Introduction. Oscillations : le métissage et les sciences sociales
p. 13-30
Texte intégral
1Le 3 juin 2010, une douzaine de chercheurs est venue à l’université Paris 13 lors d’une journée d’étude partager leurs connaissances sur le « métissage1 ». Il s’agissait de favoriser un échange entre plusieurs disciplines autour d’une notion qui paraissait relativement consensuelle et en même temps, comme le rappelait fréquemment l’actualité, lourde d’enjeux en ce début du XXIe siècle. De l’historiographie du sujet et des discussions s’était toutefois rapidement imposé un constat : l’inflation et la diversité des usages du mot « métissage » dans le langage politique et médiatique d’une part, et les incertitudes méthodologiques que le terme suscite constamment en sciences sociales de l’autre. À cette étape, s’imposait l’exigence de clarifier la notion et de fournir un effort supplémentaire pour contextualiser les démarches et les problèmes.
2Apporter une pierre à l’édifice de la pensée des métissages était dès lors apparu comme une nécessité. Une nécessité au sens logique du terme, comme l’enchaînement nécessaire d’un effet par rapport à sa cause. L’existence de réalités, de pratiques parfois qualifiées de métisses induit, nécessairement, des questionnements sur leurs modalités. En tant que chercheurs, nous ne pouvions nous soustraire aux questionnements que soumet l’existence même de ces formes d’interaction qualifiées de métisses. Mais la nécessité est aussi une condition, un moyen, rendant seuls possible une fin. Penser les métissages apparaissait alors une nécessité épistémologique à l’heure d’une paradoxale intensification des échanges, induisant un accroissement des interdépendances, et de crispation des identités, incitant au renforcement des affirmations. En tant que citoyens, nous ne pouvions nous soustraire à la discussion de ce terme rendu flou par un usage abusif ou par les difficultés récurrentes de spécifications.
3Aussi fallait-il repenser le concept, discuter les thèmes qu’il véhicule plus ou moins malgré lui, et réfléchir enfin à quelles conditions il était possible – s’il était possible – d’en faire un concept opératoire en sciences humaines et sociales. Dans cet objectif a été organisé l’année suivante, toujours à l’université Paris 13, un vaste colloque international les 21-23 septembre 2011. Il répondait à des choix précis qui demeurent ceux du présent ouvrage, fruit de cette expérience commune. Celui, d’abord de l’inter-et de la transdisciplinarité. Au-delà des appels convenus que peuvent recouvrir ces termes, il s’agissait de convoquer plusieurs disciplines scientifiques pour cerner les écarts dans les manières de faire et suggérer des tensions, des croisements, et à partir de là, peut-être, de nouvelles définitions ou interrogations. Le second était celui du comparatisme, porté à une vaste échelle spatio-temporelle. Loin d’un découpage du monde en aires ou en périodes schématiques, l’idée était davantage de mettre en connexion des expériences et des terrains précis et variés pour s’interroger sur le poids des contextes socio-culturels, questionner la pertinence de certains rapprochements, ou mieux étudier, suivant une gradation plus contrôlée, les différents types d’échanges et de rapports de force ainsi observés – ce, avant de définir a priori les contours de la notion.
4Ont été réunis pour cela des chercheurs venus de la géographie, de l’histoire, de l’anthropologie, de la littérature, de la philosophie, de la psychologie, de la linguistique, ou de la science politique, spécialistes de terrains ou d’objet hétérogènes qui allaient de l’Antiquité égyptienne au Japon contemporain, en passant par l’Amérique latine des Temps dits « modernes ». Tous ont accepté la règle du jeu : mettre en œuvre, par des approches pratiques et contextualisées, attachées aux expériences et aux vécus, de l’Antiquité à nos jours, en Europe et dans le monde, la démarche qui permette d’éclairer les potentialités et les limites d’un « métissage » qui apparaissait tantôt comme une réalité, tantôt comme une notion, tantôt comme une idée, voire comme une métaphore.
5L’examen de quatre « rivages », qu’ils soient discipline, période ou zone géographique, permet d’illustrer cette démarche. Au lieu de partir d’une formulation académique de la notion, qui par ailleurs a fait l’objet d’abondants commentaires, partir d’usages qui en ont été faits en des temps et des lieux éloignés, permet d’épouser une pensée métisse, au sens de François Laplantine : une oscillation entre une pluralité de manières d’écrire ou de dire, une vibration de l’autre en soi qui est une source d’intranquillité, d’ouverture et de pensées critiques – sans être piétinement. Les flux et reflux entre ces expériences, les reformulations qui en ont été faites et ne sont pas des répétitions, mais des avancées, permettent ainsi, par légers glissements, d’entrer dans la question qui nous a occupés et dans la manière dont elle a été traitée.
Les rivages de la Géographie
6Le terme de métissage n’apparaît que très peu comme objet de recherches en géographie. On évoque davantage une géographie métisse qu’une géographie du ou des métissages dont l’expression même est quasi inexistante.
7Il est ainsi question de « géographie métisse » au Canada où, en étudiant la territorialité des Métis du Nord-Ouest canadien au XIXe siècle, Jean Morisset2 ou encore Étienne Rivard3 se sont attelés à mieux comprendre le fonctionnement de la géographie métisse et de l’identité qui en découle. Ce travail de recherche expose des « indices territoriaux » marqués par l’élément considéré comme le plus caractéristique de la géographie métisse : « la condition d’entre-deux ou la dualité socioculturelle ; en produisant un agencement particulier à partir d’éléments empruntés à chacune des cultures d’origine (autochtone et euro-canadienne), la condition d’entre-deux se trouve paradoxalement à définir l’unicité de l’identité métisse4 ». Déchiffrer les indices territoriaux permettrait donc d’accéder à une identité métisse, ici l’identité d’une population qualifiée de métisse.
8Du côté des espaces caribéens, des aires créoles, le champ lexical se tourne vers les références identitaires, les circulations, l’entre-deux, le « ici » et le « là-bas », les trajections et trajectoires. Les logiques de créolisation, d’hybridation sont notamment étudiées par la géographe-anthropologue Christine Chivallon5. La géographie y renaît en « géopoétique », comme pour Daniel Maximin, auteur d’une belle Géopoétique de la Caraïbe6, qui part du constat que « la Caraïbe oppose aux politiques de l’espace une poétique de l’espace. Un espace où les dynamiques entre rêves et réalités, entre espoirs et désespoirs, entre centre et périphérie, sont toujours à l’œuvre sans qu’il y ait désignation d’un territoire précis pour le rêve et la jouissance ou d’un autre pour le malheur et le désespoir7 ».
9Établir des géographies métisses consisterait à chercher les indices territoriaux des identités métisses, ce qui pose la question des différents niveaux de lecture spatiale du processus de métissage : à quelle échelle doit-on chercher ces indices ? À l’échelle des archipels construits de métissages ? À l’échelle de nations métisses ? À l’échelle du quartier comme dans l’urbanité métisse des travaux de Virginie Baby Colin8, étudiée à partir de quartiers de Caracas et La Paz ? Cette notion d’urbanité métisse se retrouve dans l’étude des formes architecturales et urbaines comme celles portant sur les notions « d’hybridation et de créolisation architecturale dans la situation de colonisation9 ». Les notions de ségrégation, de marginalité, d’accès à la ville sont connexes à cette entrée urbaine.
10Le qualificatif de métisse se trouve surtout au sujet des espaces urbains, puisque « la ville est un espace métis en tant que carrefour d’échanges et de rencontres10 ». Mais, de façon générale, il semble que les espaces soient plus hybrides que métissés. Cette formule s’applique aux espaces mêlés de ville et de campagne qui apparaissent comme des « espaces intermédiaires, forme hybride : ville en campagne, campagne en ville11 ? ». Un colloque a ainsi eu lieu à Grenoble en mars 2012 sur le thème « Hybride, hybridation, hybridité. Les territoires et les organisations à l’épreuve de l’hybridation » (Troisièmes rencontres scientifiques internationales, « Territoire, territorialisation, territorialité »)12. Partant du constat d’un individu qui devient « polytopique », l’enjeu était de saisir les nouveaux espaces qu’il produit, définissant de « nouvelles hétérotopies » et faisant émerger des « hybrides territoriaux » autour de politiques publiques interterritoriales et de coproduction d’espaces inédites.
11Peut-être cette hybridation territoriale flatte-t-elle l’hybris des producteurs d’espaces mais le concept même d’espaces métis, qui pourraient faire l’objet de géographies métisses, fait question. Si « le métissage invite ainsi à distinguer une spatialité spécifique qui sera approchée en contrastant les notions d’hétérotopie et de tiers-espace » (A. Nouss), les géographes ne se sont que peu emparés de l’étude de cette spatialité inédite. Ainsi Cristina D’Alessandro-Scarpari, dans Géographes en brousse : un métissage spatial entre discours et pratiques13 montre comment dans l’Afrique francophone des années 1930, après une première phase de géographie coloniale, émerge une géographie africaniste, inédite et qualifiable de géographie métisse.
12Du côté des études anglo-saxonnes, s’il existe des Ethnic Geographies, qui s’intéressent à la répartition spatiale des ethnies et ses enjeux, on ne trouve pas de géographies des métissages. Pas plus que de Geografia des los mestizajes ou de geografias mestizas du côté hispanophone. Les Cultural studies et les recherches de Stuart Hall ont fait école sur les rapports entre identité et culture14, mais l’espace n’en est pas la dimension majeure.
13Mais si le métissage ne semble pas être un objet très étudié en géographie, peutêtre est-ce parce que le propre de la discipline est la synthèse. Discipline englobante, elle fait pont entre les sciences humaines et physiques, entre les empreintes et les dynamiques, d’où l’idée d’un « métissage ontologique et disciplinaire15 » qui viendrait dé-métisser la lecture des espaces, tant tout espace est métissé.
14« L’histoire d’un ruisseau, même de celui qui naît et se perd dans la mousse est l’histoire de l’infini » : au début de son Histoire d’un ruisseau, le géographe Elisée Reclus mettait lumineusement en exergue la transcendante complexité du monde16. Pas de complexité sans enchevêtrements, intrications, métissages. Et cette complexité est inévitable dans les eaux comme dans les hommes nous dit encore Elisée Reclus. « Le fait est que, dans le torrent circulatoire de l’humanité, mêlant les tribus de remous en remous comme les eaux d’un fleuve, la « miscégénation », c’est-à-dire le mélange des races, s’est opérée d’un bout du monde à l’autre. […] En fait, tous les hommes sont de races mêlées ; même les types les plus opposés, le noir et le blanc, se sont unis depuis des siècles en composés ethniques nouveaux, ayant gardé plus ou moins fidèlement les caractères distinctifs qui en font des individualités collectives, méritant un nom spécial. De génération en génération, le mélange des races s’accomplit très diversement : ici, d’une manière insensible, pendant la paix ; là, brusquement, avec violence, pendant la guerre ; mais toujours l’œuvre se poursuit17 ».
15De la même façon que nous n’avons pas le regard assez vaste pour englober le circuit infini de la goutte d’eau, nous ne pouvons saisir celui du « torrent circulatoire de l’humanité » mais c’est là l’enjeu même de la géographie : amplifier le regard sur la Terre et en saisir les infinis nuances métisses.
Les rivages de l’Antiquité
16 Penser les métissages est un défique doivent eux aussi relever les historiens de l’Antiquité. Le terme n’existe pas dans l’Antiquité et n’est apparu que depuis peu dans la bibliographie et les analyses de façon opératoire ou sur un mode plus distancié18. Ce qui ne signifie évidemment pas l’absence de mélanges, rencontres, confrontations, synthèses, biologiques ou culturelles impensable dans des espaces aussi étendus, à la période hellénistique, que la partie orientale du bassin méditerranéen, puis que celui-ci dans son ensemble, sous la pax Romana, de l’Écosse aux chutes du Nil, du sud du Maroc à la Crimée ou à l’Inde : avec pour seules entraves les conditions techniques et les modalités pratiques et administratives de l’époque, pendant plus de deux siècles et demi, ont pu circuler hommes, marchandises, idées, technologies et dévotions. Sans doute peut-on parler ici d’une première forme de « mondialisation » culturelle, différente de celle que nous connaissons aujourd’hui en raison de l’importance du facteur temps dans les rencontres, les transferts et les échanges, mais attestée par l’utilisation du mot οἰκουμένη « la terre habitée », objectif des empires et sujet de réflexion pour les philosophes.
17Ce qui ne signifie pas non plus la méconnaissance par les Anciens de l’existence de mélanges dans le monde animal, végétal ou minéral tant naturels qu’effectués par l’intervention humaine, comme l’expriment dans l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien les occurrences des mots miscere, mixtus, mixtura.
18Ce sont du reste ces termes qui par l’intermédiaire du bas-latin mixticius aux IV-Ve siècles sont directement à l’origine dès le Moyen Âge tant du français mestis ou mestif employé dans un champ lexical très large : fer métis, laine métisse, œillet métis, et même avec le sens moral de neutre, ambigu, partagé, par exemple chez Montaigne, que de l’espagnol mestizo ou du portugais mestiço, dont métissage et métisser sont des dérivés récents.
19Tout en reconnaissant l’absence de racisme au sens actuel du terme, puisque pour les Anciens, les différences de couleur de peau s’expliquent par des accidents géographiques ou naturels19, l’historiographie de l’Antiquité classique a toujours privilégié une identité grecque puis romaine. Dans le cas du monde grec, la philosophie politique développait l’idéal de la pureté, de l’intégrité de la cité classique (autochtonie) : pour être bien ensemble, il faut être tous pareils, ce qui est allé jusqu’à justifier l’endogamie des aristocraties ou des dynasties, parallèlement à la mise à l’écart des étrangers (métèques à Athènes) et des esclaves. Quant à l’histoire romaine, elle en est de fait restée à la conception de Tite-Live selon laquelle les mélanges de races sont cause de dégénérescence20 et expliquent la suprématie du peuple romain, d’où le concept de romanisation qui induit des transferts culturels univoques, du centre vers la périphérie21. Il faut attendre dans le premier cas le livre, très controversé lors de sa parution, de Martin Bernal, Black Athena, 198722, pour rappeler les racines afro-asiatiques de la Grèce antique. Quant aux origines de Rome, elles sont davantage aujourd’hui revisitées à la lecture de l’historien grec Denys d’Halicarnasse23, qui présente la Rome des premiers siècles comme une ville ouverte accueillant en son sein tous les étrangers sans tenir aucun compte de leur passé : Florence Dupont donne à son dernier livre Rome, la ville sans origine comme sous-titre la question « L’Énéide : un grand récit du métissage24 ? »
20Ce qui est certain, c’est que les époques hellénistique puis romaine ont connu de nouvelles pratiques qui ne leur ont pas souvent survécu : les petites minorités de soldats et d’administrateurs non seulement ne pouvaient s’exclure des populations soumises mais ne réussissaient à les gouverner qu’au prix d’une grande adaptabilité au moins linguistique, devenant ainsi, notamment en raison des transferts rapides et fréquents de ces personnages et de leurs entourages d’une province à l’autre de l’Imperium Romanum, de véritables médiateurs culturels à l’origine de transferts et d’échanges de toutes sortes25.
21D’où la présence, caractéristique de l’Antiquité, d’individus entre deux cultures. Comme tous ces historiens grecs de Rome, de Polybe, l’aristocrate rallié puis déçu, à Cassius Dion, le sénateur romain qui écrit l’histoire de l’empire en grec. En raison du statut particulier de l’hellénisme et du judaïsme dans le monde romain, Paul de Tarse, le saint Paul des chrétiens ou Flavius Josèphe, issu d’une des principales familles sacerdotales du judaïsme, parfaitement hellénisé puisqu’il n’écrit qu’en grec, ayant vécu après la destruction de Jérusalem au moins vingt-cinq ans à Rome dans l’entourage impérial, sont eux à la croisée de trois cultures.
22Acculturation, intégration et assimilation rendent parfois impossible l’identification des ancêtres des populations ou des individus, désignés avec le préfixe μιξ-/μιξο-en grec, qui évoque l’idée de mélange, ou semi – en latin, qui évoque, lui, celle de complémentarité binaire et égalitaire à l’intérieur d’un tout : Nicolas de Damas, Appien, Nonnos de Panopolis sont-ils de lignage syrien, grec, voire égyptien, dans le cas des deux derniers ? Fronton, le maître de rhétorique latine de Marc Aurèle, à qui il écrit cependant parfois en grec, ou Apulée de Madaure, descendent-ils d’émigrés italiens installés en Afrique du Nord ou de riches indigènes africains romanisés ? Transposée dans les empires coloniaux du XIXe et du XXe siècles, la question est inimaginable.
23En oubliant du reste la composante romaine sans doute parce qu’elle leur paraît évidente, tous deux avouent leur métissage, au sens étymologique du terme. Ainsi Apulée écrit-il : « J’ai déclaré… que j’étais demi-numide et demi-gétule (Seminumidam et Semigaetulum). Mais je ne vois pas ce qu’il y a là de plus déshonorant que pour Cyrus l’Ancien d’avoir été de sang mêlé (genere mixto), demimède et demi-perse (Semimedus ac Semipersa)26. » Ce sont deux des plus grands écrivains latins du IIe siècle.
24Est alors nécessaire une approche chronologique et sociologique précise : d’abord il faut rappeler que dans l’Antiquité les humbles sont moins bien connus des chercheurs qu’à d’autres époques, ce qui restreint la possibilité de généralisation des phénomènes observés et fait toujours planer le risque de surinterprétation de cas particuliers. Dans le monde romain, la mise en place du principat augustéen correspond à une période de régulation dans l’octroi de la citoyenneté romaine et donc dans la vitesse d’assimilation et d’intégration des indigènes dans l’empire. À l’époque des Antonins, Juvénal se fait le porte-parole de la xénophobie des citoyens pauvres de la capitale face à l’enrichissement des affranchis grecs ou orientaux et sa prise de position peut sans doute être rapprochée de la mentalité des « petits blancs » à d’autres époques. Mais au même moment une riche famille d’armateurs de Lepcis Magna, d’origine berbère et de culture punique, accède à l’ordre des chevaliers romains, poursuivant ainsi une ascension sociale et une intégration à la classe dirigeante de l’empire qui devait continuer à la génération suivante par l’entrée dans l’ordre sénatorial et s’achever cinquante ans plus tard par la montée sur le trône de l’un de ses membres, Septime Sévère, premier empereur romain descendant non de colons romains émigrés mais de pérégrins romanisés.
25Sauf peut-être dans le cas, à la charnière de l’Antiquité et du Moyen Âge, de l’empire byzantin, dont les sujets s’appelaient eux-mêmes en grec οἱ ‛Ρωμαῖοι « les Romains », ces exemples donnent souvent davantage le sentiment d’une addition d’éléments correspondant à différentes strates de citoyenneté ou d’identification : locale, alexandrine, romaine, religieuse que d’une fusion ou d’une synthèse qui serait le creuset d’une nouvelle identité, même si l’on pouvait parfois déboucher sur de véritables cas de plurilinguisme ou de multiculturalité. Peut-on dès lors utiliser le concept de métissage ? Quel sens lui donner ? Il y a là en tout cas toute une série de phénomènes historiques assez différents de ce qui a pu se produire à d’autres époques, qui justifient d’associer l’Antiquité à cette analyse en permettant d’ajouter une grande profondeur chronologique à l’interrogation commune.
Les rivages de l’Amérique latine contemporaine
26À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Amérique latine, et plus particulièrement le Brésil, s’est affichée comme un laboratoire pour comprendre « la bonne relation entre les races » face au conflit qui a déchiré les pays européens. En 1951, l’Unesco a lancé un projet de recherche mené par Alfred Métraux et impliquant d’autres chercheurs tels que Roger Bastide, Charles Wagley, Thales De Azevedo, entre autres, afin de comprendre comment le Brésil se constituait en tant que cas particulier de « tolérance raciale » et dans quelle mesure l’expérience brésilienne pouvait devenir un modèle pour le monde27. Les résultats de l’enquête se sont pourtant avérés très différents de ce qui avait été prévu. Les études ont démontré aussi bien la présence des inégalités raciales que celle de plusieurs stratégies de racisme au sein de la société brésilienne28. Elles ont donné naissance, par la suite, à l’école dite « de São Paulo » des théories raciales, dont la production dénonce le racisme brésilien dans ses différentes formes et refuse l’idée d’un métissage apaisant et doux, identifié comme faisant partie d’un mythe d’origine de l’identité nationale au Brésil29.
27L’exemple témoigne de l’importance du sujet dans le contexte de l’après-guerre et des multiples connotations, à usage politique, du métissage. En Europe, si les premières études approfondies sur le métissage portent sur l’Afrique sub-saharienne ou sur les Antilles françaises30, la place de l’Amérique latine est rapidement privilégiée. L’idée de l’Amérique latine comme un « laboratoire du métissage » existe cependant aussi depuis longtemps et a été reconfigurée selon les contextes et périodes, allant du concept des hybridations culturelles31 – notons que l’hybridation est le terme choisi en particulier dans les mondes anglo-saxons – aux discours nationaux visant à neutraliser les possibles conflits ethniques ou raciaux à travers l’intégration de l’autre32. La carte historiographique des usages du métissage dans l’espace de l’Amérique latine révèle au moins cinq idées ou questions fréquemment posées, organisées dans un ordre non chronologique et rassemblant parfois des chercheurs de différentes écoles.
28La première idée est celle du métissage comme un produit de l’altérité. La rencontre avec l’autre était au cœur de l’approche de Tzvetan Todorov, qui interprète la découverte des Amériques comme le réveil des altérités et d’une nouvelle forme de communication entre les cultures33. François Laplantine et Alexis Nouss suggèrent que l’altérité, présente à différents niveaux sur la scène de la culture occidentale, est une forme de modification du sujet. En analysant les terrains latino-américains et plus précisément brésiliens34, ils constatent la juxtaposition d’altérités tant au niveau de la constitution du sujet métis que sur la naissance de nouvelles formes culturelles, comme le spiritisme. Ils évoquent en outre le métissage comme alternative ou alternation (la métaphore de l’oscillation, être une chose ou bien l’autre à la fois), mais loin d’être toujours valorisée35. Des formes d’alternance sont également analysées par différentes études sur les trajectoires individuelles des sujets métis du Nouveau Monde dans la longue durée : dans ces perspectives, on constate souvent que les acteurs n’hésitent pas à utiliser celle de leurs identités qui convient le mieux à une situation donnée.
29En opposition à l’expérience de l’Amérique du Nord, le phénomène latino-américain se définit par exemple par la notion de « compétence métisse36 ». La « race », mot utilisé comme une construction subjective et sociale – d’ailleurs présente dans les discours des acteurs eux-mêmes – est plutôt vécue, visible physiquement et appuyée sur la condition sociale et elle ne se définit pas par la présence d’une « goutte de sang », comme dans l’Amérique anglo-saxonne. Le Métis latino-américain est souvent en mesure d’utiliser les codes de l’une ou l’autre « culture » en conformité avec la situation vécue ou les interactions sociales. Les enjeux de pouvoir et de domination sont toujours présents, mais peuvent, parfois, être atténués selon les intérêts des uns ou des autres, y compris pour cacher le racisme dans ces sociétés.
30La deuxième idée est liée aux mécanismes des processus de colonisation : Carmen Bernand et Serge Gruzinski démontrent ainsi comment l’histoire du Nouveau Monde est celle des métissages culturels et humains37. Les nouvelles sociétés du sous-continent ibéro-américain étaient confrontées à la présence des Métis, nés des relations licites ou non, marqués souvent par les préjugés ou victimes des règlements restreignant leurs droits. Si le métissage a des implications politiques de toutes natures, la question proprement culturelle est plus précisément traitée par Serge Gruzinski, qui analyse les productions iconographiques et matérielles des sociétés en ce qu’elles expriment de l’émergence d’une nouvelle pensée métisse38. L’auteur propose de considérer le « mélange » – un des termes employés – comme un moyen de surmonter les catégories préétablies dans un monde où la globalisation est déjà en cours depuis des centaines d’années39.
31La troisième question est celle des médiations, ce qui comprend le rôle des acteurs métis – se trouvant au milieu et concrétisant le passage entre deux ou plusieurs univers – mais aussi les modifications rencontrées par les sociétés grâce à l’action des personnes qui se déplacent. On pense ici à la figure des passeurs – tels que les éditeurs, les intellectuels, les artistes, les diplomates, les immigrants, les voyageurs – mais aussi à la notion des transferts culturels. En ce sens, une série d’études de chercheurs latino-américanistes ont permis de penser à un espace commun de l’Euro-Amérique, ce qui voulait non seulement dire qu’on inscrivait définitivement l’Amérique latine dans l’Occident, mais qu’on pouvait aussi rompre avec le paradigme de l’influence40.
32Une quatrième idée du métissage à partir de l’observation du Nouveau Monde sous-entend, bien qu’assez différemment, une notion générique de fusion ou de création d’une nouvelle culture comportant des éléments d’une culture étrangère. C’est le cas de la pensée de Roger Bastide, qui propose les notions de « syncrétisme en mosaïque », « fusion culturelle » ou « ré-interprétation41 ». Il aborde des espaces métissés où la culture africaine a laissé ses empreintes, nous permettant de penser à des aires communes, comme les religions afro-brésiliennes ou les Amériques noires. Partant de la notion de miscégénation, Gilberto Freyre, auteur de Casa Grande e Senzala (traduit en français Maîtres et Esclaves), propose quant à lui de penser l’identité brésilienne comme une synthèse d’extrêmes opposés et de mettre en valeur les rapports non-violents entre les races qui ont caractérisé l’Amérique lusophone42. La plupart des travaux de ces deux auteurs date des années 1930 à 1970, mais leurs idées sur le métissage ont une vie beaucoup plus longue, comme en témoigne le concept de « démocratie raciale ».
33La cinquième et dernière idée-problème se fonde sur la mise en question du métissage et de son refus. On peut y inclure la critique du métissage en elle-même et évoquer les penseurs du XIXe et du début du XXe siècle, comme le comte de Gobineau, pour qui le Métis serait un type dégénéré43. Il est également possible de songer, ici, à des travaux très différents qui dénoncent les dangers des lectures trop positives du métissage. Le « mythe de la démocratie raciale » éclipserait ainsi les violences et les rapports inégaux entre les diverses appartenances culturelles et raciales. Penser la société comme étant métissée impliquerait alors le risque d’oublier que les Noirs occupent depuis toujours la place la plus défavorisée des sociétés latino-américaines et que les Indiens se trouvent confrontés à un processus de disparition physique et culturelle44. Un troisième courant dans le cadre des pensées critiques sont les études qui dénoncent la création de nouveaux paradigmes, voire des mythes pour remplacer la notion de métissage : dans une certaine mesure, la nouvelle visibilité donnée aux communautés minoritaires serait un des piliers du multiculturalisme essentialiste. Le multiculturalisme, qui s’oppose à l’idée de métissage, serait ainsi l’application de la pensée néolibérale dans ces pays latino-américains et ne donnerait pas plus de réponses à la société que l’usage fait de l’idéologie de l’égalité raciale dans les contextes des dictatures ou des États centralisateurs du XXe siècle45.
34Autant de questions qui montrent que ce laboratoire du Nouveau Monde est pour sa part un terrain tout particulier pour penser les métissages. Des études sur l’Amérique latine ou effectuées par des auteurs du sous-continent il ressort que, telle la figure de l’anthropophagie élaborée par les modernistes brésiliens à partir du cannibalisme des Indiens précolombiens (selon laquelle dévorer l’autre correspond aussi à l’incorporer ou à l’intégrer46), le métissage peut et doit être pensé comme un processus, une façon de comprendre le monde et une pratique qui produit quelque chose de nouveau, mais qui se place, lui aussi, dans un complexe système de pouvoirs.
Les rivages des « Temps modernes » : un glissement des perspectives ?
35Ces parcours amènent à s’interroger sur ce qui paraît le plus proche au lecteur français, « les temps modernes » européens, et viennent jeter le doute sur les tranquilles certitudes qui s’y sont construites, même quant à l’originalité d’une « civilisation » européenne. Notons que le lien avec les autres rivages est évidemment fort, particulièrement le précédent : tôt, ces travaux sur les espaces coloniaux ont abordé cette question, en interrogeant le système de valeur sous-jacent et sa relation à une « métropole » supposée cohérente. Ces recherches sont restées un temps moins visibles, jusqu’à ce qu’un renversement plus récent de perspective fasse de ces lieux des laboratoires d’observation de la « postmodernité », Europe comprise47. Le métissage, alors, s’impose dans une anthropologie historique du proche que les chercheurs savent désormais mieux manier. Mais l’analyse reste souvent délicate, tant résistent les impensés.
36Un exemple, ancien mais révélateur, peut illustrer cette difficulté. En 1950, en France, Lucien Febvre et son assistant François Crouzet s’attèlent, suivant une commande de l’Unesco, à écrire un manuel d’histoire de la civilisation française qui démontrerait une « histoire de France dans un esprit internationaliste » ou « le sens d’une épistémologie de l’histoire dans les rencontres, les interactions ou interconnexions, les métissages, les interdépendances plutôt que dans les événements et les violences ». Le travail se partageait en trois parties : la première sur les emprunts étrangers en France, la deuxième sur la place de la France dans l’histoire européenne et la troisième, intitulée « Ce que la France a donné », sur les contributions de la culture française pour le monde. Oublié, ce manuel a été découvert récemment et publié en 2012 par les historiens Denis Crouzet et Élisabeth Crouzet-Pavan. Selon eux, l’ouvrage « en théorisant le caractère pacifiste du métissage et de l’interdépendance des hommes et de cultures […] nous enseigne que des impératifs de combat demeurent aujourd’hui. De la sorte, il peut nous éveiller nous-mêmes face aux enjeux et aux périls du présent48 ». Mais, reconnaissent-ils également, cette lecture recèle en même temps des failles. Peut-être mettait-elle notamment trop en valeur la culture française, une des causes du refus de l’Unesco. Il n’y a donc rien d’évident ni de facile à cette ambition, même pour ces grands Maîtres, ce qui suppose un effort supplémentaire de réflexivité et de décentrement du regard.
37Peut-être que de cet espace-temps là, qui est également le lieu d’où l’on parle ici, le mot « métissage » révèle-t-il tout particulièrement la difficulté à laquelle nous avons été confrontée. On peut la préciser : il est ce mot qui éveille a priori une certaine sympathie. Mélange, croisement : le terme est bien aujourd’hui – rappelons que le fait est récent – chargé d’une tonalité positive. Mais en même temps, il paraît suspect, peut-être à cause de cette sympathie spontanée justement, de son côté « fourre-tout ». Sans compter qu’il donne l’impression de laisser ouvertes, par contraste, les analyses sur la « pureté » des origines. Deux réflexions permettent d’affiner la compréhension du problème.
38La première est celle de Natalie Zemon Davis, historienne américaine de grand renom, qui a beaucoup travaillé sur l’historicité des identités et des statuts à l’époque moderne. Dans sa conférence Marc Bloch de 1995 consacrée au « métissage » (« Métissage culturel et méditation historique49 »), elle dit, après avoir évoqué des parcours individuels des XVIe et XVIIIe siècles associant l’Afrique du Nord à la péninsule italienne ou le Portugal au Surinam : « j’utilise le terme de métissage tout en reconnaissant que ce mot, et avec lui celui d’hybridité, trouvent leur source et continuent de fonctionner dans un monde dominé par une pensée raciste. Mais mon point de vue, comme celui de Marc Bloch, est que cette « ethnicité » est faite de mémoire, d’histoire, de langage, de coutumes, de systèmes de mariages, qu’elle est multiple, et qu’elle est vouée à un changement constant ». Puis, évoquant les effets d’une approche centrée sur les métissages : « Là où les métissages encouragent l’indépendance, favorisent une vision stéréoscopique du monde et rendent sensibles les multiples fibres dont une culture se tisse, il est vrai aussi qu’ils peuvent faire un modèle – pour les manières de connaître comme pour les choix de l’action. Les métissages nous éloignent des autels impurs du nationalisme et des races, ils nous pressent de penser par-delà les frontières, ils nous rappellent le métis qui est en nous-mêmes. » Pour elle, porter l’attention sur les métissages, malgré les défauts du mot, autorise un décentrement nécessaire du regard du chercheur, puis de son lecteur, sur un monde dont l’authenticité des cultures est plus proclamée – et c’est à analyser – que réelle.
39La deuxième réflexion est celle d’un anthropologue français qui a beaucoup travaillé sur le métissage, Jean-Loup Amselle. L’auteur du célèbre « logiques métisses » a, ces dernières années, définitivement renoncé au terme pour lui préférer celui de « branchement50 ». Les introductions toutes récentes de la réédition des Logiques métisses sont pour nous sans doute les plus intéressantes. Le propos est le suivant : le problème de la notion, en premier lieu, est qu’elle tire son origine de la biologie, et qu’elle n’existe qu’en rapport avec l’idée de « pureté ». Il faut deux éléments purs pour produire un métissage. Aussi, le mot lui semble-t-il affaibli par cette « tache originelle ».
40L’utiliser en sciences sociales ou dans le débat politique recèle alors deux pièges. Le premier est qu’à partir du moment où l’on évoque un « métissage » de sang, de savoirs, de cultures, etc., on « chosifie » de fait les éléments qui vont être mélangés : en pensant être sensible au croisement, on pense implicitement la pureté. Le second est plus politique. Le métissage, note l’anthropologue, est très en vogue aujourd’hui dans les pays occidentaux : mais il s’agit aussi d’une attitude de « dominant », qui savent qu’ils sont gagnants au terme de l’échange. Les populations dominées, qu’elles aient été exterminées (Indiens d’Amérique), colonisées ou autres, n’ont comme recours face à cet écrasement que de pouvoir revendiquer l’« authenticité » de leur culture. Cela est une construction certes, mais aux enjeux politiques et affectifs évidents, et que les a priori sur les bienfaits du métissage risquent de rendre invisible, ou de n’offrir que le regard méprisant et condescendant de « ceux qui savent ».
Interculturalité, métissage… ou confronter l’hétérogène, le pouvoir et l’inachevé
41Ces deux remarques, jointes aux précédentes analyses, posent la problématique de cet ouvrage : le métissage est une notion foisonnante et piégée qui cherche à rendre compte d’une réalité riche et mouvante. Comme on le verra, d’autres notions sont employées, comme celle d’interculturalité. Celle-ci évoque davantage le mélange, la krasis, quand le métissage pose la question de la fusion des éléments, encore que ses usages, on l’a vu, soient fort divers. Il convient de constater que, quels que soient le mot et l’outil conceptuel retenus, la question demeure : comment saisir et comprendre les contacts, croisements, mélanges, recompositions, entre cultures, savoirs, populations ? Il faut certes intégrer un certain nombre de points : ils sont redéfinis par les acteurs en même temps qu’ils opèrent, suivant leur système d’appréhension ; ils masquent les rapports de force et produisent des échanges autant que des frontières ; le fruit de ces « mélanges » n’est jamais fixé. Ces processus, dont les formes et enjeux paraissent parfois infinis, mettent en tout cas en cause le propre regard du chercheur, et constituent bien un défimajeur pour ceux qui entendent faire œuvre de connaissance sur les sociétés humaines.
42Mais pourquoi avoir conservé au final la notion ancienne et ambivalente de « métissage » ? L’argument sur la pureté implicite des éléments de départ, l’un des plus forts, peut être résolu : on peut très bien imaginer que toutes les formations sociales naissent de croisements et d’échanges, mais aussi qu’à certain moment elles se stabilisent, réinventent et consolident une « identité », parfois par exclusion. La rencontre plus ou moins frontale avec d’autres sociétés, quelle que soit la nature de la distance (géographique, culturelle, sociale, perceptive etc.) peut ensuite produire des « mélanges », eux-mêmes immédiatement redéfinis : il y a alors bien métissage de différences qui ne sont pas des données « pures », sauf (peut-être) dans l’esprit et la pratique de ceux qui la vivent. L’idée est ainsi, suivant le mot de Jean Benoist, de « déréaliser » le mot « métissage », c’est-à-dire de lui ôter les autres messages qu’il véhicule par devers lui, parmi lesquels ce thème de la pureté51.
43Ceci posé, pourquoi ne pas utiliser un autre concept, d’autant que pour la traduction anglaise du titre du colloque, nous avons dû adjoindre le terme de cross-hybridation ? La raison en est que tous les autres mots, tout aussi intéressants (acculturation, hybridation, créolisation, branchements), qu’ils soient empruntés à la biologie, la linguistique, la physique ou encore à l’informatique, ont les mêmes défauts : d’une part le processus est soit implicitement pensé comme positif, soit est trop unilatéral ; d’autre part, le choix d’une métaphore masque par définition la complexité des situations dont elle prétend rendre compte.
44Aucun mot ou outil, au fond, n’est parfait comme le rappelle ici Peter Burke dans son chapitre. Dans ce cadre, la notion de « métissage » avait précisément les avantages de ses défauts : parce qu’il est ancien et parce qu’il a été autant critiqué, le terme interdit – ou devrait interdire – un usage trop confiant. Il est même possible de jouer avec ses faiblesses, comme le propose Jean-Luc Bonniol dans sa préface, sans perdre de vue le poids des asymétries socio-politiques ou des redéfinitions identitaires : cet usage conscient permet alors d’insister aussi sur le caractère bricolé des situations observées, d’évoquer leur dimension potentiellement créative, mais aussi de rappeler que ces métissages peuvent s’insérer dans une histoire de très longue durée, voire, si l’on considère la définition génétique du terme, mettre au jour le « continuum phénotypique » qu’ils contribuent à installer, faisant potentiellement d’eux le liant même des sociétés52. Enfin, son côté fourretout est aussi sa force en ce qu’il couvre des situations très hétérogènes et qu’il peut faciliter la discussion entre périodes et disciplines. Chacune se l’est réapproprié à sa manière, souvent avec ce même flou, mais ce flou est justement aussi un espace-frontière53 : il peut être espace de discussion, pour cette notion transversale qui pose des problèmes, ouvre des champs de recherche et retrouve ainsi des manières de faire parmi les plus fondamentales et les plus délicates des sciences sociales – comme l’exercice de la comparaison entendu au sens large54. Ceci dit, nous irons aussi, chemin faisant, de l’un à l’autre, de l’interculturalité au métissage, jouant de l’energeia et de l’ergon, pour reprendre la terminologie de François Laplantine dans sa lumineuse conférence.
45Le plan de l’ouvrage exprime cette manière d’appréhender la question. Après s’être interrogé sur le concept de métissage selon différentes traditions historiques ou disciplinaires, le lecteur est invité à découvrir trois domaines auxquels celui-ci est associé – le corps, les échanges culturels, le droit et les rapports de pouvoir, tous domaines qui, bien sûr, sont le plus souvent enchevêtrés. Les deux dernières parties permettent ensuite de s’interroger sur les traductions spatiales du métissage, puis de se pencher sur des « cas-limites » qui renouvellent la discussion sur les usages de la catégorie pour rendre compte de la manière dont sont vécues certaines situations de croisements, de (re) définition de soi ou d’imposition identitaires. Pour éviter de fixer a priori un ordre temporel ou un partage spatial, contradictoire avec cette interrogation, les contributions ne sont pas présentées par période chronologique ou aire culturelle, mais regroupées en fonction de la cohérence des questionnements et des échos entre les analyses. Il ya là aussi l’espoir d’une certaine invitation au voyage, dans un jardin à la Borgès où les sentiers bifurquent, où le « proche » de l’un se révèle être « l’exotisme » d’un autre, et inversement. Mais l’idée première de l’ouvrage est surtout de faire entrer le lecteur au cœur d’un processus d’enquête en mouvement. D’où le choix, en dernier lieu, de laisser sensible une certaine oralité de l’échange et de conserver la trace des débats et des discussions dans les « synthèses d’atelier » réunies en fin de volume. Au lecteur, à partir de là, de tisser son parcours, de se faire son opinion sur cette notion, de mieux saisir ses usages et mésusages, voire de construire son protocole d’enquête.
46Non que ce vaste travail collectif reste finalement coi. Des contributions ressort une proposition pour un usage contrôlé du concept, et une exigence commune quant à la combinaison des approches « emic » et « etic », le souci de l’administration de la preuve ou la conscience des enjeux d’un travail scientifique qui résiste à tout essentialisme. Chaque étude apparaît à la fois dense et ouverte à d’autres horizons, fragment d’une opération de connaissance des sociétés humaines nécessairement inachevée, toujours située, mais nécessaire à l’enrichissement des horizons, à la prise de distance à soi et à son constant renouvellement. Les deux textes réunis en conclusion proposent pour leur part des réponses plus précises aux questions méthodologiques et politiques qui nous avaient réunis et à l’issue de ce parcours, affermissent l’invitation, parfois de manière personnelle.
47Traversant plusieurs domaines, la notion de métissage facilite au final la comparaison entre espaces, cultures, périodes ou disciplines, autorisant cette dynamique de dénaturalisation de nos catégories d’entendement les plus ancrées. Comprise ainsi, et saisie avec la prudence qui s’impose, la notion permet bien d’être encore dans un élan, celui, appuyé sur la rigueur des sciences sociales, de s’ouvrir toujours à d’autres rivages.
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Notes de bas de page
1 « Métissage. Concepts, acteurs, pratiques », université Paris 13/Nord, Sorbonne Paris Cité, 3 juin 2010 (interventions de M. Kaplan, M. Molin, M.-F., Baslez, A. Nef, B. Grunberg, E. Sibeud, A. Musset, I. Galvao, Ph. Pelletier, Ph. Chanson, M.-A. Paveau, Th. Ribémont, R. Muchembled).
2 Morisset 1996.
3 Rivard 2002.
4 Rivard 2002, 10.
5 Chivallon 2007.
6 Maximin 2006.
7 Maximin 2006, 108.
8 Baby Colin 2000.
9 Hublin 2005.
10 Laplantine et Nouss 1997.
11 Bonerandi, Landel et Roux 2003.
12 Voir l’adresse du site internet de ces rencontres.
13 D’Alessandro-Scarpari 2005.
14 Hall 2007.
15 Morisset 1996.
16 Reclus 1869.
17 Reclus 1905.
18 Par ex. Bernal 1987, Casevitz 1991, Zadi 1997, Casevitz 2001, Cordier 2005, Traina 2006, Le Roux 2006.
19 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, II, 189.
20 Tite-Live, XXXVII, 18, à propos des Gaulois.
21 Le Roux 2004.
22 Bernal 1987.
23 Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines, I, 9, 4.
24 Dupont 2011.
25 Molin 2011.
26 Apulée, Apologie, 24.
27 Capanema et Fléchet 2009, Fernandes 2007, Maio 2007.
28 Fernandes 2007.
29 Capanema et Fléchet 2009, Schwarcz 2012.
30 Voir par exemple la thèse de Jean Benoist : Benoist 1963.
31 Burke 2009.
32 Boidin 2010.
33 Todorov 1982.
34 Laplantine et Nouss 2001, 54.
35 Laplantine et Nouss 2008.
36 Cunin 2001 ; Cunin 2004.
37 Bernand et Gruzinski 1993.
38 Gruzinski 1999.
39 Gruzinski 2008.
40 Compagnon 2005 ; Benat-Tachot et Gruzinski 2001.
41 Bastide 1995 ; Bastide 1996.
42 Freyre 1952.
43 Gobineau 1853-1855.
44 Fernandes 1965.
45 Fry 2007 ; Guimarães 2009.
46 Andrade 1928.
47 Les Caraïbes demeurent aussi un de ces territoires privilégiés d’interprétation et de remise en cause des certitudes « occidentales ». Voir par exemple les travaux d’anthropologie de Jean-Luc Bonniol (Bonniol 1980) ou ceux en cours de Richard Drayton sur l’analyse historique de longue durée du monde caribéen.
48 Crouzet et Crouzet-Pavan 2012, 15.
49 Zemon Davis 1995.
50 Amselle 2005 ; Amselle 2009.
51 Benoist 1996.
52 Bonniol 2001.
53 Cunin 2001.
54 Remaud, Schaub et Thireau 2012.
Auteurs
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