Pacifisme, guerre et dépopulation. Les scientifiques et les artistes entre la guerre et la paix
p. 81-90
Texte intégral
1Avant 1914, l’art et la science étaient des pratiques culturelles transnationales, qui s’épanouissaient à la fois au sein de robustes États-nations et à l’intérieur de communautés créatrices auto-définies et dépassant les frontières avec autant d’alacrité que d’impunité. Mais la Grande Guerre a introduit dans notre monde toutes sortes de passeports et de contrôles des frontières, en sciences et dans les arts aussi bien que dans la vie personnelle. La nationalisation de l’art et des sciences a été l’un des désastres du conflit de 1914-1918. L’ampleur de ce désastre peut se mesurer si l’on considère la vie florissante du monde transnational avant le début des hostilités en août 1914.
2À une période où l’innovation, en sciences comme en arts, progressait à une vitesse fulgurante, le monde du travail scientifique et celui de la création artistique n’étaient pas séparés l’un de l’autre, ni distincts des courants de pensée ou de la politique. En d’autres termes, des artistes comme Vassily Kandinsky et Franz Marc connaissaient les dernières avancées en sciences, et des scientifiques comme Einstein et Haber participaient activement aux réseaux culturels de Breslau, de Berlin et au-delà. Notre univers fragmenté de spécialistes de plus en plus isolés n’existait pas encore.
3De surcroît, ces artistes et ces scientifiques étaient engagés d’une façon ou d’une autre, directement ou indirectement, dans les grands débats politiques de l’époque, y compris les questions de guerre et de paix. Engagement, évidemment, ne signifie pas compréhension. De ce point de vue ils n’étaient pas très différents de la plupart de leurs contemporains, et sous-estimaient très nettement les dangers que la violence industrialisée faisait peser sur leur monde et ses valeurs. Se les représenter vivant sur les bords d’un volcan est ainsi à la fois une métaphore usée et une vision juste de la situation précaire dans laquelle ils se trouvaient, et dont des hommes comme Charles Richet étaient parfaitement conscients.
Réflexions sur la violence
4Dans les dix années qui ont précédé la Grande Guerre, la violence ne se trouvait pas aux marges de la société européenne, mais était bien une de ses préoccupations centrales. La violence des rêves révolutionnaires, des guerres impériales, du pillage et de la barbarie coloniale : elle était là en abondance. Ce qui m’intéresse est la réaction, face à ces instabilités structurelles du monde européen, des artistes et des scientifiques qui ont produit à cette époque une véritable explosion de travaux iconoclastes et révolutionnaires, dans de nombreux domaines. Où que l’on regarde, dans les sciences expérimentales ou les arts, quelqu’un déchirait le voile du savoir établi et érigeait un stupéfiant monument de connaissance et de sentiment. Virginia Woolf, avec l’ironie qui la caractérise, écrivit, dans l’obiter dictum de Mr. Bennett and Mrs. Brown qu’« en ou vers décembre 1910, la nature humaine a changé1 ». Ce que personnellement je lis dans cette déclaration oraculaire, c’est que ce n’est pas tant la nature humaine qui a changé, mais notre compréhension de sa complexité, son intériorité, et son développement à travers le temps. Voici ce que Virginia Woolf disait de James Joyce, son compagnon de révolution : « Il nous faut enregistrer les atomes au moment où ils tombent sur l’esprit dans l’ordre dans lequel ils tombent, et reproduire le dessin, si déconnecté et incohérent qu’il puisse paraître, que chaque scène ou chaque incident imprime sur notre conscience2. » On trouve ici les sources, dans des développements antérieurs à 1914, de son œuvre littéraire des années d’après-guerre.
5Enregistrer les atomes au moment où ils tombent sur l’esprit : quelle superbe image, non seulement pour l’art abstrait, mais aussi pour l’époque de Rutherford et des premières expériences de fission nucléaire. Sa vision plongeait au cœur même de l’atome, et parvenait à le déconstruire. À une période où Freud avançait sa théorie iconoclaste selon laquelle nos vies intérieures sont gouvernées par la guerre entre désir et conscience, et alors qu’Einstein, Bergson et Proust questionnaient les notions conventionnelles de temps, on peut peut-être comprendre ainsi l’aphorisme de Virginia Woolf. Alors que la vitesse liée aux machines accélère les rythmes de transport et de communication de façon exponentielle, les interactions humaines à travers le globe deviennent, sinon instantanées, du moins vertigineusement rapides. Davantage d’atomes tombent sur davantage d’esprits en mouvement – plus que jamais auparavant. Les êtres humains, à cette période, se déplacent en énormes vagues ; dans la première phase de globalisation, entre 1880 et 1914, ce sont peut-être 30 millions de personnes qui ont migré vers l’Ouest, à l’intérieur de l’Europe, ou en traversant l’Atlantique pour se rendre en Amérique du Nord, en Amérique du Sud et au-delà.
6La précision ironique de Virginia Woolf masquait un sentiment profond partagé par nombre de ses contemporains, selon lequel, en cette période de mouvement accéléré, ils étaient en train de créer de nouveaux langages de créativité. C’est sur ces évolutions linguistiques et sur le contexte explosif dans lequel elles émergent que je souhaite ici attirer l’attention.
7Dire que la période 1900-1914 est explosive n’est pas une simple métaphore. Le contexte des explorations culturelles de l’époque était celui de l’un des moments les plus dynamiques du capitalisme industriel. Ce que nous appelons la globalisation a commencé à cette époque, il y a plus d’un siècle, dans les entrailles de la seconde révolution industrielle, gouvernée par l’électricité, le travail à la chaîne et les nouveaux procédés scientifiques de synthèse ou d’extraction des matières premières, de production de sources d’énergie, et la création et l’exploitation, par le pillage ou la culture « civilisatrice » des cinq continents.
8La globalisation fut l’un des monuments de la civilisation et, comme l’a dit Benjamin, elle fut aussi, dans le même temps, un des monuments de la barbarie. La violence et la créativité s’entremêlaient, à cette période comme à d’autres. Énumérer les cruautés et barbaries de cette première phase de la globalisation est chose facile, car elles ont été bien documentées. La révolte des Boxers en Chine a sans doute coûté un million de vies lorsque les puissances européennes, profitant du chaos des derniers moments de l’Empire pour en piller les richesses, ont répondu à un soulèvement nationaliste. La réponse allemande à une rébellion africaine dans l’Afrique coloniale du Sud-Ouest a consisté en l’extermination des peuples Herero et Namaqua. Les camps de concentration ont été « inventés » d’abord à Cuba, puis déployés en Afrique du Sud, pendant les guerres coloniales menées par les États-Unis et la Grande Bretagne à la fin du XIXe et au début du XXe siècle.
9Ce spasme de violence impériale se trouvait en opposition radicale avec les démonstrations d’innovation et de richesse de la grande exposition universelle de Paris de 1900. Il s’agissait là d’une célébration de la surface brillante de l’Empire, à laquelle sont venues 40 millions de personnes – dix fois la population de la ville de Paris – attirées par le premier escalier roulant, la première ébauche de télévision, les premiers films en 3D, les différents produits de l’électrification de la vie quotidienne. Des dizaines de pavillons coloniaux transformèrent Passy en régions de l’Afrique et de l’Asie, apportant l’exotisme de l’Empire au cœur de l’Europe. Selon l’écrivain anglais Joseph Conrad, né en Pologne, il s’agissait du « cœur des ténèbres », titre du roman qu’il a publié cette année-là, et toute l’électricité du monde ne pouvait faire disparaître la contradiction entre grandeur impériale et brutalité coloniale.
10Allant de pair avec l’optimisme de l’exposition universelle de 1900 à Paris, celui qui sous-tendait un autre rassemblement international à La Haye. En 1899, à la demande du Tsar Nicolas II, vingt-six délégations s’étaient en effet rendues à La Haye dans le but de créer des institutions durables de prévention de la guerre et de désarmement. Les délégués avaient bien conscience de l’effet des nouvelles technologies industrielles sur la création d’arsenaux incommensurablement plus grands et plus meurtriers qu’avant. Ils savaient également qu’existait un mouvement international en faveur de la paix, très populaire dans de nombreux pays3. La première Conférence interparlementaire pour l’arbitrage international se réunit à Paris en 1889, date à laquelle fut fondée la Seconde Internationale socialiste. À chacune des deux conventions de La Haye, en 1899 et 1907, les lois et coutumes de la guerre furent formalisées et actualisées et, bien qu’incapables d’imposer leur application, les signataires manifestèrent ainsi leur désir de contrôler la guerre et ses cruautés.
11Parmi les délégués de la conférence de La Haye de 1899 se trouvait le médecin français Charles Richet. Il était déjà un célèbre promoteur de l’arbitrage international et du désarmement4. Il siégea avec nombre de scientifiques, artistes, hommes de lettres, hommes d’Église et avocats, dans le but d’imaginer un monde qui ne serait pas sans violence, mais qui serait pourvu de barrières susceptibles de la contenir. Ces hommes étaient tous fiers de leur nation et de leur culture ; en effet, le nationalisme et l’internationalisme n’étaient pas des tendances séparées, mais coexistaient, avant que la Grande Guerre ne les écartèle.
Au-delà des frontières : la science internationale
12Il est difficile, à la lumière de la catastrophe de 1914, de mesurer à quel point les efforts pour associer nationalisme et internationalisme étaient omniprésents. Parmi ceux-ci, de nombreuses entreprises scientifiques tendaient à montrer que la vitesse étourdissante de la science expérimentale rendait dérisoires – voire inexistantes – les frontières nationales. Ce n’est pas que les scientifiques étaient dénués de tout sentiment national ; c’est plutôt qu’ils souhaitaient aussi développer des réseaux transnationaux qui profitent à tous5. Tout comme leurs homologues aujourd’hui, les scientifiques d’alors étaient des hommes de leur époque, soumis aux mêmes pressions de socialisation et d’orgueil national que leurs contemporains. Ils n’étaient pas universalistes ; au contraire, c’étaient presque tous des hommes (et parfois, mais rarement, des femmes) à l’identité plurielle, à la fois nationale et transnationale6.
13Les historiens des sciences nous ont beaucoup appris sur le mélange du national et du transnational dans de nombreuses disciplines avant 1914. Il s’agit là d’une histoire complexe, dans laquelle des « styles » scientifiques nationaux coexistaient avec des efforts internationaux visant à partager le savoir, communiquer les résultats de la recherche et standardiser les unités de mesure. L’internationalisme en science était une pratique qui suivait consciemment le modèle des Encyclopédistes du XVIIIe siècle et apportait des bénéfices à la fois sociaux et scientifiques. L’étude de la sociologie a également émergé à cette époque, dotée certes de multiples facettes nationales, mais avec une mission clairement internationaliste. Dans les sciences expérimentales, les scientifiques adoptèrent la même attitude et cherchèrent des moyens de communiquer leurs résultats de la façon la plus rigoureuse possible7. Le Bureau international des poids et mesures (BIPM), constitué par un traité international signé en 1875 et basé à Sèvres, à côté de Paris, fournit aux scientifiques les moyens de formaliser et de comparer leurs résultats. L’uniformisation des unités de temps fut l’un de ses grands apports.
14Le travail du BIPM était emblématique de l’importance de la collaboration entre les laboratoires de différents pays, plutôt que de leur développement parallèle et antagoniste. Bien évidemment, la compétition ne disparut jamais mais, tout particulièrement en astronomie et en géophysique, de tels réseaux transnationaux avaient une réelle importance dès la fin du XIXe siècle. En 1882 fut créé un Comité central pour la recherche en astronomie ; cinq ans plus tard ce fut le Comité international permanent, créé pour cartographier le ciel. Plus tôt encore, des géologues avaient formé le Comité international de géodésie (1864), le Comité météorologique international (1872), ainsi que le Congrès géologique international (1875). Dans les années 1890, les conférences internationales de physique et de chimie vinrent s’ajouter aux forums scientifiques transnationaux. Les initiatives les plus novatrices concernaient les sciences appliquées, qui bénéficiaient de bureaux internationaux uniformisant les procédures et méthodes en télégraphie (1868), électrotechnologie (1906), réfrigération (1908) et éclairage électrique (1913)8.
15Toutes les impulsions qui aboutirent à une globalisation commerciale s’opérèrent dans la sphère de la globalisation scientifique. Il était dans l’intérêt de tous qu’il y ait libre échange en matière de découverte scientifique, et à cette fin des centaines de conférences internationales furent organisées dans diverses disciplines. Certaines étaient liées à de grandes foires internationales ; d’autres se tenaient régulièrement9. De fait, le nombre de rencontres scientifiques augmentait à un tel rythme qu’une association d’académies fut créée pour en garder une trace10. La science internationale devint ainsi une quête utopique, promettant une corne d’abondance de bienfaits pour l’humanité dans son ensemble.
16De nombreux scientifiques étaient partisans du mouvement pour la paix des premières années du XXe siècle. Richet était l’un d’eux. Pacifiste convaincu, il était pour Dreyfus et contre ce qu’il considérait être une réaction cléricale. Il était intimement persuadé que la science internationale était l’ennemie de la guerre11. Dans une allocution publiée en avril 1914, il résuma sa pensée en ces termes. Deux forces, dit-il, s’affrontent dans le monde : d’un côté la tradition, la religion, le maintien des coutumes ancestrales, la haine de l’étranger, le mépris pour les choses de l’esprit, le culte de la force – en un mot le nationalisme. Elle se répand comme une peste à travers toute l’Europe, en particulier en Allemagne. À l’opposé se trouve l’internationalisme, un mouvement qui n’exclut pas l’amour de la nation. Et dans ce camp internationaliste, le soutien le plus fervent était celui de la science. Ceci pour une raison simple : « Toutes les conquêtes de la science sont internationales12. » Richet n’était pas seul à penser que cet internationalisme pouvait servir de garde-fou au nationalisme ; son erreur était certes générale, mais non moins catastrophique.
17L’optimisme scientifique n’était guère surprenant, au vu des extraordinaires progrès en médecine, en transports et en communication de la fin du XIXe siècle. Les défenseurs les plus célèbres de la science transnationale et de la paix sont probablement suédois et français : Alfred Nobel et Pierre et Marie Curie. La dynamite, contribution d’Alfred Nobel à l’humanité, appartenait à chacun (moyennant finances), tout comme les connaissances scientifiques qui avaient conduit à son développement. La création des prix Nobel était la reconnaissance d’un succès scientifique national et avait également pour objet, dans l’esprit de leur fondateur, de promouvoir le travail de jeunes scientifiques, où qu’ils vivent. Ses liens personnels avec son ancienne secrétaire, la Baronne Bertha von Suttner, ont contribué à son engagement en faveur d’un prix pour la paix, pour lequel des fonds spéciaux furent définis dans son testament, après son décès en 1896. Un des premiers lauréats du Prix pour la Paix fut d’ailleurs la Baronne von Suttner en personne. Ainsi, une aristocrate austro-bohémienne et un fabricant d’armes suédois firent naître l’idée selon laquelle le parlement norvégien honorerait chaque année une personne pour sa contribution à la paix. Les deux premiers lauréats furent suisse et français ; ils furent suivis par un autre Suisse, un Anglais, un Américain (Teddy Roosevelt), un Italien, un Suédois, un Danois, un Belge, la Baronne, un Français, un Hollandais, un Allemand, un autre Américain (Elihu Root) et un Belge. Puis la Grande Guerre éclata, et les prix furent suspendus.
18Les prix pour la science furent tout aussi œcuméniques, même si les lauréats allemands dépassèrent en nombre toutes les autres nationalités. En 1911, Marie Curie reçut son second prix Nobel pour la découverte du radium et du polonium, dont le nom a été choisi en honneur à son pays natal. Marie Curie était emblématique de la science transnationale et démontrait qu’il était parfaitement possible de servir la nation qui lui avait donné (bien qu’à contrecœur du fait qu’elle était une femme) les conditions nécessaires pour fournir le travail qui l’avait rendue mondialement célèbre. Ses recherches sur les appareils à rayons X utilisables sur le front lui ont probablement coûté la vie13.
19Avant 1914, les sociétés scientifiques nationales accueillaient des scientifiques étrangers renommés en tant que membres honoraires, et ces derniers participaient aux réunions et autres cérémonies. Chacun reconnaissait la force de la science allemande, gouvernée par des scientifiques à la renommée internationale regroupés en Instituts Kaiser Wilhelm II, aujourd’hui renommés en l’honneur de l’un de leurs membres les plus distingués, Max Planck. Des scientifiques allemands étaient accueillis par la Royal Society de Londres et l’Académie des sciences française, logée à l’Institut de France, du moins jusqu’à ce que des expulsions en masse suivent la déclaration de guerre de 1914. À leur crédit, les scientifiques allemands, sous la houlette de Planck, furent moins prompts à retirer de leurs livres le nom de ceux de leurs collègues qui appartenaient à des nations hostiles14.
20Après 1914, la fraternité internationale scientifique vola en éclats. On peut voir le symbole de ce qui a été perdu dans une cérémonie universitaire. En juin 1914, l’université d’Oxford remettait des diplômes honoraires à cinq éminents spécialistes en lettres et en sciences. Tous étaient allemands. Par ailleurs, un doctorat en droit civil était décerné au Prince Lichnowsky, ambassadeur allemand à la Cour de St James15. Après le début des hostilités deux mois plus tard, ce monde de savoir qui réunissait les scientifiques d’Oxford, Cambridge et de nombreuses autres universités, ne fut plus jamais le même. Une fois coupés, les ponts ne purent jamais être rebâtis. Le nationalisme et l’amertume dont il se nourrissait ont occulté l’internationalisme pour des décennies.
Spiritisme et au-delà
21Autre perte liée à la guerre : le projet Blaue Reiter de Kandinsky et Franz Marc. Il existait un lien évident entre le programme du groupe Blaue Reiter et celui de Richet et d’autres libres penseurs. Parmi les révolutionnaires qui franchissaient les limites de la science conventionnelle se trouvaient ceux qui exploraient la perception extra-sensorielle ou encore, comme on l’appelait à l’époque, le « spiritualisme ». Voici un autre aspect de la Geistige que Kandinsky admirait tant : le travail de Richet, Flammarion, Crookes, des scientifiques qui avaient le courage d’aller au-delà des tabous de la science de leur époque.
22Le spiritualisme incarnait de nombreuses causes politiques radicales – le féminisme, ce qu’on en vint à appeler l’anti-impérialisme, le pacifisme. Dans ce contexte, Richet était de ceux qui attiraient les tempéraments libertaires. Impossible de réfuter ce que l’on ne pouvait pas voir. Seuls ceux ayant le courage de se poser des questions pouvaient envisager sérieusement la question de la perception extra-sensorielle et de la communication après la mort. Certains spiritualistes choisirent de se pencher sur la question pour toutes sortes de raisons, certaines mûrement réfléchies, d’autres absurdes. Et, naturellement, il y eut parmi eux des charlatans. Mais en ce qui nous concerne, nous voyons dans cette foi alternative le rejet du christianisme orthodoxe, l’émancipation des femmes, et un engagement à défendre la cause des pauvres et de ceux qui étaient privés de leurs droits.
23Charles Richet croyait en tout cela. Et c’est pourquoi, tout au long de sa vie, il s’est fait le champion de la recherche expérimentale sur ce que l’on appelle aujourd’hui la parapsychologie. Cet esprit universel, ce distingué chimiste, à qui l’on décerna un prix Nobel pour sa recherche sur l’anaphylaxie, et qui aurait pu en obtenir un second pour ses travaux en sérologie, ce membre de l’Institut, tenait à se faire le champion de la recherche sur des formes non conventionnelles de communication et de perception. Voici les fruits de trente années de recherche :
- Nous possédons une faculté cognitive qui diffère radicalement de nos facultés sensorielles ordinaires (Cryptesthésie).
- On peut observer, même en pleine lumière, des mouvements d’objets sans contact (Télékinésie).
- Des mains, des corps et des objets semblent prendre forme à partir d’un nuage et sont comme dotés de vie (Ectoplasmes).
24Certaines prémonitions ne peuvent s’expliquer ni par le hasard ni par la perspicacité, et se trouvent parfois vérifiées jusque dans leurs moindres détails16.
25Richet savait pertinemment que nombre de collègues se gaussaient de ces résultats, mais sa confiance en la méthode scientifique était suffisamment grande pour lui permettre de s’en tenir aux principes d’observation et de vérification des résultats, même lorsque ceux-ci semblent absurdes. « La négation a priori est imprudente, et contraire au véritable esprit scientifique », disait-il. « Il n’y a pas de contradiction entre les théories du spiritisme et les faits positifs établis par la science », et encore : « La science contemporaine est actuellement tellement élémentaire par rapport aux connaissances que l’humanité aura un jour, que tout est possible, même ce qui nous semble parfaitement extraordinaire17. »
26Il voulait que ses collègues scientifiques laissent la question ouverte à la démonstration et à la falsification. « Je refuse catégoriquement d’admettre la validité de cet argument simplificateur : “C’est impossible, parce que notre sens commun nous dit que c’est impossible.” Pourquoi impossible ? Qui a défini les limites de ce qui est possible et de ce qui ne l’est pas ? Réfléchissons bien à cela : toutes les conquêtes de la science et de l’industrie ont d’abord été considérées comme des impossibilités. » « Si improbable que cela puisse paraître à première vue, insistait-il encore, il est possible, sans tomber dans l’absurde, de concevoir une intelligence qui n’aurait pas un cerveau pour substrat. »
« L’histoire nous montre, écrivait Richet, que la science d’aujourd’hui est constituée de faits qui à un moment donné ont semblé étranges, inconnus et inhabituels. Il y a eu ceux qui pensaient l’anesthésie impossible ; ou que mesurer la rapidité des ondes cérébrales était au-delà des capacités de la science. Même Lavoisier pensait que les météores ne pouvaient pas venir du ciel, et Pasteur, “notre grand Pasteur”, affirmait que des corps dotés de dissymétrie moléculaire ne pourraient jamais être créés par synthèse18. »
27Mettant en avant ses convictions républicaines et anticléricales, Richet concluait : « La Science n’est pas une religion, et ses fervents n’ont pas le droit de procéder comme les fidèles des religions l’ont fait, en déclarant de façon pontificale que sont erronées les doctrines qu’ils n’ont pas la patience de réfuter par studieuse investigation19. » Richet ne se départit jamais de son ouverture d’esprit sur la question de l’existence de formes de cognition et de communication dans les parties inexplorées de notre cerveau. Il n’était pas théosophiste, mais agnostique, et attendait les résultats d’expériences renouvelées avant de conclure sur le sujet.
28Après des décennies de réflexion, il finit par rejeter la notion de communication par le biais d’un médium, mais était toujours prêt à envisager l’existence d’un sixième sens, une forme d’intuition dépassant la science physique. Richet pensait qu’une certaine médiumnité pouvait s’expliquer physiquement par la projection d’une substance matérielle (ectoplasme) à l’extérieur du corps du médium, sans pour autant accepter que cette substance eût un quelconque rapport avec les esprits. Richet rejetait l’hypothèse « spirite » de la médiumnité, défendant en revanche l’hypothèse du « sixième sens ». Dans les mots de Richet :
« Il me semble prudent de ne pas apporter crédence à l’hypothèse spirite… elle me paraît (au moment présent, en tous les cas) improbable, car elle contredit (au moins en apparence) les données extrêmement précises et définies de la physiologie, tandis que l’hypothèse du sixième sens est une nouvelle notion physiologique qui ne contredit rien de ce que nous apprend la physiologie. Par conséquent, et bien que dans certains cas rares le spiritisme offre une explication apparemment plus simple, je ne peux pas me résoudre à l’accepter. Quand nous aurons compris ce que sont ces vibrations inconnues qui émanent de la réalité – passée, présente, et même future –, nous verrons que nous leur avons accordé une trop grande importance. L’histoire des ondes hertziennes nous montre bien l’ubiquité de ces vibrations, imperceptibles pour nos sens, dans le monde extérieur20. »
En guise de conclusion
29Nombre de ces penseurs ont eu bien du mal à garder leur optimisme après le massacre de la Grande Guerre. En particulier, le problème de la dénatalité, sujet majeur de débat en France avant 1914, prit un nouveau sens, plus sombre, après la guerre. Cela constituait un nouveau recouvrement entre biologie et politique qui retenait l’attention de Richet. Une France forte impliquait une forte présence républicaine dans le monde, laquelle, comme l’avait déjà vu Jaurès avant lui, était un garant de la paix. Les derniers écrits de Richet renforcent l’idée selon laquelle il était un pacifiste patriote, un internationaliste qui envisageait la défense de la France après 1914 comme la défense de la paix elle-même. Un pareil engagement pour la paix allait probablement de pair avec une foi en la raison au moins aussi grande que sa foi en la possibilité d’utiliser la science pour explorer le spiritisme.
30Richet mourut en 1935, juste avant que l’Europe ne s’enfonce à nouveau dans la guerre et les massacres. Ses convictions scientifiques le gardèrent à l’abri du pessimisme de ceux qui croyaient, comme Giraudoux, qu’une autre guerre était à la fois inimaginable et imminente. En tant que pacifiste patriote républicain, il partageait énormément avec le mouvement des anciens combattants, si bien décrit par Antoine Prost. Ils étaient nés en un siècle moins violent, et avaient dû subir la barbarie d’une époque plus rude. Un esprit universel comme Richet voyait tout cela, et gardait sa foi en l’humanité. Il a sans doute eu de la chance de ne pas voir le nadir de l’histoire française, en 1940, et l’humiliation de sa République bien aimée. Il appartenait à des temps meilleurs.
Notes de bas de page
1 Woolf V., Collected Essays, Londres, The Hogarth Press, 1966, vol. 3, p. 422-3.
2 Woolf V., ibid., p. 161.
3 Barcroft S., « The Hague Peace Conference of 1899 », Irish Studies in International Affairs, III, 1, 1989, p. 55-68.
4 Richet C., Pour la paix, Paris, G. Ficker, 1920, p. 44.
5 Crane D., « Transnational networks in basic science », International Organization, XXXIII, 1971, p. 585-601.
6 Crawford E., National and internationalism in science, 1880-1939, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 31 sq.
7 Rasmussen A., L’Internationale scientifique (1890-1913), thèse de doctorat en histoire, sous la dir. de Jacques Julliard, Paris, EHESS, 1995.
8 Crawford E., Heilbron J. L., May J. G. et Ullrich R., « Les élites scientifiques internationales. Physique et chimie dans le premier tiers du 20e siècle », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, no 12, octobre-décembre 1986, p. 97-100.
9 Rasmussen A., « Les Congrès internationaux liés aux Expositions universelles de Paris (1867-1900) », Les Congrès lieux de l’échange intellectuel 1850-1914, Cahiers Georges Sorel, no 7, 1989, p. 23-44.
10 Schroeder-Gudehus B., « Division of labour and the common good: the International Association of Academies, 1899-1914 », C. G. Bernhard et al. (dir.), Science, Technology and Society in the Time of Alfred Nobel, Nobel symposium 52, Oxford, Pergamon Press, 1981, p. 3-20.
11 BANM, Fonds Richet, VI, 2, A, 2, no 1-15. Par exemple, « War and science », Advocate of Peace, LXXI, 11, décembre 1909, p. 256-258.
12 BANM, Fonds Richet, VI, 2, A, 2, no 3, « L’éloge de la raison », Floréal. Annales officielles de la Fédération des jeunesses laïques de France, no 7, avril 1914, p. 215-218.
13 Blanc K., Marie Curie et le Nobel, Uppsala, Uppsala Studies in history of science, 1999.
14 Fordham E., « Universities », J. Winter et J.-L. Robert (dit.), Capital cities at war: Paris, London, Berlin 1914-1919, vol. II: A Cultural history, Cambridge, Cambridge University Press, 2007, chap. 11.
15 Winter J., « Oxford and the First World War », B. Harrison (dir.), The History of the University of Oxford in the Twentieth Century, Oxford, Oxford University Press, 1992, p. 290-323.
16 Richet C., Thirty years of psychical research being a treatise on metapsychics, trad. Stanley de Brath, New York, Macmillan Company, 1923, p. 599.
17 Richet C., « Should spiritism be seriously studied? », BANM, Fonds Richet, III, 3, B, 4, p. 5-6.
18 Ibid., p. 10.
19 Ibid., p. 18.
20 Richet C., Our sixth sense, New York, Rider and Company, 1928. Voir aussi http://survivalafterdeath.info/articles/richet/reflections.htm#spiritistic.
Auteurs
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