Hannah Arendt. Une passagère sur le bateau du xxe siècle
p. 339-349
Texte intégral
Laissez-moi maintenant ô jours flottants vous tendre les mains
Vous ne m’échapperez pas, il n’y a pas de fuite
Dans le vide et l’intemporel
Pourtant, le signe très étrange d’un vent chaud
M’enveloppe de son souffle, je ne veux pas fuir
Dans le vide des temps entravés
Ah ! Vous connaissiez le sourire avec lequel je m’offrais
Vous saviez combien silencieusement je consentais
Pour m’étendre dans les prés et vous appartenir
Voici pourtant que m’appelle le sang, jamais refoulé
Vers des bateaux que je n’ai jamais pilotés.
La mort habite la vie, je sais, je sais.
Aussi laissez-moi, ô jours flottants vous tendre les mains
Vous ne me perdrez point. Je vous laisse pour signes
Cette feuille et la flamme.
Adieu, 19241
1Les coordonnées biographiques de Johannah Arendt sont bien connues grâce au travail minutieux et complémentaire de ses différentes biographes2. Pourtant, son identité reste flottante. Comment expliquer ce paradoxe ? L’engagement serait-il la réponse singulière élaborée par Arendt aux béances ouvertes par sa destinée et délibérément laissées comme telles pour permettre la création ?
2Née à Hanovre le 14 octobre 1906, de sexe féminin, dans une famille juive, celle qui sera appelée par contraction de son prénom Hannah vit en Allemagne jusqu’en 1933. Elle perd son père à l’âge de sept ans. Elle s’engage dans des études de philosophie et soutient une thèse sur le concept d’amour chez saint Augustin, sous la direction de Karl Jaspers. Rattrapée par la menace politique, elle doit fuir le régime nazi à l’âge de vingt-sept ans.
3Déchue de sa nationalité allemande en 1938 parce que juive, apatride, elle parvient à migrer aux États-Unis en 1941, où elle obtient la nationalité américaine au bout de dix ans. Enseignant la philosophie mais auteure d’écrits politiques, intellectuelle ne portant pas en haute estime les intellectuels, juive ne s’identifiant guère au « peuple juif », allemande davantage attachée à sa langue maternelle qu’à sa terre natale, femme de naissance plus que d’identification… tel est notre modèle qui ne se laissera pas définir par des identités stables mais développera au contraire une virtuosité dans l’art de conjuguer l’appartenance et le retrait.
4Incarnation du « génie féminin » selon l’expression qu’en donne Julia Kristeva qui lui consacre le premier opuscule de sa trilogie3, Arendt se démarque en effet d’abord par une singularité « irréductible au commun dénominateur d’un groupe ou d’une entité sexuelle4 ».
5Si l’on cherche à approcher son caractère ou sa personnalité, le sens des événements qui composent sa vie ne se résorbe pas dans leur succession. En vérité, ce parcours ne semble pas se résorber du tout, sa consistance hors du commun traçant son sillage à partir de la béance où se sont creusées et nouées sa vie et son œuvre.
6De quel genre de génie Arendt est-elle donc le nom ? Le genre est-il un opérateur probant pour rendre compte de ses engagements politiques, publics, de ses choix amoureux, de son style ? Étrangère tant à la critique féministe qu’aux études de genre ou à la psychanalyse qu’elle considère en 1943 comme « passée de mode5 », Arendt semble étrangère à beaucoup de choses à vrai dire et en même temps, à ce titre même, très à l’œuvre.
7Alors, pour tenter d’accueillir l’événement Arendt dans le champ de notre enquête commune, sans doute le terme allemand Geschlecht, dont la traduction – polysémique en français – donne à la fois sexe, race, famille, génération, lignée, espèce, genre est-il plus approprié.
8Ce sont probablement en effet ces intersections qui caractérisent le mieux le mode d’être au monde d’Arendt, qui a toujours joué dans l’écart à ses diverses appartenances, tout en restant peu sensible à la dialectique de la loi et de la transgression, de la nature et de la norme répandue dans les études de genre. La question majeure pour elle n’est pas l’identité mais la citoyenneté à partir de la position de qui en est privé.
9Être privé de citoyenneté, c’est en effet l’une des positions par laquelle Arendt va pouvoir revisiter deux des concepts de son compagnon Heidegger : d’une part, l’être-jeté (Geworfenheit), déjà là avec ce qu’il y a d’irrécupérable dans l’existence, d’autre part, la déchéance (Verfallen).
10La voix d’Arendt résonne dans cette tension et va y faire entendre du nouveau.
L’embarquement
11Le bateau est en philosophie une métaphore de l’embarquement.
12Dans la philosophie de Heidegger, c’est la notion de Geworfenheit, l’être jeté au monde, in der Weltsein, sans en avoir décidé et à qui sa provenance et sa destination sont refusées6.
13De quel bois est fait ce bateau pour Arendt ?
14Quand la controverse éclate autour de la couverture personnelle que fait Arendt du procès Eichmann en 1963, une partie de l’opinion se déchaîne : « Pour qui se prend-elle ? » À cette interpellation, Arendt répond simplement :
La vérité est que je n’ai jamais prétendu être autre chose que je ne suis et je n’en n’ai même jamais éprouvé la tentation. C’est comme si l’on disait que j’étais un homme et non une femme c’est-à-dire un propos insensé7.
15Faut-il entendre dans cette mise au point une défense de l’identité de soi à soi, et au sein des problématiques qui nous occupent, une vision essentialiste de la différence des sexes ?
16Dans sa Condition de l’homme moderne (1961), traduction du titre original The Human Condition, Arendt tient à lever un malentendu : « La condition humaine ne s’identifie pas à la nature humaine8. » Le problème de la nature humaine, problème qu’elle a rencontré chez Augustin, lui semble insoluble : « Rien ne nous autorise à supposer que l’homme ait une nature ou une essence comme en ont les autres objets. En d’autres termes, si nous avons une essence, seul un dieu pourrait la connaître et la définir9. » La question de la nature humaine n’est pas moins théologique que celle de la nature de Dieu.
17La biologie, pour participer du donné, n’a rien d’un destin, pas plus que le déploiement de la vie ne constitue en tant que tel une histoire. L’histoire d’une vie est, comme le souligne P. Ricœur dans sa « Préface » à Condition de l’homme moderne, le résultat d’une rencontre entre des événements initiés par l’agent et « le jeu des circonstances induit par le réseau des relations humaines10 ». Bien que célébrée, la physis restera contingente, elle comptera peu dans la destinée, gagnée par l’arrachement constant à la vie biologique11.
18Le donné semble à certains égards chez Arendt plus proche du performatif que de l’anatomie. Elle soutient ainsi, avec « la même pudeur de l’ellipse et du sous-entendu12 », précise J. Kristeva, que la distinction entre les deux sexes est déjà annoncée dans la Genèse, qui constitue ainsi la pluralité humaine. La pluralité dont Arendt fait une condition de la parole et de l’action « a le double caractère de l’égalité et de la distinction13 ». Mais la lecture dualiste, et en un sens différentialiste du monde, n’est pas la sienne, plutôt celle de l’excentricité14 en tant que singularité reliée à la multitude des autres (Mitsein). On peut ainsi penser que dans le pluriel d’Arendt, il y a un plus que deux.
19Car le donné, qui pousse d’un côté à l’assimilation, est aussi l’autre nom de l’inassimilable. Il n’est guère définissable à partir d’un sol, d’un sexe, d’une race ou d’une religion. Il relève de ces choses dont on peut difficilement parler même si on parle à partir d’elles.
20La force d’Arendt a été de ne jamais s’enliser dans la question des essences
– qu’est-ce qu’être une femme, qu’est-ce qu’être juif… – mais de se focaliser sur le comment, le « qui » tel qu’il advient au sein des conditions de vie qui sont conditions d’activités avec les autres. Par ses engagements, elle est ainsi parvenue à éviter à la fois l’enfouissement dans l’inassimilable et le flottement entre deux polarités.
21Comment être une femme – Arendt l’incarnera à sa manière, à partir de son identification masculine –, repère encore J. Kristeva, en remettant en cause comme trop étroites les idées maternelles de développement normal, de féminité normale15. « Une sorte de confiance, sinon de foi, sous-tend chez Arendt cette acception de son corps16 », commente encore J. Kristeva. Arendt nomme « réconciliation » ce qui a son origine dans le fait de s’accommoder de ce qui nous est échu en partage. Elle n’a été possible pour elle que sur la base de la gratitude pour ce qui nous est donné et non le ressentiment. Elle ne fut pas un simulacre car elle ne prétend pas accomplir l’impossible. « Le contraire de la réconciliation, c’est se taire et passer outre », soutient-elle dans son journal de pensées17.
22Son rapport à la judéité relève du même ressort.
23Ce n’est pas à la maison qu’Arendt apprit qu’elle était juive – sa mère était « complètement irréligieuse18 » –, c’est par le biais de réflexions antisémites proférées par des enfants dans la rue. Dans sa jeunesse, Arendt trouvait « ennuyeux ce qu’on appelait la question juive19 », mais dans les années 1930 « l’appartenance au judaïsme était devenue [son] propre problème et [son] problème était politique20 ». De la même façon que pour son genre féminin, Arendt soutient ainsi :
Être juif compte pour moi au nombre des données indubitables de mon existence et je n’ai jamais voulu changer quoi que ce soit à ce genre de factualité21.
24Sur ces sujets, elle est aussi réservée face à l’assimilation qui ne signifie pas pour elle « l’adaptation nécessaire au pays où le hasard nous avait fait naître et au peuple dont il se trouvait que nous parlions la langue22 ». On pense alors à la sagesse de Montaigne qui avance dans son « Apologie de Raymond Sebond », au Livre II des Essais : « Nous sommes chrétiens au même titre que nous sommes ou périgourdins ou allemands. » Arendt se rend compte que sa position ne la prépare pas à s’engager dans les luttes politiques pour la revendication des droits.
Un tel état d’esprit de gratitude fondamentale pour ce qui est tel qu’il est, donné et non fait est pré-politique mais a pourtant dans des circonstances extraordinaires par exemple celles de la politique juive des conséquences pratiquement négatives23.
25Gratitude n’est en effet pas amour, « vous avez raison », répond-elle encore en 1963 à Gershom Scholem qui lui reproche son manque d’amour pour les juifs, « je n’aime pas les juifs et je ne crois pas en eux, j’appartiens seulement à leur peuple, cela va de soi au-delà de toute controverse ou discussion24 ». Intéressée par la figure du paria chez les Juifs, elle ne s’alignera pas sur les positions dominantes de sa communauté : critique à l’égard de la politique d’Israël, favorable à l’entente avec les Arabes, elle demeure réservée à l’idée d’un peuple élu.
26De même, s’agissant de son rapport à ses origines allemandes, Arendt ne croit pas s’être « jamais considérée comme allemande – au sens d’appartenance à un peuple et non à un État […] Ça n’a joué aucun rôle pour moi. Je ne l’ai pas ressenti comme une infériorité25. » Elle perd sa nationalité en vertu d’un décret d’avril 1938 et l’apprend le 22 novembre 1939. Émigrée aux États-Unis, elle n’aime pas qu’on la traite de « réfugié[e]26 », elle baptise les persécutés du régime hitlérien « nouveaux arrivants » ou « immigrés ». Elle regrette que nous ne soyons pas « capables ni désireux de risquer notre vie pour une cause. Au lieu de se battre et de se demander comment résister27 ».
27Mais Arendt n’est pas sans appartenance, elle se reconnaît deux patries : « S’il fallait que je “sois venue de quelque part”, c’est de la tradition philosophique allemande », écrit-elle à Gershom Scholem28. Elle n’a pas choisi la philosophie, c’est la philosophie qui s’est imposée à elle dès l’âge de quatorze ans.
Si je ne peux pas étudier la philosophie, je suis pour ainsi dire perdue […] Il me fallait comprendre29.
28Pour Arendt, la véritable patrie de l’être humain, la seule possibilité de se sentir chez soi dans le monde, c’est le réseau des relations avec les autres30. Elle cultive ainsi un éros de l’amitié tant à l’égard des hommes – Blumenfeld, Jaspers, Jonas, l’officier de police judiciaire chargé de son interrogatoire lors de son arrestation en 1933 – que des femmes : Mary Mac Carthy, Anne Mendelsohn avec qui elle noue une amitié fervente dès 1920 et Hilde Fränkel, secrétaire à l’auto-assistance aux réfugiés dont elle apprécie le génie érotique :
Ce n’est pas seulement pour la sorte de détente que procure une intimité comme je n’en ai jamais connue avec une femme mais pour l’inoubliable fortune de notre proximité, une bonne fortune d’autant plus grande que tu n’es pas une intellectuelle (quel mot haïssable !) et que tu me confirmes dans mon propre moi et dans mes vrais sentiments31.
29La réserve d’Arendt à l’égard des intellectuels remonte à la période d’accès au pouvoir d’Hitler. Elle leur reproche d’avoir suivi le mouvement et de s’être laissé « prendre au piège de leur propre construction32 ». Ayant elle-même occupé divers métiers, elle leur préfère la compagnie des personnes cultivées qu’elle définit comme celles qui savent « choisir [leurs] compagnons parmi les hommes, les choses et les pensées, dans le présent comme dans le passé33 ».
30Ainsi de son être jeté, de sa déchéance, Arendt a-t-elle réussi à faire quelque chose car elle a su habiter l’écart entretenu entre elle et le monde, faire usage de son excès, faire lien avec son étrangeté, penser, agir, vivre et aimer.
La traversée
31Refusant d’être assignée à une identité unique, dans sa façon d’être femme, philosophe, juive ou allemande, Arendt a vécu libre. Or, la liberté est souvent scandaleuse. Animée d’une énergie qui la pousse dans des zones dangereuses, elle fait du rapport à ses appartenances plurielles, y compris sa féminité, quelque chose de l’ordre d’un acte. Progressivement, c’est l’ironie de la vie qui lui apparaît. « La vie suit son cours normalement détraqué34 », confie-t-elle à son ami Blumenfeld en 1947.
32Et elle revendiquera ce ton, y compris pour traiter de la gravité des problèmes comme celui du mal. Qui es-tu ? Il est presque impossible de le révéler volontairement. Qui ne se révèle que dans l’action et dans l’après-coup.
33Il y a des passages du Journal ou de la correspondance d’Arendt où l’on croirait lire Virginia Woolf : « le plus souvent, j’ai le cœur bien lourd et je me sens piteuse devant tout le monde35 », et six ans plus tard encore :
Oui la solitude va croissant et entre ce que l’on fait et pense soi-même et ce que les autres bricolent et s’imaginent, l’écart se transforme en une sorte d’abîme par-dessus lequel on n’a même pas particulièrement envie de sauter – à supposer qu’on le puisse36.
34La confiance et la foi d’Arendt en son corps ne veulent pas dire qu’il y aurait chez elle plus que chez une autre « une rencontre évidente et naturelle entre son corps sexué et la subjectivation de son être37 ». Le genre est aussi l’un des noms possibles de la rencontre pour un sujet, avec l’inassimilable, autrement dit le donné. Le sujet n’a guère le choix « de ne pas se mesurer avec l’assignation et le signifiant qui le représente sexué38 », précise Colette Soler. Mais le corps féminin ne requiert pas l’attention d’Arendt. Son rejet de la primauté de l’intellect sur la volonté qu’elle retient de Duns Scot, et son cheminement ouvert par Augustin l’amenant à changer le vouloir en aimer exigent que son objet ne soit pas absent des sens et reste imparfaitement connu de l’intellect. « C’est par le jugement que la pensée quitte son solipsisme. L’acte d’approuver plaît, celui de désapprouver déplaît39. »
35La place d’Arendt qui ne se laisse pas résorber par l’ordonnancement habituel – ni rôle, ni norme ni standard – participe bien ainsi d’une position qui laisse quelque chose en dehors et lui fait éprouver l’expérience de rester aux marges, aux franges, à la limite du monde. Il reste que si cette position est réputée spécifier l’être féminin, ce n’est peut-être pas sans lien avec la place que l’ordre symbolique réservait aux femmes du xxe siècle : quand Arendt souligne « je ne me sens nullement philosophe40 » pour ajouter aussitôt après « et je ne crois pas non plus que j’ai été reçue dans le cercle des philosophes », on peut se demander si ce n’est pas l’absence de réception qui a déclenché cette impression à rebours.
36Le chemin d’Arendt porte la marque de sa rencontre précoce avec le tragique : elle perd son père à l’âge de sept ans et il lui faudra des années pour qu’elle retrouve le tempérament robuste des Arendt, avant qu’elle ne soit « comme son père ». Son ami Jonas la décrit ainsi à dix-huit ans :
Timide et réservée, avec des traits d’une étonnante beauté et des yeux esseulés… Il y avait en elle une intensité, une direction intérieure, une recherche instinctive de la qualité. On ressentait une détermination absolue à être elle-même, une volonté tenace qui n’avait d’égale que sa grande vulnérabilité41.
37Elle est internée au camp de Gurs en 1940, d’où elle s’évade puis parvient à fuir l’Europe la mort aux trousses.
38Sur le plan amoureux, sa relation interrompue avec Heidegger, là où il y avait plus qu’une liaison estudiantine, « un amour avec des racines et des traces42 », comme le souligne B. Cassin, la laisse dans l’angoisse et le doute.
39Elle se marie une première fois puis, après un divorce, épouse Blücher, avec lequel elle noue une relation fondée sur l’indépendance sexuelle et intellectuelle. « Je ne m’aime pas moi-même pas plus que je n’aime ce qui compose ma substance d’une manière ou d’une autre », confie-t-elle à G. Sholem. Mais, familière du séjour dans la profondeur, Arendt ne sombre pas dans la mélancolie.
Je me dois d’être optimiste. Mais parfois j’imagine qu’au moins la nuit nous pensons à nos morts, que nous nous souvenons des poèmes que nous avons aimés autrefois43.
40Son attachement à sa langue maternelle l’aidera. « J’ai toujours refusé, consciemment, de perdre ma langue maternelle44. »
41Le passage du temps est rendu sensible chez Arendt par son attention aux coupures et discontinuités. Si l’étrangère que demeure Arendt revendique sa singularité sans répit, sinon avec colère, c’est pour penser, agir et vivre son étrangeté au cœur de la diversité des humains.
42Sa stratégie d’auteur, délibérément ironique, s’offre à séduire tous les lecteurs possibles ; la source poétique en partie cachée de son écriture est un des chiffres de sa séduction. Shakespeare, Goethe, Kafka mais aussi Blixen et Sarraute nourrissent ceux de ses textes qui touchent à l’intimité des êtres.
Jusqu’à quel point demeure-t-on l’obligé du monde, même quand on en a été chassé ou quand on s’en est retiré45 ?
43« Passagère sur le bateau du xxe siècle46 », Arendt l’est donc d’abord par son rapport au temps. Dans la Vie de l’esprit, son dernier ouvrage resté inachevé, Arendt cite René Char : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament47. » Arendt est persuadée que le fil de la tradition est rompu et qu’on ne pourra le renouer.
Conclusion
44Ainsi, à distance de l’orgueil de l’autosuffisance, Hannah Arendt parle-t-elle de son engagement comme d’un travail « extravagant », « expérimental », « sauvagement radical48 ». S’interrogeant sur ce qui va mal, elle a toujours dans ses engagements publics comme dans sa vie personnelle navigué dans l’entre deux bords. « Oui, la liberté se paie cher49. » Ses tentatives de « penser sans béquille » la portent souvent à une démarche vacillante et l’exposent à la chute.
45Ce que la traversée par Arendt du siècle dernier a laissé derrière elle, c’est d’abord l’ambition cartésienne de « marcher avec assurance dans cette vie50 ». Arendt a compris avec Merleau-Ponty qu’au contraire la philosophie boîte et que « la claudication du philosophe est sa vertu51 ». Notre auteure « qui savait ce qu’était la souffrance, l’écartèlement entre soi et le monde, la déchirure intime […] contrainte tout au long de sa vie à chercher sa place tant intellectuelle que physique52 » nous a désigné le point où l’intime touche au politique. Et cela, seule une étrangère désencombrée par l’oubli de l’être cher, à l’amour de sa vie pouvait nous le donner.
Notes de bas de page
1 Poème cité par E. Young-Bruehl, Hannah Arendt, trad. de l’américain par J. Roman et E. Tassin, Paris, Calmann-Lévy, 1982, p. 49.
2 Outre le travail d’E. Young-Bruehl, on peut citer aussi ceux de L. Adler, J. Kristeva ou M.-I. Brudny.
3 Kristeva, J., Le Génie féminin, La vie, la folie, les mots. 1. Hannah Arendt, Paris, Fayard, 1999 pour la première parution. Les deux opuscules suivants sont consacrés à Colette et Mélanie Klein.
4 Kristeva, J., Le Génie féminin, 1. Hannah Arendt, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1999, p. 12.
5 Arendt, H., « Nous réfugiés » (1943), in La Tradition cachée (1976), trad. de l’allemand par S. Courtine-Denamy, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1987, p. 60. « Révolue l’époque heureuse où, par ennui, les personnalités de la haute société évoquaient les frasques géniales de leur petite enfance ; elles ne veulent plus entendre parler d’histoires de fantômes : ce sont les expériences réelles qui leur donnent la chair de poule. Il n’y a plus besoin d’ensorceler le passé, il l’est suffisamment en réalité. »
6 Le Dasein se sent toujours prisonnier et enfermé dans un horizon déterminé de possibilités en deçà desquelles il ne peut remonter et qu’il doit assumer. Il ne choisit ni le lieu, ni le comment de sa venue au monde bien qu’il soit toujours déjà au monde, déjà à pied d’œuvre, immergé dans une situation, dont il n’a pas la maîtrise.
7 Réponse à G. Scholem, in Fidélité et utopie. Essais sur le judaïsme contemporain, Paris, Calmann-Lévy, 1994, p. 222.
8 Arendt, H., Condition de l’homme moderne (1961) [titre original : The Human Condition, 1958], trad. de l’anglais par G. Fradier, Préface de P. Ricoeur, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 44.
9 Ibid., p. 45.
10 Ibid., « Préface », p. 25.
11 Quand Arendt s’engage dans le récit des Vies politiques pendant les sombres temps, elle y repère « la lumière incertaine, vacillante et souvent faible que des hommes et des femmes dans leur vie et leur œuvre font briller dans n’importe quelle circonstance. », in H. Arendt, Vies politiques, Paris, Gallimard [Première parution en 1974], 1979, p. 10 [rééd. Arendt, H., Vies politiques, trad. de l’anglais et de l’allemand par Éric Adda, Jacques Bontemps, Barbara Cassin, Didier Don, Albert Kohn, Patrick Lévy et Agnès Oppenheimer-Faure, Gallimard, coll. « Tel », n° 112, 1986].
12 Kristeva, J., op. cit., p. 291.
13 Arendt, H., Condition de l’homme moderne, op. cit., p. 231.
14 Cf. Collin, F., « Avant-propos », in H. Arendt, Auschwitz et Jérusalem, trad. par S. Courtine-Denamy, Paris, Deux Temps-Tierce, 1991, p. 9.
15 Cf. Young-Bruehl, E., Hannah Arendt, op. cit., p. 32.
16 Kristeva, J., Le Génie féminin, op. cit., p. 291.
17 Arendt, H., Journal de pensées (2 vol. ), juin 1950-1954, vol. 1, trad. par S. Courtine Denamy, Paris, Seuil, 2005, p. 16. Le journal, qu’elle ouvre quand elle revient pour la première fois en Allemagne en 1949, reprenant contact avec Jaspers et Heidegger l’accompagnera toute sa vie (1950-1973). Il recueille la forme écrite de son désordre intime.
18 Arendt, H., « Seule demeure la langue maternelle », in La Tradition cachée, op. cit., p. 230.
19 Lettre à Karl Jaspers, 7 septembre 1952, in H. Arendt-K. Jaspers, Correspondance 1926-1969, Trad. de l’allemand par E. Kaufholz-Messmer, Paris, Payot, 1996, p. 284.
20 Arendt, H., « Seule demeure la langue maternelle », art. cit., p. 239.
21 Réponse à la lettre de G. Scholem du 23 juin 1963.
22 Arendt, H., « Nous réfugiés », art. cit., p. 71.
23 Réponse à la lettre de G. Scholem du 23 juin 1963.
24 Citée par F. Collin, in « Avant-propos » à Auschwitz et Jérusalem, op. cit., p. 17. Et F. Collin ajoute : « Car l’amour est électif et ne peut tenir lieu de politique et l’appartenance à un groupe ne peut dispenser du jugement. »
25 Arendt, H., « Seule demeure la langue maternelle », art. cit., p. 232.
26 Arendt, H., « Nous réfugiés » (1 943), art. cit., p. 57.
27 Ibid., p. 62.
28 Lettre à G. Scholem, in G. Scholem, Fidélité et Utopie. Essais sur le judaïsme contemporain, trad. par B. Dupuy et M. Delmotte, de l’hébreu, de l’allemand et de l’anglais, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Diaspora », 1970, p. 213-228.
29 Arendt, H., « Seule demeure la langue maternelle », art. cit., p. 233.
30 Arendt, H. et Blumenfeld K., Correspondance 1933-1963, trad. par J.-L. Évrard, Paris, Desclée de Brouwer, 1998.
31 Cité par E. Lévy-Bruehl, op. cit., p. 314.
32 Arendt, H., « Seule demeure la langue maternelle », art. cit., p. 238.
33 « Lettre à Kurt Blumenfeld », 2 août 1956, in H. Arendt et K. Blumenfeld, Correspondance, op. cit.
34 Ibid., Lettre du 19 juillet 1947.
35 Ibid.
36 Ibid., Lettre du 16 novembre 1953.
37 Fajnwaks, F., Leguil, C. (dir.), Subversion lacanienne des théories du genre, Paris, Éditions Michèle, 2015, p. 60.
38 Soler, C., Ce que Lacan disait des femmes, Paris, Éditions du champ lacanien, 2003, p. 278.
39 Kristeva, J., op. cit., p. 289.
40 Arendt, H., « Seule demeure la langue maternelle », art. cit., p. 222.
41 Jonas, H., « Hannah Arendt : 1906-1975 », Éloge prononcé à l’occasion du service funèbre d’Hannah Arendt au Memorial Chapel de Riverside de New York le 8 décembre 1975, in H. Jonas, Entre le néant et l’éternité, trad. Sylvie Courtine-Denamy, Belin, 1996, p. 79-80.
42 Cassin, B., « Arendt ou le non conformisme », interview donnée au Nouvel Observateur, Propos recueillis par É. Aeschimann, 20 août 2015.
43 Arendt, H., « Nous réfugiés », art. cit., p. 61.
44 Arendt, H., « Seule demeure la langue maternelle », art. cit., p. 240.
45 Arendt, H., « De l’humanité dans de sombres temps », discours prononcé le 28 septembre 1959 à l’occasion de la remise du prix Lessing par la Ville de Hambourg, in H. Arendt, Vies politiques, op. cit., p. 30.
46 La formule est de Hans Jonas, prononcée lors de l’Éloge funèbre d’Hannah Arendt qu’il prononça le 8 décembre 1975 dans le parc de Bard College. Voir Jonas, H., Souvenirs, trad. de l’allemand par S. Cornille et P. Ivernel, Paris, Rivages, 2005.
47 Char, R., Fureur et mystère, Gallimard, 1962.
48 Propos cités par A. Amiel, La non-philosophie de Hannah Arendt, révolution et jugement, Paris, PUF, 2001.
49 Arendt, H., « Seule demeure la langue maternelle », art. cit., p. 248.
50 Descartes, R., « Discours de la méthode », Paris, Flammarion, 1966, p. 39.
51 Discours inaugural au Collège de France, 15 janvier 1953, édité sous le titre « Éloge de la philosophie », Paris, Gallimard, 1960, réédition Folio Essai, p. 61.
52 Adler, L., Dans les pas de Hannah Arendt, Gallimard, 2005.
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