel de Paris, conseiller à la Cour de cassation, Raoul Bompard présida à partir de 1922 le conseil de surveillance de l'Assistance publique.
6C'est dans cette famille de notables de la bourgeoisie parisienne que René Pleven entrait. Les époux s'installèrent dans un petit appartement d'un immeuble bourgeois situé au 59 boulevard Beauséjour dans l'ouest de Paris, dans le xvie arrondissement, non loin de la station de métro Ranelagh.
7Le couple fut bientôt comblé par la naissance de deux filles : Françoise naquit le 7 juin 1925, puis Nicole vint au monde le 26 décembre 19264. Mais avant même d'avoir soutenu sa thèse, René Pleven dut trouver un emploi pour subvenir aux besoins de son épouse qui ne travaillait pas, et de sa famille...
Rédacteur en chef de la Conserverie française (1924-1925)
8Pendant plus d'un an, René Pleven travailla au Syndicat national des fabricants français de conserves de sardines et autres poissons, car telle était à l'époque l'appellation complète de l'organisation professionnelle patronale des conserveurs. Sa tâche consistait à dispenser des conseils de juriste dans l'application de la législation, et surtout à assumer le rôle de rédacteur en chef de la revue mensuelle du syndicat5. Depuis 1919, la Conserverie française publiée sous le patronage du syndicat des conserveurs avait succédé à la Revue française des conserves alimentaire6.
9Les origines bretonnes de René Pleven avaient peut-être joué dans cette embauche, car le syndicat des fabriquants de conserves était présidé en 1924 par Pierre Lemy, un industriel nantais. En outre, de l'estuaire de la Loire au Guilvinec, la Bretagne-sud était alors l'une des principales régions françaises de la conserverie de poissons et de légumes. Mais on peut penser que la formation universitaire du jeune homme fut déterminante dans son recrutement pour ce nouvel emploi temporaire. C'était au temps du Cartel des Gauches, de ses difficultés monétaires et financières — la lutte contre “le mur d'argent” — et de la montée d'une opposition de droite dure sur les questions scolaire et religieuse.
10La revue La Conserverie française publiait des petits fascicules mensuels avec le sommaire sur la couverture verte, vendus deux francs le numéro en 1924. Chaque livraison de La Conserverie française comptait une vingtaine de pages d'articles, souvent non-signées, et de textes officiels ou réglementaires. À cela s'ajoutait une quinzaine de pages de publicité de matériel ou de sociétés de conserveries.
11En dépouillant la revue des conserveurs nous avons retrouvé quatre articles signés R. P., René Pleven — ce qui ne veut pas dire qu'il n'ait pas écrit d'autres textes non-signés —, des articles publiés entre août 1924 et octobre 1925. Remarquons que contrairement à certains collaborateurs de la revue, René Pleven ne tient pas à apparaître publiquement en signant de son nom, ce qui montre qu'il s'agit pour lui d'un gagne-pain provisoire et non d'une carrière dans un syndicat patronal. Cependant, c'est un apprentissage dans un milieu qu'il sera amené à fréquenter et une première expérience dans la presse spécialisée, une vingtaine d'années avant le lancement de son propre journal Le Petit Bleu des Côtes-du-Nord.
12Le premier article d'août 1924 est en fait un éditorial de quatre pages (p. 457-460, la pagination est continue sur l'année) intitulé : “Pêche et progrès”. René Pleven y fait le point sur la campagne sardinière de 1924 qui semblait s'ouvrir sous les meilleures auspices sur les côtes atlantiques après quatre mauvaises saisons liées à l'exode des pêcheurs après la guerre et à des techniques souvent artisanales et inadaptées. De ce fait, des efforts de modernisation de la flottille ont été entrepris, en particulier avec la fondation en 1923 d'une société Vendée-Bretagne, “société d'expérience de pêche par bateaux à moteur”. L'innovation permet d'aller plus vite que les voiliers et surtout plus loin, car les zones de pêche traditionnelles donnent de moins bons résultats, et les bancs de sardines se tiendraient “dans des eaux plus profondes et surtout plus éloignées des côtes”. Autre innovation encouragée, le remplacement des deux lourds canots tirés par chaque bateau par des doris légers embarqués (jusqu'à huit). Et notre auteur, familier de la grande pêche malouine, de conclure : “C'était adapter à la pêche de la sardine une coutume bien connue des Terre-Neuvas”.
13Les résultats de l'année 1923 avaient été positifs pour les patrons pêcheurs, les marins et les conserveurs des Sables-d'Olonne, à l'origine de cette modernisation. Cependant, les pêcheurs n'ont pas toujours su utiliser, selon René Pleven, la nouvelle technique du moteur. Qui plus est, certains ont parfois utilisé la violence pour s'y opposer par crainte de la “surproduction”, ce “fantôme qui égare les marins d'avant-guerre”. Le souvenir des graves crises sardinières d'avant- guerre paraît toujours présent. L'auteur, partisan de la modernisation à tout crin, s'élève contre des comportements archaïques, néfastes selon lui pour les pêcheurs eux-mêmes, pour l'emploi féminin dans les conserveries et pour la balance commerciale française car on doit importer des sardines d'Espagne et du Portugal. Il conclut son article sur une défense de la “libre exploitation” de l'Océan et sur une vigoureuse interpellation du ministre sommé de prendre des “mesures énergiques” pour que, “dans notre pays les deux mots de “pêche” et de “progrès” ne jurent plus d'être accouplés”.
14Le ton de ce premier article de René Pleven traduit son intérêt pour la modernisation du secteur des pêches à partir d'une argumentation sérieuse et bien structurée ; il s'affirme aussi comme un partisan de la liberté économique dans le cadre national et d'une certaine intervention de l'État pour diffuser les nouvelles techniques, sur le modèle anglais qu'il vient d'étudier dans sa thèse. En revanche, ne connaissant pas le milieu de la petite pêche, et tout en rendant hommage à “ces hommes qui ne redoutent ni la fatigue, ni le péril”, il ne peut pas comprendre les mentalités et les résistances des sardiniers durement frappés par la crise de 1896-1897. Les marins-pêcheurs, notamment ceux de Bretagne- sud, se souviennent de ces deux années noires où l'abondance du poisson avait permis aux directeurs d'usines d'abaisser les prix d'achat déclenchant un vaste mouvement de colère avec des grèves et des manifestations violentes, pour tenter d'arracher un prix minimum7. Cette agitation sociale fréquente dans les ports de Bretagne-sud au début du siècle, en 1904 et 1905, va rebondir à la fin de 1924.
15Le second article signé R. P. en octobre 1924 porte sur “les négociations commerciales franco-allemandes et l'industrie des conserves” (p. 502-504). Il s'adresse surtout au gouvernement français qui négocie un nouvel accord commercial (renouvellement de la clause de la nation la plus favorisée) avec la République de Weimar. Or, avant-guerre comme depuis, les exportations françaises sont largement positives grâce à cette clause douanière, et le groupe de pression des conserveurs entend bien, par la plume de son employé Pleven, en rappeler l'importance aux pouvoirs publics en soulignant la place privilégiée des représentants des milieux viticoles dans la délégation...
16De cette période passée au syndicat de la conserverie, René Pleven se souvient qu'on eut recours à ses compétences de juriste dans un conflit avec le sous-secrétaire d'État à la Marine marchande, le radical-socialiste Léon Meyer8. Tout d'abord, en octobre 1924, le président du syndicat protesta contre un projet d'interdiction des exportations de conserves de sardines qui devait rétablir une balance commerciale déficitaire. Selon les professionnels, une telle mesure aggraverait encore la concurrence espagnole et portugaise. L'autre affaire concerne une fausse manoeuvre gouvernementale : le ministre Meyer ayant malencontreusement supprimé des droits de douanes sur des légumes importés (des tomates d'Espagne), avait déclenché une baisse des cours en France, provoquant une agitation des producteurs du Midi, en particulier dans le Vaucluse, le fief électoral de l'étoile montante du parti radical, Édouard Daladier. Aussi, en accord avec le ministre des Finances, Meyer avait-il publié un erratum au Journal Officiel annulant son décret et rétablissant les droits de douanes antérieurs. Mais la fédération des conserves qui avait intérêt à importer des tomates espagnoles à bas prix contesta la légalité de cet erratum, qui après cinq semaines de conflit, fut déclaré nul. René Pleven s'initiait donc aux arcanes du pouvoir et de la négociation même à un poste modeste.
17Il eut à suivre aussi, sans prendre personnellement position, un conflit social très dur qui secoua à la fin de 1924, la région de Douarnenez à la pointe de Bretagne. Dans ce port, dont la municipalité communiste était dirigée depuis peu par Daniel Le Flanchec, une grève salariale des pen-sardines, les ouvrières des conserveries, éclata le 20 novembre 1924 à l'usine Carnaud. Le mouvement fit rapidement tache d'huile, mais le patronat, touché par une crise économique, se refusa à toute concession. La lutte se durcit, immédiatement soutenue par les militants communistes et les dirigeants syndicaux CGTU de la région. Charles Tillon, le secrétaire de la 6e Union régionale des syndicats unitaires, a raconté ce conflit exemplaire et sanglant dans On chantait rouge9.
18Soutenues nationalement par le parti communiste, les sardinières tiennent plusieurs semaines, malgré les provocations et les commandos de briseurs de grève, grâce à la solidarité, aux soupes communistes... jusqu'à l'attentat perpétré le 1er janvier 1925. Le maire Le Flanchec est blessé par balle par des nervis. Sous le coup de l'émotion de toute une population et des pressions, le patronat des usiniers est contraint de céder. Le 6 janvier 1925 les usiniers accordent les augmentations réclamées. Surtout, par une clause secrète selon Charles Tillon, ils auraient obtenu que leur syndicat ne soit pas mêlé aux poursuites judiciaires résultant de l'attentat.
19Sans doute est-ce cet engagement du préfet qui permit aux dirigeants du syndicat patronal d'avoir gain de cause en justice. Deux industriels de Douarnenez “indignement calomniés” à la suite des “incidents” du 1er janvier furent lavés de tout soupçon. Dans un court texte signé “note de la rédaction”, La Conserverie française d'août 1925 se félicitait de l'ordonnance de non- lieu rendue par le tribunal de Quimper et de la condamnation en appel à Rennes, du maire Le Flanchec (orthographié Le Flanchu) pour s'y être opposé.
20À la suite de ce texte, un article très technique de R. P., René Pleven, était consacré à “l'emprunt à garantie de change” en cours d'émission par le Trésor public, un emprunt réservé aux seuls porteurs de bons de la Défense nationale (p. 697-699). L'auteur y vante l'intérêt de cet emprunt pour les souscripteurs en ces temps de difficultés monétaires, de dépréciation continue du franc vis- à-vis de la livre et du dollar, et de tarifs “si lourds” de l'impôt général sur le revenu.
21Parce que le “plafond” artificiellement fixé de circulation fiduciaire a été crevé, le gouvernement du Cartel des gauches a été renversé le 10 avril 1925, et le cabinet Herriot a été remplacé par un cabinet Painlevé avec Caillaux aux Finances. Mais ce nouveau gouvernement, en butte aux milieux financiers, ne parviendra pas à juguler la troisième crise monétaire depuis la fin de la guerre et il faudra se résoudre à la formation d'un gouvernement d'Union nationale dirigé par Raymond Poincaré en 1926. Or, à l'été 1925, la position défendue par René Pleven est intéressante. Il écrit : “Souscrire à l'emprunt actuel est un devoir, comme ce fut un devoir aux heures critiques de la guerre, d'apporter des disponibilités à l'État”, car consolider la monnaie en faisant baisser les taux d'intérêt ne peut qu'être favorable aux épargnants. C'est prendre le contrepied de certains milieux financiers et de certains milieux de droite. Par exemple, le journal régional démocrate-chrétien L'Ouest-Éclair appelait depuis plusieurs mois ses lecteurs à ne pas souscrire aux emprunts émis par ce gouvernement de gauche “anticlérical”. Au contraire, cet article publié dans un journal patronal apporte son soutien à la politique gouvernementale. Car “le succès de l'Emprunt serait la ratification d'une politique financière de prudence, d'honnêteté et de sagesse”, d'autant plus que “les hommes d'ordre ne peuvent demeurer insensibles” au redressement escompté des finances du pays. Cette prise de position dans un texte très technique, nous paraît confirmer la position au centre gauche du jeune René Pleven, mais en dehors de tout engagement partisan.
22Le dernier article signé R. P. parut en octobre 1925. C'était un court compte rendu du congrès des pêches de Bordeaux, soulignant encore une fois la nécessité de la modernisation des techniques de pêche et plaidant pour l'introduction en Bretagne de la “bolinche”, déjà utilisée par les pêcheurs basques. Il envoie la balle dans le camp du ministère, précisant : “M. Daniélou, député breton (en fait député républicain de gauche de Châteaulin, Finistère), Breton lui-même, doit vouloir que les marins de la côte bretonne bénéficient bientôt des avantages dont il vient si heureusement de doter la côte basque”. Ainsi s'achève cet emploi “alimentaire”, à la fin de 1925, au syndicat des conserveurs.
Dans les pas de Jean Monnet
23Le jeune homme cherchait un emploi mieux rémunéré : il était attiré par une carrière internationale du fait de ses contacts fréquents avec des fonctionnaires de la Société des Nations. Sa rencontre avec Jean Monnet va orienter toute sa vie, après un bref passage au Comité général des assurances.
24Le 5 novembre 1983, à l'université de Lausanne, René Pleven fut le premier français à recevoir le prix Jean Monnet décerné par la fondation Johann Wolfgang von Gœthe de Bâle. Il évoqua dans son discours de réception intitulé “l'Union européenne : une construction irréversible”, sa première rencontre avec celui qui allait devenir l'un des fondateurs de l'Europe. Ce jour là, René Pleven se remémora avec émotion cette rencontre décisive en Suisse : “Il y a cinquante- huit années — c'était en 1925, dans une ville suisse des bords du Léman — le jeune homme que j'étais alors, devait à son militantisme au sein du Groupement universitaire français pour la Société des Nations, d'être présenté à Jean Monnet. J'ai toujours pensé que cette rencontre fut une des grandes chances de ma vie...” ; son autre chance, ajoutait-il plus loin “fut de pouvoir répondre dans les premiers, à l'appel du 18 Juin 1940 du général de Gaulle”10. Ce second choix, cette fois, fit diverger pour un temps les chemins des deux hommes. Mais n'anticipons pas.
25Depuis 1919, Jean Monnet, originaire d'une famille de négociants charentais de Cognac, était l'un des deux secrétaires généraux adjoints de la Société des Nations née du traité de Versailles à l'instigation du président des États-Unis Wilson. Dans ses Mémoires, Jean Monnet souligne les problèmes posés avant même la naissance de ce nouvel organisme et la faiblesse de ses moyens : “Il nous faudrait administrer la paix d'abord sur un continent bouleversé, sur d'autres ensuite, avec une petite équipe — nous étions cent vingt en décembre 1919 — qui errait de Londres à Paris et à Genève, où elle se fixa enfin à l'automne 1920”11. Selon René Pleven, Jean Monnet comptait alors beaucoup sur le relais de la jeunesse des pays européens pour diffuser les idées de paix, de désarmement et de rapprochement économique, ce qui explique son intérêt pour le Groupement universitaire français. Mais depuis la fin de 1923, Jean Monnet avait démissionné de ses fonctions à la SDN pour redresser l'entreprise familiale.
26Cependant, Jean Monnet, peu attiré par la routine d'une activité de petit négociant provincial, retourna aux grandes affaires internationales dès que l'occasion s'en présenta : “Or, je fus approché alors, écrit-il, par une importante firme d'investissements américaine, Blair and Co, qui venait de constituer une filiale française à Paris. Nous étions à une époque de grande activité des marchés financiers et les puissants investments bankers de la place de New york étendaient leur organisation sur l'Europe12. Ces organismes privés prirent en charge le placement d'emprunts publics, voire la réorganisation monétaire et financière des nouveaux États d'Europe centrale et orientale qui connaissaient d'énormes difficultés : inflation galopante, dépréciation de leur monnaie, problèmes budgétaires... En août 1926, Elisha Walker, “un homme d'affaires audacieux”, directeur général de la Blair, fonda à Paris la société française Blair and Co. Foreign Corp dont Jean Monnet devint le vice-président. Monnet se mit en quête d'un collaborateur efficace, et c'est alors que Pierre Comert, directeur de la section d'information de la SDN lui recommanda René Pleven13. La vie du jeune Breton allait s'en trouver bouleversée.
L'assainissement monétaire de la Pologne
27À 26 ans, René Pleven entrait dans le bureau parisien de la filiale française d'une banque américaine spécialisée dans le placement d'emprunts sur le marché américain et liée à la Chase National Bank comme assistant de Jean Monnet. D'après ses Mémoires, ce dernier considérait déjà son adjoint comme “un jeune expert financier”14. René Pleven avait déjà rencontré plusieurs fois son nouveau patron, lequel savait que le jeune homme était disponible pour des missions à l'étranger dans la mesure où sa famille pourrait demeurer à Paris.
28Une activité très intense, scandée par de nombreux voyages et séjours à l'étranger pour affaires commençait, interrompue seulement par la guerre. Ces années d'apprentissage en Pologne sont racontées ainsi par Monnet : “Un jeune expert financier (...) se souvient de notre installation à l'Hôtel Europeiski, et de l'activité intense que nous y faisions régner, au grand étonnement d'une population flegmatique : René Pleven apprenait là les servitudes du décalage horaire qui nous obligeait à communiquer la nuit à New york les résultats des négociations de la journée”15
29Cet apprentissage de la grande finance internationale ne fut pas toujours facile avec un Jean Monnet très exigeant avec ses collaborateurs. Monnet le reconnaît lui-même dans le paragraphe de ses Mémoires consacré à son jeune assistant : “Sans doute, René Pleven mit quelque temps à comprendre qu'il fallait vivre simultanément à l'heure américaine et à l'heure polonaise si l'on voulait établir un vrai dialogue, et non pas des successions de monologues entre des hommes attelés à la même tâche à travers le monde ; et, comme bien d'autres, il n'accepta pas du premier coup que l'on recommençât dix, vingt fois, une note d'importance secondaire dont la formulation était à peu près satisfaisante. Et, pourtant, rien de ce que l'on doit faire pour atteindre l'objectif qu'on s'est fixé n'est secondaire. Rien ne doit être approximatif, conclu par lassitude et en raison de l'heure. Pleven dut apprendre aussi qu'il ne suffit pas qu'une lettre soit écrite : encore faut-il s'assurer qu'elle a été expédiée, et contrôler qu'elle est bien arrivée”16 L'assistant acquis une expérience précieuse à cette école de rigueur, de précision, de travail mais aussi d'ouverture sur les affaires du monde. Mais la sévérité du “patron” Monnet à l'égard de son adjoint est immédiatement nuancée par un portrait flatteur, brossé il est vrai un demi-siècle plus tard, dégageant ses qualités : “Je me félicitai d'avoir auprès de moi ce garçon de vingt-six ans dont l'intelligence dominait déjà tous nos problèmes techniques et dont la sensibilité était ouverte aux aspects humains de notre travail. Je vis tout de suite que Pleven aimerait s'occuper des affaires publiques. Il était naturellement désintéressé et considérait cette mission financière sous son angle le plus général, qui était politique”. Bel éloge que ce premier portrait de René Pleven en 1927.
30La Pologne, comme les autres États d'Europe centrale ou orientale, aux frontières modifiées par le traité de Versailles, connaissait de graves difficultés économiques et financières dans les années 1920. Lors de la naissance du nouvel État polonais, il fallut créer une monnaie, le mark polonais, pour remplacer celles des trois puissances, allemandes, russes et autrichiennes qui s'étaient partagées le pays jusqu'en 1918. L'inflation servit à financer les dépenses du nouvel État indépendant notamment lors de la guerre de 1920-1921 contre la Russie soviétique. Et, au cours de l'année 1923, comme dans la République de Weimar voisine, l'hyperinflation détruisit la monnaie polonaise — en décembre il fallait près de 8 millions de marks pour 1 dollar — et provoqua une grave crise sociale17. Cependant en deux ans, le cabinet Grabski parvint à assainir la situation monétaire sans aide extérieure : en mars 1924, le gouvernement introduisit le zloty (échangé contre 1,8 million de marks polonais) et organisa la Banque de Pologne. Mais le déficit du commerce extérieur remit en question cette stabilisation monétaire. La dépréciation monétaire ne fut enrayée qu'à l'automne 1926 grâce à l'aide américaine. Entre-temps, en mai, le coup de force militaire du maréchal Pilsudski avait renversé le gouvernement polonais et installé un régime qui allait devenir de plus en plus autoritaire. C'est ce contexte politique que René Pleven découvrit en 1927 à Varsovie, s'ini- tiant sur le terrain aux problèmes internationaux.
31La Pologne fit largement appel aux emprunts étrangers, surtout américains, en 1925 et en octobre 1927. Elle reçut 64 millions de dollars pour consolider son économie et sa monnaie dans une conjoncture favorable de reprise économique. De telles opérations se faisaient sous l'égide du Comité Financier de la SDN. Jean Monnet et son assistant Pleven négocièrent tout au long de l'année 1927 ce grand emprunt en liaison avec les gouverneurs des banques cen- centrales occidentales. Ces dernières “garantirent conjointement la valeur du zloty stabilisée grâce aux emprunts que Blair émit sur les places internationales”18. L'ultime négociation avait eu lieu dans le bureau du maréchal Pilsudski : ce fut un marchandage sur le taux d'intérêt de l'emprunt fixé à 7 %.
32Un brillant avocat de New-york conseillait alors le négociateur de la Blair and Co à Varsovie. Il s'agissait d'un certain John Foster Dulles, futur secrétaire d'État du président Eisenhower, lorsque René Pleven participera aux gouvernements de la Quatrième République.
33Dans la foulée, sociétés industrielles et banques occidentales en profitaient pour investir directement ou par l'intermédiaire de sociétés comme la Blair and Co. Cependant en Pologne, si les États-Unis arrivaient en tête pour les emprunts d'État, la France était au premier rang pour les investissements directs et les banques américaines utilisaient Paris comme relais vers Varsovie.
34L'affaire polonaise réglée, Jean Monnet s'employa, en 1928, à consolider de la même manière le leu, la monnaie roumaine, avant de devenir banquier pour le compte de la Blair à San-Francisco. Quant à René Pleven, il faisait la navette entre le bureau parisien de la société et les diverses négociations en cours en Europe de l'Est. Il s'occupait aussi du placement d'emprunts en Allemagne ou en Italie fasciste (dans la houille blanche).
35De 1925 à 1929, le jeune expert financier collabora épisodiquement à l'hebdomadaire parisien L'Opinion dirigé par Maurice Colrat. Il y donna plusieurs papiers pour la rubrique “Affaires économiques”19 Par exemple, le 14 novembre 1925, il traita du “relèvement économique de l'Autriche” et le 8 décembre 1928 de la “Réforme fiscale”. Mais en 1929, sa carrière prit un tour nouveau.
Le PDG d'une société américaine pour l'Europe
36Cette année là, une chance de promotion et surtout une possibilité de voler de ses propres ailes se présenta. En effet, une société industrielle de Chicago, cliente de la banque Blair était à la recherche d'un homme dynamique pour commercialiser en Europe son innovation : le téléphone automatique20. Il fallait à la société américaine Theodore Gary and Co un bureau à Londres pour prospecter les marchés européens, s'associer avec des firmes européennes comme Siemens pour vendre les brevets et concurrencer le puissant trust américain ITT. La société de Chicago voulait prendre le contrôle financier de sociétés concessionnaires de l'installation de réseaux de téléphone.
37La proposition très “avantageuse” de s'installer à Londres dans un poste de direction de l'Automatic Telephone Company séduisit René Pleven. Il reconnaît qu'il bénéficia dans ce recrutement d'un préjugé favorable sur un Britannique, non seulement parce qu'il travaillait déjà pour une société américaine, mais aussi parce que la famille Gary, l'une des principales actionnaires du groupe était d'origine française. Elle venait de Lorraine, comme la branche maternelle de la famille Pleven... En 1934, il était directeur de la société, directeur général pour l'Europe en 1939.
38La famille Pleven s'installa à Londres l'année où la grande dépression frappa la prospérité américaine de plein fouet. Néanmoins, René Pleven signa des contrats avec des sociétés anglaises, une société belge d'Anvers, une société d'exploitation travaillant au Portugal, l'Anglo-portuguese Telephone, une société d'investissement Telephone and General Trust... Du fait de prises de participation dans des sociétés canadiennes comme la très importante British Colombia Company, René Pleven effectua de fréquents voyages d'affaires aux États-Unis et au Canada où se trouvait une entreprise de fabrication de câbles électriques. Passant de la finance internationale à une industrie de pointe, la téléphonie, moins touchée par la crise, le jeune PDG, de moins de trente ans à ses débuts, prit conscience de la puissance industrielle américaine et du potentiel économique du continent nord-américain.
39Ainsi, la connaissance du marché polonais et les relations nouées au plus haut niveau de l'État pour la Blair, permirent au directeur de l'Automatic Telephone Company d'arracher des contrats pour la fourniture d'installations téléphoniques complètes. Le gouvernement polonais s'était engagé dans une politique d'équipement et de modernisation du pays. Mais il fallait trouver des sources de financement auprès de banques internationales en échange de garanties de la SDN ou des futures recettes des installations. Ces démarches s'inscrivaient dans la continuité. Des opérations aboutirent avec la création d'une filiale industrielle à Milan en Italie fasciste, grâce au support financier de la banque Blair et de la Chase National Bank qui réinvestissait ses dépôts. Selon René Pleven, cette filiale italienne fut appelée à un grand développement.
40À la veille de la guerre 1939, la situation de la famille Pleven à Londres était plus que confortable car ses revenus annuels s'élevaient à 40 000 dollars par an environ, soit 25 000 dollars de fixe et environ 15 000 dollars de primes, en fonction des résultats réalisés. René Pleven nous a précisé qu'alors, il gagnait beaucoup plus qu'un directeur de ministère français. C'est dire combien les choix qu'il a faits en 1939-1940 ont engagé toute sa vie vers une carrière plus honorifique mais beaucoup moins lucrative.
41Naturellement, la question de la détention d'une part du capital des sociétés qu'il dirigeait avant la guerre ne peut être éludée. La réponse de René Pleven à cette interrogation est sans ambiguïté : il préféra rester salarié de l'entreprise considérant “qu'il n'est pas bon qu'un salarié soit actionnaire de la société”21. Cette analyse repose sur un double constat : d'abord l'industrie connaît des hauts et des bas, et un dirigeant salarié peut être licencié avec des indemnités auxquelles il a droit. Dans ce cas il ne vaut mieux pas avoir placé ses économies dans l'entreprise. Ensuite, pour réellement orienter la stratégie d'une société, il faut détenir une fraction importante du capital et siéger comme administrateur au conseil d'administration, ce qui ne pouvait bien sûr pas être le cas. René Pleven appartient donc à la nouvelle couche dirigeante du capitalisme industriel et bancaire, celle des managers. Cependant, les économies réalisées par le couple Pleven pendant ces années trente lui permirent d'assurer ses arrières lors du grand saut dans l'inconnu de l'été 1940. L'engagement aux côtés du général de Gaulle se traduisit par une perte considérable de revenus, du moins dans un premier temps.
42De ces années londoniennes, Françoise Andlauer, la fille aînée qui avait quatorze ans en 1939, n'a pas conservé de souvenirs marquants. Avec sa sœur, faisant ses études au lycée français de Londres, elle menait “la vie routinière mais agréable de toutes les écolières” et acceptait sans trop de difficultés les contraintes familiales imposées par les fréquents voyages d'affaires de son père en Europe ou en Amérique du Nord22. La famille Pleven habita successivement un appartement près de Lancaster Gâte au nord de Hyde Park puis un autre près de Hyde Park Corner, au sud-ouest du célèbre parc. Les Pleven résidaient tout près de Piccadilly, au cœur de la vieille capitale de l'empire britannique, entre Westminster et Soho, non loin de la puissante City. Cet immeuble fut d'ailleurs détruit par une bombe durant un séjour à Alger de René Pleven. C'est donc là que la guerre vint saisir, disperser une famille et orienter différemment le destin de son chef.
43Mais durant ce séjour à Londres, René Pleven ne se désintéressait pas de la vie politique française et de la situation internationale. Le samedi soir, les Pleven recevaient un groupe d'amis français et on discutait ferme. L'homme d'affaires était partisan d'une politique de fermeté à l'égard des dictatures. En 1936, il fut même partisan d'une politique d'intervention en Espagne aux côtés des Républicains espagnols contrairement à la politique de non-intervention prônée par les Britanniques. Il participa même à une manifestation à Londres réclamant des armes pour la République espagnole23. Ce fut sans doute son unique manifestation de rue avant d'exercer des fonctions politiques. En lecteur de L'Aube, conscient des dangers de la politique d'apaisement et des reculades des démocraties, René Pleven, “sans attaches partisanes”, avait “vivement pris parti contre les accords de Munich” selon son propre témoignage. Bientôt la guerre vint remettre en question une carrière prometteuse.
44Assurément, l'expérience acquise très jeune par René Pleven dans l'ombre de Jean Monnet d'abord, puis en volant de ses propres ailes ensuite, l'apprentissage des responsabilités dans un secteur de pointe du capitalisme à la charnière de l'industrie et de la finance allaient le servir dans sa carrière politique ultérieure. Ses relations anglaises, il les mit d'abord au service du général de Gaulle et des premiers Français libres dans l'improvisation de l'été 1940. Surtout, en une douzaine d'années, l'homme d'affaires breton s'était forgé une vision du monde à l'échelle de la vieille Europe menacée par le nazisme et la montée des dictatures. Il avait aussi pris conscience des potentialités des grands espaces du continent nord-américain. Autant d'éléments qui allaient être déterminants dans les engagements et les fidélités européennes et atlantistes de René Pleven. Mais comme pour des millions d'autres hommes, la déclaration de guerre de la France et de la Grande-Bretagne au Reich hitlérien le 3 septembre 1939 allait clore sans retour la première période de sa vie.
Notes de bas de page
1 Entretien de René Pleven avec l'auteur du 8 avril 1989 et lettre de Mme Andlauer du 20 novembre 1989
2 Jolly (Jean) (s.d.), Dictionnaire des parlementaires français (1889-1940), t. 2, PUF, 1962, p. 652-653
3 Mayeur (Jean-Marie), La vie politique sous la Troisième République (1870-1940), Le Seuil, 1984, p. 161-173
4 Lettre de Mme Andlauer citée.
5 Entretien cité du 8 avril 1989.
6 Nous avons consulté à la Bibliothèque nationale, annexe de Versailles, la collection de la Conserverie française de janvier 1924 à 1927. Cote JO 71710 (janvier 1924-mai 1931).
7 Histoire de la Bretagne, 1789-1914 et au xxe siècle, t. 4 et 5, Morlaix, Éd. Skol Vteizh, 1980 et 1983. En particulier, les chapitres de Claude Geslin consacrés au mouvement ouvrier.
8 Entretien cité du 8 avril 1989.
9 Tillon (Charles), On chantait rouge, R. Laffont, 1977, chapitre 4.
10 Pleven (René), L'Union européenne : une construction continue et irréversible, Lausanne, Fondation Jean Monnet, 1984, p. 21.
11 Monnet (Jean), Mémoires, Fayard, 1976, Éd. Le livre de poche, 1988, p. 117.
12 Monnet (Jean), op. cit., p. 142.
13 Ibid., p. 143.
14 Entretiens de René Pleven avec l'auteur des 8 avril et 22 août 1989 et Monnet (Jean), op. cit., p. 143.
15 Monnet (Jean), Ibid., p. 143.
16 Ibid., p. 144-145.
17 Léon (Pierre) (s.d.), Histoire économique et sociale du monde, t. 5, Guerres et crises (1914- 1947), A. Colin, 1977, p. 242-248.
18 Monnet (Jean), op. cit., p. 145.
19 Entretiens cités des 8 avril et 22 août 1989. Nous remercions Mme Andlauer de nous avoir communiqué quelques articles de son père. Parmi les collaborateurs de L'Opinion, on relève les noms de Jacques Chastenet, André Thérive, Henri Clouzot...
20 Entretiens cités.
21 Entretiens cités.
22 Lettre de Mme Andlauer du 20 novembre 1989.
23 Entretien téléphonique avec Mme Andlauer du 16 juin 1994.
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