Champs de blé, champs de bataille, robes légères et débarquement
p. 67-76
Texte intégral
1Depuis trois ans, l’axe « Seconde Guerre mondiale » du CRHQ (UMR 6583) recense et collectionne dans une vaste base de données dénommée EGO, pour Écrits de guerre et d’occupation, tous les témoignages sur le Second Conflit mondial édités en français de 1939 à nos jours1. Avant la fin de l’année 2015, les références précises d’environ 7 000 témoignages recensés seront en ligne, permettant aux chercheurs de toutes disciplines, de créer des corpus à partir d’un ensemble de mots-clés.
2Cette tâche nous permet de découvrir régulièrement certains témoignages qui n’ont été publiés qu’à quelques dizaines d’exemplaires, parfois moins. Une littérature ordinaire et rare à la fois, composée de textes enfouis dans la mémoire familiale, dans l’intimité d’un individu, des mots qui ressurgissent ainsi des caves ou des greniers, ou au contraire d’une prose jaillissant des décennies plus tard, produit d’un besoin soudain de dire, d’une mode, d’une volonté de s’inscrire en ces temps commémoratifs dans une construction citoyenne et participative du passé... Quelles que soient la nature et la qualité de ces témoignages, leur simple élaboration statistique depuis la guerre constitue déjà un intérêt évident pour questionner la mémoire et ses tendances si courues aujourd’hui. L’achèvement de la base EGO permettra bientôt d’étudier exhaustivement l’histoire et l’évolution des témoignages en français sur la Seconde Guerre mondiale. Parmi ces textes, quelques extraits de l’un d’eux, à la fois ordinaire et riche de cette simplicité, rappellent dans quelles conditions furent vécus les événements du printemps et de l’été 1944 en Normandie.
Le témoignage de Marguerite
3Le témoignage de Marguerite Audry2, jeune Normande vivant près de Caen lors de la guerre, fait partie de cette littérature simple et sans public. Au cours du conflit Marguerite Audry a tenu moins un journal qu’une suite d’impressions, de souvenirs, d’anecdotes qui ne furent publiés, à compte d’auteur, que soixante ans plus tard, en 2001. Son texte commence en 1938 au moment des accords de Munich, se poursuit lors de la mobilisation, qui concerne son frère aîné, puis de la drôle de guerre. Elle y évoque par exemple la garde civique organisée dans son village afin de se défendre contre d’éventuels parachutistes, l’achat par son père d’une corne de berger censée prévenir, tel Roland à Roncevaux, de l’attaque ennemie. Elle y décrit la débâcle vue de Normandie, l’exode qui l’emmène avec sa famille et deux autos ( !) jusqu’aux environs de Bordeaux après maintes pérégrinations où les complications mécaniques ne manquent pas ; l’occupation après le retour en Normandie, les relations souvent aimables avec les soldats allemands et enfin, après une longue attente, le débarquement du 6 juin 1944 et la bataille de Normandie.
4Marguerite Audry est issue d’une famille aisée, catholique, installée près de Caen, dans une maison confortable.
5À travers son témoignage, c’est toute la question du devenir des civils lors de cette bataille longue (elle dure trois mois) et meurtrière (on recense 13 632 morts civils dans la seule Basse-Normandie). La bataille de Normandie a pourtant été occultée dans la mémoire commune par l’événement du débarquement, ce que nous pouvons encore mesurer aujourd’hui, à l’heure où s’achèvent les commémorations de son 70e anniversaire.
6Dans les quelques extraits qui suivent, on peut prendre la mesure du traumatisme de la situation pour des civils mais aussi, en dépit des hasards et des dangers, de cette vie à laquelle s’accrochent coûte que coûte les femmes et les hommes pris en pleine bataille. La date du 6 juin et ses bombardements d’une intensité jusqu’ici inconnue des Normands, inaugure une période difficile faite de violences, de peurs et de débrouillardise qui dure six semaines. Comme l’écrit, en effet, Jean Quellien, « si le débarquement est un succès, il n’est en rien décisif. Tout dépend de la montée en puissance des deux camps dans les jours qui vont suivre3 ». Or, dans les jours qui suivent le 6 juin, justement, cette montée en puissance se réalise au prix de combats acharnés sur un terrain difficile (le bocage) recelant mille pièges, favorisant le flux et le reflux de combattants sans que la ligne de front soit toujours clairement définie. Pour la population civile, outre la constante adaptation au danger, perce la permanence de l’espoir représenté par le débarquement tant attendu puis par ces terribles combats – jusqu’à atteindre parfois une dimension surréaliste lorsque, par exemple, les propriétaires de la maison occupée par Marguerite Audry envisagent sans réfléchir de faire déguerpir un soldat allemand installant sa mitrailleuse au fond du jardin ! Ce document, comme tant d’autres témoignages ordinaires, nous aide ainsi à mieux comprendre l’imbrication des sphères civile et militaire dans le chaos de ces combats qui paraissent interminables. Ceux-ci sont si longs que, peu à peu, les soldats canadiens de cette zone où se déroule le récit, passés les premiers jours, prennent leurs habitudes et rentrent le soir « au logis » après avoir fait le coup de feu toute la journée. Il en va de même pour les sentiments et les émotions, la joie qui se conjugue à l’inquiétude lors de la reprise de l’offensive par les Alliés, mais aussi la sollicitude permanente envers les réfugiés de la ville (Caen) ou les blessés. Dans la promiscuité des caves et des abris, en dépit de la peur et des contraintes, la vie domestique reprend vite ses droits : on attend son tour pour se laver à la fontaine, on bricole des objets de première nécessité, on s’adapte, on se débrouille, on improvise... Le système D règne tout autant que la solidarité. Et dans l’entropie de la guerre qui fait rage dans le bocage normand, les cœurs continuent de battre, même si aucune jeune fille « ne se tient mal » comme le précise l’auteur. Il n’empêche que les amours naissantes n’en ont sans doute que plus de sel...
7Jusqu’à ce qu’il faille, après six semaines éprouvantes, quitter ces lieux presqu’à regret.
Le journal de Marguerite : extraits
8L’auteur relate ainsi les premiers jours suivant le 6 juin :
« Au petit matin, nous sortîmes de notre trou pour aller faire en hâte notre toilette dans la maison. Des bruits de canonnade commençaient à se faire entendre. Bien que notre abri fût précaire nous avions l’impression d’y être en sécurité. »
9À la demande de voisins, les femmes de la maison vont porter secours à des réfugiés blessés venus de Caen. En chemin, elles sont prises sous un bombardement et arrivées sur place, elles soignent plusieurs blessés.
« Le canon se fait de nouveaux entendre avec l’arrivée du jour (le 8 juin), des obus éclatent, de plus en plus proches. « Nous avions même remarqué avec stupeur qu’un soldat allemand avait installé sa mitrailleuse dans le petit pré. Que faisait-il là ? Quel toupet ! Aussi Joseph et Louise décident-ils de lui dire de déguerpir. Mais arrivés au bout du jardin potager ils se récusent. Ils avaient réfléchi qu’en temps de guerre la propriété n’existe plus, que tout devient champ de bataille et que cet homme peut-être les mitraillerait en guise de réponse... Nous craignions maintenant qu’il y ait bataille dans le jardin. »
« En peu de temps tout a changé ! Ainsi le matin de ce jour nous nous étions précipités au bout de l’avenue pour voir passer sur la route les tanks alliés. Les enfants des maisons voisines brandissaient de petits drapeaux français. Nous nous croyions délivrés. Nous avions seulement été étonnés de voir les regards indifférents de ces hommes, ou plutôt, ils ne nous regardaient même pas, passaient leur chemin les yeux fixés droit devant eux. »
« Ce n’était qu’une pointe avancée des alliés, un élément de reconnaissance qui fut anéanti quelques kilomètres plus loin. Et nous qui ne le savions pas, nous leur crions notre joie et notre reconnaissance à ces pauvres gars sacrifiés. »
10On ne sait s’il est fait allusion ici à ce qui se passa dans le secteur de Villers-Bocage, quelques jours plus tard, le 13 juin, où eut lieu une véritable exécution de chars britanniques – les chars Cromwell des « Rats du désert » vainqueurs à El Alamein – par quelques Tigres allemands, monstres de 55 tonnes. Alors que la colonne de blindés britannique était à l’arrêt, le premier des Tigres, piloté par Mickaël Wittman, un as des chars allemands ayant remporté 120 victoires sur le front de l’Est, fit exploser l’un après l’autre 30 chars britanniques désemparés face au blindage et à la puissance de feu du char allemand. Sévèrement étrillés, « les Renards du désert » durent battre en retraite sur une dizaine de kilomètres. Partant, cet épisode inquiéta les Alliés car il montrait l’efficacité de ces énormes blindés allemands, capables de stopper une division entière.
119 juin :
« Aucun soldat ennemi ou allié n’a été vu dans cette partie du village hormis le rapide passage des tankistes. Nous profitons des moments d’accalmie pour essayer de nous renseigner. C’est ainsi que l’on apprit que les troupes alliées attendaient du renfort pour passer à l’attaque. Nous nous en réjouissons sans songer un seul instant que l’attaque pouvait se faire de notre côté. Mais tout vaut mieux que l’incertitude dans laquelle nous vivons depuis plus de trois jours. »
« De notre côté nous avons décidé d’aller nous réfugier dans les caves voûtées de la propriété de Monsieur B... car il n’y a pas de cave à la maison qui d’ailleurs est bien endommagée. En chemin notre mère nous dit qu’elle a vu le matin notre vieux curé, navré de voir son église abîmée. Un éclat d’obus a pénétré perpendiculairement dans son chasublier perforant tous ses plus beaux ornements.
Nous arrivons tous les neuf en vue de la propriété aux caves fameuses ! Mais ce ne sont pas celles d’un château fort, loin de là. Cependant nous y serons plus en sûreté que notre précaire abri de jardin. De solides portes en bois ferment les entrées.
Une femme passe et leur dit : “Il ne faut pas que vous restiez là, les châteaux vont être visés.”
Mais où se rendre ? Des interrogations de pédaler vers le village. Nous partons tous les neuf avec chaque ballot d’affaires utiles et nous nous arrêtons entre la maison du maire et celle d’un ouvrier agricole dont la femme a travaillé pour nous. [...] Où aller ? Le maire lui-même en sait rien. Lui, reste chez lui. Son fils a construit un petit abri en béton dans leur jardin. Ils se tiennent en permanence dans leur salon sur des transats à la moindre alerte se précipitent dans leur abri. Nous sommes là à délibérer quand tout à coup des obus éclatent dans le jardin de l’ouvrier agricole. C’est une vraie débandade. Nous nous retrouvons tous dans la cuisine de cet homme. Thérèse plonge sous la table avec un jeune homme du voisinage et la chienne... Les autres filles et garçons sautant par la fenêtre laissant les plus âgés s’engouffrer dans la porte. Une véritable invasion ! Nous sommes là, 12 ou 15 personnes à plat ventre dans la petite pièce. Enfin le calme revient. Nous attendons quelques minutes encore puis ressortons dans la rue. Le maire, sa femme et leur fils surgissent de leur abri. Des conversations interrompues reprennent. Nous sommes encore là à nous demander quelle direction prendre. »
12Réfugiée dans une ferme, la famille se trouve nez à nez avec deux soldats allemands « surgis on ne sait d’où, mitraillette en avant ». Mais les soldats ne prennent qu’un peu de lait. Elle se rend ensuite au presbytère « dont les caves sont fameuses ». De l’avis de l’auteur, « ce ne sont pas celles d’un château fort loin de là. Cependant, nous y serons plus en sûreté que dans d’autres précaires abris de jardin ». Arrivés à l’abri :
« Il y a déjà beaucoup de monde. La plupart des gens avec enfants et chiens sont des réfugiés de la ville. Une vieille dame vient même des environs de Falaise. Elle souffre d’une angine de poitrine. Nous nous casons comme nous le pouvons parmi tous ces gens qui dans la même misère fraternisent entre eux. [...] Mais notre sommeil est agité.
Nous nous sommes tous levés tôt ce matin-là du 10 juin. La vie s’organise [...] Nous sommes environ 85 personnes à nourrir. On abat les bêtes blessées par les obus et nous avons ainsi de la viande. Quelques pommes de terre complètent le repas. Des fermiers fournissent les volontaires qui nous aident à traire les vaches, du blé également. Un ancien boulanger et du fils du maire pétri du pain chez un fermier du village voisin pour les habitants des deux communes. Dans notre cave nous avons plusieurs mécaniciens et leurs familles. D’un petit homme tranquille est toujours le premier à répondre présent quand on demande volontaire. Un fils, apprenti coiffeur, n’a pas oublié sa trousse effective à faire la barbe à couper les cheveux des hommes. Ainsi ces messieurs ont toujours l’air propre.
11 juin : nous vivons dans un calme apparent ce matin-là puisque notre mère et des habitants du village vont à la messe au village voisin. Il y a bien des tirs et des bruits d’éclatement d’obus, mais ce n’est pas dans notre direction. La guerre ne semble vraiment pas être pour nous. L’après-midi tout change. Les tirs se rapprochent et nous réintégrons les caves. Puis nous essuyons un violent tir de barrage. Cette fois-ci c’est bien nous qui sommes visés. Les vitres des fenêtres éclatent au-dessus de nous, c’est un arrosage d’obus. Des arbres sont étêtés et les communs touchés. Jusqu’à présent la maison est intacte mais pour combien de temps ? [...] Les coups secs et forts rappellent à notre père le tir de barrage du côté de Verdun à l’autre guerre. Les gens commencent à avoir peur et nous voyant prier demandent à s’unir à nous. À genoux sur une paillasse, nous récitons le chapelet en commun. Un des hommes brandit devant lui une couverture et chaque fois qu’un obus éclate tout près il s’en fait un écran tel en toréador devant le taureau.
Au milieu du fracas des obus une petite voix d’enfant s’élève et dit : mais, ils ne vont pas s’arrêter pour manger ces gens-là ?... »
13Si les libérateurs sont attendus impatiemment, il n’en reste pas moins que les terribles bombardements et les ruines qu’ils ont entraînées laissent prudentes les autorités alliées quant à l’accueil qui pourrait être réservé aux soldats. Le manuel remis aux officiers des affaires civiles américains brossait à ce titre un portrait prudent, en demi-teintes, des Normands, considérés comme « naturellement taciturnes et réservés4 », « dissimulant leur jugement », « peut-être bien que oui, peut-être bien que non » étant leur formule favorite pour ne pas dévoiler leur opinion, et d’une façon générale, « se défiant des nouveaux venus ». Ce même manuel insistait sur le fait qu’ayant souffert des bombardements, vu des proches mourir et fuir leurs maisons en ruines, les civils avaient été particulièrement marqués. Ces souffrances, que la propagande allemande ne manquait pas d’exploiter quant à la nature des libérateurs, pouvaient donc avoir suscité un vif sentiment d’hostilité envers les troupes alliées.
« Mais malgré tout, prévenaient ces instructions, il ne semble pas que [ces sentiments hostiles aux Alliés] soient très répandus ni rédhibitoires. Cependant, on doit être préparé à rencontrer une certaine animosité. Elle peut vraisemblablement être surmontée, mais elle sera présente. La Normandie est un pays riche et une population ayant beaucoup à perdre ne peut accepter de bon cœur les bombardements5. »
14Jean Quellien rapporte que cette défiance présumée de la population envers les Américains lanceurs de bombes se traduit dans un premier temps par une grande prudence des GI’s face aux petits cadeaux que leur offrait la population. Et nombre furent ceux qui, lors des premiers contacts, faisaient prudemment goûter avant eux les victuailles ou le « petit verre de bienvenue ».
15Ce n’est pourtant pas ce qui attend ici le groupe de réfugiés. En forme de mélodrame à rebondissements, l’expérience s’intensifie encore avec l’arrivée imprévue de soldats. Ce qui suit illustre à quel point il est impossible dans la bataille du bocage, de distinguer une ligne de front claire et montre la confusion permanente entre sphères civile et militaire. Sans compter que le flux et le reflux des combattants, ajouté à ceux qui s’égarent peuvent créer des situations pour le moins tendues. Ainsi, il n’est pas rare que des soldats des deux bords « rendent visite » aux réfugiés comme le raconte Marguerite :
« Dans la soirée à peine étions-nous remis de nos émotions qu’on ouvre la porte de l’abri. Deux soldats entrent et comme nous attendions les Canadiens, des applaudissements éclatent avec des cris de “vive les Tommies” [sic]. Notre père s’avance vers les militaires et les salue d’un large coup de casquette. Dans notre cave où les soupiraux ont été obstrués par des pierres pour éviter l’arrivée des balles et des éclats d’obus, il fait très sombre. Il n’y a que de vrais rais de lumière qui pénètrent par des interstices. À la faveur de l’une d’elles, horreur ! (il) reconnaît l’insigne SS. Notre père lui aussi l’a remarqué et a reconnu le casque allemand. Ces hommes sont surpris de notre accueil et nous font signe de nous calmer.
À la joie du début a succédé un silence de mort. Nous nous croyons condamnés. Notre père heureusement a sauvé la situation en parlant allemand, langue qu’il avait apprise en étudiant dans sa jeunesse. Ces soldats de très jeunes gens troublés eux-mêmes, ont cru que c’était eux que nous applaudissions. Puis ils partent en leur conseillant de rester cachés dans la cave car “les Tommies vont encore tirer”.
La nuit suivante paraît sans fin, des cris, des voix autour de la maison... Personne ne bouge, l’expérience de la veille incitant à la prudence.
Une nouvelle journée commence : est-on avec les Allemands ou avec les Canadiens ?... »
Les Canadiens
16Enfin les Canadiens sont là. Débarqués sur la plage de Juno le 6 juin, la 3e division canadienne sous commandement britannique a progressé plus facilement que les Américains. Les réserves envisagées par l’état-major à l’endroit des troupes américaines, furent en ce qui concerne les Canadiens, rapidement dissipées. C’est sans doute la possibilité pour une partie d’entre eux de s’exprimer en français qui rassure les soldats. Cependant passés les premiers contacts qui enthousiasment les civils, il est encore trop tôt pour que disparaisse l’inquiétude car Marguerite et les siens sont désormais au cœur de la zone d’affrontement.
« En fin de matinée, nous entendons les enfants crier à l’entrée des caves : des Canadiens ! Des Canadiens ! Nous sommes assis dans la cave sur nos matelas quand un soldat canadien cette fois-ci entre et dit : “où sont les blessés ? Ah il y a des filles ici ! Ajoute-t-il gouailleur”.
Depuis les 12-13 juin, les Canadiens sont là. Nous les voyons dans la journée mais ils cantonnent dans le village voisin. Ils nous disent que s’ils n’avaient pas vu les voitures d’enfants à l’entrée des caves, ils auraient lancé des grenades dans les soupiraux, la fameuse nuit où l’un d’eux criait par deux fois, “chef venez ici !” sans obtenir de réponse.
Nous ne sommes pas pour autant en sécurité. Nous sommes maintenant en première ligne, séparés des Allemands par la route qui passe en haut du village. Ainsi pendant plusieurs jours nous nous demandons avec qui nous allons nous réveiller d’autant que la ferme voisine verra durant quelques jours des Canadiens chercher des œufs au poulailler suivis ou précédés par des Allemands.
À la pompe le matin, soldats alliés et habitants de la cave se retrouvent pour faire un brin de toilette. Les hommes font de larges ablutions quant aux “filles” comme les appellent si drôlement les Canadiens, elles ne peuvent se laver que... le bout du nez. Chacun se partage le contenu d’une petite bouteille d’eau de Cologne oubliée par les Allemands. »
17Plus tard6 :
« Deux hommes partent vers l’arrière et (vont) jusqu’à Bayeux. Ils en (reviennent) en disant que tout (est) calme là-bas, qu’il n’y avait eu que peu de résistance. Le drapeau avait été hissé au haut de la cathédrale. L’évêque avait même reçu le roi d’Angleterre ainsi que le général de Gaulle. C’était presqu’incroyable ! Car à 20 kilomètres de cette ville nous formions une partie du front. On se battait toujours de notre côté. Il n’y avait qu’une route qui nous séparait des Allemands. Un tireur d’élite canadien était paraît-il en permanence dans un arbre pour en surveiller l’accès qui aurait ramené l’ennemi dans nos lignes.
Quand le soir vient, chacun regagne ses pénates. Mais si nous vivons en troglodyte, nous sommes gens civilisés et nous échangeons des “bonsoir et bonne nuit” même si l’on ne peut fermer l’œil tant la canonnade est intense par moment. Les fiancés, perdus dans l’euphorie de leur bonheur rentrent toujours les derniers, l’un après l’autre, pour aller dormir directement dans les caves familiales. Le jeune fiancé porte ses grosses chaussures à la main pour ne réveiller personne [sic].
Nous étions cinq jeunes filles parmi tous ces hommes, cinq filles qui oubliant les dangers s’ingéniaient à aider par leur présence et leur moral ces garçons dont beaucoup ne reviendraient pas. L’un d’eux avait dit un jour : “Avec un seul sourire vous faites plus pour eux que si vous aviez une mauvaise conduite”. Car aucune fille ne se tint mal malgré ce que les uns purent en dire ou que d’autres pensèrent.
Un mois que nous étions là dans ces caves ! Comme on finit par s’habituer à tout nous nous étions organisés une vie de camping. Nous faisions chauffer l’eau et à tour de rôle l’un de nous en sentinelle, il n’y avait plus de serrure, nous faisions notre toilette dans une petite pièce au-dessus de la cave. Il fallait choisir l’endroit propice pour ne pas être vu à travers les fenêtres sans vitres et les volets brisés par la mitraille.
Nous restâmes quelques jours encore dans nos caves, puis les Canadiens nouvellement arrivés au village nous dirent que nous pouvions maintenant regagner nos maisons. Caen était définitivement libéré et les Allemands repliés sur Falaise.
Si bizarre que cela puisse paraître, cela nous coûta de quitter les lieux où nous avions vécu intensément pendant six semaines. »
Conclusion
18Étrange constat de cette vie qui s’organise envers et contre tout, au long de ces journées, entre les combats, sur une ligne de front laquelle semble désormais plus nette mais n’en demeure pas moins dangereuse. Marguerite traduit ces moments surprenants dans l’entropie guerrière, où chacun des belligérants vaque à ses occupations et se fournit en œufs au même endroit sans trop chercher à se rencontrer... Force de la vie quotidienne qui s’impose. Non moins étrange ce rapport à l’ennemi et au combat en général, dans des situations qui font s’alterner scènes d’affrontement et scènes de répit et même de repos nocturne. À lire Marguerite, les belligérants paraissent s’installer dans un « train-train guerrier » où l’on va se battre dans la journée avant que de rentrer « à la maison » le soir et d’y faire sa toilette à la pompe. Et puis, il est toujours fascinant de mesurer la force des sentiments et des cœurs qui continuent de battre en toutes circonstances. Dans le texte de Marguerite, la vie déborde et submerge le tragique de la situation. C’est le sens de ces toilettes à la pompe faites coûte que coûte comme un défi féminin à la violence masculine environnante, de ces fiancés euphoriques qui rentrent les chaussures à la main pour ne pas faire de bruit, de ces moments de partage et de sociabilité avec les soldats canadiens, de cette vie de camping à deux pas des canonnades.
19Cependant, derrière l’apparente légèreté du propos, s’inscrivent, quoiqu’ils soient sans doute méconnus de la rédactrice, les morts non par bombardements, non comme victimes collatérales des combats, mais dans les combats acharnés entre Canadiens et SS et dans les exécutions terribles comme à l’abbaye Dardennes, où onze soldats canadiens sont exécutés au mépris de la convention de Genève ou, comme celles plus connues de la prison de Caen où quatre-vingt-sept détenus furent massacrés le jour du débarquement.
20Marguerite et sa famille regagnèrent leur maison près de Carpiquet dans les environs de Caen. La bataille de Normandie n’était cependant pas terminée et se poursuivit dans la poche de Falaise qui ne fut libérée par la première armée canadienne que le 17 août 1944. Elle poursuit ensuite son récit jusqu’au défilé de la Libération qu’elle raconte avoir vu à Paris et on ignore ce qu’elle devint après la guerre. Gageons que de ce texte racontant une vision « d’en bas » du débarquement, comme de milliers d’autres qui ont relaté la guerre selon ce même point de vue, se brosse de l’histoire d’un événement si connu et si « mémoriel », un portrait différent. Des portraits différents.
Notes de bas de page
1 Cf. le site [www.ego39-45]. Chaque ouvrage recensé pour la période 1939-1949 fait l’objet d’une biographie en quelques lignes de son auteur, d’un résumé d’une vingtaine de lignes et d’un ensemble de mots-clés permettant de retrouver tous les ouvrages évoquant un thème/un nom propre/un lieu/etc.
2 Audry M., Champs de blé ; champs de bataille, par l’auteur, Caen, Imprimerie Saint Sauveur, 2001.
3 « Le débarquement et la bataille de Normandie », inLeleu J.-L., F. Passera, J. Quellien et al. (dir.), La France pendant la Seconde Guerre mondiale. Atlas historique, Paris, Fayard/Ministère de la Défense, 2010, p. 246.
4 First United Army, Report of operations, annexe 5, section G2, p. 128. Rapporté par Jean Quellien que je remercie. Un extrait de ce rapport est cité inQuellien J., La Normandie au cœur de la guerre, Caen, Mémorial/Éditions Ouest-France, 1992, p. 132.
5 Idem.
6 Après le 16 juin 1944.
Auteur
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