Quand l’arrestation prend la forme d’une chasse à l’homme
p. 217-232
Texte intégral
1Portant une atteinte majeure à la liberté individuelle placée au premier rang des droits de l’homme garantis par toutes les constitutions depuis 1789, l’arrestation a été fortement réglementée dans ses modalités par le Code d’instruction criminelle dont le chapitre vii du premier livre est tout entier consacré aux mandats de justice, en particulier ceux d’amener et d’arrêt impliquant l’utilisation de la contrainte en cas de résistance. L’article 9 de ce Code limite l’exercice du droit d’arrestation aux seuls officiers de police judiciaire, des gardes champêtres aux juges d’instruction, en passant par les commissaires de police et les officiers de gendarmerie. Il y a cependant deux exceptions admises en dehors de cette liste. L’article 10 donnant le même droit aux préfets des départements et au préfet de police à Paris, ouvrant la porte aux arrestations arbitraires, le plus souvent de nature politique, a été tout au long du XIXe siècle fortement contesté par les juristes et l’opinion démocratique1. La dénonciation de cette confusion entre autorité administrative et exercice de la justice, est au cœur des articles de doctrine et des thèses de droit consacrés au thème de l’arrestation. L’autre exception, la participation de la population à la saisie d’un prévenu, y est à peine évoquée tant elle paraît peu pratiquée. Elle est cependant admise par l’article 106 :
« Tout dépositaire de la force publique, et même toute personne, sera tenue de saisir le prévenu surpris en flagrant délit, ou poursuivi soit par la clameur publique, soit dans les cas assimilés au flagrant délit, et de le conduire devant le procureur impérial, sans qu’il soit besoin de mandat d’amener, si le crime ou délit emporte peine afflictive ou infamante. »
2Si l’on a pu voir dans cet article une réminiscence lointaine de la clameur de haro poussée par la victime d’un forfait2, appelant tous ceux qui l’entendent à faire cesser le crime et arrêter le coupable, force est de constater que les historiens ne donnent guère d’exemple de cette pratique à l’époque contemporaine ! C’est, au contraire, le versant résistance à l’arrestation qui, en suscitant rébellions et parfois émeutes, a fait l’objet de nombreux travaux, mais pour des contentieux qui ne relèvent guère de la délinquance pour les populations concernées. Les rébellions aux arrestations opérées par les gendarmes expriment le plus souvent, dans la France du premier XIXe siècle, un refus de l’emprise de l’État et de ses ponctions en matière de conscription ou d’impôt3. Il arrive fréquemment que, dans la capitale, les sergents de ville doivent relâcher un ouvrier ou un miséreux devant l’hostilité d’une « foule » sensible à l’arbitraire ou à l’iniquité des agents de l’autorité4. Les paysans du Quercy, de même, délivrent les personnes arrêtées suite aux bagarres sanglantes entre villages, perçues localement comme l’expression de conflits d’honneur dont le règlement relève des seules communautés villageoises5. Cela n’empêche pas, dans cette même région, les habitants de prêter à l’occasion main-forte aux gendarmes pour arrêter l’auteur de forfaits jugés intolérables, notamment lors de crimes sexuels6.
3Dans ce dernier cas de figure, la population s’associe, en partie, aux forces de l’ordre pour mettre hors d’état de nuire l’individu rejeté par la communauté. On ne sait que peu de chose des modalités concrètes de cette participation à ce moment particulier de l’œuvre de justice. Nous voudrions évoquer, de ce point de vue, une affaire criminelle qui, au début des années 1870, doit justement sa célébrité temporaire au déroulement très particulier de l’arrestation du coupable. On assiste alors à une véritable chasse à l’homme conduite sous l’autorité des magistrats et riche d’enseignements sur les rapports entre paysannerie et justice à cette époque et dans cette région.
Une arrestation qui fait la « une »
4Elle met un terme à une série d’assassinats restés impunis. Autant dire que le dénouement d’une enquête restée jusque-là dans l’impasse, une semaine après le dernier forfait commis, présente un contexte favorable à l’attention portée par la presse nationale sur l’événement : plusieurs centaines d’habitants participent à la battue aboutissant à la remise du coupable aux mains de la justice7.
Des crimes en série
5L’assassin recherché, Louis Sylvain Poirier, originaire de Ceton (Orne), s’est installé au début de l’année 1871 dans une commune du Perche, La Bazoche-Gouët, située aux confins bocagers de l’Eure-et-Loir, du Loir-et-Cher et de la Sarthe. Dans ce village, il a une réputation de bon travailleur. Journalier, il s’occupe au gré de l’emploi disponible : journées dans une briqueterie ou comme cantonnier, défrichements, taille de haies, coupes des foins, moisson en Beauce. Sa femme complète les revenus du ménage en élevant un nourrisson de Paris. Elle ignore son passé, notamment les cinq années de maison de correction, à la colonie de la Trappe, près de Mortagne, à la suite d’un passage en correctionnelle pour vol8. Tout en menant une vie de travailleur ordinaire, Poirier commet plusieurs vols, encouragé par l’impunité. Le produit de ces soustractions frauduleuses lui permet de faire quelques dépenses au cabaret, mais sans exagération.
6Quand ses réserves s’épuisent, il profite d’une occasion favorable pour trouver ce genre de complément illégal de revenu. C’est ainsi qu’à la fin d’octobre 1871, à la suite de la cessation d’activité d’une fermière de la commune voisine – la veuve Lecomte aux Coujartières, commune du Gault-du-Perche – il sait que dans les armoires de cette ferme se trouve une somme d’argent importante résultant de la vente de chevaux et de volailles. Il a pu explorer les lieux lors de la vente mobilière. Il se rend dans cette ferme dans la nuit du 31 octobre, pensant pouvoir faire le coup incognito, en profitant de l’obscurité. Mais, reconnu, il tue à coups de talon de cognée la veuve Lecomte et une autre femme venue passer la nuit avec celle-ci. Il n’est pas inquiété pour ce premier assassinat, car l’enquête s’égare en suivant la piste de dissensions familiales.
7Le magot épuisé, il récidive, cette fois en plein jour, le 8 janvier 1874, à l’auberge de Tournebride, dans la commune voisine de Charbonnières. Dans ce modeste cabaret de campagne, situé au croisement de deux routes, la tenancière range son argent dans des boîtes remisées dans une armoire, au vu des consommateurs du village ou de passage. Poirier a semble-t-il fait le projet de voler quand elle aura le dos tourné, occupée à entretenir le feu dans sa cheminée. Cette opportunité faisant défaut, il tue l’aubergiste en lui fracturant le crâne au moyen d’une bûche. Là encore, il échappe à tout soupçon, le juge d’instruction, disposant d’empreintes de pas conservés dans la neige, privilégiant la piste d’un crime commis par des voyageurs. Des dizaines de vagabonds et autres personnes mal famées séjourneront quelques jours en prison, le temps de vérifier leurs chaussures et leur emploi du temps le jour du crime.
8Enhardi par l’impunité, Poirier pense pouvoir continuer sans encombre sa carrière criminelle. Il est d’ailleurs encouragé dans cette voie par les journaux qui rapportent une série d’assassinats commis dans l’arrondissement de Rambouillet et restés également impunis. Depuis le début de 1874, Le Figaro, en particulier, a publié une série de reportages dans le canton de Limours où ont eu lieu les principaux crimes tout au long de l’année 1873 et ayant tous le même mobile : le vol. Aussi, le matin du 25 mai 1874, voyant passer sur le chemin longeant son domicile les époux Travers dans leur voiture – ils ont échangé quelques paroles avec lui –, Poirier pense que leur absence offre une bonne occasion d’aller commettre un vol dans leur ferme du Tertre d’autant qu’ils sont réputés aisés. Arrivé sur les lieux il y trouve les deux enfants, Désiré, âgé de 16 ans et Rose, âgée de 14 ans qu’il va assassiner à coups de marteau, toujours dans l’idée d’éliminer les témoins du vol. Au total, il a ainsi tué quatre personnes, Désiré, laissé pour mort, ayant survécu à ses blessures.
9Cette fois, le juge d’instruction va rapidement soupçonner Poirier dont les époux Travers ont mentionné le nom pour avoir été au courant de leur absence en les voyant passer près de chez lui, au hameau de La Bahine. Plusieurs indices indiquent que l’assassin habite le pays. Rapidement placé au rang des gens mal famés quand on apprend son passé judiciaire et trouve quelque ressemblance avec les signalements donnés lors du crime de Tournebride, on perquisitionne à son domicile. Poirier est absent, parti à Châteaudun pour trouver un marché de moisson à faire en Beauce. À son retour à La Bazoche, au soir du 28 mai, à peine a-t-il descendu de voiture qu’il s’éclipse, persuadé que les gendarmes, qu’il venait d’apercevoir, étaient à sa recherche. Désormais, il se cache et sa fuite le désigne aux yeux de tous, autorités et habitants, comme l’assassin. Sa maison est gardée et il ne peut se changer pour tenter de quitter le pays sans être reconnu. Il passe deux nuits dans la nature, errant dans les bois, se cachant derrière les haies, à quelques kilomètres au plus de son domicile. Le 30 mai, dans l’après-midi, on l’a repéré près d’une ferme où il a volé de la nourriture. Les magistrats et les gendarmes rassemblent alors une cinquantaine d’habitants de La Bazoche pour tenter de le capturer, sans succès. Manifestement, dans un « pays entrecoupé de haies, de bois et de marécages9 » que Poirier connaît bien, il faut bien plus de monde pour l’arrêter.
La battue du 31 mai 1874 : le récit d’un témoin
10Le récit le plus complet et, probablement, le plus proche de la vérité nous est donné dans une monographie de la commune de La Bazoche-Gouët publiée une dizaine d’années après l’événement. Elle est le fait de l’instituteur, témoin privilégié de la battue, intermédiaire culturel entre les habitants qu’il connaît bien et les autorités dont il est proche sinon par son statut social du moins par son niveau intellectuel. Il a par ailleurs pu interroger directement Poirier peu de temps après son arrestation, dans la chambre de sûreté de la gendarmerie. Il est également, au moment des faits, le correspondant local du Journal de Chartres, le principal journal d’Eure-et-Loir. Nous le reproduisons dans son intégralité tant son intérêt est grand non seulement pour la description de l’arrestation, mais également pour donner les clés de compréhension des attitudes et représentations des élites (les magistrats) et des habitants de cette région rurale face à un criminel exceptionnel.
« À 9 heures du matin, le dimanche, 200 hommes de La Bazoche, dirigés par la gendarmerie, le Procureur de la République et le Juge d’instruction, partent par les deux routes d’Authon et de Chapelle-Guillaume. Ce départ avait quelque chose de sinistre : les uns étaient armés de fusils, de pistolets, les autres de crocs, de fourches, de lances ou simplement de bâtons. Il avait été convenu qu’un coup de fusil, tiré en l’air, annoncerait que l’assassin était en vue ; il était défendu de tirer sur lui, or, bien entendu, le cas de légitime défense.
La chasse à l’homme commença donc : les communes voisines du Gault, de Saint-Avit, de Chapelle-Guillaume et de Soizé, réunies et à leur poste, forment un cercle et prennent pour objectif le lieu où l’assassin avait, la veille, volé du pain. On retrouva d’abord l’assiette, puis le gîte de la nuit, d’où l’on conclut que l’assassin ne pouvait être loin ; en effet, on l’aperçut bientôt, couché dans un sillon. Ceux qui le virent les premiers, n’étant armés que de fourches, avertirent ceux qui étaient en arrière ; l’assassin s’enfuit en faisant un geste obscène, en se moquant de ceux qui le poursuivaient ; il fit mille détours, traversa des haies épaisses, mais ne put trouver une issue pour gagner le bois Mouchet, où il croyait découvrir une retraite sûre ; il revint sur ses pas, de plus en plus enserré dans ce cercle d’hommes, et se trouva face à face avec un des poursuivants armé d’un broc et qui tenta de l’arrêter. Poirier le menaça, lui fit peur et reprit sa course furibonde, entre les deux coteaux du Tertre et de la Barre, garnis d’hommes qui convergeaient vers le ruisseau de la Carlière.
Soudain un coup de fusil retentit, auquel répond une véritable salve. Le meurtrier, tenant à la vie, lui qui l’avait si cruellement enlevée à d’innocents enfants, se blottit sous la planche d’un lavoir, espérant ne pas être découvert. Il ne devait pas aller plus loin. Un gendarme de Nogent, aidé des hommes qui déjà entouraient cet endroit, le retira, la figure et les vêtements souillés par les lentilles d’eau. En moins de quelques minutes, 4 à 500 personnes étaient là, prodiguant les injures, bien méritées, hélas ! à l’assassin, qui paraissait totalement anéanti.
Les hommes alors déchargèrent leurs armes. Cette fusillade, à côté de l’assassin, lui donnait cent fois la mort. Toute cette foule, exaspérée, s’approchait du meurtrier. L’un disait : “Tu ne ferais pas mal de te faire faire une tête de bois, car on va te rogner celle-là” ; un autre reprenait, en simulant la chute du couteau de la sombre machine : “Tiens, çà fait comme çà : crrrr, crrrr.” Ce langage, bien qu’un peu trivial, peut donner une idée de l’exaspération de la multitude. Un autre lui appliquait le pistolet à l’oreille, puis le déchargeait en l’air, ce qui, naturellement, suivant l’expression locale, le faisait tressauter ; celui-ci lui relevait le menton, lui tirait la barbe, etc.
Ceci se passait à un kilomètre du Tertre, où l’on conduisit Poirier, bien escorté, et surtout bien lié. Le père des malheureuses victimes avait demandé à lui parler, si on s’en emparait. Ce pauvre père vint donc à la barrière de la ferme, et, contenant tout à la fois son émotion et sa trop légitime indignation, fit distribuer à boire à tous ces hommes, que l’extrême chaleur avait fatigués. Puis, en termes très dignes, il rappela à l’assassin la généreuse hospitalité qu’il lui avait si souvent accordée l’hiver dernier […].
La gendarmerie s’assura que le meurtrier n’était point blessé et le ramena à La Bazoche, toujours escorté de cette même foule. Il lui fallut passer devant sa maison, à la Bahine. Là, les hommes se mirent sur deux rangs et recommencèrent une fusillade que nous ne saurions approuver, si elle n’eût été autorisée pour donner satisfaction à ceux qui avaient aidé à la capture. Une voisine de l’assassin, la femme Chereau, volée l’année précédente d’une somme de 1 400 fr. par le frère de Poirier, s’approcha de lui et lui appliqua un vigoureux soufflet ; elle en fut payée par un coup de pied.
Enfin on arrive sur la place de la ville, les hommes sur deux rangs, et au milieu, entre quatre gendarmes, lié et traîné par huit enfants qui tiennent chacun une corde, l’assassin, que l’émotion avait complètement séché. La gendarmerie, avec son lourd uniforme, est en eau ; les vêtements de la foule ruissellent de sueur. Par ordre de la municipalité, tous ces hommes reçoivent les rafraîchissements dont ils ont réellement le plus grand besoin.
Sur la place, nouvelle fusillade, nouveaux cris de la foule ; c’est un débordement d’imprécations contre l’assassin, qui cherchait encore à se rendre compte de ce qui se passait.
Poirier est ensuite conduit à la mairie. Peut-être un millier de personnes, hommes, femmes, enfants, est sous la halle et sur la place, qui est littéralement comble. On entend un cri continu ; des coups de feu partent à chaque moment ; la colère et l’indignation sont peintes sur les visages, et, lorsqu’on a été le témoin de cette scène, on se demande s’il est possible que le crime donne à une figure humaine un aspect si repoussant, si ignoble, si féroce enfin.
Si l’on eût voulu, à ce moment, faire le recensement de toutes les armes, c’eût été facile. On eût vu, à côté d’un beau fusil de chasse, un mousquet à pierre ; le pistolet rouillé à côté du nouveau revolver ; des lances prussiennes et françaises, de vraies hallebardes remontant à Henri IV, avec des fourches, des brocs, des piques. Rien de plus bizarre, mais rien de plus sinistre. Pourtant, point d’accidents, plus de calme qu’on ne le pourrait croire ; toute cette population avait repris possession d’elle-même par la capture du coupable10. »
11Il s’agit donc, l’expression est employée par l’instituteur, d’une véritable « chasse à l’homme », l’organisation comme le déroulement de l’opération évoquant tous les éléments d’une battue de chasseurs avec l’encerclement du gibier pour le rabattre en un point donné où l’on pourra le tuer, sauf qu’il est demandé ici de le capturer vivant. On a repéré Poirier la veille aux environs de la ferme du Tertre où il a commis son dernier crime, et l’on retrouve sa trace dans les prés des fermes voisines : assiette volée, « gîte » dans lequel il s’est caché. Découvert couché dans un sillon comme un animal il est alors poursuivi à l’égal d’un gibier. Sans doute nombre de ses poursuivants ont-ils déjà eu l’occasion de participer comme rabatteurs à des battues de chasseurs organisées par les châtelains de la région. De ce point de vue, sur le plan technique, l’opération ne présente guère de difficultés : compte tenu des possibilités de déplacement de Poirier et de sa connaissance du terrain, il suffit de disposer au départ les hommes sur un cercle suffisamment large pour être certain qu’il se trouve à l’intérieur, puis de placer les rabatteurs suffisamment proches les uns des autres pour qu’il ne puisse le franchir sans être vu et enfin de les faire converger vers l’endroit où le « gibier » a été repéré. Ces conditions expliquent que l’on ait mobilisé 700 hommes pour cette chasse particulière sur laquelle d’ailleurs l’instituteur s’attarde peu dans la mesure où elle ne présente pas d’incidents particuliers, atteignant son but avec l’arrestation de Poirier dans un lavoir.
12Il insiste beaucoup plus sur ce qui se passe entre la capture et la remise de l’accusé aux magistrats pour les premiers interrogatoires à la mairie de La Bazoche, et particulièrement sur le cortège impressionnant l’escortant, sur plusieurs kilomètres, jusqu’au bourg, avec les arrêts au lieu de son dernier crime (Le Tertre), à son domicile (hameau de La Bahine) et à la place remplie d’une foule considérable exprimant son indignation et sa colère par des tirs répétés d’armes dont elle est abondamment pourvue. Manifestement le témoin a craint tout au long de cette « conduite » du coupable le possible dérapage vers une mise à mort sans autre forme de procès, exprimant toute sa satisfaction de voir la foule rejeter la tentation justicière pour « reprendre possession d’elle-même ». Son témoignage révèle parfaitement les craintes des élites et dévoile tout ce qui est en question dans cette chasse à l’homme quant aux rapports entre les habitants du pays et la justice. On retrouve cet enjeu dans l’écho médiatique de l’événement comme dans le dénouement de l’affaire criminelle, lors du procès.
Une arrestation marquante
13Le traitement de l’affaire par la presse nationale souligne l’importance du moment arrestation considéré d’emblée comme exceptionnel, spectaculaire, devant être rapporté alors que le procès décevra fortement les journalistes par l’absence de véritable débat, Poirier reconnaissant les faits qui lui sont reprochés. L’exemple du Figaro est significatif, qui se contente de reproduire l’acte d’accusation au moment du procès, alors que le journal a multiplié les articles en juin et juillet sur l’enquête et sur l’accusé. Son reporter prétend donner la parole à un paysan lui servant de guide dans « un de ces endroits les plus pittoresques de la forêt de Montmirail » où Poirier « a été débusqué ». L’évocation de la chasse à l’homme emprunte au goût de l’exotisme, du romanesque et du fantastique en vogue à cette époque, le style s’efforçant d’épouser le rythme haletant d’une scène de chasse, en multipliant à l’envi les rebondissements de la traque :
« Il était là dans ce fourré, la tête seule hors des broussailles, l’oreille tendue, écoutant les pas des chasseurs qui se rapprochaient et espérant que, peut-être, ils passeraient sans le voir.
Tout à coup, plusieurs des paysans apparaissent dans la clairière. Poirier fait un mouvement de retraite, mais pas assez vite : un homme de la Chapelle-Guillaume venait de l’apercevoir et un coup de fusil tiré en l’air l’annonçait à toute la chasse.
Poirier bondit hors du buisson et on le perd de vue. Les chasseurs hâtent le pas. Bientôt il arrive à la lisière du bois et s’élance dans la plaine.
Mais là il est en vue. Vingt coups de feu partent. Il croit qu’on tire sur lui, rebrousse chemin et cherche à regagner la forêt où du moins il pourra se tapir dans les broussailles, fuit derrière les arbres, essayer enfin !…
Trop tard ! Les chasseurs qui les premiers l’avaient découvert, arrivaient pour lui barrer le passage.
Il se jette alors dans les seigles, poursuivi par les cris des traqueurs, assourdi par les détonations qui crépitent de tous côtés. Il disparaît. Pendant un instant l’oscillation des hautes tiges indique son passage, puis on ne voit plus rien.
Il n’avait pas quitté la pièce de seigle pourtant. Elle est fouillée sillon par sillon, et vous voyez, a dit le guide à notre reporter, qu’il en reste quelques traces. Mais, eût-on dû tout couper, on n’eût pas abandonné la poursuite. Enfin, là, dans cette raie, un jeune homme de la Bazoche-Gouet, découvre l’assassin, étendu à plat-ventre, haletant et paraissant exténué de fatigue.
— Rends-toi ! crie le jeune paysan en levant sa fourche de fer.
L’assassin n’était pas à bout de forces, car il se dresse sur ses pieds et avant que l’autre eût pu le saisir, il est déjà reparti à fond de train.
Le jeune homme s’élance aussi le serrant de près. C’est fantastique de les voir tous deux, traversant les champs, franchissant les haies, sautant les fossés pleins d’eau… les autres chasseurs courant derrière eux ont peine à les suivre11. »
14Le journal rappelle qu’il avait, avant d’envoyer son reporter, rendu compte les jours précédents de la conduite de l’assassin jusqu’à la mairie, et notamment de l’arrêt du cortège au Tertre :
« Nous avons déjà dit comment Poirier a failli être massacré par les paysans furieux qui voulaient faire justice sommaire, comment la mère des deux victimes a voulu l’étrangler, comment le chien, le reconnaissant, a voulu le dévorer. »
15L’instituteur de La Bazoche réplique vertement dans les colonnes du journal local :
« Voici la vérité : elle ne put soutenir la vue du coupable et rentra à la ferme versant d’abondantes larmes ; cela, au moins, est bien plus digne. Nos paysans n’ont point non plus failli massacrer leur prisonnier. La loi de Lynch s’applique en Amérique, mais tous ces braves gens savaient que le meurtrier n’appartenait qu’à la justice et n’ont cherché qu’à le lui remettre vivant. Certes, le coupable a subi toutes les humiliations de cette foule, mais personne n’eut l’intention de lui ravir la vie12. »
16Vu des bureaux de la presse parisienne, notamment de celle qui depuis le début de l’année présente les populations des campagnes proches de la forêt de Rambouillet comme terrorisées par les assassinats de Limours, fermant leurs portes à tous les étrangers – et notamment aux reporters du Figaro –, refusant de collaborer avec la justice, la traque et l’arrestation de Poirier devaient être rapportées en faisant ressortir le vieux fond de sauvagerie paysanne que l’on trouverait naturellement encore présent dans cette partie du Perche voisine de la forêt de Montmirail.
17La controverse entre le Figaro et l’instituteur met bien en lumière l’enjeu de la chasse à l’homme pouvant dériver vers une mise à mort de l’accusé. Or, Poirier a été remis à la justice et au procès les magistrats ne veulent retenir que la collaboration efficace de la population. Ils n’en restent pas moins marqués par les modalités particulières de l’arrestation. Le président des assises conclut l’interrogatoire de l’accusé en le rangeant au nombre des « plus grands carnassiers de France ». L’animalisation du criminel est certes courante, mais elle trouve évidemment dans ce procès un contexte favorable. Le réquisitoire, prononcé par le procureur du tribunal de Chartres, revient sur la battue avant d’énumérer les charges pesant sur l’accusé, rappelant son organisation méthodique :
« Laissez-moi vous rappeler, Messieurs, le spectacle étrange que présentait vers la fin du moi de mai dernier un coin de notre département, le Perche : 600 hommes, partis de cinq villages différents, se rangeaient en ordre et formaient une immense circonférence en s’espaçant de 15 mètres en 15 mètres. Les uns avaient des fusils, les autres étaient armés de bâtons, et des gendarmes les guidaient… »
18Et d’évoquer ensuite la chasse, non pas une « chasse ordinaire dirigée contre une bête féroce », mais menée par des « hommes investis d’une mission plus sérieuse » : capturer le « fugitif Poirier », hué et insulté par la foule lors de l’arrestation, mais une foule qui sait « faire taire son indignation » pour le remettre « sous la main de la justice13 ». Le magistrat peut se féliciter à juste titre de cet épisode rare pendant lequel toute une population se mobilise pour livrer à la justice un grand coupable. Le rappel de l’événement est aussi une façon d’exorciser, a posteriori, la crainte des débordements qu’ont eue les magistrats à ce moment de la capture de Poirier et lors de sa conduite à la mairie du village.
Le sens de l’événement
19On vient de le voir, les récits de cette arrestation évoquent tous, plus ou moins explicitement, le risque d’une justice sommaire. Or, le danger en a été écarté : la chasse est restée sous le contrôle des autorités judiciaires. Ce résultat invite à réfléchir à la façon dont les habitants de La Bazoche-Gouët et des environs ont vécu la journée du 31 mai 1874 et aux attitudes de la population rurale face au crime et à l’intervention de la justice.
Une tentation justicière ?
20Alors que le traumatisme de la guerre de 1870 et surtout de la Commune est encore vivace au sein des élites il n’est pas étonnant de lire sous la plume des rédacteurs du Figaro l’évocation de régions rurales en marge de la civilisation – cette vision de campagnes restées sauvages est ancienne et courante dans les deux premiers tiers du XIXe siècle – et répugnant à l’intervention de la justice dans le règlement de ses conflits. Les reportages consacrés aux crimes commis dans la région de Limours accumulent les notations confortant ce poncif. Les paysans vivent dans la peur, se barricadent chez eux la nuit de crainte d’être assommés. Terrorisés, ils refusent de parler aux enquêteurs, craignant d’être victimes de vengeance. En fait, menant eux-mêmes l’enquête pour essayer de résoudre l’énigme posée par une série de crimes impunis, les journalistes veulent retrouver sur place – si tant est qu’ils aillent dans les villages concernés – la vision qu’ils ont, à Paris, de la campagne et de ses habitants. Il est pour eux acquis que vivant près d’une nature souvent hostile, le paysan est sournois, retors, peu causant, méfiant à l’égard de l’étranger et, à l’occasion, violent. C’est dans une telle représentation que s’inscrivent les remarques du Figaro sur la prédisposition des populations rurales à exercer une justice sommaire : la mère des deux enfants du Tertre aurait voulu étrangler Poirier, sans compter le chien de la ferme qui, le reconnaissant, se serait jeté sur lui pour le dévorer !
21Le témoignage de l’instituteur est sans doute plus pertinent, même si son auteur a un statut et un niveau intellectuel qui le placent en position d’intermédiaire culturel entre la ville et le village dans lequel il dispense les lumières de la civilisation. Plusieurs éléments de son récit sont révélateurs de la conscience d’une dérive justicière possible qu’il ne peut que condamner.
22D’abord dans les conditions imposées par l’opération conduite par la justice, à commencer par le nombre imposant de personnes mobilisées. Pendant la chasse elle-même, les centaines d’hommes mobilisés, par leur dispersion, restent des chasseurs comme d’autres. Mais lorsque le point de jonction est atteint, que la capture de Poirier est réalisée, les hommes rassemblés se transforment en une « foule » qui va accompagner son prisonnier pendant une longue marche jusqu’à la place du village. À l’arrivée, Poirier est au milieu d’un millier de personnes. Qui plus est, cette foule est armée. À deux reprises, au début et à la fin du récit, l’instituteur évoque cet armement source de dérapage possible à tout moment. L’armement est sans doute hétéroclite, ce qui évoque le souvenir de foules révolutionnaires : armes de guerre récupérées lors de la récente invasion prussienne dont la région a fortement souffert (lances prussiennes et françaises) ou plus anciennes (hallebardes remontant à Henri IV), fusils de chasse, pistolets « rouillés » et revolvers modernes, mais aussi outils de travail (brocs, fourches) et bâtons dont les paysans ont une maîtrise parfaite.
23On ne se gêne pas pour manier ou faire parler ces armes. Les « fusillades » répétées entrent dans une gestuelle source permanente de danger pour la vie de Poirier. Dès la capture de l’assassin au lavoir, les quelque 400 à 500 personnes présentes déchargent leurs armes donnant « cent fois la mort » à Poirier. Une deuxième fusillade a lieu, sous forme de parade, à La Bahine, près de la maison de l’accusé. Une nouvelle fusillade est donnée à l’arrivée sur la place du village et ensuite, pendant tout le temps de l’interrogatoire à la mairie, des coups de feu sont tirés dans le désordre, sans interruption. Pour une grande part, il s’agit d’un simulacre d’exécution et à plusieurs reprises Poirier peut croire sa dernière heure venue, notamment quand un individu lui applique un pistolet sur la tête avant de décharger son arme en l’air, ou quand d’autres le prennent à la tête (on lui relève le menton, lui tire la barbe). Près de son domicile, il essuie « un vigoureux soufflet » de la tenancière du cabaret où son frère avait commis un vol important l’année précédente.
24Les gestes expriment l’indignation et la colère face à l’assassin. Ils sont libérés par l’atmosphère fiévreuse née de la compacité de la foule et de la chaleur ambiante : l’instituteur note que la gendarmerie, équipée de son lourd uniforme, « est en eau » et que « les vêtements de la foule ruissellent de sueur ». Le long parcours du cortège à pied, suivant de peu les kilomètres déjà parcourus lors de la battue a fatigué les corps et déjà à l’étape du Tertre, le père des victimes a donné à boire aux membres du cortège qui lui ont présenté l’assassin. Des « rafraîchissements » sont également distribués à l’arrivée sur la place du village, sur ordre de la municipalité. On peut supposer que cidre (la boisson ordinaire de cette région) et peut-être vin sont consommés en quantité. Le risque d’une perte de contrôle de certains sous l’effet de l’ivresse existe. Peut-être que, pour l’instituteur, celle-ci accentue, pour une part, le côté « sinistre » de la foule armée. À voir les visages de ceux qui la composent, il en arrive à laisser entendre que beaucoup sont prêts à basculer dans la vengeance, à franchir la légalité et à devenir criminels à leur tour, tant « le crime donne à une figure humaine un aspect si repoussant, si ignoble, si féroce enfin ».
25Pourtant il achève son récit de l’arrestation de Poirier en remarquant, comme l’avait fait lors du procès le ministère public dans son réquisitoire, « que toute cette population avait repris possession d’elle-même par la capture du coupable ». On sait que, sur le moment, il polémique avec le Figaro pour repousser toutes les allégations du journal parisien allant dans le sens de dérives justicières. On peut sans doute affirmer qu’il est dans son rôle, à la fois observateur distant (d’autant que le récit est écrit longtemps après les faits, même s’il reprend alors celui qu’il avait donné sur le moment au Journal de Chartres), interprète qui se veut fidèle des attitudes et sentiments de la foule et, également, défenseur de l’honneur d’une communauté villageoise à laquelle il appartient pleinement. Cependant son insistance à décharger les habitants du soupçon d’avoir pensé à rendre une justice sommaire est en accord avec la réalité : la justice a gardé le contrôle de l’arrestation.
Une arrestation maîtrisée par la justice
26L’État ayant le monopole de la violence, la justice ne pouvait tolérer que la chasse à l’homme prenne le moindre aspect d’une expédition punitive débouchant sur la mise à mort de l’assassin. Les magistrats connaissent le traumatisme créé par l’assassinat des enfants Travers encore tout récent, puisque la battue a lieu une semaine après. Ils ont les moyens d’agir alors que pendant la guerre de 1870 la justice et la gendarmerie étaient désorganisées, ce qui rend compte de la hausse sensible de la criminalité à cette époque. En mai 1874 on est loin du vide d’autorité qui, en août 1870, facilite grandement, ailleurs, le massacre d’Hautefaye14. Au dernier jour de mai 1874, procureur et juge d’instruction de Nogent-le-Rotrou sont pleinement maîtres de la chasse à l’homme.
27Le procureur de la République en est à l’initiative, dans le prolongement de sa fonction de responsable de l’ordre public et d’agent d’exécution de nombre de décisions prises dans l’instruction. Présent sur les lieux, il avertit à 7 heures du matin le juge d’instruction de son plan :
« J’ai été à la ferme de la Borde-Besnière où Poirier est venu hier soir vers huit heures et demie prendre un pain et du fromage. Je viens d’envoyer du monde à la Chapelle-Guillaume, à St Avit et à Soizé pour requérir les habitants de bonne volonté. Voulez-vous donner les mêmes instructions à la Bazoche pour qu’on batte à fond toute la contrée. Ceux de la Bazoche s’organiseraient en demi-cercle pour rabattre vers le Tertre. Ceux de Soizé et de la Chapelle-Guillaume et de St Avit viendraient dans la direction inverse. »
28À réception de ce message, le magistrat instructeur fait lire des proclamations dans les rues de La Bazoche et de la commune voisine du Gault-du-Perche appelant à se réunir à 9 heures du matin sur la place publique. Tous deux donnent des consignes précises pour la réussite de l’opération : « Les hommes placés à 15 mètres environ les uns des autres occupaient une ligne de six ou sept kilomètres. Cette ligne était divisée en sections et chaque section était sous le commandement d’un gendarme. » Au total, une dizaine de gendarmes des brigades de la Bazoche et des environs assurent le commandement.
29Il est permis aux participants de s’armer, mais il était spécialement recommandé de ne se servir des armes que pour « effrayer le coupable » et empêcher le percement des lignes :
« Il était néanmoins recommandé de tirer des coups de feu en l’air au moment où Poirier serait aperçu ; cette dernière mesure était destinée à avertir le plus de monde possible et à faire connaître les endroits par où fuyait Poirier15. »
30L’usage des armes est donc strictement limité à celui d’une chasse ordinaire, pour avertir de la présence du gibier et au besoin le repousser au lieu choisi. Ces consignes ont été strictement appliquées, aucune entorse, susceptible de faire échouer le dispositif n’étant signalée dans nos sources. Complètement encerclé, Poirier est attrapé par les gendarmes, avec l’aide de quelques poursuivants. L’objectif de la battue est donc atteint puisque l’arrestation de l’assassin en fuite est faite par la force publique qui va le remettre au juge d’instruction resté au Tertre, point de convergence prévu des rabatteurs.
31Seulement, dès la prise de Poirier, ces derniers, présents au nombre de plusieurs centaines sur les lieux, déchargent leurs armes. La fusillade, répétée à plusieurs reprises jusqu’à l’arrivée à la place du village, est tolérée par les autorités. L’instituteur dit ne pas approuver sa répétition, témoignant ainsi de sa différence de culture par rapport à une tradition populaire de célébration d’événements particulièrement marquants pour une communauté16. Les magistrats laissent faire, accordant cette satisfaction aux poursuivants en forme de récompense pour leur contribution à l’œuvre de justice et aussi pour canaliser la violence latente de la foule. Ils se rendent comptent également qu’un refus – outre qu’il leur aurait été difficile de l’imposer – pouvait entraîner des débordements fâcheux. Pragmatiques, faisant la part des choses, ils tolèrent une maîtrise toute symbolique de la violence par la foule, à titre temporaire. L’essentiel pour eux est de préserver la vie de Poirier pour que son procès ait lieu. Aussitôt vont-ils encore laisser tirer nombre de coups de feu sur la place du village pendant qu’ils commencent l’interrogatoire de l’accusé à la mairie. Interrompus à plusieurs reprises par les crises de nerfs de l’intéressé, épuisé physiquement par la traque et la conduite dont il a été l’objet, ils obtiennent ses aveux. Il ne reste plus qu’à le transférer à la chambre de sûreté de la gendarmerie, alors que la foule attend sur la place, depuis plusieurs heures, le résultat du travail de la justice, à savoir une reconnaissance de culpabilité. Celle-ci acquise par les aveux, les magistrats peuvent alors obtenir que l’escorte de la population le conduisant à la caserne des gendarmes, à quelques centaines de mètres de la place, se fasse avec défense de tirer des coups de fusil, consigne respectée. Le 2 juin, lors de son transfert à la maison d’arrêt de Nogent-le-Rotrou, sur le parcours, dans les bourgades traversées, on se porte en masse au passage de la voiture où Poirier se trouve solidement lié sur un siège, escorté par trois gendarmes. Il n’y a ce jour-là ni fusillade ni hommes en armes, signe de reconnaissance de l’œuvre à venir de la justice.
Catharsis et victoire symbolique sur le crime
32La population de La Bazohe-Gouët a donc vécu des événements dramatiques la dernière semaine de mai 1874. Le lundi de Pentecôte (le 25) au soir, on apprend l’assassinat des deux enfants Travers au Tertre, un grand « malheur » pour reprendre le mot d’une voisine arrivée sur place. Tout le village ne parle que de cet assassinat et de la survie quasi miraculeuse de Désiré dont on espère, à son rétablissement, la désignation du coupable. Tous les habitants assistent le 27 à l’enterrement de Rose. Comme tout crime de sang, particulièrement quand les victimes sont des enfants, le traumatisme est grand. On est de plus dans une région restée un peu à l’écart du progrès dans ce département d’Eure-et-Loir. Le Perche, moins alphabétisé, plus pratiquant, conserve dans une partie de sa population des croyances très anciennes mal dissimulées sous un vernis chrétien, le surnaturel le disputant à l’orthodoxie religieuse. On soigne les maux des hommes et des bêtes en faisant des pèlerinages aux saints locaux, on accorde une vertu protectrice aux tisons des feux de la Saint-Jean comme on fait confiance à des sorciers et autres jeteurs de sorts. Il y a derrière ces pratiques plus ou moins tolérées par le clergé un vieux fond de conception magique de l’univers qui joue sur les similitudes ou les contrastes entre l’homme et la nature, entre le bien et le mal. Toute une symbolique est mobilisée pour entraver les forces du mal.
33Elle est sous-jacente dans l’épisode relaté, opérant d’une certaine façon la catharsis du crime, en rétablissant symboliquement l’ordre renversé par les forces du mal représentées par Poirier. On a déjà relevé la force du sentiment communautaire qui se manifeste dès le soir du crime – nombre d’habitants allant au Tertre soutenir les époux Travers – et culmine lors de la capture de Poirier dans une mobilisation générale. Tout le monde, par sa présence sur la place, veut participer à une sorte de purification du village qui expurge ainsi de ses rangs le mal absolu en la personne de l’assassin. La symbolique se retrouve sur plusieurs registres. Celui du temps, la semaine commencée dans le malheur (le crime du lundi) s’achevant par une première réparation, l’arrestation du coupable, le dimanche 31 mai. Plus encore, celui de l’espace. Poirier, rentrant de Châteaudun, prend la fuite à sa descente de voiture près de la caserne de la gendarmerie où il sera incarcéré à la fin de la semaine, sa cavale étant ainsi annihilée. La battue même, par sa direction, en se dirigeant sur les environs du Tertre, est tout un symbole : Poirier va être capturé non loin de la ferme où il a commis un de ses pires forfaits. Le cortège le ramenant au village, par sa durée, ses stations, son organisation est riche de sens. L’arrêt au Tertre met en présence l’assassin et le père des victimes : malgré les dénégations de Poirier, pour tous il commence déjà à expier son crime. Le deuxième arrêt, à son domicile, accompagné d’une haie de déshonneur, prend des allures de purification du hameau de La Bahine qu’il habitait et où son frère avait d’ailleurs commis un vol. C’est aussi, à l’entrée sur la place du village, la conduite de l’assassin par « huit enfants qui tiennent chacun une corde » matérialisant ainsi le triomphe de l’innocence sur les forces du mal incarnées par l’assassin de Rose et Désiré, les enfants Travers. Lors même du procès, l’accusation jouera sur un registre similaire en mettant en avant Désiré, convalescent et retrouvant avec difficulté la parole, en rappelant comment lors de sa première confrontation avec Poirier il avait porté un doigt accusateur sur ce dernier.
34Effacer le crime, au moins symboliquement, c’est aussi le sens à donner aux fusillades répétées, ressenties comme autant de simulacres d’exécution. On a d’ailleurs depuis sa capture prononcé la peine en conseillant à Poirier de se faire faire une nouvelle tête (en bois), en mimant le bruit du couteau de la guillotine ou en feignant la mise à mort par une décharge de pistolet. Avant même sa fuite, on n’imaginait pas un autre sort possible pour l’assassin, évoquant même la venue de l’exécuteur au village, le souvenir d’une double exécution sur la place même de La Bazoche en 1822, à une époque où l’on accordait une vertu exemplaire au spectacle de l’exécution capitale, restant présent dans les esprits. Plus modestement, si l’on peut dire, les coups distribués ça et là au captif parfois difficilement protégé par les gendarmes, les quolibets et invectives qui lui sont adressés, le simple spectacle d’un criminel entravé par ses liens participent d’une purgation du mal à l’œuvre tout au long de cette journée du 31 mai 1874. En ce sens l’instituteur est dans le vrai en concluant que la population avait repris possession d’elle-même par la capture du coupable.
35Mais, même au comble de la tension et des émotions, elle n’a jamais perdu le contrôle d’elle-même en se portant à des actes de justice sommaire. On en est resté au simulacre d’exécution. L’exorcisme du crime s’est réalisé dans le registre du symbole, sans jamais mettre réellement en cause les directives des magistrats qui ont su canaliser la violence latente en germe dans cette chasse à l’homme. C’est d’ailleurs pourquoi la justice célébrera lors du procès cette collaboration de toute une population mobilisée pour capturer un assassin en fuite. Rares sans doute sont les moments où toute une population se lève pour livrer un grand coupable à la justice en obéissant scrupuleusement aux réquisitions de celle-ci. L’événement témoigne à l’évidence d’une acculturation judiciaire de cette région relativement proche de la capitale.
36Exceptionnelle, cette arrestation qui fait en 1874 la célébrité de l’affaire Poirier – elle est abondamment évoquée dans la presse parisienne – n’est guère restée dans la mémoire judiciaire, signe peut-être qu’un tel modèle appelant les justiciables à participer aux arrestations recélait trop de dangers pour être conservé dans les annales. Un seul canard, publié en 1880, évoque l’affaire en se concentrant pour l’essentiel sur le récit de la battue17. De même dans ses Souvenirs de la place de la Roquette18, Georges Grison reprend les textes publiés dans le Figaro, élude le procès pour décrire la chasse à l’homme. Manifestement, une arrestation aussi spectaculaire soit-elle ne suffit pas à rendre une affaire célèbre.
37Il n’en reste pas moins qu’elle donne à l’historien un angle original d’approche sur les rapports entre justice pénale et justiciables dans une région rurale relativement bien intégrée à l’ensemble national. Éloignée des battues organisées par la préfecture de police de Paris pour ramasser périodiquement les dizaines de vagabonds miséreux que la justice doit relâcher faute de charges, aux antipodes des résistances et rébellions aux arrestations lors des troubles politiques ou sociaux, la battue de La Bazoche-Gouët est révélatrice d’une justice à laquelle la population peut sans hésiter prêter main-forte dès lors qu’il s’agit d’éliminer un criminel rejeté par la communauté villageoise.
Notes de bas de page
1 Berlière Jean-Marc, « Une menace pour la liberté individuelle sous la République. L’article 10 du code d’instruction criminelle », Criminocorpus, revue hypermédia, [http://criminocorpus.revues.org/262], histoire de la police, articles, mis en ligne le 1er janvier 2008.
2 Mairet Marie Gaston Louis, Esquisse sur la clameur de haro, discours de rentrée à l’audience solennelle de la cour d’appel de Rouen, Rouen, J. Lecerf, 16 octobre 1886, p. 36. On est cependant, avec cet article, très loin des fonctions du cri judiciaire encore pratiqué à la fin du Moyen Âge, cf. Prétou Pierre, Crime et justice en Gascogne à la fin du Moyen Âge, Rennes, PUR, 2010, p. 86-93.
3 Lignereux Aurélien, La France rébellionnaire. Les résistances contre la gendarmerie, 1800-1859, Rennes, PUR, 2008.
4 Deluermoz Quentin, Policiers dans la ville. La construction d’un ordre public à Paris, 1854-1914, Paris, Publications de la Sorbonne, 2012, p. 118-126.
5 Ploux François, Guerres paysannes en Quercy. Violences, conciliation et répression sociale dans les campagnes du Lot (1810-1860), Paris, La Boutique de l’Histoire, 2002, p. 316-318.
6 Ibid., p. 304-305.
7 Sur cette affaire criminelle on se reportera à notre ouvrage : L’affaire Poirier (1871-1874). Les Coujartières, Tournebride, Le Tertre. Une enquête criminelle dans le Perche-Gouët au lendemain de la guerre de 1870, Chartres, Société archéologique d’Eure-et-Loir, 2012.
8 Jugé le 25 octobre 1858 par le tribunal de Mortagne il est acquitté pour avoir agi sans discernement (Code pénal, art. 66), mais remis à la colonie agricole pour y rester jusqu’à sa 20e année.
9 France, Chartres, Archives départementales d’Eure-et-Loir (AD 28), 2 U 2 512-513. Dossier de procédure. Affaire Poirier. Procès-verbal de constat et de transport de Jules François Allaire, juge d’instruction de Nogent-le-Rotrou. Opérations du 30 mai 1874.
10 Thibault T., Le Perche-Gouët. Histoire de La Bazoche-Gouët, l’une des cinq baronnies, Nogent-le-Rotrou, Imprimerie-librairie E. Gouhier-Delouche, 1885, p. 237-241.
11 Le Figaro, 8 juin 1874.
12 Le Journal de Chartres, 11 juin 1874.
13 Le Journal de Chartres, 30 août 1874.
14 Corbin Alain, Le village des cannibales, Paris, Aubier, 1990.
15 AD 28, 2 U 2 512-513. Dossier de procédure. Affaire Poirier, Procès-verbal de constat et de transport de Jules François Allaire, juge d’instruction de Nogent-le-Rotrou. Opérations du 31 mai 1874.
16 Coutume également suivie lors des mariages.
17 Les crimes horribles. L’affaire Poirier, Savenay, Impr. J. Allair, [1880].
18 Grison Georges, Souvenirs de la place de la Roquette, Paris, E. Dentu, 1883, p. 51-75.
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