Sara Rosenberg : une littérature genrée comme engagement et accouchement de la mémoire (un hilo rojo et conraluz)
p. 381-390
Texte intégral
1Sara Rosenberg est née en 1954, à Tucumán, au nord-ouest de l’Argentine. Elle a étudié les Beaux-Arts, ainsi que le théâtre. Artiste complète, elle est scénariste, directrice artistique, organisatrice d’expositions d’art visuel, et également auteure. Son premier roman, Un hilo rojo1 (Un fil rouge en français), publié en 1998, retrace l’existence de Julia, une disparue de la dernière dictature argentine. Son ami d’enfance, Miguel, survivant, parcourt les lieux, à la recherche de témoignages de personnes ayant connu et côtoyé Julia, dans le but de cerner les contours d’une figure toute en clair-obscur. Le cadre temporel est très large, il couvre une longue période, de 1970 à 1990, et alterne temps de narration, faits narrés et discours oraux. Comme le labyrinthe, les souvenirs sont un chemin sinueux, où le narrateur se perd, pour mieux retrouver la disparue. Le roman, hybride de par sa nature, oblige le lecteur à une participation active, l’inscrivant ainsi dans un processus de reconstruction de la mémoire.
2Le quatrième et dernier roman à ce jour de Sara Rosenberg, Contraluz2, Contre-jour en français, a été publié quant à lui en 2008. De facture plus classique et linéaire que Un hilo rojo, l’œuvre se centre sur Griselda, une actrice argentine, qui vit à Madrid (où habite également l’auteure depuis 1982). Griselda partage son existence avec Jerónimo, qui est le directeur et le scénariste de la troupe dans laquelle elle joue. Un soir, son compagnon disparaît. Persuadée qu’il a été séquestré, elle porte plainte auprès des autorités espagnoles. Deux semaines plus tard, le corps est retrouvé. Pour Griselda, il ne fait aucun doute que son compagnon a été torturé et assassiné, sous l’injonction de Nicolás, frère de Jerónimo, car les deux hommes étaient en désaccord. En effet, la propriété rurale familiale, située en Argentine, avait été, sous la dernière dictature, prêtée par leur père aux forces militaires pour servir de centre clandestin de détention. Jerónimo avait décidé, avant sa disparition, de témoigner et de révéler cette complicité. On assiste dans ce roman à un déplacement géographique et temporel, depuis l’Argentine vers l’Espagne, de la dernière dictature à l’actuelle démocratie, des éléments et agents de la répression. Griselda se débat, prise entre ses propres démons, et les fantômes d’un passé douloureux ; elle tente de construire une vérité que les autres personnages ne voient pas ou à laquelle ils ne croient pas. Alcoolique, théâtrale, déclamant du Jean Genet au milieu d’une thérapie qu’on l’oblige à suivre pour avoir, une nuit, rayé les portes des voisins de son immeuble et vomi dans les escaliers, elle est l’Antigone des temps modernes. La fiction se trouve envahie par des éléments extra-diégétiques qui créent un jeu perpétuel, baroque, entre ce qui est et ce qui n’est pas, les apparences et le réel, le mensonge et la vérité.
3Les romans Un hilo rojo et Contraluz sont donc deux œuvres ayant pour référent la dernière dictature militaire argentine, qui a marqué l’Histoire de ce pays de 1976 à 19833. Malgré les dix années qui séparent leur publication, le politique continue d’avoir une incidence sur l’écriture de Sara Rosenberg. Auteure engagée, elle construit ses romans en un écho historique, lancinant et répétitif, où s’infiltre une violence qui brise les liens générationnels et les individus. Face à cette déferlante, la littérature s’offre comme une quête de sens, un espace polyphonique où s’expriment, enfin, ces voix que l’Histoire a voulu faire taire. Et la mémoire du féminin en émerge, comme un cri qui déchire le silence.
L’Histoire : fractures générationnelles et individuelles
4Les deux romans que nous allons étudier se construisent, s’interpellent, en un jeu de miroirs qui reflète l’évolution, les nuances d’un contexte historique, politique et social. Un hilo rojo présente ainsi un panorama des convulsions qui ont agité l’Argentine dès le début des années 70, sous la dictature du général Onganía4, et jusqu’au coup d’État du 24 mars 1976. Julia, le personnage principal, est une figure qui représente les aspirations de toute une génération, celle des militants de cette décennie. Dès son plus jeune âge, elle se forme politiquement et intègre une organisation de guérilla de gauche, léniniste, l’ERP5 (l’Armée Révolutionnaire du Peuple), qui eut un rôle prépondérant dans les manifestations et grèves qui ont touché les exploitations sucrières de la région de Tucumán. Julia se charge d’imprimer et de distribuer les journaux clandestins. Cette génération, à laquelle elle appartient, était marquée par un idéalisme qui pouvait prendre les formes les plus intransigeantes pour s’imposer dans une société capitaliste et oligarque. En 1971, Julia, avec d’autres compagnons, braque une banque pour financer l’organisation. Elle est arrêtée et passe plusieurs mois en prison, où elle accouche. Elle tente de s’évader, sans succès, et est envoyée alors dans la tristement célèbre prison de Rawson6, au sud du pays. Elle est amnistiée en 1973, après le retour à la démocratie et l’élection d’Héctor Cámpora7. Elle s’installe alors avec son mari à Catamarca, où ils créent une coopérative agricole. La génération militante des années 70 aspirait donc à une société égalitaire, basée sur le partage des biens et l’accès à la culture et à l’éducation de toutes les classes. Mais cette génération a été brisée par l’Histoire. Dès 1974, dans la région de Tucumán, commence la répression qui sera systématique et généralisée deux ans plus tard. La Triple A, l’Alliance Anticommuniste Argentine, un groupe paramilitaire d’extrême droite, secrètement financée par le ministre López Rega, séquestre, torture et assassine les militants de gauche. Face à l’essor de la violence, Julia choisit alors de s’enfuir au Mexique. Entre l’exil, externe et interne, la torture, la disparition et la mort, cette génération a vécu ce que Miguel, l’ami d’enfance de Julia et narrateur du roman, qualifie de déluge.
Tel fut notre sinistre déluge […] Nous savons qu’il ne s’agit pas de notre premier déluge et qu’à n’importe quel moment, Dieu recommence à nous inonder de son urine et à tout dévaster8.
5L’Histoire de l’Argentine est de fait une Histoire tourmentée et répétitive. La violence qui caractérise le pays plonge ses racines dans un passé lointain. Dans Un hilo rojo, le grand-père de Julia, Isaias, est lui-même un exilé : avec ses parents, il a fui Kiev au début du xxe siècle après la mort de trois de ses frères lors de la guerre russo-japonaise. Le vieillard constate que « … nous sommes des ignorants, nous oublions l’histoire9… » ce qui provoque sa répétition, et sa prolongation, même en temps de démocratie. Dans Contraluz, les « cellules de l’appareil répressif continuent d’exister, intactes10 ». La structure pyramidale des patotas, les groupes qui pendant la dernière dictature étaient chargés des enlèvements, vols et tortures, est conservée. Martínez, le chef, est à la tête d’une entreprise de communication qui cache en fait la vente illégale d’armes ; son homme de main, Fiordo, s’occupe des basses besognes, tel que l’assassinat de Jerónimo ; Checo est l’espion, le délateur, qui infiltre les organismes de droits de l’Homme. Cette prolongation est rendue possible par la complicité civile de groupes puissants, de grands propriétaires terriens, qui appartiennent également à la sphère politique. Nicolás est à l’origine de la mort de son frère, car il se présente en tant que député et ne veut pas que le passé ressurgisse et l’éclabousse. L’intérêt économique et la soif de pouvoir sont, dans ce cas, la cause d’une rupture fraternelle. Mais la violence historique est également à l’origine d’une dissolution des liens générationnels.
6On constate en effet dans les deux romans que l’Histoire, corrosive, s’immisce dans les rapports humains et provoque une érosion des liens de sang. Dans Un hilo rojo, Marcos, le cousin de Julia, alors qu’ils ont grandi ensemble, ne comprend pas ses choix politiques et les désapprouve ouvertement :
Quand elle arrivait, elle énervait tout le monde avec ses discussions et ses propositions folles, elle ne laissait parler personne11.
7Marcos sait que le désaccord est mutuel.
Je savais qu’elle se moquait de moi, du jeune cadre en train de grimper. Je savais parfaitement que dans son for intérieur, elle me méprisait12.
8La rupture générationnelle est également visible d’un point de vue vertical. Les parents de Julia, malgré leur amour, souffrent des décisions de leur fille ; dans Contraluz, Jerónimo entretient avec son enfant, Laura, une relation distante, faite de silences et de malentendus. La rupture intergénérationnelle est d’autant plus brutale que les individus portent en eux les séquelles de la violence historique. Miguel, dans Un hilo rojo, est tourmenté par le complexe du survivant, un mal-être qui trouve son expression dans la peur et la paralysie. Le titre de l’œuvre fait en effet référence au fil rouge qui est utilisé par les hommes pour attraper la vigogne, un petit lama sauvage des Andes. L’animal se fige, immobile, dès qu’il aperçoit cette limite, si mince, et se laisse tondre le pelage. Dans Contraluz, alors que la distance géographique et temporelle devrait permettre une libération du trauma, Griselda est hantée par un cauchemar récurrent où elle voit une foule qui attend dans une forêt humide et obscure, pour pouvoir passer par un pont qui enjambe un ravin. À l’entrée du pont, un grand cerf aveugle recueille le mot de passe qui permet la traversée. Griselda se rend compte qu’elle est « dans une bombe de temps humain13 », qui peut à tout moment exploser. C’est dans son sommeil que surgit le retour du réprimé. Les personnages de Un hilo rojo et Contraluz sont donc des individus broyés par la tourmente de l’Histoire. Que cela soit avant, pendant ou après la dictature, la violence continue d’être un marqueur social, identitaire, qui empêche toute reconstruction. Le trauma, latent, ne se résorbe pas. La littérature s’offre dès lors comme une quête de sens, et comme un possible espace de résilience.
La littérature : une quête de sens
9Si les espaces publics de la politique et de la justice participent à l’occultation de la vérité et à ce que les crimes restent enfouis, les personnages vont investir un autre espace de discours qui abritera leur recherche de sens : l’écriture, la littérature vont leur apporter leurs propres clés pour déchiffrer ce monde devenu incompréhensible.
10Dans Un hilo rojo, Miguel se lance à travers l’espace pour conjurer l’absence, ce vide qu’il ressent si violemment qu’il se désigne comme « l’explorateur du néant14 », il cherche les traces de Julia dans ce labyrinthe de la mémoire, Julia étant son fil d’Ariane, et il va errer entre deux continents dans l’espoir fou de la trouver enfin : « C’est une folie, mais je sens parfois que ton voyage n’est pas terminé et que quelque part sur cette planète, je vais te retrouver15. » L’absence de Julia lui est en effet intolérable car elle n’a pas de sépulture, Miguel ne sait où enterrer cette dépouille invisible qui n’a de corps que dans ses souvenirs.
J’ai besoin moi aussi de partir, amour, n’importe où, mais tout seul, sans t’emmener avec moi. J’ai eu trente-cinq ans et il est temps de lever l’ancre, pour cette seule raison, je marche vers le fond. J’essaie comme je peux, du mieux que je peux, de t’enterrer. Il doit bien exister un lieu, je dois te mettre quelque part16.
11Cette « marche vers le fond » désigne la démarche qu’il a entreprise : il cherche des fragments de Julia qu’il pourrait enterrer. C’est ainsi à travers une littérature hybride, en interrogeant ceux qui ont côtoyé Julia, mais en questionnant aussi l’écrit à travers les notes de Julia, véritables palimpsestes cachés au milieu d’ouvrages d’histoire naturelle, que Miguel va convoquer la disparue. À partir de traces extraites de la vie de Julia, il lui redonne corps peu à peu ; de l’entrecroisement des subjectivités, de cette polyphonie, jaillit la mémoire :
La voix est toujours collective, c’est la récupération d’une histoire qui appartient à tous et dont Julia est le fil directeur ou plutôt le déclencheur […] J’essaie de construire des personnages. Je n’ai pas envie que les gens s’assoient et débitent leur texte devant la caméra. C’est comme si le personnage surgissait à partir d’une empreinte, d’une trace, jamais au premier plan17.
12Il y a ainsi un véritable travail de construction littéraire à travers lequel Miguel recherche sa moitié ; en effet, suivant la métaphore de Platon, Miguel et Julia ne constituaient à l’origine qu’un seul être, dos à dos et pied à pied.
Je me sens si inutile. Je t’ai à nouveau offert mon dos pour que tu regardes le monde autour et que tu puisses t’appuyer. Nous n’avons pas eu le temps de nous placer vertèbres contre vertèbres18.
13Les éléments épars de ce texte hybride élaborent ainsi un squelette, façonnent un corps et répondent à l’absence.
14Contraluz constitue également un texte pluriel dans la mesure où différents genres s’y imbriquent, mais ne se signalent pas : la réponse se trouve dans l’intertextualité, le théâtre s’invite dans la narration, nous rappelant El gran teatro del mundo de Calderón de la Barca. Griselda, lorsqu’elle est internée pour être désintoxiquée, répond à son médecin par des citations d’œuvres théâtrales, de Jean Genet en particulier, mêlant ses propres mots à ceux du dramaturge. Elle montre ainsi au lecteur la difficile distinction entre réalité et illusion : le déchiffrement du réel est problématique, comment distinguer la réalité de la fiction ? La réponse viendra aussi de Griselda ; en effet, dans une inversion des valeurs, c’est bien l’actrice (alcoolique de surcroît), dont les mots sont par essence synonymes de fiction, qui est détentrice de la vérité, en opposition avec le médecin, figure d’autorité, associé au serment d’Hippocrate, qui s’avérera collaborer avec d’anciens tortionnaires de la dictature qui planifient la disparition de Griselda. Sorte de Cassandre, Griselda clamait sa persécution, qui n’était vue que comme une paranoïa, symptôme de son alcoolisme ; c’est pourtant elle qui sait le mieux déchiffrer la réalité, depuis l’espace de la fiction.
15La littérature constitue ainsi une caisse de résonnance polyphonique, où les voix sont autant de réponses à la quête de sens des protagonistes. Grâce à elle, ils enterrent leurs morts et sont vainqueurs des bourreaux de la dictature, elle fait émerger les voix que l’on a voulu marginaliser, à l’instar de Griselda. Mais si la violence totalitaire a prétendu faire taire à plus d’un titre ces personnages, doublement victimes de par leur statut de femmes, elle ne pourra empêcher que jaillisse une mémoire féminine.
L’accouchement d’une mémoire genrée
Le masculin – répressif / le féminin – victime
16Contraluz en particulier montre les diverses manipulations dont sont victimes les personnages féminins : à travers son corps, Teresa est dominée par Checo (qui la séduit, l’utilise et la rejette) ; Laura est influencée verbalement par Checo qui tente d’orienter la vision de son père, et Griselda subit l’ascendant de son médecin qui a tout pouvoir sur sa santé mentale (lui seul, véritable juge de son état psychique, peut la déclarer guérie). Par leur corps et leur esprit, les femmes sont ainsi victimes de personnages masculins, qui manipulent également leur mémoire : à travers certaines omissions, l’oncle Nicolás ne présente pas la véritable histoire familiale à Laura ; plus tard, Checo tentera de la détourner de l’objet de ses recherches (de son père et donc de son passé) en niant leur pertinence, et en tentant d’influencer son écriture à travers les nombreuses critiques qu’il se permet de lui transmettre à travers des annotations sur son travail, une thèse.
17Si certains personnages féminins acceptent la soumission aux normes patriarcales, d’autres en revanche vont remettre en question les comportements genrés et les transgresser, dépasser leur statut de victime et se revendiquer actrices de leur existence.
Le féminin vecteur de transgression (Un hilo rojo)
18Julia, en tant que personnage, est à ce titre exemplaire : elle dépasse la dichotomie homme-femme, et par là même elle est dérangeante pour l’ordre institué, puisqu’elle remet en question l’apparence et le comportement assignés aux femmes. D’une part, elle gêne profondément son entourage par son apparence : elle décide de se raser les cheveux, assumant ainsi un physique androgyne. D’autre part, elle bouscule le schéma traditionnel de la répartition des tâches assignées aux femmes : elle sort de la sphère privée pour s’impliquer dans la sphère publique, elle assume et revendique une idéologie politique à travers un militantisme intransigeant, partagé par les hommes autant que par les femmes, dans une relation d’égalité (qui efface également toute distinction entre les classes sociales) qui la fait accéder à la liberté. Elle va même jusqu’à utiliser les fondements du patriarcat pour s’émanciper, proposant à tous ses compagnons militants de l’épouser pour lui permettre de s’affranchir de la cellule familiale. Sa sexualité extrêmement libérée est également vue comme une atteinte aux bonnes mœurs ; Julia finit ainsi par incarner l’Autre, l’élément exogène que le corps social doit expulser. Elle paiera de sa vie cette liberté outrageante pour les défenseurs de l’ordre établi, qui s’emploient à effacer toute trace de cette intolérable indépendance féminine ; heureusement, les maïeuticiens de la mémoire se chargeront de sauver de l’oubli sa mémoire et de transmettre son histoire, pour permettre à d’autres femmes d’accéder à la liberté de créer.
La maïeutique de la mémoire
19Miguel préserve cette mémoire éclatée de la dictature en reconstruisant l’identité de Julia, une figure aux multiples facettes, qui ne peut plus faire entendre sa voix puisqu’elle a disparu. Il interroge ainsi des voix subjectives et irréconciliables, telles Ana María, dont le conservatisme la place aux antipodes de Julia, ou encore Trinidad, qui professe pour elle un amour presque maternel. Julia elle-même est un personnage évolutif, qui passe du militantisme sans failles de sa jeunesse à la remise en question de certains postulats idéologiques lorsqu’elle est en exil. Contrairement à ses répresseurs, sa vision n’est pas manichéenne, et elle fait preuve d’une certaine réflexion sur le bien-fondé de certaines actions passées (un écho des propres interrogations de l’auteure lors de l’écriture de Un hilo rojo). Le roman accouche donc d’une mémoire féminine en clair-obscur, construite par Miguel à travers l’écriture, à l’instar d’autres personnages féminins.
20En effet, les femmes, en tant que vecteurs mémoriels, jouent un rôle fondamental dans cette maïeutique de la mémoire. Il en est ainsi de Griselda, véritable Antigone moderne, qui crie sa quête de justice, recompose les liens sociaux en revendiquant la paix des morts. Sur scène comme dans la vie, elle déclame, réclame, fait accoucher une réalité en révélant les preuves qu’elle reçoit et qu’elle transmet pour faire éclater la vérité. C’est par les femmes que se transmettent les valeurs : Griselda renoue ainsi les liens rompus entre Laura et son père défunt, Natalia revendique l’héritage maternel en dénonçant son appropriation par les meurtriers de sa mère biologique, Julia, et témoigne devant la commission des Droits de l’Homme. Les protagonistes féminines transmettent la mémoire, la mettent au jour, permettant son appropriation et la possibilité future du processus de création sur la base de cet héritage.
21Ainsi, une fois la mémoire reconstruite, réclamée, transmise, les personnages accèdent à nouveau à l’exercice de la liberté par l’intermédiaire de la création. Laura se libère alors d’une thèse dont les normes restreignaient ses possibilités d’expression : « Elle a commencé à écrire de la seule façon dont elle pouvait rendre compte de ce qu’elle pensait. Il est probable qu’aucune université ne le publie. Ce n’est pas un texte académique19. » À l’image de ses pairs féminins, Laura refuse les limites imposées, elle aussi est un vecteur mémoriel dans son expression la plus sublimée : la création artistique. En effet, si l’impunité règne encore dans le monde de référence du roman, la littérature est un espace qui échappe à toute contrainte et permettra peut-être à la vérité d’éclater enfin définitivement.
… le jugement n’a pas encore eu lieu, mais ils n’ont pas pu empêcher l’enquête dans la propriété rurale. Ils persistent. Le reste, c’est de la littérature20.
22Un hilo rojo et Contraluz sont deux œuvres qui reflètent un contexte historique précis, celui de la dernière dictature civique et militaire argentine jusqu’à nos jours. La société est toujours aux prises avec ses contradictions, brisée par les convulsions de sa propre histoire. Le silence et l’oubli scellés par les lois de Point Final et d’Obéissance Due en 198521 ne permettent pas à l’individu de résorber un trauma latent. Dès lors, la littérature se fait l’écho d’une nécessaire quête de sens et s’ouvre comme espace de résilience. La voix de femmes transgressives se fait entendre, réclamant, revendiquant et accouchant la mémoire de toutes les victimes. La création, et en particulier l’écriture, est un acte militant et libertaire que Sara Rosenberg assume pleinement. En effet, comme elle nous l’a confié, la publication de chacune des deux œuvres fut bien postérieure à leur rédaction, preuve de la difficile émergence de la mémoire, dont Sara Rosenberg se fait la maïeuticienne.
Notes de bas de page
1 Rosenberg, S., Un hilo rojo [Madrid, Espasa, 1998], Madrid, Espasa, coll. « Minor », 2000. Traduction française de Belinda Corbacho : Rosenberg, S., Un fil rouge, Paris, Éditions La Contre Allée, 2012.
2 Rosenberg, S., Contraluz, Madrid, éditions Siruela, coll. « Nuevos Tiempos », 2008. La traduction française n’étant pas encore publiée lors de la rédaction de cet article, nous traduisons ici toutes les citations de cette œuvre, qui est cependant désormais disponible dans sa version française: Rosenberg, S., Contre-jour (traduction de Belinda Corbacho), Paris, Éditions La Contre Allée, 2017.
3 Le 24 mars 1976, un coup d’État militaire, orchestré par les trois Forces Armées, met fin à la présidence d’Isabel Perón. Commence alors une dictature sanglante, qui ne prend fin qu’avec l’élection de Raúl Alfonsín, en décembre 1983.
4 Le 28 juin 1966, les forces armées interrompent le déroulement démocratique par un coup d’État. Ils installent à la tête de la « Révolution Argentine » le général Onganía, qui gouverne jusqu’en juin 1970.
5 Ejército Revolucionario del Pueblo, tendance léniniste du PRT-El Combatiente (Partido Revolucionario de los Trabajadores), créé en 1970.
6 En août 1972, des prisonniers politiques s’évadent de la prison de Rawson. Six des évadés arrivent, à l’aéroport, à détourner un avion et à s’échapper au Chili. Dix-neuf autres sont en revanche bloqués dans ce même aéroport, qu’ils occupent. Ils finissent par se rendre. Ils sont conduits par les forces de l’ordre à la base navale de Trelew, où ils sont assassinés. Cet événement historique est connu comme le massacre de Trelew.
7 Héctor Cámpora est élu en mars 1973, et assume la présidence en mai. Il démissionne en juillet, ce qui ouvre de nouvelles élections et la victoire, en septembre, de Juan Domingo Perón.
8 Rosenberg, S., Un fil rouge, op. cit., p. 35 ; Un hilo rojo, op. cit., p. 26-27 : « … Éste ha sido nuestro diluvio siniestro […] Sabemos que no es el primer diluvio, que en cualquier momento dios vuelve a mearse y nos arrasa… » Cette traduction et les suivantes sont les nôtres.
9 Ibid., Un fil rouge, op. cit., p. 129 ; Un hilo rojo, op. cit., p. 91 : « … somos ignorantes, nos olvidamos de la historia… ».
10 Propos de Sara Rosenberg, recueillis lors d’un entretien avec Angélique Gébert effectué en Argentine, pendant un voyage de recherches, en avril 2015.
11 Rosenberg, S., Un fil rouge, op. cit., p. 62 ; Un hilo rojo, op. cit., p. 45 : « … cuando ella llegaba alteraba a todo el mundo con su charla y sus propuestas locas, no dejaba hablar a nadie… ».
12 Ibid., Un fil rouge, op. cit., p. 71 ; Un hilo rojo, op. cit., p. 51 : « … sabía que se estaba riendo de mí, del joven ejecutivo en ascenso, sabía perfectamente que muy en el fondo me despreciaba… ».
13 Rosenberg, S., Contraluz, op. cit., p. 57: « dentro de una bomba de tiempo humano ».
14 Rosenberg, S., Un hilo rojo, op. cit., p. 98: « El explorador de la nada ».
15 Ibid., p. 143 : « Es una locura, pero siento a veces que tu viaje no ha terminado y que en algún lugar del planeta te voy a volver a encontrar. »
16 Ibid., Un fil rouge, op. cit., p. 139 ; Un hilo rojo, op. cit., p. 98-99 : « Necesito yo también irme, amor, a cualquier parte, pero yo solo, sin llevarte. He cumplido treinta y cinco años y es hora de levar anclas, solo por eso voy hacia el fondo, estoy tratando como puedo, como mejor puedo, de enterrarte. Algún lugar habrá, tengo que ponerte en alguna parte. »
17 Ibid., Un fil rouge, op. cit., p. 224 ; Un hilo rojo, op. cit., p. 158 : « La voz es siempre colectiva, la recuperación de una historia de todos, que tiene a Julia como eje, o más bien como detonante. […] Trato de construir personajes, no quiero que la gente se siente y largue el texto frente a la cámara, es como si el personaje apareciera desde la huella, desde el rastro, nunca en primer plano. »
18 Ibid., Un fil rouge, op. cit., p. 200 ; Un hilo rojo, op. cit., p. 141 : « Me siento tan inútil. Te ofrecí otra vez la espalda para que mires en redondo el mundo y que te sostengas. No nos dio tiempo a poner vértebras contra vértebras. »
19 Rosenberg, S., Contraluz, op. cit., p. 156 : « … empezó a escribir de la única manera en la que podía dar cuenta de lo que pensaba. Es probable que ninguna universidad lo publique. No es un texto académico. »
20 Ibid. : « … todavía no se ha celebrado el juicio, pero no han podido impedir la investigación en la finca. Persisten. Lo demás, es literatura ».
21 Les Lois de Point Final et d’Obéissance Due mirent fin aux procès contre les militaires en charge de la répression lors de la dernière dictature sous la présidence de Raúl Alfonsín.
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