Nadine Gordimer la Sud-africaine : genèse d’un engagement littéraire et politique
p. 369-380
Texte intégral
1Nadine Gordimer fut l’une des romancières les plus prolifiques en termes de production littéraire et l’une des plus engagées politiquement en Afrique du Sud. Sous le régime de l’apartheid, les textes et les actions politiques de Nadine Gordimer furent scrutés par les autorités de Pretoria d’autant plus que ses écrits et ses prises de position politiques étaient appréciés en Afrique du Sud et dans le monde. En effet, les questions raciales, sociales et identitaires étaient au centre de ses préoccupations. Elle a laissé une œuvre littéraire impressionnante toute en nuances et ses essais témoignent de sa lutte anti-apartheid qui aura marqué sa vie entière. Qu’elle ait été honorée du Prix Nobel de littérature ne fut pas une surprise ; ainsi elle est rentrée dans la liste des quatorze romancières nobélisées en littérature1. Une vie remarquable par la fidélité à ses principes, aussi, je propose d’analyser la genèse de ses goûts littéraires, les influences et les raisons derrière sa prise de conscience des inégalités raciales dans son pays, en tant que personne blanche privilégiée. Je montrerai aussi la traduction de cette conscience en termes d’engagement littéraire et politique. Dans un contexte racialisé, comment la jeune Nadine s’est-elle retrouvée dans une position de refus de tout compromis avec le régime apartheid, et comment cet engagement contre l’apartheid s’est-il exprimé par l’écriture fictionnelle d’autant plus qu’elle a fait de sa vie celle d’une conteuse d’histoires et d’une militante convaincue de la justesse de ses positions.
La présence d’une « voix »
2Née dans un pays où l’institutionnalisation du racisme fut une gouvernance d’État, Nadine Gordimer a eu une enfance familiale particulière dont les conséquences sont qu’elle a ressenti dès son jeune âge un malaise indicible dans son environnement social immédiat. Elle appartient à l’une des deux principales expressions littéraires sud-africaines, blanche et noire, qui apportèrent une critique cinglante d’un système idéologique qui touchait l’être humain au plus profond de lui-même, l’intégrité physique, morale et psychologique. Politiquement, le régime de Pretoria a inscrit sa gouvernance dans le rejet de l’Autre, qui est d’ailleurs un des fondements du colonialisme pour reprendre Frantz Fanon. La loi apartheid du Parti Nationaliste, insufflée par D. F. Malan dès 19482, fut officialisée le 31 mai 1961 lorsque Pretoria prit son indépendance vis-à-vis de Londres3, passant du statut de « Dominion » à celui d’un État indépendant, mais non admis dans le « Commonwealth » à cause justement de sa politique atartheid. Un système inique fut mis en place pour gérer les détails les plus futiles de la vie quotidienne entre Noirs, Blancs et Métis, sur la base de la séparation raciale qui n’a pas laissé indifférents les Sud-africains humanistes blancs : en effet ces derniers exprimèrent leur désarroi moral, voire leur désaccord politique, à travers des protestations toujours réprimées. Poètes, dramaturges et romanciers dénoncèrent à travers leur sensibilité et leur art une société prise dans les rets de ses contradictions. La littérature des Sud-africains blancs a subi une sérieuse censure à partir du moment où elle remettait en cause le système et dénonçait la situation sociale et politique difficile des Noirs. Le régime de Pretoria percevait ces écrits comme une traîtrise, voire une trahison4, et ce fut le cas des écrits de Nadine Gordimer qui allaient marquer le paysage littéraire féminin sud-africain de façon profonde et significative. Les écrivaines sud-africaines blanches n’étaient pas nombreuses ; la pionnière fut Olive Shreiner qui publia en 1883 The Story of an African Farm, suivie par Pauline Smith qui publia en 1936 The Beadle, et Nadine Gordimer ensuite, s’inscrivant dans cette rare lignée, en publiant sa première nouvelle « Come Again Tomorrow » à l’âge de quinze ans dans le magazinz sud-africain libéral The Forum en 1947. Encouragée par le poète Uys Krige, elle publia d’autres nouvelles dans le New Yorker et dans Yale Review. En 1949, une collection de nouvelles Face to face, suivie de The Soft Voice of the Serpent and Other Stories fut publiée. À l’âge de quatre-vingts ans, elle publia sa dernière collection de nouvelles intitulée Loot. Sa dernière nouvelle « History » fut publiée dans le magazine Harper’s en février 20045. Mais ce sont les romans qui la propulsèrent au-devant de la scène littéraire. Son premier roman The Lying Days6 est une autofiction. Treize romans, plus de deux cent trente nouvelles, quatre ouvrages d’essais littéraires, des documentaires filmiques sur le thème de la frontière, réalisés avec son fils Hugo Cassirer, Choosing Justice : Allan Boesak et Berlin-Johannesburg7 font qu’elle fut présente dans le champ culturel sud-africain toute sa vie. Nadine Gordimer a toujours accordé des interviews aux journalistes et aux critiques littéraires8, et ainsi elle fut la plus sollicitée au début de la période post-apartheid pour s’exprimer sur des sujets sociaux brûlants tels que le logement, la pauvreté dans les Townships, l’eau, et le Sida qui est un véritable fléau en Afrique du Sud9. Son engagement n’a jamais failli car elle a toujours milité contre la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance. En 2001, elle avait participé à la Conférence Mondiale des Nations Unies à Durban sur « les nouveaux visages du racisme à l’âge de la mondialisation et de la révolution génétique10 ». L’esprit alerte, une opinion sans concession sur les questions essentielles telles que les « Droits de l’Homme », la situation des Blancs en Afrique du Sud, celle des Noirs bien entendu, son africanité qu’elle revendique haut et fort, exprimés avec des termes acerbes et cinglants de justesse qui surprennent journalistes et critiques littéraires. Cela signale qu’elle fut viscéralement une voix sud-africaine qui a compté.
Le milieu familial
3Nadine Gordimer est née le 20 novembre 1923 dans la ville minière de Springs, à une quarantaine de kilomètres de Johannesburg. Ses parents étaient des immigrants juifs : son père Isidore Gordimer venait de Lituanie et sa mère Nan Myers d’Angleterre. La famille de cette dernière avait émigré en Afrique du Sud à la fin du xixe siècle, quant à la famille de son père, ce sont des juifs lituaniens qui avaient émigré en Afrique du Sud durant la première guerre mondiale fuyant la pauvreté et le pogrom. En effet, son père Isidore avait treize ans lorsqu’il arriva en Afrique du Sud. Nadine Gordimer est leur fille unique, ce qui ne fut pas facile car elle vécu une enfance solitaire. En effet, elle fut retirée de l’école primaire pour des raisons de santé. Un épisode douloureux pour la romancière qui ne s’est exprimée sur cette question qu’après la mort de sa mère. Elle révéla que cette dernière avait profité d’une simple tachycardie pour la garder à la maison et l’avoir pour elle toute seule. Une telle situation fut à la fois traumatisante et formatrice car Nadine Gordimer se révéla une autodidacte studieuse, passant son adolescence entre sa maison et la bibliothèque municipale de Springs, d’où sa passion pour la littérature qui lui permettait de s’évader. Petite fille, elle rêvait d’être une danseuse acrobate11, mais c’est l’écriture qui a pris le dessus comme elle l’explique : « Je faisais de la danse quand j’étais petite ; puis peu à peu, les autres possibilités d’expression de l’imaginaire perdirent de leur importance, et de plus en plus, je me suis consacrée à l’écriture12 ». Dès dix-huit ans, elle quitta la maison familiale pour l’université de Witwatersrand à Johannesburg qu’elle ne fréquenta qu’une année car elle se maria en 1949 avec le Dr Gerald Gavron dont elle divorça très vite alors qu’elle était enceinte de quelques mois. De ce premier mariage de jeunesse, naît une fille qui vit aujourd’hui à Nice. Plus tard, en 1954, Nadine Gordimer se marie avec Reinhold Cassirer13 qui partage sa vie entière. De ce deuxième mariage naît un garçon, Hugo14. Même si elle a toujours beaucoup voyagé, ayant séjourné aux États-Unis dans les années 70 pour enseigner la « creative writing », elle est toujours revenue à Johannesburg, une ville présente dans ses romans et ses nouvelles, et où elle a vécu jusqu’à sa mort. Malgré de nombreuses pressions et de multiples censures, Nadine Gordimer a toujours refusé de quitter l’Afrique du Sud. Son histoire familiale fut ainsi déterminante dans ses choix de vie.
Genèses littéraires
4Une enfance solitaire peuplée de lectures qui ont compté dans sa formation d’écrivaine et plus tard dans ses convictions idéologiques. Pour mieux cerner l’autodidacte que fut Nadine Gordimer, il faut revenir sur ses lectures de jeunesse, sur l’enfance de l’art. Dans le contexte sud-africain, les influences littéraires sur son écriture furent multiples et continues car toute sa vie elle a accordé autant de temps à la lecture qu’à l’écriture de son œuvre. Les écrivains qui ont marqué son imagination et qui ont eu un impact significatif sur sa vision du monde littéraire et sur son écriture sont nombreux, comme elle l’a révélé dans divers entretiens. Ainsi, D. H. Lawrence a influencé sa manière d’appréhender la nature, les paysages, car l’auteur anglais a su développer une sensibilité particulière dans la relation établie entre les paysages et les sentiments des personnages, et ainsi Nadine Gordimer a également accordé de l’importance à l’environnement, créant un rapport étroit entre la nature et les personnages, quant à Henry James, il lui a fait prendre conscience de l’importance de la forme « aussi bien dans une seule phrase que dans tout un roman15 ». Il lui a appris à affectionner les phrases « périphrastiques ». En revanche, Ernest Hemingway lui a enseigné la sobriété, en lui inculquant le courage de pouvoir se défaire de passages entiers qui pouvaient lui sembler importants au moment de l’écriture. E. M. Forster lui a appris à manier la difficile question des relations humaines et donc la transposition de celles-ci sur le plan textuel. Le problème des rapports entre personnages pour créer une forme de réalité lui vient précisément de l’écriture forsterienne qui lui a appris à créer ce matériau si difficile à mettre en mouvement, le personnage, donc l’être humain, qui est très central dans ses textes, qu’il soit Blanc ou Noir. Le poète William Butler Yeats, les romanciers français André Gide et Marcel Proust sont souvent cités comme ayant eu une certaine influence sur son écriture par rapport à la psychologie des personnages. L’écriture féminine et son influence apparaissent grâce à Virginia Woolf et Eudora Welty qui ont joué un rôle significatif pour la femme écrivain qu’elle était devenue quant à sa vision de la vie égalitaire entre hommes et femmes. Au-delà de ces années de formation par la lecture, Nadine Gordimer rappelle l’impact de l’écriture de Joseph Conrad dans sa relation avec l’Afrique et dans le même ordre d’idée l’impact de Marguerite Duras dans le rapport de cette dernière avec l’Indochine et les colonies, ce qui lui a apporté une nouvelle manière de percevoir la situation coloniale en écriture et sa relation avec l’Afrique du Sud. Albert Camus l’a particulièrement attirée, intriguée et influencée par son écriture novatrice, et de par son lien avec l’Algérie, son pays, qui était une colonie de peuplement tout comme l’Afrique du Sud. Cette situation vitale si identique à la sienne lui a parlé avec une résonance perturbante. En effet, Albert Camus lui a renvoyé sa propre image et lui a parlé implicitement de sa propre relation avec l’Afrique du Sud. Les références à Albert Camus sont multiples comme lorsqu’elle se rappelle ce dialogue sur la patrie entre une mère et son enfant dans Le Premier homme : « Maman, qu’est que c’est la patrie ? » « Je ne sais pas. Non. » L’enfant répond : « C’est la France16 », et au même âge Nadine Gordimer aurait répondu comme l’enfant de Camus : « C’est l’Angleterre17 ». Cependant, sa connexion avec l’Afrique du Sud a évolué, tout comme celle d’Albert Camus vis-à-vis de l’Algérie. Adulte, elle a décidé que l’Afrique du Sud serait sa seule patrie, mais avec des Sud-africains Noirs libres, d’où son engagement auprès de l’ANC18. Les convictions politiques de Vidiadahar Surajprasad Naipaul, Saul Bellow, Günter Grass ou Chinua Achebe l’ont aidée à développer les siennes et les affirmer. Par ailleurs, elle a toujours lu les romanciers sud-africains noirs et blancs comme Peter Abrahams, Ezekiel Mphahlele, Alan Paton, son ami poète Mongane Wally Serote, André Brink et John Maxwell Coetzee, qui a également reçu le Prix Nobel de Littérature quelques années après elle. À partir de toutes ces influences, Nadine Gordimer a su créer son propre style, sa propre identité, à force de travail d’écriture et de réécriture, de lectures et d’inspiration artistique qu’elle puisait dans les textes européens et américains mais aussi dans la culture Zulu qu’elle a revendiquée comme sienne. Toutes les analyses critiques littéraires sur son œuvre s’accordent à dire que l’écriture gordimérienne est unique, spécifique, où l’implicite, le non-dit, les nuances stylistiques, les métaphores et les images, la finesse des multiples personnages Blancs et Noirs, inspirés de toutes les couches sociales, ont su démontrer la complexité de l’âme humaine, la complexité de l’homme et de la femme dans des contextes coloniaux et post-coloniaux sud-africains. Écrivaine perspicace et exigeante, elle a constamment exploré sans concession le conscient et l’inconscient de l’âme sud-africaine qui fut son point d’ancrage et son identité profonde.
Genèses de son engagement
5Dans son premier roman/autofiction The Lying Days, Nadine Gordimer révèle sa capacité à explorer les différentes facettes de l’âme humaine à partir du terreau sud-africain de son enfance. Contrairement à la nouvelle, le roman en tant que genre littéraire lui permet de prendre le temps d’aller dans les détours de l’âme et les recoins de la psychologie de ses personnages et d’aller au bout de l’histoire racontée. La force de la romancière sud-africaine est d’avoir su montrer au monde que les situations en Afrique du Sud ne sont pas si manichéennes, ni totalement noires ni totalement blanches ou ayant une frontière infranchissable, comme le souhaitait tant le système apartheid. Les failles et les interstices jaillissent et cela rejaillit dans ses textes. Son autofiction se déroule à Springs et révèle avec finesse la construction de sa personnalité et le développement de son sens de la justice qui l’a accompagnée sa vie entière. Sa prise de conscience de la réalité d’un système social et politique ambiant en situation apartheid durant son enfance est incarnée par le personnage de Helen Shaw/Nadine Gordimer. Le récit décrit justement comment Helen Shaw a pris conscience d’un monde différent mais réel qui vit en parallèle avec sa vie de petite fille blanche protégée, tant et si bien que la petite Nadine n’avait pas le droit de boire dans une tasse déjà utilisée par un domestique noir. La romancière se rappelle : « Comment oublierai-je quand, enfant, on m’apprenait qu’il ne fallait jamais se servir dans une tasse dans laquelle un de nos domestiques avait déjà bu19. » Durant ses sorties dans la ville de Springs, la protagoniste découvre le monde des Noirs dont elle ignorait totalement l’existence, même si la présence des « Kaffirs » était diffuse dans son environnement familial et dans son voisinage immédiat par le biais de « nannies » et domestiques noirs. En effet, ces derniers faisaient partie du décor comme le montre le roman, et le questionnement d’une telle situation fut formulé plus tard de manière explicite par la romancière :
Quand j’étais petite dans une ville minière, j’allais le mardi et le jeudi à des leçons de piano et de danse. Le dimanche matin, quand je me réveillais, j’entendais les tambours et les chants des quartiers noirs, les casernes où habitaient les mineurs. Mes parents et les gens que je connaissais appelaient cela du bruit que les Noirs faisaient. Personne ne m’a jamais dit que c’était de la musique. Il y a un héritage noir dont nous, les Blancs, on nous a privés. On ne nous a jamais dit que ces merveilleux tambours faisaient partie de notre expérience à nous qui étions nés en Afrique20.
6Dans cette atmosphère de rejet et de déni, il se trouve que les sorties de la petite fille lui ont fait découvrir qu’il existait des commerçants Noirs pour les Noirs, des bancs pour les Noirs, des espaces pour les Noirs, des toilettes pour les Noirs, ce qu’elle ne comprenait pas. Elle questionne alors sa mère sur cette séparation géographique, cette mise à l’écart des Noirs qui n’avaient pas le droit de rentrer à l’intérieur des magasins des Blancs dans cette ville minière de Springs. En effet, les Noirs ne pouvaient acheter qu’en étant dehors sur le trottoir, à travers une fenêtre donnant sur le magasin. Un choc pour la petite fille qu’elle était, et cela fut une prise de conscience qui la marquera à vie. Dans The Lying Days, un roman construit comme un « Bildungsroman », le personnage de la jeune fille, Helen Shaw, est à la recherche de son identité sociale et politique, en racontant la famille, le milieu bourgeois de Blancs protégés, les Uitlanders d’origine anglaise non acceptés par les Afrikaners qui revendiquaient le pays comme le leur. Cependant, tous les Blancs profitaient des avantages matériels d’un tel régime, mais l’héroïne rejetait de toutes ses forces cet état de fait, au fur et à mesure qu’elle grandissait, au point où elle décida de changer les idées de sa mère sur sa vision du monde par le biais de la littérature en lui faisant lire de nombreux romans pour lui ouvrir l’esprit. La volonté de la fille solitaire qu’était Nadine Gordimer à agir, d’abord sur sa mère par le biais de la littérature, est éloquent car cela montre sa conviction, déjà présente, que la littérature pouvait changer les « choses », pouvait « décoloniser l’esprit » pour reprendre l’expression de l’écrivain Kenyan Ngugi Wa Thiong’O21. Ce premier acte militant raconté dans ce roman l’a conduite à l’écriture et plus tard à l’engagement politique auprès de Nelson Mandela. Nadine Gordimer a toujours écrit des histoires pour décrire sa société, pour en débusquer les contradictions. Cela n’était pas un programme préétabli pour tenter de faire prendre conscience à la classe libérale sud-africaine blanche du mensonge dans lequel elle vivait, mais une volonté de raconter des histoires qu’elle puisait dans une société régie par un régime discriminatoire.
7Sa résistance passe donc par la création littéraire et par son observation des travers de sa société. Par exemple, dans A World of Strangers22 qui fut interdit en Afrique du Sud durant douze ans, la romancière campe l’histoire d’un personnage anglais complètement apolitique, Toby Hood, qui arrive en Afrique du Sud pour un travail d’enquête qu’il doit mener pour sa maison d’édition familiale. À Johannesburg, il partage sa nouvelle vie sud-africaine entre deux mondes qui ne se côtoient pas, pris entre les Townships et les beaux quartiers des Blancs. Dans ce récit, les relations se font et se défont, avec des amours ratées et des amitiés qui se nouent entre Blancs et Noirs. Toby Hood développe une relation amoureuse avec Cécile qui n’aboutit pas, et finalement il retourne en Angleterre en homme changé, bouleversé, transformé au contact d’une société sud-africaine envahie par le racisme. Nadine Gordimer montre à travers ce personnage étranger la genèse de son apprentissage à naviguer entre deux mondes, celui des Noirs et celui des Blancs qui ressemble à « une sorte de tour d’ivoire23 », donc dans une société où il est interdit de communiquer avec « l’Autre ». À travers Toby Hood, elle narre une histoire qui montre comment personne ne sort indemne au contact de la société sud-africaine. Ce roman signale la finesse avec laquelle la romancière décrit les prises de conscience politiques les plus authentiques qui sont celles que l’on acquiert au contact de la réalité, et c’est là justement toute l’histoire d’une romancière qui a refusé le confort pour se mêler à l’ensemble de la société sud-africaine.
L’engagement politique
8L’engagement de la romancière part d’une constatation initiale et d’une prise de conscience que la classe libérale blanche, qui pourrait influer pour changer le système, ne le fait pas. Cela apparaît dans ses romans à travers des personnages libéraux blancs qui observent, constatent, s’indignent, mènent leur vie affective, sexuelle tant bien que mal, mais restent confinés dans leur confort bourgeois. Alors en tant que libérale blanche, elle traduit son engagement par la reconnaissance de la culture noire qu’elle revendique comme sienne, ce qui relève de la transgression dans le contexte apartheid. Ainsi, elle introduit des personnages noirs qui prennent de l’ampleur en tant que personnes comme dans The Conservationist24. Non seulement les personnages noirs occupent l’espace textuel comme Jacobus au côté de Mehring, l’industrialiste et propriétaire terrien blanc, mais la culture et la mythologie Zulu sont insérées dans le texte fictionnel sous forme d’extraits de la collection de Henry Callaway, The Religious System of the Amazulu25. Nadine Gordimer va au bout de son engagement afin de revendiquer sa sud-africanité. Dans July’s People26, elle alerte cette classe libérale blanche sur la précarité de l’homme blanc dans un pays dirigé par l’idéologie de l’apartheid. Dans ce roman elle crée un renversement de situation dans la relation Blancs/Noirs. La question de l’identité est posée de manière frontale : à quel monde les Blancs appartiennent-ils ? Monde européen ? Monde africain ? Monde dans un système de confort et de consommation qui peut disparaître soudainement ? Une fort possible révolution des Noirs est palpable. Complexe sur le plan de l’écriture, ce roman fort raconte l’histoire de Maureen et Bamford Smales et de leurs deux enfants, une famille bourgeoise blanche qui doit quitter le confort de sa maison de Johannesburg précipitamment pour se réfugier dans le village de leur domestique July, après une violente révolte des Noirs de Soweto. Le choc de la culture noire que l’on a ignorée, le choc de la misère des Noirs, les émotions éprouvées sont décrites page après page de façon magistrale. Le récit est structuré sous forme de flash-backs et ainsi le lecteur découvre la fuite, la peur, l’importance de la vie par rapport aux acquisitions et aux biens matériels. Nadine Gordimer mêle le social et le politique à l’intime. L’histoire raconte de l’intérieur la vie du domestique noir, July, qui n’était que cela aux yeux des Smales et qui apparaît dans toute sa complexité humaine, alors qu’il n’était que le « boy », invisible pour eux à Johannesburg. Nadine Gordimer montre alors la complexité de sa vie, une épouse en ville et une épouse dans son village qu’il ne voit qu’une fois par an, ses sentiments et ressentiments. Pourtant il n’a pas de haine puisqu’il aide ses « boss » à fuir dans son village, pour leur sécurité et leur survie. Roman de la transition, July’s People démontre la nécessité pour les Blancs et les Noirs d’apprendre à se connaître, de parler la même langue, au sens symbolique et littéral du terme. L’ironie et la force de ce roman se situent dans le renversement des rôles où July devient le maître, car il est chez lui dans le village du Nord du pays, et les Smales deviennent complètement dépendants de lui. Avec ce roman qui a également subi la censure, Nadine Gordimer démontre par le biais de l’écriture que le Blanc sud-africain a besoin du Noir sud-africain et que son monde douillet n’est pas éternel. Tout en racontant des histoires, Nadine Gordimer devient la conscience d’un peuple pris dans le piège d’une politique inique. Ces quelques exemples montrent combien Nadine Gordimer a su transcrire la psychologie de son pays à travers des personnages vivants et captivants aussi bien dans leur simplicité que dans leur complexité. Son engagement littéraire et politique va jusqu’au bout d’une logique, celle de la liberté de tous les Sud-africains quelle que soit leur couleur, dans le sens qu’en donnera Nelson Mandela. Son engagement politique fut total à partir du moment où elle s’est engagée auprès de l’ANC comme elle l’explique dans un entretien : « Pendant la lutte contre le gouvernement minoritaire blanc, je me suis identifiée à l’ANC. J’ai milité au sein de ce mouvement noir très efficace, et c’est pour cette raison que l’on m’accepte en tant qu’Africaine. Sans que la couleur de ma peau pose problème27. » Cet engagement prend sa source dans son enfance à Springs.
Conclusion
9La prise de conscience d’une situation raciale ubuesque dans sa jeunesse et le principe de l’engagement qui en a découlé aura marqué la vie et l’œuvre de Nadine Gordimer. C’est dans ce sens qu’elle a toujours pensé que les écrivains devaient relever le défi pour créer une littérature dans le cadre d’une culture qui ouvrirait l’esprit et créerait de la tolérance, du respect envers « l’Autre » sans tomber dans le pamphlet politique et sans être au service d’un parti politique comme elle l’a souvent déclaré : « Mais moi, je suis un écrivain, je ne suis pas là pour faire de la propagande28. » Nadine Gordimer aurait été écrivaine même si elle n’était pas née en Afrique du Sud mais il se trouve que la littérature sud-africaine fut marquée de façon profonde par la politique inique que fut l’apartheid comme le montrent les thématiques de son œuvre. Sa réflexion sur l’importance du rôle que doit jouer la culture dans une société est sans fioriture d’autant plus qu’elle revendique l’égalité entre toutes les cultures locales : « la culture doit émaner et doit refléter la vie des gens, leurs aspirations, afin qu’ils aient la capacité d’apprécier et de profiter de la vie spirituelle de toutes les personnes de notre pays29 ». L’idée maîtresse exprimée par Nadine Gordimer et d’autres écrivains sud-africains comme André Brink, Richard Wright ou encore Dennis Brutus, repose sur l’importance d’avoir une liberté d’expression qui permettrait le partage et la reconnaissance de « l’Autre » dans le sens qu’en donne d’ailleurs Umberto Eco lorsqu’il écrit : « un monde impossible est une construction culturelle30 » et c’est ce « possible » qui forme l’espoir et c’est cette construction culturelle à travers la littérature que les écrivains sud-africains engagés ont réussi à faire. Nadine Gordimer, en tant que sud-africaine blanche, a constamment appelé à un changement de régime, de manière implicite par ses textes de fiction et de manière explicite en tant que militante anti-apartheid. Ainsi, la fin de l’apartheid ne fut pas la fin de la création littéraire pour elle, bien au contraire comme elle l’a confirmé : « Je vois une grande ouverture par rapport aux thèmes que les écrivains pourront développer. La fin de l’apartheid n’est pas la fin de la vie, c’est le commencement, la libération de toutes les formes de vie31. En effet, elle a toujours défendu la séparation de la création artistique du militantisme car, pour elle, « un écrivain ne peut être vraiment utile qu’en dépassant la réalité socio-économique. Sa mission est d’exprimer des vérités cachées32 ». C’est ce qu’elle a continué à créer dans ses romans post-apartheid comme House gun ou The Pickup33. Elle fut véritablement une « spéléologue de l’intimité34 », donnant à lire des histoires humaines complexes dans un contexte qui fut le sien, l’Afrique du Sud, à partir des observations marquantes de sa jeunesse. Son enfance surprotégée l’a en fait poussée à l’ouverture vers les « Autres », vers l’extétieur. Mikhaïl Bakhtine commente cette possibilité chez l’être humain : « Vivre à l’extérieur, c’était pour les autres, pour sa communauté, pour son peuple35 », et c’est exactement la démarche que Nadine Gordimer a décidé d’entreprendre pour vivre dans un pays où Blancs, Noirs, Indiens et Métis cohabitent en harmonie.
Notes de bas de page
1 Il est à noter que depuis la création du Prix Nobel de littérature, quatorze femmes uniquement ont reçu ce prestigieux prix : Selma Lagerlöf (1909), Grazia Deledda (1926), Sigrid Undset (1928), Pearl S. Buck (1938), Gabriela Mistral (1945), Nelly Sachs (1966), Nadine Gordimer (1991), Toni Morrison (1993), Wislawa Szymborska (1996), Elfriede Jelinek (2004), Doris Lessing (2007), Herta Müller (2009), Alice Munro (2013) et Svetlana Aleksievitch (2015). En 1998, Nadine Gordimer a refusé d’être sur la liste du Prix « Orange Award », un prix réservé uniquement aux écrivaines.
2 D. F. Malan est Premier Ministre en 1948 avec l’arrivée du Parti National. Par exemple, les mariages mixtes sont alors interdits. Voir l’ouvrage de J. Lelyveld, Afrique du Sud, l’apartheid au jour le jour, Paris, Presses de la Cité, 1986.
3 L’Afrique du Sud se retire du Commonwealth et devient une République.
4 La littérature Afrikaner existe mais elle a été plutôt favorable au système politique de l’apartheid.
5 Gordimer, N., History, dans Harper’s Magazine, février 2004, p. 61-63.
6 Gordimer, N., The Lying Days, London, Victor Gollancz, 1953.
7 Dans Nadine Gordimer (1923), www.kirjasto.sci.fi/gordimer.html, p. 2.
8 De nombreux entretiens furent réunis dans Conversations with Nadine Gordimer, Jackson, University Press of Mississipi, 1990.
9 Ses entretiens depuis 1990 méritent d’être réunis et publiés dans une collection.
10 Voir Le soir en ligne, mardi 28 août 2001. www.org/presse/lesoir280801.html, p. 1.
11 Dans Conversations with Nadine Gordimer, op. cit., 1990, p. 73.
12 Gordimer, N., entretien avec Ch. Davies, cité par J. Sevry dans son ouvrage Afrique du Sud, ségrégation et littérature, Paris, L’Harmattan, 1989, p. 265.
13 Reinhold Cassirer décède en 2001, il était Président de Sotheby en Afrique du Sud. Suite à son décès à l’âge de quatre-vingt-treize ans, un article lui rend hommage dans le Sunday Times sud-africain, in Ch. Baron, « Eccentric art dealer in a class of his own », 28 octobre 2001.
14 Prénom de son grand-père paternel dont une des rues de Berlin porte le nom : « Hugo-Cassirer-Str. ».
15 Dans Conversations with Nadine Gordimer, ibid., p. 37.
16 Gordimer, N., in Writing and Being, Cambridge, Harvard University Press, 1995, p. 117.
17 Ibid., p. 117.
18 Voir l’ouvrage de Ch. Chaulet-Achour, Albert Camus et l’Algérie, Alger, Éditions Barzakh, 2004.
19 Gordimer, N., Living in Hope and History, London, Bloomsbury, 2000, p. 106.
20 N. Gordimer, cité in L. Louvel, Nadine Gordimer, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1994, p. 146.
21 Ngugi Wa Thiong’O, Decolonising the Mind, London, James Currey, 1985.
22 Gordimer, N., A World of Strangers, London, Bloomsbury [1958], 2002.
23 Gordimer, N., « A Conversation with Nadine Gordimer », in R. Boyers et alii, Salmagundi, op. cit., p. 214.
24 Gordimer, N., The Conservationist, London, Penguin [1974], 1978.
25 Callaway, H., The Religious System of the Amazulu, Springvale Natal, 1870 (réduit en HTML par Christopher M. Weimer, Sacred-Texts, mars 2003), voir lien: http://sacred-texts.com/afr/rsa/index.htm.
26 Gordimer, N., July’s People, London, Bloomsbury [1981], 2005.
27 Gordimer, N., dans L’Express, 9 février 2004, entretien avec André Clavel.
28 Gordimer, N., entretien avec Chris Davies, in J. Sevry, Afrique du Sud, ségrégation et littérature, op. cit., p. 267.
29 Gordimer, N., in Staffrider, vol. 10, number 2, 1992, p. 3. (notre traduction)
30 Eco, U., Lector in Fabula, Paris, Grasset, 1985, p. 167.
31 Gordimer, N., « I see a tremendous kind of opening out of themes that will come to people to write about », she says. « The end of apartheid was not the end of life, it was the beginning, the freeing of all sorts of forms of life », in The Boston Globe, 29th, November 1994, p. 69.
32 Gordimer, N., in L’Express, 9 février 2004, entretien avec André Clavel, art. cit.
33 Gordimer, N., House gun, London, Penguin, 1998, et The Pickup, London, Bloomsbury, 2002. Voir aussi Lebdai, B., De la littérature africaine aux littératures africaines, Blida, Éditions du Tell, 2009, 53.
34 Clavel, A., « Gordimer à fleur de peau », in L’Express, 19 mars 2009. Voir http://www.lexpress.fr/culture/livre/beethoven-avait-un-seizieme-de-sang-noir_823393.html.
35 Bakhtine, M., Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 282.
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Figures du marginal dans la littérature française et francophone
Cahier XXIX
Arlette Bouloumié (dir.)
2003
Particularités physiques et marginalité dans la littérature
Cahier XXXI
Arlette Bouloumié (dir.)
2005
Libres variations sur le sacré dans la littérature du xxe siècle
Cahier XXXV
Arlette Bouloumié (dir.)
2013
Bestiaires
Mélanges en l'honneur d'Arlette Bouloumié – Cahier XXXVI
Frédérique Le Nan et Isabelle Trivisani-Moreau (dir.)
2014
Traces du végétal
Isabelle Trivisani-Moreau, Aude-Nuscia Taïbi et Cristiana Oghina-Pavie (dir.)
2015
Figures mythiques féminines dans la littérature contemporaine
Cahier XXVIII
Arlette Bouloumié (dir.)
2002