Chapitre IV. De l’échec électoral à la Chambre « bleu horizon » (1914-1919)
p. 77-95
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Texte intégral
Les législatives de 1914 : l’échec d’une campagne menée sur le thème de l’affaire des poudres
Trois candidats en lice : Charles Daniélou face à une gauche divisée
1La fin de la législature approchait et il était clair que Charles Daniélou serait à nouveau le candidat conservateur. Pour la gauche, le temps de la revanche avait sonné. Pour vaincre, il lui faudrait éviter la division et la dispersion des voix. La victoire était possible car Daniélou ne l’avait emporté en 1910 qu’à une faible majorité. La campagne s’annonçait mouvementée. Si le candidat conservateur était connu, son adversaire ne l’était pas encore.
2La fédération des comités républicains cantonaux de la circonscription organisa une réunion le 1er mars 1914 à Châteaulin. Il y fut décidé que pour éviter les incidents de campagne analogues à ceux qui émaillèrent celle de 1910, il était nécessaire de présenter une candidature unique dès le premier tour. Afin de choisir le candidat de gauche, un congrès fut organisé le 15 mars. Trois hommes y firent acte de candidature. Tout d’abord, Antoine Bott, l’incontournable radical-socialiste « tenu par la plupart des amis d’Halléguen pour responsable du succès de Daniélou et ne le lui pardonne pas1 ». Il n’avait donc que peu de chance d’obtenir suffisamment de voix pour se présenter. L’autre candidat, le docteur Émile Auffret, républicain de l’Alliance démocratique, avait essayé d’obtenir, en 1910, l’investiture de l’Action libérale, obtenue par Daniélou. Il avait, depuis, changé de camp. Justement, son « passé politique laisse un peu à désirer2 » de plus il avait « contre lui un certain nombre de républicains avancés3 ». Ce congrès serait donc délicat pour lui. Le dernier à se présenter, Albert Louppe, était président du Conseil Général du Finistère, républicain de gauche et semblait « avoir les plus grandes chances de succès devant le congrès4 ». L’affaire des poudres à laquelle il fut mêlé, « bien que de nature à lui porter préjudice n’a pas convaincu le corps électoral républicain5 ». Il y avait trois candidats : l’union était encore à faire. Le congrès de Châteaulin serait décisif.
3Ce congrès qui se déroula le 15 mars 1914 fut un vrai triomphe pour Albert Louppe : il recueillit 219 voix sur 310. Si Antoine Bott rassembla 74 voix sur son nom, Émile Auffret obtint, quant à lui, le score très faible de 14 voix. Alors que Bott déclarait immédiatement qu’il se désistait en faveur de Louppe « afin de concentrer sur son nom toutes les forces républicaines6 », Auffret refusa d’admettre le principe de la candidature unique malgré sa lourde défaite. « Face à une salle houleuse7 » et à un « auditoire peu favorable8 », Auffret refusa de se soumettre au verdict des congressistes et, après avoir répondu à un républicain qui l’interpellait par « une grossièreté sonore9 », il fut contraint de quitter la salle « hué par l’assemblée10 » en déclarant à tous qu’il serait tout de même candidat. Louppe sortait de ce congrès très confortablement investi. L’affaire des poudres ne lui avait donc pas porté préjudice et « le chiffre des voix obtenues est caractéristique de l’autorité dont il jouit11 ». Cependant, si l’attitude d’Auffret posait un vrai problème, son retrait n’était pas non plus le gage d’une victoire certaine, même si « le succès de Louppe, quoique très douteux, n’est nullement impossible12 ». En fait, la candidature de Louppe avait pour but principal de battre Daniélou et, une fois celui-ci éliminé, le candidat de gauche se présenterait aux prochaines élections sénatoriales : Louppe doit être élu député, puis sénateur13 ». La campagne s’annonçait virulente entre Daniélou, le député qui avait lancé le scandale des poudres, et Louppe, le directeur de la poudrerie mise en cause dans cette affaire.
4Si Charles Daniélou était soutenu, depuis toujours, par la presse conservatrice, et notamment par Le Courrier du Finistère, les conservateurs décidèrent toutefois de fonder, en février 1914, un nouvel organe de presse : Le Républicain de Cornouaille. Cet hebdomadaire, dont le texte était partiellement rédigé en breton, avait pour unique objet de soutenir la candidature de Daniélou. Dans le premier numéro, le samedi 28 février 1914, la rédaction justifia la naissance du journal :
« Le Républicain de Cornouaille répond à une nécessité. Au moment où va s’ouvrir une nouvelle bataille électorale, il importe que par le moyen de la presse soient déjouées les intrigues de nos adversaires ; il importe qu’à chacune de leurs attaques sournoises ou publiques, il soit aussitôt répondu ; il importe que les faux bonhommes de la politique soient publiquement démasqués14 »
5Le Républicain de Cornouaille est un « journal de combat15 » qui devait être le moyen de répondre aux attaques de la gauche. Et une chose était certaine, elles ne manqueraient pas. Après avoir justifié la naissance du nouvel hebdomadaire de Châteaulin, la rédaction annonçait clairement sa ligne éditoriale : « Patriote, il opposera aux doctrines internationalistes l’amour de la grande patrie et l’attachement à la terre bretonne16 ».
6Le développement de ces thèmes nationalistes était une réponse à l’internationalisme prôné par une partie de la gauche. La défense de la patrie était complétée par l’évocation de la loi des trois ans, si nécessaire à la sécurité du pays à cause « des armements de l’Allemagne17 ».
7Les responsables de ce nouveau journal conservateur annonçaient que :
« Si le combat est son but essentiel, il saura mener la bataille avec un calme souriant et s’efforcera d’être un journal agréable et pittoresque18. »
8Puis, en guise de « coup de chapeau » à l’adversaire avant l’affrontement, cette phrase finale :
« À la presse radicale et socialiste avec laquelle il aura sans doute plus d’une occasion d’échanger des passes d’armes, le salut avant la bataille19 ! »
9La circonscription de Châteaulin avait donc, désormais, deux hebdomadaires : Le Bas Breton, radical, opposé au Républicain de Cornouaille, conservateur et clérical, « avatar du Courrier20 ». Trois candidats étaient en lice. Deux à gauche face au député sortant.
10Charles Daniélou, député-maire de trente-cinq ans, avait fait preuve d’un réel dynamisme à la Chambre pendant ces quatre ans. Cependant, « soutenu par les réactionnaires, il paraît perdre de son influence parmi ses amis partisans21 ». Face à lui : Albert Louppe, cinquante-huit ans, président du Conseil Général depuis 1912, maire de Quimerc’h depuis vingt-deux ans, polytechnicien, ingénieur des poudres et salpêtres à Pont-de-Buis et au Moulin Blanc. Cet homme « très estimé dans son canton22 » avait contre lui l’affaire des poudres :
« Les chances de M. Louppe seraient plus grandes mais il est toujours à craindre qu’une campagne bien menée et rappelant les accusations portées contre lui au moment de la catastrophe de la Liberté n’entame l’opinion publique jusqu’ici favorable ou du moins indifférente à son égard. En résumé, le résultat de l’élection est incertain23 »
11La force de Louppe résidait dans sa très bonne implantation dans la circonscription grâce à ses diverses responsabilités et ses nombreux relais politiques. Le trublion, Émile Auffret, conseiller municipal de Plomodiern et médecin, avait reçu l’investiture de l’Alliance républicaine démocratique qui participait à la Fédération des gauches, cartel électoral fondé à l’initiative de Briand, Barthou et Millerand, pour rassembler les modérés de centre gauche. Toutefois, il n’avait ni journal, ni militants et peu d’amis. Sa campagne allait s’avérer difficile :
« M. Auffret qui a eu au congrès républicain un chiffre de voix dérisoire a maintenu néanmoins sa candidature, il n’a ni l’appui des réactionnaires avec lesquels il était lié il y a quatre ans ni des républicains dont beaucoup ont trouvé sa conversion trop brusque et insuffisamment désintéressée24 »
12Bien qu’il soit « riche et actif25 », sa candidature n’aurait pour seul résultat que de conduire à un ballottage. Une campagne intense allait opposer ces trois hommes. Les candidats étant déclarés, la lutte pouvait commencer.
Charles Daniélou met au cœur de la campagne l’affaire des poudres
13Le Républicain de Cornouaille rapporta le début de la campagne électorale de Daniélou. Celui-ci déclarait à Crozon :
Mon programme d’il y a quatre ans auquel je suis demeuré fidèle peut se résumer en trois mots : libéralisme, patriotisme et politique d’économies au point de vue financier26. »
14Rapidement, Émile Auffret est attaqué à travers une chanson sarcastique :
Quand j’posais ma candidature,
Y a quatre ans à Châteaulin
J’avais pas la même figure,
« J’m’étais fait blanc. C’était malin.
Je n’ai pas réussi
Depuis j’ai rougi
J’ai changé d’programme et d’bannière
Tout l’monde me dit : « c’est épatant ! »
Aussi vous m’enverrez, j’espère
faire le mardi gras au Parlement27 »
15Ce texte ridiculisait Auffret en évoquant son opportuniste changement de camp politique. Mais ces attaques cessèrent dès que la candidature de Louppe fut connue. Désormais les coups étaient concentrés sur le maire de Quimerc’h. Daniélou entra en scène et le 21 mars 1914 Le Républicain de Cornouaille titrait sur toute sa largeur :
« Le candidat Louppe : un défi à l’opinion publique. Le déshonneur d’un parti28 »
16Daniélou signait un article dans lequel il se montrait indigné par le choix du Parti radical :
« Le Parti radical de notre beau pays breton s’est solidarisé avec M. Louppe, le Parti radical de Châteaulin couvre l’homme rouge, le Parti radical prend à son compte les fautes criminelles du poudrier néfaste, de celui qui coûta tant de millions à notre budget, de celui qui compromit la Défense nationale, de celui qui jeta tant de sang sur la bleue Méditerranée, de celui qui fit verser tant de larmes à des veuves et des mères. [...] Ce n’est pas une lutte politique que nous avons à entreprendre, c’est une lutte pour a moralité publique29 »
17Albert Louppe, rendu responsable de l’explosion des navires français, était violemment attaqué par Daniélou. C’était l’ingénieur des poudres plus que l’adversaire de gauche qui était mis en cause. L’indignation de Daniélou, face au choix du Parti radical, le faisait se présenter comme un « chevalier blanc » défenseur de la patrie meurtrie de la veuve et de l’orphelin :
« Il a eu cette audace de relever la tête. Mais je suis là. Je la lui ferai bien baisser. [...] Je n’ai pas provoqué Louppe [...] il s’est redressé pour la lutte ; tant pis pour lui, nous l’écraserons30 »
18Le député sortant était impitoyable envers son adversaire radical et la polémique devint encore plus violente à mesure que la campagne se déroulait. Louppe répondait dès le 28 mars aux attaques du maire de Locronan dans un article intitulé « Cynique et menteur » :
« Le fielleux Daniélou n’a pas attendu que la campagne électorale soit ouverte pour déverser sur moi une fois de plus le venin qu’il secrète à jet continu. Son but est de dénaturer à nouveau la vérité en essayant de faire croire que je suis responsable de faits pour lesquels tous les honnêtes gens ont depuis longtemps leur conviction faite31 »
19Albert Louppe contre-attaquait. Il se présentait comme blanchi dans cette affaire en évoquant son passage devant le conseil d’enquête qui l’avait mis en disponibilité alors que Léopold Maissin avait été renvoyé pour faute. Louppe essaya de déplacer le débat sur le bilan du député sortant :
« Vous faites du chiqué, M. le député provisoire et vous jetez de la poudre de perlimpinpin aux yeux des électeurs naïfs. Dites-nous plutôt ce que vous avez obtenu pour la circonscription, particulièrement pour les cultivateurs, au lieu de vous poser en oie du Capitole 32 »
20Charles Daniélou entama la visite de la circonscription afin de rencontrer les électeurs et de rendre compte de son mandat. Or, valoriser son travail de parlementaire ne lui apparaissait pas étrangement prioritaire. Il préférait attaquer Louppe sur l’affaire des poudres plutôt que d’évoquer les responsabilités qui lui avaient été confiées à la Chambre. Il fit publier dans Le Courrier du Finistère et dans Le Républicain de Cornouaille des lettres d’hommes politiques, députés et sénateurs, l’assurant de leur soutien face au « poudrier fraudeur » :
« Depuis les libéraux et les progressistes jusqu’aux socialistes en passant par les radicaux, tous m’ont dit : voici notre protestation, voici notre signature33 ! »
21Daniélou citait Denys Cochin : Je voterais contre Louppe si j’étais électeur breton34 ». Il faisait également référence au soutien de personnalités comme Chevillon, ancien chef de cabinet de Delcassé, ministre de la Marine, député de la Gauche radicale ; à celui de Pierre Myrens, député socialiste etc. Tout au long de la campagne, Daniélou fit publier ce type de lettres de soutien venues de tous les bords politiques. Elles lui permettaient de montrer à tous que son action à propos de l’affaire des poudres avait eu un important retentissement. Ainsi, Monprofit, député du Maine-et-Loire lui assurait-il de son soutien :
« Je vous félicite d’avoir pour concurrent celui qui d’après Jaurès et tant d’autres à organisé le crime des poudres et les catastrophes de l’Iéna et de la Liberté. Vous qui avez dévoilé au nom de la moralité publique tous ces scandales, vous devez recueillir sans aucune question politique, tous les suffrages des honnêtes gens, des patriotes et des bons Français35 »
22Anatole de Monzie allait plus loin en déclarant que « tout est possible en France si Louppe est candidat 36 ». Daniélou citait dans sa feuille électorale des articles de la presse nationale et régionale qui louaient son action dans l’affaire des poudres. Ainsi L’Alsace de Belfort :
« Pour la première fois, depuis que le Bloc règne en France, un député de l’opposition a contraint la majorité radicale à courber le front devant l’écrasante vérité. M. Daniélou a dénoncé au pays les véritables auteurs de la catastrophe de la Liberté37 »
23Il était clair que Charles Daniélou concentrerait tout au long de sa campagne ses attaques sur le thème de « Louppe, le poudrier fraudeur ». Et parfois, de simples petites phrases directes, tranchantes, claquaient :
« Leurs candidats : un naturalisé : Bott
un renégat : Auffret
un inconscient : Louppe38 »
24Si Daniélou attaquait constamment Louppe sur l’affaire des poudres, il ignorait Auffret, le « candidat rigolo39 ». Mais au-delà de ces attaques personnelles, le député sortant avait un bilan à défendre et un projet à expliquer.
25Charles Daniélou développait sept thèmes dans sa profession de foi. Membre de l’URB, il se voulait fidèle à sa petite patrie autant qu’à la grande ce qui l’avait conduit à défendre la loi de trois ans. Il se réclamait républicain par l’éducation, faisant ainsi référence à son père, et condamnait le sectarisme en défendant toutes les libertés : de l’enseignement, de conscience, etc. Il était également partisan d’un régime d’économies résolu40 ». Républicain, patriote et libéral, il était bien marqué à droite. Il dressa le bilan de ses quatre années de mandat et évoquait ce dont chaque catégorie socioprofessionnelle pouvait bénéficier après cette législature. Cependant, il évoquait plus une politique globale que son action propre en tant que député. Il ne fit d’ailleurs allusion ni à ses responsabilités dans les commissions ni à ses diverses interventions ; rendant du même coup ce bilan très impersonnel. Ceci est révélateur du choix de Daniélou de ne pas évoquer son travail parlementaire pour ne se consacrer qu’à la polémique grâce à laquelle il pensait écraser Louppe. Il se contenta de reprendre les thèmes de 1910 : patrie, libéralisme, économies budgétaires. De son côté, Louppe n’avait pas tardé à installer des contre-feux à cette violente campagne.
26Albert Louppe répondit à ces attaques récurrentes en essayant de rejeter très à droite son adversaire :
« Tous [...] les électeurs de la première circonscription ont présente à la mémoire l’odieuse campagne de calomnies et de mensonges [...] menée par Le Républicain de Cornouaille [...] contre M. Louppe [...] Ils ont vu avec quel cynisme écœurant la bande de Daniélou vilipende les plus sympathiques et les plus honorables de leurs concitoyens. Ils peuvent encore constater [...] avec quelle rage elle attaque les républicains de la circonscription dans le pieux organe [...] C’est aux cris de « À bas les Chouans ! »que lui et son état-major sont accueillis partout. Vous ne voudriez pas voter pour un Chouan qui vous ramènerait sous la domination des cléricaux, [...] ni voter pour un nomme qui s’est joué de nous pendant toute la législature et qui vient seulement à la veille des élections vous rendre une visite intéressée [...]41 »
27Il souhaitait donc faire apparaître son adversaire comme un Chouan, un ennemi de la République indifférent à ses électeurs. De plus, la victoire du conservateur, acquise à l’arrachée en 1910, n’était toujours pas acceptée. Daniélou était présenté comme un député, élu par surprise :
« Depuis quatre ans, nous attendons que le jour vienne enfin où nous nous débarrasserons de l’homme néfaste, qui est arrivé par surprise à représenter notre circonscription. Pour le pays, ce sont quatre années perdues. Que restera-t-il pour nos communes du trop long passage du député Daniélou au Parlement ? Des phrases haineuses, du verbiage inutile ! Le néant ! Pour remplacer ce parasite, nous recommandons à vos suffrages Albert Louppe. [...]42 »
28La profession de foi d’Albert Louppe, porteuse d’aspirations généreuses, le faisait apparaître comme un radical modéré, partisan de la loi des trois ans. Cette position était étonnante car non conforme à la position du Parti radical « qui avait rejoint les socialistes dans le refus de la prolongation de la durée du service militaire43 ». En agissant ainsi, Louppe espérait obtenir les voix centristes, importantes dans la circonscription. Car avec un parti conservateur puissant, une extrême gauche faible, Louppe était inévitablement contraint à chasser les voix modérées indispensables pour être élu.
29Fort de son étiquette « Alliance républicaine démocratique », Émile Auffret visait aussi les électeurs modérés du centre gauche. Il se présenta comme une troisième voie, un recours entre la droite et la gauche :
« Républicain démocrate, j’ai confiance dans le verdict du peuple ; les électeurs sauront aujourd’hui faire leur choix entre les candidats sans accepter le mot d’ordre de voter à droite ou à gauche44 »
30Mais au-delà de la présentation d’un programme électoral très classique, il réglait ses comptes avec Charles Daniélou. En 1910 les conservateurs, qui avaient été contraints de choisir entre les deux hommes, avaient désigné Daniélou. Auffret consacrait deux pages de sa profession de foi, qui en comptait quatre, aux élections de 1910 et cherchait ainsi à nuire au maire de Locronan. Celui-ci, décrit comme un homme aux mains des cléricaux, est accusé d’avoir utilisé contre Auffret « des procédés de mensonge et d’hypocrisie qu’il continuera contre Halléguen pendant sa campagne de 1910 et qu’il reprend aujourd’hui45 ». Auffret reprochait aussi au député sortant son passage du groupe de l’Action libérale à celui des Progressistes mais, plus globalement, son travail parlementaire :
« N’eût-il pas mieux fait, au lieu de se couvrir de ridicule aux yeux des gens compétents, de remplir son mandat en s’occupant de questions de moindre envergure, mais de résultat plus pratique pour nos populations bretonnes si méritantes et si délaissées46 »
31Auffret lui reprochait de s’être intéressé aux questions d’importance nationale et d’avoir, du même coup, délaissé ses électeurs. C’était donc bien, plus qu’un programme politique, un règlement de compte, lié à ce qui s’était passé entre eux en 1910. Mais la parole allait être donnée aux électeurs.
Une défaite annoncée dès le premier tour
32Le premier tour se déroula le 26 avril 1914 et déboucha sur un ballottage. Charles Daniélou arrivait en tête avec 6 058 voix contre 5 655 suffrages pour Albert Louppe. Émile Auffret en rassemblait 3 12347 Daniélou retrouvait presque exactement le même nombre de voix qu’en 1910, à huit près. Il arrivait en tête sur les cantons de Châteaulin, de Crozon et de Pleyben ; Louppe le devançant logiquement dans celui du Faou. Daniélou était donc dans une position très difficile face au score de l’ensemble des voix de gauche qui avec 8 778 voix était sans doute hors de portée du camp conservateur au second tour. Pour Albert Louppe, ces résultats étaient à la fois prometteurs et décevants. Car ils montraient que sans la candidature « parasite » d’Auffret, il aurait peut-être été élu dès le premier tour. L’affaire des poudres, mais plus encore la présence d’Auffret, lui avaient sans doute été des plus dommageables. Le second tour se présentait sous les meilleurs auspices pour le candidat des républicains.
33Daniélou voulait croire que tout n’était pas perdu et essayait de mobiliser encore. Il publia d’ailleurs un article avec un titre qu’il pensait prémonitoire : « La victoire est assurée48 ». Fort de ses 6 058 voix, il affirmait qu’avoir voté pour lui était un acte de citoyen libre et surtout qu’un tel vote condamnait Louppe :
« Après trente parlementaires de tous les partis, après deux ministres de la Guerre, un ministre de la Marine, par 8 769 voix réparties sur le nom de M. Auffret et sur le mien, vous avez protesté contre la candidature du poudrier fraudeur. Je vous en félicite. Par votre vote dimanche dernier vous avez déjà vengé les morts de l’Iéna et de la Liberté49. »
34L’extraordinaire dans cette déclaration ce n’était pas la nouvelle attaque contre le « poudrier fraudeur » mais la tentative d’appropriation, par Daniélou, des voix qui s’étaient portées sur Auffret. Conformément à la tactique adoptée depuis le début de la campagne par le candidat conservateur, l’entre-deux tour fut placé sous le signe de l’affaire des poudres : « Souvenez-vous des 500 morts de l’Iéna et de la Liberté50 ».
35Ou encore : « Ne prenez pas son bulletin de vote [... Louppe], il souillerait votre main51 ».
36Mais de son côté, Le Bas Breton avait, le 11 avril, déjà prévenu Daniélou :
37« Prenez garde, Charlic, les crachats immondes que vous lancez en l’air commencent à vous retomber sur le nez et vous serez enseveli sous votre propre fange52 »
38Puis l’hebdomadaire radical accusait Daniélou d’avoir introduit dans la circonscription des méthodes contestables : Daniélou, le Parisien, nous a apporté les mœurs des boulevards extérieurs de là-bas, il a inauguré dans notre paisible contrée le banditisme politique, l’apachisme électoral53 ».
39L’entre-deux tour fut aussi l’occasion pour Le Bas Breton de répondre à une description peu flatteuse de Louppe parue dans les colonnes du Républicain de Cornouaille, surnommé le « calotin de Cornouaille54 », qui faisait apparaître le maire de Quimerc’h comme :
40« Gros, gras, joufflu, le ventre proéminent, les yeux montés sur pédoncule, les bras en tire-bouchon, [...] suant et soufflant il grimpe la côte de Quimerc’h55 »
41Le Bas Breton dressa de son côté un portrait très enlevé de Charles Daniélou, agrémenté d’une caricature et d’une chanson :
42« Une tête de séminariste, de séminariste qui a mal tourné. Un nez futé de gros finaud. Un large sourire quelque peu béta. Ancien journaliste et surtout ancien secrétaire du fameux Syveton. Reçut les officiels et fit parler de lui au moment de l’affaire. Désireux de jouer un rôle, de devenir quelqu’un. Se croit de taille à lutter et à vaincre. Il faut bien que jeunesse se passe56 ! »
43L’action de Daniélou au moment de la Ligue de la patrie française qui avait permis à Halléguen de l’attaquer en 1910 servait à nouveau d’argument choc. En 1910, il avait lancé la campagne par la chanson, puis en avait fait circuler une sur Auffret. C’était au tour du Bas Breton de faire de la chanson un moyen de lutte politique :
« SA TOURNÉE
Vite, quittant le Palais Bourbon,
Front haut, bouche rieuse,
Accourt dans la circonscription,
Charlot, tête moqueuse.
Charlot ne se fait pas de bile,
Il est content, il est ravi,
Sachez que son débit facile,
Plaît beaucoup aux amis.
Présenté dans une réunion
Par les blancs, tels un fils,
Joyeux il dit : " Je suis le mouton de 1910.
Regardez mes cheveux toujours longs,
Mon mouchoir fin brodé,
J'étais de toutes les commissions,
Ce n'est pas du chiqué."57 »
44Ainsi, la campagne fut entre les deux tours à l’image de ce qu’elle avait été avant. Louppe bénéficiait du désistement d’Auffret qui faisait « campagne pour lui58 ». L’entente entre les deux hommes était sans doute meilleure. Elle était une condition essentielle à leur victoire.
45Le second tour se déroula le 10 mai 1914 et vit une large victoire d’Albert Louppe sur Daniélou. Le maire de Quimerc’h l’emportait facilement avec 8 064 voix contre 6 980 à son adversaire. De toute évidence, les suffrages qui s’étaient portés sur Auffret au premier tour s’étaient déplacés sur le nom de Louppe, considéré comme un notable républicain, modéré et respectable.
46Charles Daniélou subissait là un échec important. Battu par Louppe dans le canton de Crozon et dans celui du Faou, Daniélou arrivait en tête dans ceux de Pleyben et de Châteaulin. Mais au-delà des chiffres, cet échec était surtout celui d’une tactique électorale. Le député sortant n’avait jamais valorisé son travail parlementaire ni expliqué ce qu’il avait obtenu pour la circonscription. Il avait préféré attaquer de façon récurrente Albert Louppe, non pas sur son programme politique, mais sur son rôle dans l’affaire des poudres. Et, sa profession de foi n’était qu’une reprise de celle de 1910. Pensant toucher les gens par le scandale des poudres, n’a-t-il fait que les lasser ? Battu par un écart de près de mille voix, cette défaite était un grave échec pour Charles Daniélou. Amer et déçu, il déclarait rentrer dans le rang « non pour disparaître des champs de bataille de la politique, mais pour préparer de futures victoires59 ». Louppe était de son côté satisfait de cette élection qui rendait à la gauche la première circonscription de Châteaulin :
« Le poudrier est debout, et vengé ! [...]
Quelle veste mon ex-député [...] mais que dis-je
une veste ! Ça a été un pardessus [...]
À vous l’infortuné Daniélou la peau de bique.
À Louppe ce bon fauteuil du Palais Bourbon60 »
47Au plan national, ces élections furent un succès pour la gauche opposée à la loi de trois ans. Radicaux et radicaux-socialistes gagnèrent de nombreux sièges tandis que le centre et la droite accusaient des pertes sensibles. Charles Daniélou était désormais à trente-cinq ans un jeune ex-député. Plus tard, il affirma avoir été battu parce qu’il était favorable à la loi de trois ans. Or, Auffret et Louppe y étaient également favorables. Cet argument ne permet donc pas d’expliquer une telle défaite. Ce qui a joué en revanche, c’est le choix de la polémique à la proposition d’un programme et à la défense d’un bilan. Charles Daniélou allait devoir gérer cette défaite et préserver l’avenir. Maire de Locronan, il conserverait ses relais politiques locaux. L’été approchait ; six semaines après ces élections, la France entrait en guerre. Charles Daniélou, comme tant d’hommes, allait devoir défendre la grande patrie.
La Première Guerre mondiale : Daniélou au combat puis au Quay d’Orsay
L’engagement volontaire
« Demain appartient à la haine61. »
« Et pour moi, la certitude
Que nos beaux jours de quiétude
Se sont pour longtemps envolés ;
Qu’un cataclysme se prépare ;
Et que nous verrons du Barbare
Les tumultueux défilés [...]62 »
48Charles Daniélou écrivit ce poème le 3 août 1914, le jour où l’Allemagne déclarait la guerre à la France. Conscient des drames à venir, il n’imaginait sans doute pas à quel point cela allait être terrible. Cet événement, aussi tragique que fondamental dans l’histoire contemporaine, transforma sa vie. Pour l’instant, des millions d’hommes étaient précipités les uns contre les autres.
49Charles Daniélou, ne fut pas, du fait de problèmes de santé63, mobilisé en 1914. Mais rapidement, sa famille fut touchée par la guerre. Le plus jeune frère de sa femme, Michel Clamorgan, âgé de vingt ans, fut tué au front en novembre 1914. Le conseil municipal de Locronan exprima d’ailleurs ses condoléances à son maire le 29 novembre64. Quelques mois plus tard, le plus jeune frère de Charles, André Daniélou, fut également tué, à La Boiselle, alors qu’il servait au 118e régiment d’infanterie. Alain Daniélou, âgé alors de sept ans, fut marqué par la mort de son oncle :
« Je revois encore ma mère en larmes, dans sa chambre à Neuilly, lisant à mon père le télégramme officiel qui annonçait la mort d’André65 »
50André avait rejoint Charles à Paris et vivait avec lui depuis quelque temps. Il avait par ailleurs considérablement aidé son frère lors des élections de 1910. Cette mort bouleversa profondément Charles et l’amena à s’engager en septembre 1915 bien que non mobilisable et père de cinq enfants, comme soldat au 13e régiment d’artillerie affecté à la deuxième armée. Refusant de servir comme officier d’administration, grade auquel il pouvait bénéficier en tant qu’ancien député, il préféra combattre, comme son frère, dans le rang. Affecté sur le front, il fut basé dans les Flandres, en Artois et en Champagne, et fut victime d’un accident près d’Arras :
« Malgré, les invitations reçues de retourner à l’arrière, j’ai tenu jusqu’au jour où, menacé d’une opération chirurgicale que les médecins ne voulaient pas entreprendre à Vitry-le-François, j’ai été réformé définitivement66 »
51Combattant, Charles Daniélou n’en restait pas moins homme de lettres et poète : il écrivit des poèmes publiés plus tard sous le titre de La chanson des casques. Il y évoquait le conflit et son cortège de souffrances et de malheurs. Exaltant la France sous le titre « France, vous êtes belle » Daniélou rendait hommage à son pays :
« Oh oui, vous êtes belle ainsi, dans la tourmente
Sous les éclats des lourds obus, le torse droit,
Meurtrie, ensanglantée, et toujours souriante,
France de la justice, France du bon droit ! »
22 novembre 191467.
52Mais l’exaltation de la patrie était parfois occultée par la réalité des combats, par la présence de la mort. Dans un poème intitulé « La dernière lettre », il s’adressait à sa mère avant de partir à l’assaut des lignes adverses :
« Mon âme en paix et de ta foi pétrie,
A consenti librement son destin.
Quand tu liras ces mots, endolorie,
Dans la clarté de mon plus beau matin,
Je serai mort68 »
53Dans un autre poème, il rendait hommage à son frère André. Ce texte, « In memoriam », est révélateur de son état d’esprit :
« Nous ne reverrons plus dans nos chemins rustiques
Le compagnon si gai de nos jeunes exploits ;
Et le vieux Locronan, sur ses pavés antiques,
N’entendra plus le bruit de ses sabots de bois :
Il est tombé pour son pays. Vive la France !
Sa mort est un trésor pour mon cœur attristé
Plus précieux encore que sa belle vaillance ;
Et mon deuil, s’il est grand, l’est moins que ma fierté69 »
54Ce poème, du 2 février 1915, illustre la volonté de vaincre, de l’emporter sur l’adversaire, même au prix de la disparition de proches. Ainsi, en mourant, André offrait à son pays son sacrifice suprême. La peine de Charles était atténuée par la fierté de cette mort. L’Union sacrée forgée par le conflit était indispensable à la défense nationale. Cela convenait à Daniélou qui était impitoyable pour condamner le climat politique et surtout social d’avant-guerre. Pour lui, l’amoralité avait côtoyé l’impudeur dans une société soumise à l’anarchie et au désordre. Ces thèmes conservateurs sont repris dans un poème intitulé « Méditation dans la Cagna », texte intéressant par son évocation de l’Union sacrée :
« [...] Paysans, ouvriers, bourgeois, aristocrates,
Prêtres, instituteurs, ignorants et lettrés,
Riches et miséreux, naguère séparés
Dans les convulsions des classes disparates, Tous désormais sous les mêmes képis [...]
Ils partaient dans la foi du drapeau tricolore [...] »
10 août 19 1 570.
55L’essentiel était donc là : l’union des classes sociales face à l’ennemi. L’union à l’intérieur face à l’extérieur. Car qu’étaient-elles ces divisions d’hier au regard des drames et des enjeux du moment ? Mais pour Daniélou l’Union sacrée c’était aussi l’union des provinces de France qui permettrait de réintégrer dans la nation celles de l’Est : l’Alsace et la Lorraine71.
Responsable du service de presse du Quai d’Orsay
56Après avoir été réformé, sans doute dans le courant de l’année 1916, Charles Daniélou fut nommé par Aristide Briand72 responsable du service de presse du ministère des Affaires étrangères. C’était une fonction délicate en cette période de crise mais c’était surtout une première approche de ce grand ministère qu’il allait apprendre à bien connaître. Cette nomination allait changer complètement sa vie car une amitié durable allait naître entre Daniélou et Briand. Il allait côtoyer de près les hommes au pouvoir et bientôt en faire partie.
57Au-delà de ces responsabilités au service de presse du Quai d’Orsay, Daniélou participa aux travaux préparatoires à la conférence de la paix et publia une série d’articles diplomatiques dans L’Homme Libre73 Il eut aussi l’occasion de rencontrer, en 1917, la veille de sa mort, le fameux commandant de l’escadrille des « Cigognes », héros de la guerre aérienne : Guynemer74
58Madeleine Daniélou continua, malgré la guerre, à se consacrer à son œuvre éducative. Elle fonda un nouvel ordre religieux de femmes en vêtements civils se destinant à l’enseignement. Cet ordre, Saint François-Xavier, déguisé en association car la loi interdisait les congrégations religieuses, s’appelait officiellement l’association apostolique de Saint François-Xavier. Madeleine Daniélou pouvait compter sur les fonds des industriels conservateurs et catholiques pour l’aider à faire fonctionner le collège Sainte-Marie qui accueillit rapidement « presque toutes les jeunes filles de la haute bourgeoisie catholique 75 ». En septembre 1915, la famille Daniélou déménagea pour s’installer dans l’ancien pavillon de l’aumônier du couvent des
59« Dames Augustines », désormais collège Sainte-Marie. Charles Daniélou pouvait se sentir étranger dans ce collège, domaine réservé de sa femme. Si habiter dans une école privée ne pouvait lui nuire politiquement, il n’en serait pas toujours ainsi. 1917 vit aussi la naissance d’un sixième enfant prénommé Marie.
60Dès le début des hostilités, Charles Daniélou recueillit toutes les déclarations faites par les hommes d’État des pays en guerre. Il publia ces textes, en trois volumes, sous le titre : Responsabilités et buts de guerre. Au cœur du ministère des Affaires étrangères, en cette période, si délicate il était un observateur privilégié qui côtoyait les hommes au pouvoir. Début octobre 1918, il trouva les collaborateurs de Stéphen Pichon en grand désarroi. Le Président Wilson avait prévenu Clemenceau que le gouvernement allemand sollicitait un armistice sur la base de ses quatorze points. Or, Clemenceau et Foch réclamaient en urgence ce texte aux services du Quai d’Orsay qui avaient bien du mal à les retrouver. Charles Daniélou dit alors à Villet, chef de cabinet de Pichon :
« Je ne comprends pas tant d’agitation pour si peu de choses, quand vous avez sous la main les quatorze points qui vous donnent tant de mal76 »
61Son ouvrage Responsabilités et buts de guerre, qui était à la bibliothèque du ministère des Affaires étrangères, fut immédiatement envoyé à Clemenceau et à Foch qui purent ainsi reprendre connaissance des quatorze points définissant les buts de guerre des États-Unis. Daniélou était très fier de dire que :
« [...] cette collection de documents empruntés au jour le jour aux déclarations des belligérants a été utilisée par les négociateurs du traité de Versailles77 »
62Homme de lettres, ces événements lui donnèrent l’occasion de publier deux opuscules : Le quart d’heure de Nogi et De l’Yser à l’Argonne. Il publia en 1923 un recueil de poésies inspirées par la guerre : La chanson des casques dont les poèmes révèlent « un esprit héroïque « [...] en l’honneur des soldats de la Grande Guerre78 ».
63Charles Daniélou fut d’ailleurs inspiré par l’annonce de la signature de l’armistice. Dans « Onze novembre », il montrait sa joie de voir la fin de la guerre :
« Le canon tonne annonçant l’armistice.
La liberté triomphe, et la justice !
Ils sont finis les combats meurtriers.
Onze novembre ! À nos calendriers
Que cette date à jamais resplendisse !79 »
64Mais au-delà de la joie que suscitait la fin de quatre années de guerre, Daniélou choisit d’évoquer le futur, l’avenir du pays. Il souhaitait voir se prolonger l’Union sacrée :
« Et maintenant restons unis dans la paix.
Nos héros, nos sauveurs, nos morts, dessous la terre
Sont unis ; c’est pour nous l’exemple salutaire.
Demeurons unis à jamais80 »
65Préserver l’Union sacrée était primordial à ses yeux afin de préparer, dans la paix, un avenir meilleur pour tous. Après ces années terribles, Charles Daniélou devait voir son activité politique reprendre. Les épreuves traversées et la rencontre avec Aristide Briand l’avaient fait évoluer.
Les législatives de 1919 : une campagne à droite sans enthousiasme
Charles Daniélou sur la liste conservatrice
66Charles Daniélou fut marqué par son retour à Locronan une fois la guerre terminée. Il sentait dans sa cité qu’une époque s’était achevée et qu’il vivait le début d’une autre, différente. Locronan lui évoquait l’avant-guerre, la Belle Époque, la politique et son frère André. Ce retour au pays lui inspira un poème révélateur de son état d’esprit. Si ce retour lui faisait plaisir : « C’est bien bon de retrouver son bourg, son église, sa place [...]81 » ; on décèle aussi chez lui la culpabilité d’être en vie alors que tant de compagnons, de voisins sont morts :
« Mais on n’ose sortir, on a honte de soi,
Honte de revenir sain et sauf des combats,
Et l’on se dit : « Un tel est mort. Pourquoi pas moi82 ? »
67La passion de la politique n’avait pas quitté le maire de Locronan. Le renouvellement des conseils municipaux était fixé au 30 novembre 1919. Mais il y aurait avant les élections législatives. Bien que sévèrement battu en 1914, Charles Daniélou n’avait pas perdu le démon de la politique ; bien au contraire. La loi du 2 juillet 1919 supprimait le scrutin d’arrondissement pour le remplacer par un scrutin de liste départementale avec représentation proportionnelle. Le département formait donc une circonscription et les différentes listes allaient s’opposer dans ce nouveau cadre.
68Que Charles Daniélou veuille se présenter de nouveau n’avait rien d’étonnant. En revanche, il semble qu’il ait souhaité figurer sur la liste de concentration républicaine, d’inspiration radicale, menée par Georges Le Bail et comprenant ses adversaires d’hier : Albert Louppe et Émile Auffret.
69Cette manœuvre échoua et « c’est parce qu’il aurait été repoussé qu’il se serait inscrit sur la liste Républicaine et Démocratique d’Union nationale83 ».
70Cette tentative de changement de camp politique est révélatrice de l’évolution de sa pensée. Car si la guerre et les bouleversements politiques, sociaux et économiques entraînés peuvent l’expliquer, la rencontre de Briand fut déterminante. Mais, trop marqué par son engagement conservateur, son souhait de passer dans l’autre camp n’avait pas été accepté par les dirigeants radicaux. Cet échec amena le maire de Locronan à se présenter, une nouvelle fois, sous l’étiquette conservatrice.
71Dans le Finistère, trois listes étaient opposées : deux à gauche contre une à droite. La liste de concentration républicaine, menée par Georges Le Bail, comprenait notamment Louppe, Bouilloux-Lafont, Auffret et l’amiral Guépratte. Le Bail avait contacté des socialistes comme Goude pour former une alliance électorale, mais ces derniers, toujours unis, avaient refusé l’offre et présentaient leur propre liste. Goude, Masson, Le Treis, Hervagault et Le Goïc figuraient sur la liste présentée par le Parti socialiste.
72La liste de droite comprenait onze candidats. Trémintin, Simon, Bala-nant et Jadé, tous démocrates, étaient gênés par la condamnation du Sillon de Marc Sangnier par le pape Pie X. Soucieux d’entretenir et de développer une doctrine sociale au sein de l’Église, ces hommes avaient une attitude ouverte, ce qui était moins le cas d’Inizan et de Guyho, plus nettement conservateurs. Charles Daniélou, pas silloniste, plus tout à fait conservateur, n’était également présent sur cette liste.
73Le changement de mode de scrutin modifia considérablement le déroulement de la campagne électorale. À une lutte entre hommes présentés par des partis opposés dans une circonscription donnée succéda une lutte entre des listes de bords politiques différents dans le cadre plus global du département. À un choix pour ou contre un homme, succéda un vote entre des listes. Cela changea les données des campagnes électorales. On le voit bien en ce qui concerne celle de Daniélou. L’expérience du Républicain de Cornouaille ne fut pas reconduite car trop réduite à la région de Châteaulin. Et Le Courrier du Finistère, fidèle soutien du maire de Locronan jusqu’alors, n’évoqua que rarement la campagne de Daniélou. Contrairement aux précédentes fois, Daniélou n’était pas au cœur de passes d’armes entre presse conservatrice et radicale. Ni l’une, ni l’autre, ne semblait s’intéresser à lui.
74Charles Daniélou participa, le jeudi 28 octobre 1919, à la salle Blaize de Châteaulin, à une réunion en faveur de la liste conduite par Paul Simon. Six des onze candidats, étaient présents et prirent la parole. Parmi eux Daniélou qui « n’a pas cru devoir, étant connu d’avance, retenir très longtemps l’attention de l’auditoire composé de deux cent personnes. Il a insisté sur la nécessité de voter pour la liste entière84 ». Daniélou ne paraît pas très enthousiaste lors de cette campagne. Peut-être le fait de voir la campagne de chacun impliquée dans celle de l’autre le gênait-il ?
75La liste républicaine et démocratique d’Union nationale faisait partie du Bloc national qui rassemblait nationalistes et catholiques. Dans le Finistère, démocrates et conservateurs s’y côtoyaient et défendaient : l’Ordre, la Patrie, la famille, la Marine marchande et la pêche et l’extension du crédit maritime. Les tracts conservateurs présentaient aussi chacun des candidats. Pour Daniélou, son action de député entre 1910 et 1914 fut évoquée, notamment son rôle au sein des commissions de la Marine, des Affaires étrangères, de l’Instruction publique et des Comptes définitifs. Sa qualité de secrétaire de la Chambre n’était pas oubliée ni son rôle lors de l’affaire des poudres à laquelle : « son nom reste attaché85 ». Il était également indispensable d’évoquer son engagement durant la guerre ainsi que son action au Quai d’Orsay. C’était bien un ancien combattant de la Grande Guerre qui se présentait devant les électeurs.
76Mais c’était aussi un Breton. Daniélou comme Simon, Jadé, Balanant, l’amiral Guépratte et Bouilloux-Lafont à gauche, avait choisi d’adhérer au comité de défense des intérêts bretons, initié par l’URB. C’est au congrès de 1919 que Mocaër demanda que tous les candidats soient saisis de la question bretonne. Chacun d’entre eux avait reçu une note qui annonçait ce qui serait demandé aux députés bretons. Ils devraient œuvrer pour que la France se réorganise sur la base des régions. Les parlementaires qui ne se plaçaient que du point de vue français étaient sévèrement mis en cause. Daniélou adhérera à ce comité conscient que les élus bretons étaient avant tout « les représentants et les défenseurs de la Bretagne86 ». L’autre idée liée à cette adhésion était la volonté de constituer un groupe de députés bretons dans la prochaine Chambre. L’adhésion de Charles Daniélou à ce comité confirmait, une fois encore, que son engagement en faveur de la Bretagne était fort et sans ambiguïtés.
77Les élections, qui se déroulèrent le 16 novembre 1919, firent du Bloc national le grand triomphateur au plan national. Le renouvellement des élus était massif et parmi les nouveaux députés il y avait de nombreux anciens combattants ce qui donna une couleur « bleu horizon » à cette Chambre, la plus à droite que le pays ait connue depuis 1871. Dans le Finistère, la liste conservatrice obtint six sièges. Charles Daniélou, en rassemblant 60 719 voix87 sur son nom, était élu avec Inizan, Guyho et les démocrates Simon, Balanant et Jadé. La droite l’emportait sur une gauche qui avait cinq élus : trois de la liste de concentration républicaine (Le Bail, Bouilloux-Lafont, Guépratte) et deux socialistes (Goude et Masson). Candidat sur une liste de droite, Daniélou était apparu effacé lors de la campagne, comme si cet engagement n’était plus tout à fait le sien. D’ailleurs, le peu de soutien que lui manifesta Le Courrier du Finistère révèle peut-être que l’évolution de sa pensée politique et que sa volonté de figurer sur la liste radicale étaient connus. À peine réélu député, Charles Daniélou devait penser aux élections municipales du 30 novembre 1919.
78Le rapport de force politique à Locronan lui était favorable. La liste conservatrice, sur laquelle il figurait, venait de recueillir 97 voix contre 69 à la gauche lors des dernières législatives. Les municipales amenèrent la victoire de la liste conduite par le maire sortant. Daniélou obtenait 115 voix88, ce qui était mieux qu’en 1912 où il avait rassemblé 93 voix. Le 10 décembre 1919, il fut élu maire par le conseil municipal en recueillant dix voix sur douze. Charles Daniélou était, pour la seconde fois, élu à la tête de la municipalité de Locronan avec Guillaume Hémon comme adjoint.
79À nouveau député-maire, Charles Daniélou redevenait un notable politique, bien ancré en terre bretonne. Si la guerre le marqua terriblement, elle lui donna aussi l’opportunité d’approcher Aristide Briand. Et même s’il venait d’être élu sur une liste conservatrice, ces années d’après-guerre sont celles de la genèse d’un changement de camp politique et surtout celles des débuts officiels d’une étroite collaboration avec l’homme incontournable de la période : Aristide Briand.
Notes de bas de page
1 ADF 3 M 312, préfet au ministre de l’Intérieur, non daté (sans doute le 7 mars 1914).
2 Idem.
3 Ibidem.
4 Ibidem.
5 Ibidem.
6 Ibidem.
7 ADF 3 M 313, sous-préfet de Châteaulin à préfet, le 16 mars 1914.
8 Idem.
9 Ibidem.
10 Ibidem.
11 Ibidem.
12 ADF 3 M 312, préfet au ministre de l’Intérieur, non daté.
13 ADF 3 M 313, sous-préfet de Châteaulin à préfet, le 16 mars 1914.
14 Le Républicain de Cornouaille, première page, 28 février 1914.
15 Idem.
16 Ibidem.
17 Ibidem.
18 Ibidem.
19 Ibidem.
20 Maurice Lucas, L’évolution politique [...], op. cit., p. 731.
21 ADF fiche, non datée.
22 ADF fiche, non datée.
23 ADF 3 M, préfet au ministre de l’Intérieur, cité par Maurice Lucas dans L’évolution politique [...], op. cit., p. 731.
24 ADF 3 M 312, fiche non datée.
25 Idem.
26 Le Républicain de Cornouaille, 7 mars 1914.
27 Le Républicain de Cornouaille, 7 mars 1914.
28 Idem, première page, 21 mars 1914.
29 Ibidem.
30 Ibidem.
31 Le Bas Breton, 28 mars 1914.
32 Idem.
33 Le Républicain de Cornouaille, 4 avril 1914.
34 Le Courrier du Finistère, 4 avril 1914.
35 Idem.
36 Le Républicain de Cornouaille, 18 avril 1914.
37 Idem, 28 mars 1914.
38 Ibidem, 21 mars 1914.
39 Ibidem, 7 mars 1914.
40 ADF 3 M 312, profession de foi de Daniélou, 1914.
41 ADF 3 M, affiche, avril 1914, cité par Maurice Lucas dans L’évolution politique [...], op. cit., p. 732.
42 Idem, p. 733.
43 Ibidem, p. 737.
44 ADF 3 M 312, fiche non datée.
45 ADF 3 M 312, fiche non datée.
46 Ibidem.
47 ADF 3 M 313, résultats des législatives de 1914.
48 Le Courrier du Finistère, 2 mai 1914.
49 Idem.
50 Le Républicain de Cornouaille, 9 mai 1914.
51 Idem.
52 Le Bas Breton, 11 avril 1914.
53 Le Bas Breton, 11 avril 1914.
54 Idem, 18 avril 1914.
55 Le Républicain de Cornouaille, 14 mars 1914.
56 Le Bas Breton, 9 mai 1914.
57 Idem.
58 ADF 3 M 312, préfet au ministre de l’Intérieur, le 2 mai 1914.
59 Le Bas Breton, 16 mai 1914.
60 Idem.
61 Charles Daniélou, La chanson des casques », 1923, dans Poésies, op. cit., p. 175.
62 Idem, p. 173.
63 Il n’a pas été possible de connaître les problèmes de santé qui ont justifié sa réforme.
64 . Archives municipales de Locronan, registre des délibérations du conseil municipal, 29 novembre1914.
65 Alain Daniélou, Le chemin du labyrinthe, op. cit., p. 32.
66 Le Courrier du Finistère, 30 avril 1932.
67 Charles Daniélou, Poésies, op. cit., p. 177.
68 Idem, p. 186.
69 Idem, p. 187.
70 Ibidem, p. 196.
71 Il écrivit un poème sur ce thème intitulé : « Ballade des provinces françaises ».
72 ADF 3 M 316, fiche de présentation des candidats, élections législatives de 1919.
73 Idem.
74 Charles Daniélou, Dans l’intimité de [...], op. cit., p. 227.
75 Alain Daniélou, Le chemin du labyrinthe, op. cit., p. 45.
76 Charles Daniélou, Dans l’intimité de [...], op. cit., p. 228.
77 Charles Chassé, Une visite chez Charles Daniélou », La Dépêche de Brest, 26 novembre 1927.
78 Le consortium breton, 1928, p. 456-457.
79 Charles Daniélou, La chanson des casques », dans Poésies, op. cit., p. 229.
80 Idem, p. 231.
81 Charles Daniélou, La chanson des casques », dans Poésies, op. cit., p. 233.
82 . Idem.
83 Jean Jolly, Dictionnaire des parlementaires [...], op. cit., p. 1935.
84 ADF 3 M 316, sous-préfet de Châteaulin à préfet, le 1er novembre 1919.
85 ADF 3 M 316, tract, élections législatives de 1919.
86 Bulletin de l’URB, congrès de Quimper, 14 septembre 1919, p. 53.
87 ADF 3 M 316, résultats des législatives de 1919.
88 ADF 3 M 580, résultats des élections municipales de 1919.
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