Introduction
p. 171-174
Texte intégral
1L’arrestation, pour le grand public, devient tangible et parfois familière par l’entremise de figures, célèbres ou anonymes. Dans les campagnes, au XIXe siècle, un vagabond encadré par deux gendarmes n’est pas une scène familière, pour autant elle n’est pas rare. Des villageois se souviennent aussi des arrestations opérées au lendemain du coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte en décembre 1851. Des édiles ont été interpellés, attachés les uns aux autres, exhibés puis acheminés vers le chef-lieu. Miséreux ou insurgés, ce sont des figures collectives, mais l’arrestation occupe une place singulière dans l’imaginaire des sociétés grâce à des personnalités célèbres ou exceptionnelles. Certaines sont universellement connues, d’autres ont une renommée qui ne dépasse pas le cadre local. Toutes ont édifié une histoire de l’arrestation qui déborde largement de ses réglementations.
2Motif classique de la peinture médiévale, l’étude fine et sérielle de l’Arrestation du Christ menée par Anne Lafran délivre l’économie et les évolutions d’une inspiration spirituelle fondamentale de l’Occident latin. Cet épisode de la vie du Christ était en effet l’un des plus représentés dans les manuscrits à peinture de la fin du Moyen Âge. Il n’en est pas moins justicier en ce qu’il accueille visuellement les mutations les plus significatives du monde judiciaire à l’occasion de sa mise en lumière. En effet, les images se peuplent progressivement des auxiliaires de la justice ou de leurs attributs affectés aux protagonistes : les entraves, le bâton de commandement levé, l’empoignade à l’épaule sont autant de signes de coercition qui filtrent et s’installent dans les compositions. Toutefois, tel n’est pas l’objet de cette imagerie qui entreprend avant tout de dénoncer une choquante capture. Difficile d’imaginer plus innocent que Jésus et, partant, plus coupables que le traître et les brutes qui se saisissent de leurs victimes. Le néfaste l’emporte donc car la peinture de l’arrestation du Christ disqualifie totalement une justice terrestre malfaisante. Cette figuration claire d’une tyrannie entravant l’Agneau constitue ici une autre face de l’arrestation et une référence au mal qu’elle entraîne : elle voit se dresser contre elle la croyance des Chrétiens et ce rejet nourrissait les préventions médiévales qui s’en méfiaient.
3L’arrestation est tel un Janus – parfois protecteur, parfois attentatoire – dont Marie Houllemare poursuit l’étude au début de l’époque moderne. Les récits circonstanciés des lettres de rémission consenties aux sergents soulignent le péril qu’il y a à conduire une telle charge. Les motifs de la rémission, en creux, régulent également leur activité en ce qu’ils offrent des modèles de bon comportement susceptible d’atteindre les faveurs de la grâce royale. La capture des hommes constitue toujours un fait de grande gravité et les archives du Parlement le soulignent lorsque les plaidoiries appuient sur la destruction inacceptable de l’honneur du capturé, souvent aux yeux de tous. À l’inverse des récits des rémissions, ce sont les abus néfastes des sergents qui sont ici dénoncés. Entre déshonneur et protection, l’arrestation moderne se fait, elle aussi, très hésitante, si bien qu’une coercition que l’on puisse considérer comme simplement acceptable – ou juste tolérable pour les justiciables et leurs encadrements judiciaires – peine à émerger des représentations modernes. Ces captures judiciaires aux conséquences antinomiques révèlent donc une mise sous tension extrême : l’on comprend alors que des justiciables avisés préfèrent se livrer eux-mêmes que d’avoir à subir le risque de l’humiliation, parfois plus dommageable que la faute qui leur est reprochée.
4Il est aussi des suspects qui ne suscitent aucune sympathie et contre lesquels tous les moyens paraissent envisageables pour leurs contemporains. Lorsque l’on combat le monstre, s’agit-il encore d’arrestation ? En 1874, c’est un pays entier qui attendait avec impatience la prise d’un terrible assassin qu’il convenait d’éliminer. Jean-Claude Farcy suit ici la traque, battue, ou chasse à l’homme qui a lieu en Eure-et-Loir et qui vise l’assassin Louis Sylvain Poirier. Il hantait le bocage où il se dissimulait et, malgré l’importance de la troupe mobilisée, il faut se résoudre à utiliser la masse des gens du pays pour permettre l’interpellation finale. Le succès final de l’opération s’accompagne cependant rapidement d’un malaise : il faut dans un premier temps empêcher le lynchage par la foule, puis expliquer la présence de cette même foule vindicative auprès de la presse et de la hiérarchie. Qui a véritablement arrêté Poirier ? Les forces de police judiciaire n’y seraient peut-être pas parvenues seules. Dès lors, c’est la question du monopole institutionnel de l’arrestation qui est en jeu dans le récit. Les discours altèrent les mots et les contextes afin d’occulter au mieux cette participation populaire qui contredit l’efficacité des corps constitués de police judiciaire. L’uniforme est donc mis en avant et le temps est écrasé pour faire de cette battue une arrestation et, donc, un acte de procédure. Pourtant, c’était bien la mort de Poirier qui était attendue de la mobilisation populaire : face au monstre, le mot « arrestation » s’effondre vite. Poirier s’était soumis et avait immédiatement avoué par peur de la foule qui vociférait au-dehors. Sa mort judiciaire paraissait désormais certaine. Sans quoi « chasse à l’homme » et « assaut » se seraient-ils imposés ?
5Nul doute que chaque époque et chaque région fabriquent leurs propres figures, certaines sont vite oubliées, d’autres sont conservées dans la mémoire collective. Vingt ans après l’affaire Poirier, Laurent Lopez suit les traces du vampire du Bois-du-Chêne. La traque du tueur d’une jeune femme se poursuit pendant deux ans à la fin du XIXe siècle dans les Côtes-d’Or. Régulièrement de possibles coupables sont désignés par la rumeur ou bien tombent dans les rets des enquêteurs. À tout prix il faut trouver le criminel, l’opinion s’en émeut, les journalistes suivent de près l’affaire. L’arrestation devient un enjeu de sécurité et un scandale public. Pourquoi ne parvient-on pas à repérer l’assassin, à l’interpeller et à le neutraliser derrière les barreaux d’une prison en attendant le procès ? La peur collective tourne à l’affolement. Un premier suspect est appréhendé, mais il faut le relâcher, manifestement ce n’était pas le tueur. Un autre est à son tour arrêté, mais il faut aussi le remettre en liberté. Une véritable battue est organisée. Un des quatre grands de la presse nationale s’empare de l’affaire et lui donne un retentissement sans égal. L’ancien chef de la Sûreté parisienne, à la retraite, se fait reporter et se rend sur place. Reste à arrêter le véritable coupable, mais ne l’est-il pas déjà ? Dans cette affaire, les enjeux électoraux, la concurrence de la presse locale, l’absence d’une police judiciaire spécialisée et mobile, la « jalousie » entre les différents acteurs de l’enquête donnent des figures successives à l’arrestation jusqu’au rebondissement final, véritable coup de théâtre.
6Plus tardivement, sur une autre scène, l’arrestation de Violette Nozière que chanteront les surréalistes fait l’effet d’une bombe dans la France de 1933. Anne-Emmanuelle Demartini restitue la figure de la parricide et celle du détective amateur. Car la fuite de la jeune femme, son signalement, sa recherche et son arrestation donnent à l’affaire tout son sens à la fin du mois d’août 1933. En effet, cette dernière a très vite occupé une place centrale auprès de l’opinion publique puis dans la mémoire collective. Chacun a retenu l’horreur du crime, les circonstances de la mort du père, les accusations de la fille et bien d’autres aspects encore. Mais sa « capture », qui a pourtant frappé les esprits sur le moment, a ensuite été effacée par les péripéties du fait divers et le scandale de l’affaire. Ici, il devient possible de restituer le récit même de l’arrestation, par deux inspecteurs et par des journalistes, de suivre le limier improvisé et de s’interroger sur le rôle de la police et les effets de cet épisode, bref mais inaugural. Les conditions de l’arrestation de Violette Nozière permettent mieux que d’autres d’assister à l’irruption, et aux transformations, de la figure d’une fugitive, à la croisée de l’enquête de police, de la construction médiatique et de son appropriation par le lectorat.
7Les pages qui suivent ne proposent pas une galerie de portraits mais offrent un ensemble de réflexions autour de figures singulières, de leur place et de leur postérité. Elles éprouvent des cadres judiciaires bien établis et déploient des lexiques changeants car l’arrestation – cette violence initiale de la poursuite criminelle – a des conséquences antinomiques sur les récits qui s’ouvrent ici.
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