Chapitre II. Le retour au pays et la conquête du premier mandat de député (1907-1910)
p. 37-54
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Texte intégral
Le retour au « pays » : « Je te salue ô terre d’Armorique, sol des aïeux1 ! »
Le choix de Locronan et l’engagement régionaliste
1Après sept années passées à Paris, Charles Daniélou entreprit de chercher une propriété dans la région de Douarnenez. Derrière cette volonté de revenir au « pays », il avait sans doute l’idée de s’établir en un lieu pouvant devenir une terre d’élection. Il lui était difficile de s’établir à Douarnenez, ville que son père avait durablement marquée, pour s’y présenter sous l’étiquette conservatrice. Mais il avait la possibilité de s’installer là-même où son arrière grand-père avait été maire : Locronan. « C’était pour moi comme un retour2 » C’était en effet un retour après sept années passées dans le tourbillon littéraire et politique de la capitale. Il apparaissait très heureux de revenir en Bretagne : « Ainsi je te retrouve, ô terre maternelle3 ! » Pensait-il réellement s’installer et y vivre à demeure, quand il annonçait de façon très lyrique : « Je te reviens, et pour toujours, ô mer houleuse4 » ? Il habita à Locronan en 1905, à Rosancelin tout d’abord, puis à Kergwénolé, en 1907. Entre ces deux dates, il fit construire une grande maison dont le corps central fut terminé en 1907 et auquel il fit ajouter par la suite deux tours latérales. Charles Daniélou fit planter dans le parc de nombreux arbres, des rhododendrons et des hortensias bleus. Au fil des ans, il réussit à réaliser un bel ensemble architectural et botanique. De ce manoir retiré du bourg et situé sur les hauteurs, on pouvait voir :
« En premier plan la tour carrée et les toits d’ardoise, couverts de mousse dorée, de l’ancienne église. Au loin, on apercevait la mer et le triple sommet du Menez-Hom5 »
2En privé, Charles Daniélou aimait se faire appeler Gwénolé6 ; raison pour laquelle il appela ce manoir la maison de Gwénolé : Kergwénolé. 1907 fut également l’année où son engagement dans le combat régionaliste breton, connut un nouvel essor.
3Charles Daniélou, qui avait adhéré à l’Union régionaliste bretonne en 1904, expliqua les raisons de cet engagement dans un texte publié en 1913 sous le titre évocateur de « L’idée régionaliste7 ». On y découvre les revendications classiques de l’URB : après avoir constaté qu’il était nécessaire de « décongestionner la capitale d’une centralisation excessive8 », il s’inquiétait de voir les Bretons obligés de renoncer à parler leur langue, à porter leurs costumes, à garder leurs croyances. Mais à propos de la langue bretonne, face au français, il annonçait clairement sa position :
« Nous ne sommes pas des séparatistes et nous estimons que la langue française, indispensable à l’unité de la nation d’abord, à toutes les manifestations de la vie sociale ensuite, doit demeurer au premier plan de l’instruction publique9 »
4Le texte montre que Daniélou a conscience de la situation de prédominance du français. Mais ce réalisme ne l’empêchait pas de se révolter contre la circulaire Combes qui interdisait, en 1903, les sermons en langue bretonne dans les églises, le but étant de faire perdre tout usage social au breton. Il n’acceptait pas non plus la lutte menée par les instituteurs contre la langue maternelle de ses jeunes compatriotes :
« Nous avons le droit de dire que ce serait méconnaître les intérêts de nos provinces, et de notre Bretagne en particulier, que d’interdire à nos compatriotes la connaissance et l’usage de leur langue ancestrale10 »
5Daniélou estimait que la destruction de la langue bretonne aurait de graves conséquences sur la littérature, la poésie et la chanson populaire. Au-delà de telles considérations apparaît également la peur de voir la tradition disparaître. Il condamne d’ailleurs ceux qui abandonnent bragou et coiffes pour porter les costumes des villes « pour lesquels ils ne sont point faits11 »
6Il va plus loin en disant qu’ils ont cru « se civiliser en s’exprimant en mauvais français et en prenant des habits taillés maladroitement à la mode des villes12 » Pour lui, un tel comportement condamnait la civilisation bretonne. Ainsi, Charles Daniélou désirait-il voir les régionalistes plus forts que les ennemis de la tradition. L’exemple des « Celtes d’Angleterre et d’Irlande » qui avaient obtenu le droit à un enseignement bilingue le rendait confiant pour l’avenir de la Bretagne et il estimait que : « le gouvernement français s’honorerait en accordant le même droit aux Celtes de France ; il ferait même une œuvre nationale13 ». Cette volonté de préserver les traditions était associée à un conservatisme social dominant au sein de l’URB : Charles Daniélou prévint que si la lutte contre la langue bretonne se poursuivait à travers la circulaire Combes, elle risquait d’amener à une moindre fréquentation de l’Église et, la foi perdue, le peuple breton deviendrait « le plus indiscipliné des citoyens14 » et serait alors une cible potentielle pour « les meneurs d’anarchie15 ». Cette mise en garde était claire : la conservation des traditions, de la langue et de la foi étaient nécessaires pour que l’ordre social et l’ordre politique soient maintenus. La langue bretonne protégeait la Bretagne des idées neuves et subversives. Charles Daniélou développe ici l’argumentation classique des membres de l’URB du début de siècle : il défend la Bretagne, ses traditions, son histoire, sa langue avec, en arrière plan, le conservatisme social et la volonté de préserver le peuple breton du socialisme.
7Le congrès annuel de l’URB se déroula en 1907 à Questembert. Cette année marquait la célébration de la mémoire d’Alain Le Grand et l’inauguration d’un monument à sa gloire. Le marquis de l’Estourbeillon, président de l’URB, avait demandé au jeune rédacteur de L’Écho de Paris de faire le panégyrique d’Alain Le Grand. Celui-ci accepta et le 21 avril 1907 Charles Daniélou commença ainsi son discours :
« Ô mon pays, sois mes amours, toujours16 ! »
8Il approuvait ce type de manifestations car elles permettaient aux gens de se ressourcer dans l’histoire, dans le souvenir de leur ascendance glorieuse. Il fit le récit de la vie d’Alain Le Grand, Roi de Bretagne, puis fit, à plusieurs reprises, allusion à l’actualité. Après avoir décrit les divisions des Bretons à l’époque d’Alain, il souligna, à propos de l’époque contemporaine, combien la multiplicité des partis empêchait de vaincre l’anarchie, et combien face à cela, le « chef unique » était la solution qui renfermait à la fois la puissance et la sécurité. Que ce soit au temps d’Alain ou en 1907, l’avenir de la Bretagne devait passer par l’union et le patriotisme. Dans sa conclusion, il dépassa à nouveau l’aspect purement historique pour aborder la situation présente. Membre de l’URB, il voulait aller au delà de la leçon d’histoire : comme Alain Le Grand l’avait fait en son temps, ils devaient s’opposer eux aussi à un nouvel envahisseur :
« Afin que soit respecté le droit sacré pour la Bretagne de conserver sa langue, ses traditions nationales, sa liberté de croire et de penser17 »
9En sauvant la Bretagne, Daniélou estimait que les membres de l’URB sauveraient du même coup la grande patrie des idées subversives :
« Vous avez brisé le flot montant de l’anarchie et cette figure moderne de l’apostasie et de la trahison qu’est l’Internationalisme18 »
10Ce panégyrique est donc empli de connotations de politique contemporaine et de mises en garde contre le danger qu’entraînerait l’oubli de l’histoire de Bretagne. Daniélou pensait que les Bretons devaient se ressourcer à travers l’histoire :
« Et gardons jalousement le culte de nos gloires, car maudite est la terre qui renie ses héros19 ! »
11Le nationalisme breton de Charles Daniélou était donc basé sur le culte des grandes figures de l’histoire de Bretagne afin de forger un sentiment national permettant à la fois de protéger la petite patrie et d’enrichir culturellement et politiquement les Bretons. Daniélou qui prononça cet « éloquent panégyrique du héros breton20 » remporta un « vrai triomphe21 ». Ce discours fut d’ailleurs publié quelques semaines après par l’URB ce qui était révélateur de l’intérêt qu’il suscita au sein du mouvement régionaliste. Suite à cette intervention remarquée, Charles Daniélou reçut, en reconnaissance de cet engagement, la décoration de l’URB : l’hermine de vermeil. Si 1907 marqua à la fois le retour au « pays » et le militantisme régionaliste, 1908 fut l’année des premières responsabilités politiques à Locronan.
12Rédacteur à L’Écho de Paris chargé des problèmes de politique générale, Charles Daniélou avait choisi Locronan pour terre d’élection. Les élections municipales de mai 1908 lui permirent de se lancer dans la vie politique locale en briguant un mandat de conseiller municipal. Il fut élu mais, n’ayant rassemblé que 79 voix22 sur son nom, il n’arrivait que onzième sur douze. Lors de l’élection du maire, Alain Berliet, Daniélou était le seul des conseillers absent. Si Daniélou était élu, son modeste score montre qu’il n’était qu’au début de son implantation locale. Ce mandat lui permettrait de s’ancrer à Locronan et surtout d’obtenir une légitimité pour fréquenter et connaître le monde politique du canton de Châteaulin.
13Charles Daniélou, homme aux multiples facettes, n’en oubliait pas pour autant la poésie et publiait en 1909 un nouveau recueil intitulé J’ai regardé derrière moi. C’était là son cinquième ouvrage de poésie, ce qui montre l’importance qu’elle revêtait à ses yeux. Malgré ses activités politiques et ses responsabilités à L’Écho de Paris, il continuait à écrire. Il était devenu un poète réputé occupant « une excellente place [...] parmi les poètes Bretons actuels en langue française23 ». Cet ouvrage fut bien accueilli par la revue lorientaise, Le Clocher Breton, qui lui avait permis de s’exprimer, une dizaine d’années auparavant :
« J’ai regardé derrière moi témoigne d’un souci de style et d’un art qui, je ne sais pour quelle cause avait paru se perdre quelque peu en ces dernières années parmi nos jeunes auteurs français de Bretagne24 »
14Après cet hommage rendu au style de Daniélou, l’auteur de l’article poursuivait en valorisant son œuvre :
« Aussi, bien que M. Daniélou soit, à son grand regret sans doute, un émigré, avons nous le plaisir à signaler sa nouvelle œuvre, de jolie couleur, de parfaite harmonie, et de vrai sentiment celtique25 »
15Ainsi, le nouveau conseiller municipal de Locronan était-il, comme il l’avait signalé lors des élections municipales, un véritable « homme de lettres26 » ayant déjà à son actif la publication de neuf ouvrages.
16Après une carrière fulgurante de poète et de romancier à Paris et alors que s’étoffent ses responsabilités de journaliste, Charles Daniélou pose les jalons, dès 1908, d’une carrière politique qu’il voudrait voir prendre rapidement une dimension nationale. Il lui fallait avant tout gagner le droit de siéger à la Chambre des députés. Il lui était donc indispensable de remporter l’importante bataille électorale qui se profilait afin de s’implanter durablement dans la première circonscription de Châteaulin.
Le premier mandat de député : une conquête à la Hussarde
Une campagne électorale à l’américaine
17Ayant désormais une résidence à Locronan, conseiller municipal républicain indépendant de cette même commune depuis 1908, Charles Daniélou a réussi à s’implanter sur la terre de ses ancêtres. Cette implantation politique avait pour objectif de briguer un mandat législatif aux élections de 1910. Souhaitant se présenter dans la première circonscription de Châteaulin détenue par Théodore Halléguen, maire républicain de gauche de Châteaulin, il lui était indispensable d’obtenir l’investiture du parti conservateur.
18Dès le premier trimestre de 1909, Charles Daniélou avait entamé une précampagne très active. S’il avait, bien entendu, noué des contacts avec les notables locaux du parti conservateur, le sous-préfet de Châteaulin rapporta des rumeurs laissant entendre que Daniélou aurait passé une alliance secrète avec Antoine Bott, le conseiller municipal radical-socialiste de Crozon27 Cette entente pouvait mettre en ballottage Halléguen mais, selon le sous-préfet, elle ne l’empêcherait pas toutefois d’être réélu.
19Le sous-préfet était également persuadé que Daniélou cherchait à créer du désordre dans le Porzay. Il l’accusa notamment d’être à l’origine de l’explosion qui se produisit dans le presbytère du curé de Plonévez-Porzay, le 2 juin 1909, déclarant que cet incident était « créé par Daniélou pour essayer de renouveler l’agitation cléricale28 ». Confiant, il concluait ainsi : « Je suis persuadé que ses tentatives échoueront29 » Charles Daniélou avait donc commencé sa campagne avant une quelconque investiture officielle. Il n’était pourtant pas certain d’être le candidat conservateur aux législatives et cette débauche d’énergie pendant la précampagne devait le faire apparaître comme le candidat naturel à opposer à Halléguen. Or, une nouvelle candidature apparut en la personne du docteur Emile Auffret, résidant à Paris et propriétaire à Plomodiern.
20Cela provoqua un retournement de situation car alors qu’en septembre 1909 Daniélou était favori pour être investi :
« On semble lui préférer aujourd’hui M. Auffret. On donne pour raison de ce choix que M. Auffret, qui n’est pas plus connu que Daniélou dans la région, possède ce qui est malheureusement ici le nerf de la guerre : la fortune30 »
21Daniélou prit alors contact avec Auffret afin de négocier son retrait. Celui-ci refusa. Un congrès fut organisé pour choisir entre les deux hommes : le 10 octobre 1909, le congrès conservateur se réunissait à Châteaulin. Daniélou devait rassembler sur son nom l’accord de la majorité des congressistes. Lors de sa prise de parole, il exposa les conditions qui l’avaient conduit à Paris et les luttes politiques qu’il y mena. Puis, après avoir exposé son programme, il déclara :
« Je suis venu à vous parce que j’ai cru vous comprendre, parce que je vous aime comme des frères. Si vous m’écartez je ne vous aimerai pas moins31 »
22Charles Daniélou mobilisa les votes des jeunes membres et fut désigné comme candidat même si beaucoup de congressistes lui avaient préféré le docteur Auffret jugé :
« plus énergique, plus indépendant et dont la situation le désignait comme candidat ayant toutes les chances d’être élu32 ».
23Suite à ce congrès, Auffret se retira et Daniélou fut officiellement investi. C’était là une première victoire indispensable pour qu’il puisse se présenter sous la bannière de l’Action libérale populaire.
24La première circonscription de Châteaulin comprenait quatre cantons : Crozon, Le Faou, Châteaulin et Pleyben. L’activité agricole dominait l’économie avec un bassin de Châteaulin, vrai pays de bocage, où les exploitants pratiquaient polyculture et élevage. La presqu’île de Crozon, où les rendements agricoles étaient plus modestes, bénéficiait de la présence de l’important port de Camaret, spécialisé dans la langouste. La population maritime restait cependant marginale dans cette circonscription agricole.
25Trois hommes s’étaient déclarés candidats. Tout d’abord, le député sortant, Théodore Halléguen, maire de Châteaulin, républicain de gauche. Âgé de quarante-deux ans, il était avoué et avait été élu en 1906. Les rapports de l’administration le présentent comme un homme sympathique mais peu actif. Ce que confirme Jean Jolly qui dit de lui : « il ne prit l’initiative d’aucun dépôt et n’aborda jamais la tribune33 ». Situé à la gauche d’Halléguen, Antoine Bott, radical-socialiste, âgé de cinquante-trois ans, ancien des Bleus de Bretagne, conseiller municipal de Crozon, avait obtenu près de 2 000 voix en 1906. En 1910, « il n’a aucune chance34 ». Seul candidat de droite, Charles Daniélou est décrit sans indulgence par les services préfectoraux :
« Conseiller municipal de Locronan. Ancien secrétaire de Syveton. A été appelé à déposer. Rédacteur à L’Écho de Paris. 30 ans. Nationaliste. Fils d’un ancien maire républicain de Douarnenez dont il est loin de suivre les traditions. Intelligent et avisé. A fait du reportage avec quelque succès à L’Écho de Paris. Se dit républicain mais attaque en toutes circonstances le gouvernement et les institutions républicaines35 »
26Des trois candidats en lice, Halléguen était considéré comme le favori par le sous-préfet de Châteaulin le 9 février 1910. En mars, il annonçait que les chances du député sortant s’amélioraient davantage. En avril, sa victoire était encore probable mais après un ballottage avec Daniélou. Ce dernier n’apparaît donc pas du tout comme ayant des chances de l’emporter. Encore peu connu dans la circonscription à cause d’une implantation politique récente, il lui fallait bâtir une stratégie pour ravir le siège de député à Halléguen qui était apprécié et bien implanté dans la circonscription.
27Charles Daniélou organisa un réseau lui permettant de quadriller une circonscription où il devait se faire connaître. Dès 1909, il effectua des tournées de propagande. André Daniélou, que l’on avait un moment pressenti pour être candidat contre Georges Le Bail dans la circonscription de Quimper, s’occupait de la campagne de son frère. Il l’accompagnait dans ses visites et se rendait parfois seul dans certaines communes où il offrait à boire. Le 14 novembre 1909, Charles Daniélou fit une conférence à Châteaulin où, devant une assistance nombreuse, il déclara que les libéraux et les catholiques devaient s’unir « pour arracher le pays au gouvernement des sectaires36 ». Visiter les communes et y payer à boire ne pouvaient suffire pour s’imposer face à un député sortant bien implanté. Il fallait structurer la campagne.
28En janvier 1910, une organisation fut mise en place. Il s’agissait d’un Comité central républicain qui fut installé à Châteaulin avec pour objet de centraliser les informations et de diriger les comités communaux. Des délégués furent instaurés dans les communes de la circonscription ainsi que des délégués de quartier dans celles de grande taille. Le Comité central était composé de notables et de commerçants. On y trouvait Benoît, banquier, Chaumel, négociant, Lostis, pharmacien, Keroas, représentant de commerce et L’Haridon conseiller d’arrondissement. Ces dirigeants étaient en liaison constante avec les membres des comités locaux qui collaient les affiches, visitaient les hameaux et les fermes isolées. Cette organisation permettait de connaître de façon précise l’état de l’opinion dans l’ensemble de la circonscription. Outre ce Comité central républicain, Daniélou bénéficiait de l’aide des comités de l’Action libérale populaire, de ceux de la Ligue patriotique des Françaises ainsi que de l’appui des desservants de toutes les paroisses. Le clergé soutenait la candidature Daniélou, comme le constatait le sous-préfet de Châteaulin : « Sa force réside dans l’appui constant du clergé dans les communes37 »
29Ces différents relais permettaient de mener une campagne efficace, d’autant plus que Daniélou disposait du soutien de la presse conservatrice et notamment de l’influent hebdomadaire catholique, Le Courrier du Finistère. Ce journal conservateur, paraissant le samedi, rapportait fidèlement les tournées du « jeune et sympathique38 » Daniélou. Après avoir effectué une réunion publique dans chaque chef-lieu de canton, il se rendait désormais dans chaque commune. Deux à trois réunions étaient programmées quotidiennement, parfois plus. Le 16 janvier 1910, à la réunion publique tenue à Plomodiern, Le Courrier du Finistère rapportait que « plusieurs centaines d’électeurs se pressaient pour entendre et applaudir l’orateur39 » qui eut droit à une véritable « ovation40 » après son « éloquente conférence41 »
30Les électeurs de Plonévez-Porzay étaient également venus nombreux : « malgré le mauvais temps et ont acclamé le programme politique du sympathique candidat. Mauvaise journée pour Halléguen42 ! »
31Daniélou opéra un quadrillage de la circonscription et passa dans chaque commune. Lors de ces visites, il essayait d’avoir les faveurs des notables locaux qui constituaient un soutien essentiel dans une telle campagne. Il appliqua également « le classique argument43 » des banquets et des auberges qui permettait parfois de convaincre quelques indécis.
32Daniélou devait posséder de solides moyens financiers pour mener campagne. Or, sa profession de publiciste ne pouvait à elle seule lui permettre de la financer : il a beaucoup usé de ses relations parisiennes et le commissaire spécial de Quimper indique, en janvier 1910, que Charles et André Daniélou « tous deux domiciliés à Locronan, sont propriétaires et dans une fortune aisée, parait-il44 ». Daniélou aurait été aidé financièrement par les comités réactionnaires de la patrie française, de l’Action libérale populaire, de la Ligue patriotique des Françaises et par une partie du clergé. « On prétend, en effet, que l’évêque de Quimper aurait donné 10 000 F45 » Daniélou qui recevait une rente de 10 000 F de sa marraine, aurait également reçu 100 000 F de Mme Le Fer de La Motte. Ainsi, ses relations parisiennes, dans lesquelles littérature et politique se mêlaient, se révélaient-elles ici essentielles. L’expérience acquise à Paris fut décisive dans les débuts politiques de Daniélou : il n’est pas, malgré son âge, un novice en politique. Sa participation à l’aventure de la Ligue de la patrie française aux côtés de Syveton et les connaissances qu’il a pu en tirer firent de cet homme de trente-deux ans un candidat rompu à certaines pratiques.
33Charles Daniélou n’hésita pas à employer des méthodes révélant que les états d’âme n’étaient pas de mise dans cette campagne. S’il fit en sorte d’empêcher Halléguen d’assurer ses conférences en lançant « contre lui les femmes et les enfants dans les communes46 », il fit surtout apposer deux affiches qui eurent beaucoup d’importance dans le déroulement de la campagne. La première, intitulée « guide à gauche ou gare aux gendarmes47 », impliquait Halléguen dans la rédaction d’un arrêté préfectoral du 27 juin 1901 interdisant la conduite des voitures et des chevaux tenus en mains, à droite. Il désignait directement Halléguen comme responsable des :
« nombreux procès-verbaux dressés notamment par la gendarmerie dans le canton de Crozon, ce qui lui a causé le plus grand préjudice dans l’esprit des électeurs48 ».
34La seconde affiche annonçait que si Halléguen était réélu celui-ci toucherait 60 000 F pendant quatre ans et surtout une retraite de 2 400 F « payée par les contribuables pour lesquels il n’a jamais rien fait49 ». L’antiparlementarisme latent qui apparaît ici pouvait certainement toucher une partie des électeurs. Ce type d’argument fut également utilisé quand, à la sortie d’une réunion électorale à Locronan, Halléguen quitta le bourg sous les cris de « Vive Daniélou » et entendit sur l’air de la Paimpolaise :
« Tu ne toucheras plus tes 15 000, t’auras plus l’bon numéro50 »
Charles Daniélou, candidat conservateur et nationaliste
35Charles Daniélou était investi par l’Action libérale populaire. Ce parti, fondé par Jacques Piou en 1902, souhaitait s’ouvrir « aux préoccupations du catholicisme social51 » en défendant les libertés religieuses face aux politiques anticléricales. L’ALP réclamait les trois « RP » : la représentation proportionnelle en matière électorale, la répartition proportionnelle scolaire et la représentation professionnelle.
36La profession de foi de Daniélou, diffusée à partir d’avril 1910, n’évoque pas les trois « RP » Les thèmes énoncés le font apparaître en revanche comme très conservateur. Pour lui, deux républiques sont proposées aux électeurs. La première, celle « que nous subissons depuis dix ans52 », n’est que « le masque de la vraie république53 ».
« Elle est la fausse république, la république biocarde et maçonnique, la république tyrannique qui supprimera la propriété après avoir supprimé la liberté ; elle est la république de drapeau rouge qui nous mènera au collectivisme, à la guerre civile et à la domination étrangère. Elle est la république des jouisseurs, des gavés et des repus, elle est la république des « quinze mille ». Je ne suis pas de cette république là54 »
37Daniélou attaquait la gauche à l’origine de la persécution religieuse qui divisait les Français. En faisant référence au système « ignoble de la mouchardise et de la délation55 » il rappelait la fameuse affaire des fiches à laquelle il avait été mêlé. La défense de l’armée, de la patrie, du drapeau occupaient également une place de choix dans cette profession de foi. Daniélou jouait aussi sur la peur en évoquant drapeau rouge, collectivisme, guerre civile, domination étrangère. Au-delà de ce constat, terrible pour cette « fausse république56 », le jeune candidat en proposait une autre.
38Cette république devrait faire l’union de tous les Français « dans le travail, dans la paix et dans la fraternité57 ». Protéger le droit de propriété, multiplier les écoles publiques en aidant parallèlement les écoles privées, développer les voies de communications et défendre les produits français contre les produits étrangers, améliorer les conditions de travail des ouvriers et des paysans en opposant « le syndicalisme du travail au syndicalisme de la paresse et de la guerre civile58 », mais surtout, maintenir une armée puissante et disciplinée qui ferait respecter la France dans le monde, tels étaient les éléments constitutifs de cette république pour laquelle Daniélou se disait prêt à mourir :
« Je suis prêt à donner ma vie pour abattre la dictature biocarde et pour faire triompher une république de justice et d’honnêteté59 »
39Charles Daniélou défendait ainsi les thèmes traditionnels des conservateurs de l’époque : « l’Ordre, l’Armée, la Patrie, l’Antisyndicalisme, le Protectionnisme60 ». Cependant, en défendant de grandes idées, des notions, mais en ne proposant ni actions, ni réalisations précises à accomplir dans la circonscription, il prenait le risque de s’éloigner d’un électorat qui ne le connaissait encore que très peu.
40Cette profession de foi, publiée par Le Courrier du Finistère, le 9 avril 1910, était suivie d’un commentaire favorable :
« M. Daniélou parle franc et les mots ne lui servent point comme à tant d’autres pour dissimuler sa pensée. Le tableau qu’il fait de la fausse république radicale n’est point poussé au noir dans un but électoral. Ce tableau ne correspond que trop à la triste réalité61 »
41Dans le même temps, l’hebdomadaire favorable à Théodore Halléguen, Le Bas Breton, couvrait la campagne électorale en cherchant à faire apparaître Daniélou comme un Parisien qui, sous des apparences conciliantes et libérales, demeurait en réalité le prisonnier des cléricaux. Ce journal, qui était l’hebdomadaire républicain de l’arrondissement de Châteaulin, fit d’ailleurs souvent allusion aux liens établis entre Daniélou et le clergé.
42Charles Daniélou espérait s’approprier la bonne image laissée par son père dans toute la région de Douarnenez. Mais qu’il fasse référence à son père comme argument de campagne choquait profondément les républicains. Car en se servant de :
« [...] l’attachement de son père aux principes républicains, M. Daniélou se déclarait suivant l’aphorisme « tel père, tel fils » non moins partisan des institutions actuelles [...]62 ».
43Il souhaitait influencer ainsi ouvriers, marins-pêcheurs, cultivateurs. Cependant, Charles faisait campagne aux côtés des cléricaux honnis par Eugène Daniélou et se présentait dans le camp opposé aux engagements de son père. Théodore Halléguen ne laissa pas passer l’occasion de le lui rappeler :
« Daniélou se réclame de son père alors qu’il renie ses sentiments nettement républicains. Il est, en effet, extraordinaire de voir aujourd’hui candidat des réactionnaires le fils de l’homme de bien dont les réactionnaires ont insulté le cadavre63 »
44Cette attaque amena immédiatement une réplique cinglante du Courrier du Finistère :
« Silence aux morts, M. Halléguen, et ne troublons point leur sommeil par le bruit de nos discussions. [...] Or vous n’hésitez pas à dresser la mémoire d’un père défunt contre un fils aujourd’hui votre concurrent pour essayer de le discréditer aux yeux de ses compatriotes et de ses électeurs. Ceux que n’aveugle point la passion politique jugeront sévèrement une pareille attitude64 »
45Le Bas Breton attaquait ainsi la sincérité des engagements de Daniélou, s’interrogeant sur le fait qu’il puisse à la fois se réclamer d’un père républicain, se faire défenseur des droits de l’homme, tout en ayant été l’ami de Syveton, en étant soutenu par le clergé, la noblesse et les notables. Ce journal insistait aussi sur les années parisiennes de Daniélou afin de le faire apparaître comme un dandy maniéré, étranger à la région :
« Le geste tout de protection, l’accent parisianisé et les mouvements alanguis d’indolente suffisance, voilà le candidat coqueluche de la première circonscription de Châteaulin65 »
46Le même jour, Le Bas Breton indiquait que Daniélou faisait campagne dans une auto rouge dont l’avant était orné d’un drapeau et ironisait en disant qu’il « semblait vouloir faire concurrence au « planteur de Caïfa » allant à la cavalcade de Douarnenez66 ».
47Charles Daniélou essayait au contraire de tirer avantage de ses années parisiennes pour montrer qu’il avait de solides relations dans tous les milieux. Mais c’est précisément cela qu’utilisaient ses adversaires pour l’attaquer en pratiquant l’allusion et l’insinuation :
« Heureusement M. Daniélou nous arrive de Paris où depuis dix ans il acquiert l’habitude des affaires politiques par la fréquentation des milieux parlementaires. Il le dit du moins dans ses affiches.
Dix ans à Paris ? Possible. L’habitude des affaires politiques ? Ce n’est pas clair. Lesquelles affaires, les bonnes ou les mauvaises ? La fréquentation des milieux parlementaires ? Quelle caution fournit-il ? [...] Il n’y a pas que des milieux parlementaires à Paris. Il y a d’autres milieux, beaucoup d’autres milieux ! On a dit qu’il était le secrétaire d’un notoire ennemi de la république...
On a dit même que...
Mais que ne dit-on pas ? [...]67. »
48Ces attaques pouvaient se révéler très dangereuses pour Daniélou d’autant plus que Le Bas Breton participait activement à cette campagne de rumeurs. En effet, de petites phrases bien distillées chaque semaine complétaient habilement la campagne d’insinuations faite par voie d’affiche. Si Le Bas Breton demandait simplement, le 2 avril 1910, à Daniélou s’il avait oublié ses fréquentations du « noble » faubourg Saint-Germain, le 9 avril, il frappait beaucoup plus fort. L’hebdomadaire républicain publiait une lettre de Daniélou à Alfred de la Butte, Camelot du Roy place Clichy à Paris. S’il convient de prendre ce genre de document pour ce qu’il fut, un argument de campagne électorale, vrai ou faux, il reste néanmoins intéressant pour apprécier encore un peu mieux l’état d’esprit de cette campagne et pour permettre de cerner le genre d’attaques que subissait Daniélou.
« J’en avais soupé de Paris et de nos manifestations [...] cogner « Vive le Roy » en cognant sur des agents impassibles c’était bien [...] attraper sans fin ni trêve de sérieux passages à tabacs, c’en était trop.
Comme mon père avait laissé dans le pays la réputation de bon et solide républicain, le comité royaliste s’est dit que mon nom pourrait seul me permettre d’enlever le siège de député de Châteaulin étant donné que mes futurs électeurs ne connaissent pas mes antécédents et il est entendu que je me présenterais sous l’étiquette républicaine [...].
Il en est beaucoup qui me croient fervent républicain. Le Roy peut seul sauver la France d’une chute finale. Mais le comble, vieux, c’est que j’ai un soutien sur lequel je ne comptais pas du tout. C’est un concurrent [...] A. Bott. Il est gentil tout plein. Il éreinte Halléguen, mon seul adversaire sérieux, car lui Bott ne compte pas et reste muet sur mon compte. Nous sommes vraiment faits pour nous entendre. »
Charles Daniélou
« P.S. : surtout si tu m’écris, ne mets pas mon titre de Camelot du Roy sur l’adresse. Ce serait la grosse gaffe68 »
49Cette lettre se révélait être une véritable aubaine pour les adversaires de Daniélou car on ne peut rêver plus explicite : à travers ce document, le véritable visage de Daniélou apparaissait enfin au grand jour. Celui d’un royaliste de combat, violent, revenu au pays afin de mettre à son profit politique la réputation laissée par son père. Les insinuations distillées depuis quelques semaines par voie d’affiche ou de presse se trouvaient ainsi confirmées. En effet, tout y est, même l’alliance secrète avec A. Bott, son adversaire naturel. Depuis 1909, la rumeur d’une telle alliance courait. D’ailleurs, le sous-préfet de Châteaulin s’en était fait l’écho dès avril 1909 :
« Le danger de la candidature Bott réside dans l’alliance secrète qui paraît-il l’unirait à M. Daniélou69 »
50Antoine Bott se serait donc allié à Daniélou afin d’empêcher la réélection d’Halléguen envers lequel il avait une forte animosité. Cette lettre de Daniélou était donc importante pour les rédacteurs de l’hebdomadaire républicain car elle leur permettait de crédibiliser les rumeurs propagées sur sa vie aventureuse à Paris. Le 16 avril, ils évoquaient les rapports étroits qu’avaient entretenus Syveton et Daniélou :
« M. Charles Daniélou a bien été le secrétaire de Syveton »
Charles Daniélou veut faire croire qu’il n’a pas été le secrétaire de Syveton. Ça le gêne donc bien. C’est pourtant vrai, les comptes rendus des journaux de l’époque de la mort de Syveton en font foi, principalement L’Écho de Paris du 9 décembre 1904, L’Éclair des 9 et 20 décembre de la même année. Lors de l’enquête judiciaire, Daniélou a été appelé à déposer. Il ne peut le nier. Dans une conversation qu’il a tenue avec Syveton dans un café et qu’il a reconnue comme exacte devant la justice, il appelait même ce dernier « mon cher ami », en lui demandant, par modestie sans doute, de le prendre comme chef de cabinet quand il serait ministre70 »
51Si Daniélou cachait les liens entretenus avec Syveton, Le Bas Breton se chargeait de les lui rappeler. Ses années parisiennes permettaient à ses adversaires de l’attaquer et surtout de mettre en doute l’honnêteté de son engagement en insinuant qu’il était en réalité plus à droite et plus royaliste qu’il voulait bien le dire. Halléguen avait tout intérêt « à présenter le fils d’Eugène Daniélou comme une créature typique de la droite71 ». Toute sa campagne fut donc conduite de manière à le présenter comme un homme aux mains des réactionnaires, des cléricaux et des royalistes.
52C’est sans doute pour essayer de diminuer l’impact de ces attaques que Charles Daniélou fit publier, le 23 avril 1910, une déclaration dans Le Courrier du Finistère qui était une vraie mise au point. Se targuant de l’investiture obtenue au congrès de Châteaulin, insistant sur son origine locronanaise, il déclara, pour répondre aux accusations de parisianisme, qu’il se présentait « comme un enfant du pays qui veut servir son pays72 ». S’il proposait de mettre ses relations parisiennes au service de sa circonscription, il s’affichait aussi nettement républicain par l’éducation que lui avait donnée son père. Défenseur des libertés d’enseignement, de conscience, de l’exercice du culte, du travail, il se présentait également comme défenseur de l’armée. Il souhaitait voir baisser les impôts et faire ramener l’indemnité parlementaire de 15 000 F à 9 000 F. Cette déclaration, dans la même logique que sa profession de foi, était une manière de mettre les choses au net. C’est pourquoi, il la terminait par un vibrant appel aux électeurs :
« Je ne vous ai rien caché de mes idées et de mes sentiments. J’attends votre verdict. Bretons, votre âme indépendante et fière a été courbée depuis quatre années par la faiblesse d’un homme devant le Bloc maçonnique. Elle a souffert de l’esclavage. Ma victoire sera sa revanche73 »
53Charles Daniélou apparaît comme un candidat très actif et combatif. Ce dynamisme contribue à rendre la campagne d’Halléguen bien terne et sans véritable relief. À travers sa profession de foi, il chercha à ne choquer personne en restant flou et approximatif. Il affirma, par exemple, que s’il avait voté l’impôt sur le revenu c’était seulement sur son principe :
« Afin de faciliter l’étude [...] de cette importante question [...] mais mon vote final ne sera acquis qu’à un projet dénué de toute mesure vexatoire ou inquisitoriale74 »
54Si Halléguen apparaissait sympathique, son manque de communication fit la partie belle à son adversaire qui occupa ainsi le terrain en parcourant la circonscription et en rencontrant les gens lors de réunions publiques. Si Halléguen était timoré dans cette campagne, cela n’était pas nouveau car on le lui avait reproché pendant son mandat. Quand il prenait la parole, c’était un événement : « à Châteaulin, Halléguen est sorti de son silence de quatre ans pour faire un plaidoyer pro domo75 ».
55Cette attitude était très négative pour Halléguen alors qu’il disposait, en tant que député-maire de Châteaulin, de solides appuis politiques et des faveurs de l’administration. En fait, « à vouloir ne prendre position sur rien et contenter tout le monde Halléguen risquait de tout perdre76 ».
56Antoine Bott, situé à la gauche de Halléguen sur l’échiquier politique, était soupçonné de faire le jeu du candidat conservateur par inimitié envers le maire de Châteaulin. Cet ancien secrétaire des Bleus de Bretagne, ancien cafetier à Brest, développait dans sa profession de foi son souci de voir des réformes sociales s’engager, tout en répudiant les idées communistes. Il attaqua la mollesse du député sortant, incapable, selon lui, d’incarner réellement l’idéal radical. Cette candidature inquiétait Halléguen dans la mesure où Bott, n’ayant pas clairement défini son attitude au deuxième tour, risquait de favoriser un ballottage entre Halléguen et Daniélou.
57Tandis que la date du premier tour approchait, l’administration préfectorale considérait la réélection du député sortant comme très probable. En mars, elle déclarait que « les chances de Halléguen paraissent encore s’améliorer77 ». En avril, elle prévoyait une élection de Halléguen comme probable mais après un ballottage. L’attitude ambiguë d’Antoine Bott dérangeait car les prévisions lui donnaient 2 000 voix dont la plupart se porteraient au second tour, sur Halléguen. Or, « des difficultés sont à craindre, car M. Bott menace de ne pas se désister en sa faveur78 ». Ainsi, à la veille du premier tour, la réélection de Théodore Halléguen était probable après un ballottage favorable.
Cent voix d’avance pour une victoire contestée
58Le premier tour se déroula le 24 avril 1910 et déboucha comme prévu sur un ballottage. Halléguen arrivait avec 5 416 suffrages derrière Daniélou qui en totalisait 6 050. Antoine Bott avait rassemblé sur son nom 2 874 voix. Le total des voix de gauche était ainsi supérieur à celui du candidat conservateur ce qui laissait augurer une victoire du député sortant au deuxième tour.
59La lecture des résultats sur les quatre cantons permet de définir les atouts et les faiblesses des candidats. Halléguen devance Daniélou dans le canton de Châteaulin de seulement 158 voix, ce qui apparaît faible pour un député-maire sortant. Daniélou devance Halléguen surtout dans les communes du Porzay : Kerlaz, Dinéault, Plomodiern, Plonévez-Porzay. À Locro-nan, Daniélou recueille 133 voix contre 17 à son adversaire. Dans le canton du Faou, le député sortant totalise 768 voix contre 670 à son adversaire conservateur. Dans le canton de Pleyben, c’est Daniélou qui arrive en tête avec 2 050 voix contre 1 797 à Halléguen. Le canton de Crozon devait se révéler déterminant pour le résultat final. En effet, Antoine Bott arrivait en tête avec 2 101 suffrages contre 1 211 à Daniélou et seulement 574 à Halléguen. Dans ce canton, Bott obtint surtout les suffrages des communes « de la périphérie maritime de la presqu’île79 ». Conseiller municipal de Crozon, il y obtint 985 voix contre 108 à Halléguen et 757 à Daniélou.
60Ces résultats montrent qu’il était indispensable à Halléguen de mobiliser sur son nom les électeurs qui avaient accordé leurs suffrages à Bott. Il lui fallait obtenir un désistement fort et clair du candidat radical-socialiste. Or, entre les deux tours :
« Le parti réactionnaire a demandé à Bott de maintenir sa candidature au second tour ce qui aurait pu amener le succès de Daniélou80 »
61Antoine Bott refusa et annonça son désistement, sans grande conviction, en faveur de Halléguen :
« Je me retire de la lutte [...] engageant mes électeurs à toujours voter pour le candidat qui représente la république laïque81 »
62Si le désistement de Bott éclaircit la situation politique, il n’assurait pas cependant la certitude pour Halléguen de bénéficier d’un bon report des voix de gauche sur son nom. Un commissaire de police se rendit alors dans la presqu’île de Crozon, en mission spéciale, afin d’aider Halléguen à obtenir les indispensables voix de Bott. Halléguen s’y rendait également mais accompagné d’une personnalité radicale douarneniste : Droalin. Bott fit quelques apparitions aux côtés du député sortant mais seulement vers la fin de la tournée crozonaise. Ce travail de terrain pouvait porter ses fruits mais, dans le même temps, Daniélou poursuivait aussi son active campagne.
63Le candidat conservateur continuait à dépenser sans compter, ce qui « n’a pas été sans augmenter sa popularité82 ». La sérieuse organisation du parti conservateur, les importants moyens financiers dont il disposait, lui permettaient de persévérer dans sa tactique électorale. Il intensifia encore plus sa campagne et fit tout ce qu’il pouvait pour gêner Halléguen dans la sienne. Dès le lendemain du premier tour, et durant toute la période de ballottage, Daniélou essaya d’empêcher son adversaire de tenir ses réunions publiques : il ameutait contre lui femmes et enfants et surtout, en retenant « au loueur Vienot, à raison de 65 F par jour83 », l’automobile dont s’était servi le député sortant, il le privait des moyens de locomotion dont il avait disposé pendant la campagne précédant le 24 avril.
64Dès le 25 avril, Daniélou devint encore plus offensif. Lui-même et les membres de son comité parcouraient la circonscription tous les jours. Daniélou exploitait les arguments largement développés par Bott contre Halléguen, notamment dans le canton de Crozon. Il reprochait l’absence du député dans cette partie de la circonscription, insistait sur son manque d’éloquence et sur son inaction à propos de l’établissement d’une ligne ferrée Châteaulin-Camaret et continuait sa politique de largesses : il payait à boire, et serait allé jusqu’à remettre « des fonds aux électeurs hésitants pour voter en faveur du candidat réactionnaire84 ». Pour illustrer cette politique, on peut évoquer le banquet de quarante-sept couverts donné à Brasparts, les 50 kg de viande envoyés de Châteaulin à Saint-Nic dans une auberge où devaient se réunir des électeurs des hameaux éloignés. Certains hommes de Lothey et de Plomodiern auraient reçu cinq ou parfois dix francs pour voter Daniélou85 Il appliquait ainsi les grands moyens et jouait son va-tout.
65Halléguen était théoriquement favori si l’on ajoute les suffrages portés sur son nom et sur celui de Bott, avec un rapport de force de 8 290 voix contre 6 050 à Daniélou. La réalité était pourtant différente : le député sortant était sérieusement menacé à cause de sa « négligence et de son inconsistance politique86 ».
66Même si Le Bas Breton annonçait que :
« Voter pour Daniélou, patronné par des réactionnaires avérés, impérialistes et royalistes, et usant de l’or comme principal argument, c’est sacrifier entièrement notre pays87 »
67Cela ne changeait rien à la situation : alors que l’on aurait dû voir avec certitude la réélection de Halléguen, c’était plutôt l’incertitude qui dominait.
68Le second tour, qui se déroula le 8 mai 1910, déboucha sur la victoire de Charles Daniélou. Malgré une arithmétique favorable à Halléguen qui pouvait compter théoriquement sur 8 290 voix et n’en obtint que 7 030, soit un déficit de 1 260 suffrages, le candidat conservateur l’emporta. Les électeurs de Bott n’appliquèrent donc pas totalement la discipline républicaine en faveur d’un homme que le conseiller municipal de Crozon ne s’était pas privé d’attaquer pendant la campagne. Halléguen perdit cette élection pour n’avoir pas su mobiliser sur son nom les électeurs de la presqu’île. En effet, il n’y obtint que 1637 voix contre 1 977 à Daniélou. Encore plus révélateur : à Crozon, Halléguen totalisait 518 voix contre 1 187 à son adversaire. Charles Daniélou l’emporta donc de 101 voix ce qui jeta « la stupeur, pour ne pas dire l’indignation88 » des amis du maire de Châteaulin. Théodore Halléguen dressa, dans un communiqué publié dans Le Bas Breton, une sorte de conclusion de campagne :
« La lutte est terminée. La réaction, grâce à ces manœuvres les plus viles et à une corruption éhontée, triomphe. [...] Si elle est fière de sa victoire, elle n’est pas difficile89 »
69Cette défaite fut si peu acceptable pour les partisans du député sortant que le comité démocratique de Châteaulin forma un dossier en vue de l’invalidation de l’élection de Daniélou. Cette protestation était axée sur des faits de corruption et sur les deux affiches utilisées par Daniélou ; affiches dont l’effet a été très préjudiciable à la candidature de Halléguen. L’affiche « guide à gauche » et l’autre, traitant de la pension de retraite de député que toucherait Halléguen, lui attribuaient des responsabilités dans des actions qui ne relevaient pas de sa compétence. Cela ajouté aux faits de corruption et à la centaine de voix d’écart, faisait apparaître « l’invalidation de son adversaire comme juste et légitime 90 ».
70Simultanément à ce recours en invalidation, les républicains passaient à l’offensive dans Le Bas Breton :
« Hélas, nous avions compté sans la toute puissance de l’or répandu à flots, la corruption, la pression, les intimidations, les mensonges, les trahisons de dernière heure, la défection enfin de républicains ou de prétendus tels. [...] C’est à ces causes réunies, et pas à d’autres que Daniélou doit les 101 voix qui constituent sa majorité. Maigre succès, vraiment, pour un tel déploiement d’efforts, et à quel prix acheté ! L’élection de Daniélou est entachée de nullité et une enquête s’impose90 »
71Si les amis de Théodore Halléguen parlaient de corruption et de malversations, les services préfectoraux déterminèrent trois causes principales à son échec91 : la campagne menée contre Halléguen, des ressources financières trop réduites et le désistement tardif de Bott. De plus, Halléguen n’avait pas assez visité sa circonscription où il était méconnu de nombreux électeurs et dans les communes qu’il a visitées « il s’est toujours retranché derrière la fatigue pour ne pas parler, ce qui a produit l’effet le plus désastreux92 ». Cela confirmait la non-campagne menée par Halléguen et sa mauvaise implantation dans la presqu’île de Crozon.
72Comme on l’imagine, Charles Daniélou et ses amis apprécièrent cette « divine surprise93 » malgré l’engagement de la procédure d’invalidation. Le 18 juin 1910, Daniélou fut entendu, après Halléguen, par la sous-commission du quatrième bureau de la Chambre. Celle-ci examina les conditions de l’élection et jugea les preuves de fraudes rapportées par Halléguen insuffisantes « et tellement liées aux mœurs électorales du moment94 » que le candidat conservateur vit son élection validée à l’unanimité. C’était là une seconde victoire, après celle des urnes, pour le nouveau député de la première circonscription de Châteaulin.
73Charles Daniélou continuait à trente-deux ans son ascension politique et améliorait son implantation locale. Ce mandat pouvait lui permettre de s’enraciner durablement dans cette circonscription où il avait noué de solides contacts avec les notables locaux. Le Courrier du Finistère s’en félicitait :
« L’énergique activité et le talent de Daniélou dont les relations à cause de sa profession sont en outre plus étendues dans les ministères et au Parlement que celles d’Halléguen95 »
74Le sous-préfet de Châteaulin dressait quant à lui le bilan de l’élection :
« Cette circonscription peut-être facilement regagnée car une majorité républicaine existe [...], la seule chance de Daniélou de se maintenir est d’évoluer à gauche96 »
75Compte tenu du passé politique de cette circonscription et de son découpage, il était indispensable à Daniélou de se démarquer du camp trop conservateur. Toutefois, après cette victoire si incertaine, l’heure était à la fête et les calculs politiques repoussés à plus tard. Un banquet fut organisé à Châteaulin, le 16 juillet 1910, afin de fêter cette élection. Les membres du Comité central républicain ainsi que des parlementaires tels que Villiers, député du Finistère et Ménard, député de Paris, y assistèrent.
76La première circonscription de Châteaulin se dotait ainsi d’un jeune député riche d’une histoire de dix ans passée à Paris dans divers milieux et qui avait su mettre sur pied une organisation sans failles, se servir de l’expérience acquise au sein de la Ligue de la patrie française et profiter de ses relations parisiennes et de ses relais locaux pour gagner cette campagne. Daniélou devait maintenant se montrer à la hauteur de cette nouvelle responsabilité.
Notes de bas de page
1 Charles Daniélou, Poésies, op. cit., p. 45
2 Charles Daniélou, Finis Terme, Paris, Eugène Figuière, 1928, p 10
3 Charles Daniélou, Poésies, op. cit., p. 14
4 Idem, p. 17
5 Alain Daniélou, Le chemin du labyrinthe, op. cit., p. 15
6 Michelle Monnier, lettre à l’auteur, le 17 juin 1993
7 Charles Daniélou, Études contemporaines, op. cit., p. 11
8 Idem, p. 11
9 . Ibidem, p. 13.
10 Ibidem, p. 13.
11 Ibidem, p. 15.
12 Ibidem, p. 15.
13 Ibidem, p. 14.
14 Ibidem, p. 16.
15 Ibidem, p. 16.
16 Bulletin de l’URB, congrès de Questembert, avril 1907, p. 64.
17 Idem, p. 70.
18 Ibidem, p. 71.
19 Ibidem, p. 71.
20 Le Clocher Breton, avril 1907, p. 1323.
21 Bulletin de l’URB, congrès de Questembert, 1907, p. 71.
22 ADF 3 M 580, Élections municipales de 1908.
23 Le Clocher Breton, juillet 1909, p. 1764.
24 Idem, p. 1764.
25 Ibidem, p. 1764.
26 ADF 3 M 580, Élections municipales de 1908.
27 ADF 1 M 135, sous-préfet de Châteaulin à préfet, le 6 juin 1909.
28 ADF 1 M 135, sous-préfet de Châteaulin à préfet, le 3 juin 1909.
29 Idem.
30 A.D.F. 1 M 135, sous-préfet de Châteaulin à préfet, le 31 septembre 1909.
31 Charles Daniélou, Les Armoricaines, préface de l’éditeur, op. cit., p. 3.
32 ADF 3 M 305, commissaire spécial de Quimper à préfet, le 11 mai 1910.
33 Jean Jolly, Dictionnaire des parlementaires français, Paris, PUF, 1966, p. 1935.
34 Maurice Lucas, L’évolution politique de la Cornouaille maritime sous la Troisième république (1870-1914), thèse de doctorat, UBO, 1983, p. 643.
35 Idem, p. 644.
36 ADF I M 135, sous-préfet de Châteaulin à préfet, le 1er décembre 1909.
37 ADF 1 M 135, sous-préfet de Châteaulin à préfet, le 1er février 1910.
38 Le Courrier du Finistère, 22 janvier 1910.
39 Idem, le 22 janvier 1910.
40 Ibidem, le 22 janvier 1910.
41 Ibidem, le 22 janvier 1910.
42 Ibidem, 22 janvier 1910.
43 Maurice Lucas, L’évolution politique [...], op. cit., p. 647.
44 ADF 3 M 305, commissaire spécial de Quimper à préfet, le 7 janvier 1910.
45 Idem, le 11 mai 1910.
46 Ibidem, le 11 mai 1910.
47 Ibidem, le 11 mai 1910.
48 Ibidem, le 11 mai 1910.
49 Ibidem, le 11 mai 1910.
50 Le Courrier du Finistère, 2 avril 1910.
51 Jean-Marie Mayeur, La vie politique sous la Troisième république, Paris, Seuil, collection Points His-toire, 1984, p. 194.
52 ADF 3 M 304, profession de foi de C. Daniélou, 1910.
53 Idem.
54 Ibidem.
55 Ibidem.
56 Ibidem.
57 Ibidem.
58 Ibidem.
59 Ibidem.
60 Maurice Lucas, L’évolution politique de la Cornouaille maritime [...], op. cit., p. 650.
61 Le Courrier du Finistère, 9 avril 1910.
62 ADF 3 M 305, commissaire spécial de Quimper à préfet, le 11 mai 1910.
63 Le Bas Breton, 16 avril 1910.
64 Le Courrier du Finistère, 23 avril 1910.
65 Le Bas Breton, 2 avril 1910.
66 Idem.
67 ADF 3 M, affiche, avril 1910, cité par Maurice Lucas dans L’évolution politique [...] op. cit., p. 657.
68 Le Bas Breton, 9 avril 1910.
69 ADF 1 M 135, sous-préfet de Châteaulin à préfet, août 1909.
70 Le Bas Breton, 16 avril 1910.
71 Maurice Lucas, L’évolution politique [...] op. cit., p. 656.
72 Le Courrier du Finistère, 23 avril 1910.
73 Idem.
74 ADF 3 M, affiche, avril 1910, ciré par Maurice Lucas dans L’évolution politique [...] op. cit., p. 651.
75 Le Courrier du Finistère, 12 mars 1910.
76 Maurice Lucas, L’évolution politique [...] op. cit., p. 653.
77 ADF 3 M 305, rapport du préfet à Intérieur, le 8 mars 1910.
78 Idem, le 7 avril 1910.
79 Maurice Lucas, L’évolution politique [...], op. cit., p. 661.
80 ADF 1 M 135, sous-préfet de Châteaulin à préfet, le 2 mai 1910.
81 ADF 3 M, mai 1910, cité par Maurice Lucas dans L’évolution politique [...] op. cit., p. 662.
82 ADF 3 M 305, rapport du commissaire spécial de Quimper au préfet, le 11 mai 1910.
83 Idem.
84 Ibidem.
85 Ibidem.
86 Maurice Lucas, L’évolution politique [...] op. cit., p. 663.
87 Le Bas Breton, 7 mai 1910.
88 Maurice Lucas, L’évolution politique [...], op. cit., p. 665.
89 ADF 3 M 306, rapport mensuel du préfet au ministre de l’Intérieur, le 9 juin 1910.
90 Le Bas Breton, 15 mai 1910.
91 Le Bas Breton, 15 mai 1910.
92 ADF 3 M 305, commissaire spécial de Quimper à préfet, le 11 mai 1910.
93 Maurice Lucas, L’évolution politique [...] op. cit., p. 665.
94 Idem, p. 666.
95 Le Courrier du Finistère, 7 mai 1910.
96 ADF 1 M 135, sous-préfet de Châteaulin à préfet, le 6 août 1910.
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